2080 – Nord d’Ukrytiye – 19h42…
Les lourdes bottes de cuir ferrées de Kirill, de Lesya et de Kvetoslav crissaient en foulant le sol enneigé.
Ils traversaient la rue déserte de ce petit village agricole qui semblait en tout point identique aux autres villages ; aucune marque distinctive ne le rendait particulier.
Fiers membres de l’armée de l’Empire et plus précisément du KIYM, le Commissariat aux Affaires Magiques Intérieures (комиссар по интерьерной магии), ils étaient en mission officielle. L’armée était divisée en deux, ceux qui s’occupaient de défendre les frontières et reprendre les territoires occupés, les Défenseurs de Mère Patrie (защитники Родины), autrement nommés l’Armée du Tsar, et ceux qui défendaient le territoire interne contre l’ennemi qui le gangrenait.
La traque des cultistes et autres sorciers maléfiques, adorateurs des Anciens, mais aussi des dissidents n’était pas une mince affaire. Contrairement à la guerre sur les fronts, il ne suffisait pas de détruire une cible manifeste, mais enquêter et découvrir la nature de la menace avant de l’éliminer.
Cette fois, la mission provenait du quartier général du KIYM à Arkangelsk, il s’agissait essentiellement d’une enquête. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’une affaire courante, mais bien d’un cas occulte. On supposait la présence de cultistes entre les murs du village.
Cependant, la rue était déserte. La nuit était tombée et la neige tombait lentement, avec un rythme régulier, inaltérable. Les réverbères teintaient ce tapis immaculé de leurs lueurs orangées, tandis que les bottes des trois soldats n’avaient de cesse de s’y enfoncer.
Ils avançaient leur fusil d’assaut, des AK-60M, à la main en direction de la mairie. Ils voulaient interroger le chef du village pour en apprendre plus sur les présomption qui pesaient sur les villageois. Au fond, c’était lui qui avait contacté le KIYM et avait justifié la venue en urgence d’une escouade inquisitoriale.
— C’est d’un calme…, dit Lesya en jetant un regard peu rassuré autour d’elle. Je dirais même trop calme !
LesergentBelousova Lesya Rodionovna, de son nom complet, était une belle femme à la chevelure noire corbeau et aux yeux bleus, mais ses traits —déformés par la longue habitude de sa profession— étaient durs et sévères, comme si elle voyait un cultiste potentiel en chaque personne qu’elle rencontrait.
Armée de son AK-60, le dernier modèle sorti avant l’Invasion et qui était toujours utilisé par les deux corps d’armée, elle guettait les environs. Son doigt était posé sur sa gâchette avec une fermeté, la sécurité était relevée ; son arme était devenue au fil des années le prolongement de sa main. Elle était vêtue de l’uniforme noir du Commissariat et affichait ses galons accrochés à l’épaule.
— Nous aurions peut-être dû ramener nos vedma, dit Kvetoslav en grelottant.
Il était le plus jeune du groupe, il était le « bleu » de l’équipe, il avait simplement un rang de soldat. Son nom complet était Zadorozhny Kvetoslav Alesnarovich.
Son corps frêle avait l’air de nager dans sa tenue et on aurait pu penser qu’il s’écroulerait d’une seconde à l’autre sous le poids de son AK-60. Pourtant, ce n’était qu’une impression, les résultats de Kvetoslav aux examens étaient excellents et ses capacités physiques au-dessus de la moyenne des soldats.
Contrairement à Leslya, il n’avait pas son doigt sur la gâchette, son fusil pendait dans son dos.
— Je veux plus t’entendre, Kvetoslav ! Nous sommes assez de trois pour gérer quelques misérables cultistes, déclara froidement le chef de l’escouade, Kirill Volvakov. Puis, c’est pas comme si les pouvoirs de ces hérétiques pouvaient réellement nous être utiles. Tssss !
Kirill fit claquer sa langue, il était irrité dès qu’on lui parlait des vedma ; il les détestait. Volvakov Kirill Antonovich était l’opposé de Kvetoslav : une pure armoire à glace ukrytiyenne comme les stéréotypes les mettaient en avant.
Mesurant près de deux mètres, son torse était large et robuste. Son uniforme noir avait du mal à dissimuler son impressionnante musculature. Son visage carré coupé à la serpe était muni de deux petits yeux de fouine, aussi froids que les pics enneigés de l’Oural. Il paraissait constamment irrité et méfiant.
Comme les deux autres, outre son redoutable AK-60, le sergent-chef Volvakov était armé d’un NM-72, le New Makarov-72, un pistolet semi-automatique surnommé l’étripeur lorsqu’il était utilisé par les membres de KYIM.
En effet, l’Inquisition Impériale avait tendance à utiliser des munitions de 9mm à pointe creuse à l’intérieur de laquelle se trouvait une petite dose de mercure qui au moment de l’impact se répandaient à l’intérieur de la victime aggravant les dégâts internes.
L’arme comme ses munitions étaient réservées à ce corps d’armée. De toute manière, le NM-72 était plutôt inefficace contre les Anciens qu’affrontaient les Défenseurs de la Mère Patrie.
Contrairement à ses subalternes, Kirill portait une ceinture de grenades qui ornaient son torse digne d’un ours.
— Euh… Oui, sergent-chef ! Désolé d’avoir dit ça…, s’excusa Kvetoslav qui ne semblait pas beaucoup plus rassuré pour autant.
— Caporal Kvetoslav ! Qui sommes-nous ? demanda de sa voix de ténor le sergent-chef.
— Nous ? Nous sommes le bras armé de l’Empire, sergent-chef ! répondit machinalement le caporal en bombant le torse.
— Et quel est le rôle du bras de l’Empire ? continua Kirill.
— Porter l’arme qui abattra les ennemis du peuple, sergent-chef !
Lesya ne les écoutait plus, elle était habituée à ce petit rite. Elle n’était pas le chef de l’unité, mais elle avait roulé sa bosse au sein de l’armée, elle savait parfaitement que cette méthode d’encouragement était listée à la page 34 du manuel des sous-officiers.
C’était pour se dispenser de ce genre de réponses toutes faites, robotiques, qu’elle préférait limiter au maximum son temps de parole. Plus elle parlait, plus elle prenait le risque que ses propos puissent être interprété comme anti-Impérial. La peur n’était pas plus autorisé au sein de leur armée, ils devaient être indéfectibles et sans pitié. Tel était l’image du bras protecteurs de l’Empire.
— Qui sont les ennemis de l’Empire ?
— Les ennemis sont nombreux mais le pire de tous est le ver qui se nourrit à l’intérieur de la pomme, sergent-chef ! Nos doigts pointeront les traîtres et nos fusils les extermineront !
— Car les hommes affrontent les hommes et les monstres terrassent les monstres, conclut le sergent-chef en rappelant une des devises impériales.
Elle fédérait la politique militaire du pays : seule une vedma pouvait affronter un Ancien, aussi les cultistes étaient à la charge des soldats du Commissariat, l’œil perçant de l’Empereur comme ils se désignaient souvent.
Aucun son ne fit écho à leurs voix, juste les pas crissant dans la neige et les flocons qui n’avaient de cesser de tomber du ciel. Il y avait déjà vingt centimètres de neige, c’était des précipitations légères considérant la région.
***
À l’intérieur de l’impressionnant tank noir du KYIM se trouvait une jeune femme, une vedma.
Alyona était une fille à la longue chevelure noire éparse, sauvage, comme si elle n’était que rarement coiffées. Ses yeux jaunes fixaient devant elle alors que prostrée sur la banquette elle serrait entre ses bras des jambes.
Elle portait elle aussi l’uniforme de l’ordre, mais sa couleur était rouge et non noire, afin de la distinguer des membres « humains » de l’escouade.
Alyona était spécialisée dans la magie de défense, son pouvoir lui permettait de dresser des barrières magiques particulièrement solides autour du tank noir de l’inquisition, un T-71 Vorona.
Toutefois, lorsqu’il s’agissait d’aller enquêter, le sergent-chef ne l’autorisait que rarement à quitter le véhicule. Et même lorsque c’était le cas, elle n’était pas autorisée à parler et agir, elle devait simplement les accompagner et les protéger si besoin en était.
Alyona avait appris à être très silencieuse.
Autrefois, elle partageait cet espace plongé dans la pénombre avec une autre vedma spécialisé en enchantement, mais cette dernière avait eu l’honneur d’offrir sa vie à l’Empire, pas plus tard que la semaine dernière lors d’une périlleuse opération.
Généralement enfermées dans le tank, elles avaient souvent communiqué lorsqu’il n’y avait personne pour les écouter. On pouvait même dire que le courant était passé entre elles.
Mais, Sofka l’avait quitté à présent, elle avait été tué par un rayon tiré par un cultiste, au cours d’une opération où Alyona n’avait pas été autorisée à descendre. Si elle avait été parmi eux, peut-être Sofka serait-elle encore parmi eux.
— Si je les avais accompagné, j’aurais pu la protéger, pensait-elle très souvent.
En soi, Sofka avait été sa seule amie dans l’unité.
Une autre ne tarderait pas à prendre la relève, mais à ses yeux aucune autre ne pourrait remplacer Sofka.
— Au moins, j’aurais quelqu’un d’autre avec qui attendre, pensa-t-elle.
Elle savait que ce n’était pas le cas de toutes les unités mais dans la sienne, on ne lui parlait que pour lui donner des ordres. Les regards de ses collègues étaient toujours menaçants envers elle, comme s’ils étaient prêts à lui tirer dessus au moindre signe interprété comme de la traîtrise. C’était dans cette ambiance pensante qu’elle avait accompagné l’unité jusque-là, dans le compartiment arrière destiné à transporter les prisonniers (il y en avait peu néanmoins, le sergent-chef avait la gâchette facile). Il était pourvu de deux banquettes de chaque côté, capables d’accueillir jusqu’à six soldats ou douze prisonniers, avec un système de chaînes enchantées.
Le T-71 Vorona était un tank exclusivement déployé par le Commissariat. Il était l’un des rares tanks à avoir été développé après l’Invasion, pour ne pas dire le seul. Amaryllis avait quelques modernisations d’anciens tanks avec des modules volés aux Mi-Go, mais ce n’était pas de réels nouveaux modèles.
Or, le T-71 Vorona était un tank de quatrième génération totalement pensé dans l’optique de la traque aux cultistes, un type d’ennemi apparut après l’Invasion.
Son châssis était basé sur celui du T-14 Armata, il accueillait une tourelle avec un canon de 125mm en guise d’arme principale. Une mitrailleuse GP49 Kord était également installée sur la tourelle.
Sur chaque flanc se trouvait une gatling gun Gsh-6-30. À l’avant, un lance-flamme lourd et un lance-roquette multiple. Son armement le mettait à même d’affronter facilement des foules de fantassins, bien plus que des chars d’assaut.
Une de ses particularité était le compartiment prison permettant la capture des cultistes, équipé d’un enchantement scellant partiellement leurs pouvoirs (enchantement qu’il fallait constamment renouveler, malheureusement). Dans ce dernier pouvaient être également transporter du matériel et des fantassins.
Puisque Alyona était une vedma, on ne l’autorisait pas dans l’habitacle avant où se trouvait le reste de l’unité.
— C’est silencieux, se dit-elle à elle-même. En général, Fyodor écoute de la musique lorsqu’il n’y a personne…
Fyodor était le pilote, lui aussi descendait rarement mais c’était de son propre choix contrairement à Alyona.
L’une des particularités des unités de l’Inquisition était d’employer des vedma au sein de soldats sans pouvoirs. Le tank T-71 était également pensé dans cette logique. Ainsi le canon était à rechargement manuel, permettant à une vedma spécialisée en enchantement d’infuser sa magie dans les obus. Au combat, un poste d’observation équipé de radars permettait à la vedma défensive d’avoir un champ de vue dégagée pour faire apparaître ses protections.
Depuis son intégration, cependant, elle n’avait que rarement combattu, en général les hérétiques étaient abattus avant qu’ils ne pussent poser résistance.
Alyona agitait ses pieds à présent. Le silence commençait à l’inquiéter, elle se demandait si c’était normal.
Elle finit par descendre de la banquette et se rapprocha de la paroi métallique qui la séparait du compartiment avant du véhicule. Elle colla son oreille pour écouter ce que faisait Fyodor, mais s’écarta rapidement en trouvant le contact avec le métal plutôt désagréable.
— Que peut-il bien faire ? marmonna-t-elle à haute voix.
Elle jeta un coup d’œil aux portes arrières, puis retourna s’asseoir dans un coin.
Puisque ce véhicule était fait pour transporter des sorciers maléfiques, le compartiment était isolé du reste du véhicule : aucun accès ne permettait de passer de l’un à l’autre, il fallait forcément y accéder depuis l’extérieur.
Et de même, les portes ne pouvaient être ouvertes de l’intérieur. Elle aurait pu sûrement les forcer, même si elles étaient très résistantes, prévues pour bloquer quelques rayons magiques de sorciers, elle restait une vedma. Mais, elle n’avait aucune envie de subir les réprimandes en ce faisant.
Au moins la température à l’intérieur était agréable, il y avait au moins cela de positif.
— Pourquoi le sergent-chef nous en veut-il tellement ? se demanda-t-elle à haute voix en reprenant sa position initiale. C’est pas comme si c’était nous les vedma qui avions tué sa famille… En plus, j’étais trop jeune à cette époque.
Elle avait entendu parler du passé de Kirill par les autres membres de l’unité. Bien sûr, ils ne lui l’avaient pas expliquée, ils ne faisaient que parler entre eux un soir qu’ils étaient ivres.
C’était une histoire devenue courante : sa femme et ses enfants avaient été tués par des cultistes, sacrifiés à Azathoth dans des circonstances aussi funestes que cruelles.
Alyona trouvait que c’était triste, mais elle ne pouvait se sentir responsable de ce qui s’était passé.
— D’autant que j’ai même pas connu ma propre famille. Dans l’unité, plus personne n’a de proches de toute manière…
Ils étaient tous des orphelins, une caractéristique souvent partagée chez les soldats d’Ukrytiye.
Techniquement, Alyona avait une famille mais puisqu’elle avait été vendue à l’âge de trois ans au cours d’une campagne de recrutement de vedma, elle n’avait aucun souvenir d’eux et ne désirait pas réellement en avoir. C’était une pratique courante dans les familles pauvres, l’Empire payait bien pour ses futures recrues. La situation était telle que ce genre de recrutement étaient considérés comme volontaires puisque les tuteurs avaient signé les documents en bonne et due forme.
Élevée dans un orphelinat militaire en vue d’être éveillée, Alyona n’avait en réalité eu aucun choix. Bien sûr, malgré les documents, elle aurait pu essayer de refuser, elle ignorait cependant ce qui arrivait aux filles qui le faisaient.
Dans le cas de feu Sofka, elle avait été réquisitionné par l’armée après que son père et sa mère aient été exécutés pour trahison envers le pays. Elle avait eu le choix d’aller en prison ou d’accepter l’éveil, elle avait facilement choisi.
Au final, une part minoritaire des vedma s’engageaient vraiment par patriotisme.
— Je te déteste le sergent-chef Volvakov…, finit-elle par admettre en versant quelques larmes.
Elle se remémora toutes les fois où elle avait subi ses brimades, ses injustices. La fois où l’ancien pilote Alexei lui avait volé à manger et le sergent-chef n’avait pas réagi.
— Un monstre n’a pas besoin de nourriture humaine, avait-il simplement déclaré. Si tu n’es pas contente va chasser dans la forêt voisine, mais je te préviens, nous partons dans un quart d’heure…
Ce genre de choses étaient arrivées de très nombreuses fois. Personne, pas même Lesya, qui semblait plus raisonnable que les autres, n’avait bougé le petit doigt pour prendre sa défense. Elle n’avait pu compter que sur la générosité de Sofka qui avait partagé ses rations avec elle.
— Je vous déteste tous ! Et même ce pays !
Alyona enfouit sa tête dans ses genoux et se laissa tomber de côté, se couchant sur la banquette en position fœtale.
***
Pendant ce temps…
Les trois soldats arrivèrent d’un pas décidé devant l’hôtel de ville, un bâtiment assez ancien, recouvert de neige et de traces d’usure attestant d’un manque d’entretien.
— C’est ici, capitaine.
— C’est ce que semble dire la carte…, ajouta Lesya en tournant sur elle-même et en inspectant les alentours. Mais, je trouve ça louche.
— Que veux-tu qu’il y ait d’étrange, Lesya ? déclara le sergent-chef. Rester barricader chez soi jusqu’à la venue des Yeux de l’Empereur, c’est parfaitement normal.
C’était souvent ce qui arrivait dans ce genre d’affaire. À la peur des monstres et cultistes s’ajoutait également celle de ces Inquisiteurs prompts à juger l’hérésie par les armes.
C’était normal, en effet, pourtant la réponse de Kirill ne parvint pas à convaincre Lesya qui grimaça.
— N’empêche que, malgré les procédures, en général, il y a toujours des gens qui sortent de chez eux pour venir à notre rencontre.
— C’est vrai ça…
— Vous êtes trop craintifs tous les deux. Ne me dites pas que vous avez les jetons ? se moqua le sergent-chef.
Kvetoslav se raidit et empoigna avec entrain son fusil d’assaut.
— Un soldat de la Patrie n’a jamais peur, sergent-chef !
Kirill ne put s’empêcher d’esquisser un sourire, puis d’éclater soudain de rire. Il en avait un qui était très peu rassurant, pour ne pas dire inquiétant, allant même jusqu’à faire peur à ses subordonnés. Heureusement, il n’était pas homme à beaucoup rire.
— Au repos, soldat ! Haha ! De toute manière, peu importe ce qui nous tombera dessus, on est prêt à le recevoir, non ?
Sur ces mots, il posa sa main sur son impressionnant pistolet, son Etripeur.
— Allez, en avant !
Kvetoslav s’avança en tête, il se dirigea vers l’entrée de l’édifice lorsque Lesya leva les yeux. Quelque chose avait attiré son attention : une couleur rouge dans toute cette étendue blanche.
Ses yeux s’arrêtèrent sur une fenêtre aux volets ouverts, une faible lumière à peine visible depuis l’extérieur illuminait l’intérieur.
Une silhouette.
Puis soudain, du rouge, encore plus de rouge… du sang, sans aucun doute. Il venait de jaillir contre les vitres. Quelqu’un venait d’être saigné à l’intérieur de cette pièce, c’était ce que l’instinct de Lesya lui faisait dire.
Un frisson lui parcourut l’échine alors que ses lèvres s’arquèrent pour exprimer son mécontentement.
— Il se passe quelque chose dans la maison ! Là-bas ! cria-t-elle en alignant les mires de son fusil d’assaut vers la fenêtre.
Les deux autres soldats s’arrêtèrent et se tournèrent dans la même direction, il ne leur fallut pas longtemps pour comprendre. Ils pointèrent leurs armes de la même manière.
Pendant quelques secondes un silence de mort s’abattit dans la zone. Les soldats retenaient leur souffle tandis qu’un léger souffle glacial traversait la place dans laquelle ils se trouvaient. Ils savaient qu’un meurtre commis à cet endroit, en leur présence, à cet instant, ne pouvait vouloir dire qu’une seule chose : un piège.
Comme l’avait pensé Lesya, l’invocation venait de s’achever avec ce sacrifice. Une silhouette explosa le cadre de la fenêtre et s’écrasa au sol à quelques dizaines de mètres des inquisiteurs : il s’agissait d’un villageois, sûrement l’invocateur.
Faisant suite à cette chute, les mains griffues et insectoïdes d’une créature inhumaine agrippèrent le cadre de fenêtre et s’apprêta à bondir, lorsque…
— Feu à volonté !!
Sans même identifier leur cible, les trois soldats ouvrirent le feu.
Les trois soldats avaient engagé le mode automatique de leurs fusils d’assaut : les douilles tombèrent à leurs pieds, dans la neige, accompagnées d’un bruit de tir soutenu. Le bruit couvrit la place entière et se répandit rapidement dans tout le village.
Après les trois chargeurs vidés sur la créature, ils rechargèrent. La chute des débris du mur voisin à la fenêtre succédèrent à celle des douilles. Aucune autre réaction ne se fit entendre dans le village au calme mortuaire.
— On l’a eu… ? demanda timidement Kvetoslav en éjectant le chargeur de son arme.
Lesya fit de même et sans attendre de réponse, avec une expression franchement énervée, en réinséra un nouveau.
— Restez sur vos gardes, on ne se relâche pas ! ordonna le sergent-chef en rechargeant son arme.
Il ne tarda pas à régler le viseur thermographique intégrée à la lunette de son arme. Pour des rafales continues, son utilité était quasi-nulle certes, mais il avait besoin de savoir si cette créature hérétique bougeait encore à l’intérieur de l’édifice.
Un humain n’aurait jamais pu survivre au barrage de tirs, mais il n’ignorait pas que ces monstres n’avaient plus rien d’humain.
Sa langue claqua alors qu’il vit une forme orangée dans son viseur se relever :
— Il bouge encore ! Retraite ! On retourne au tank !!
Les deux subalternes réagirent de suite, le groupe s’éloigna au pas de course lorsque un hurlement de douleur se fit entendre : c’était la voix de Kvetoslav.
Ils s’arrêtèrent et tournèrent leur regard vers le soldat : derrière lui se tenait une créature insectoïde bipède, plus grande qu’un humain, munie de six bras s’achevant par de longues griffes. Dans son dos, de larges ailes membraneuses.
Quatre des six bras venaient de transpercer le torse de Kvetoslav et le soulevaient à présent dans les airs. Le sang s’écoulait abondamment des blessures, mais aussi de la bouche du soldat. Son expression affichait autant l’étonnement que la souffrance.
Son regard croisa celui de son sergent-chef. Ce ne fut qu’un bref instant, mais leurs pensées et leurs sentiments s’entre-connectèrent.
— Kof… Kof… Ce fut… un plaisir… sergent-chef…
Alors que Lesya épaula son arme pour tirer, Kirill l’en empêcha. Il salua le soldat Kvetoslav de sa main gauche et reprit la fuite en tirant la sergent qui n’avait pas encore compris.
— Mais… mais…
— Le soldat Kvetoslav est tombé au champ d’honneur ! Rendons-lui sa gloire en abattant ces immondes créatures !!
Alors que le monstre s’apprêtait à retirer ses griffes et poursuivre les deux fuyards, Kvetoslav lui saisit un des bras sans même pouvoir le voir. C’était peut-être mieux, la sanité de l’esprit humain était mise en péril lorsqu’elle était confrontée aux Anciens.
— Tu m’accompagneras bien en enfer, foutu monstre, non ?
Sur ces mots, il appuya de son autre main sur un bouton : celui d’une des grenades qu’il portait dans une poche latérale.
* BOOOOOOM*
Une violente explosion retentit et leva une grande quantité de neige à seulement quelques mètres de la mairie.
Kirill et Lesya ne se retournèrent pas, ils honorèrent l’acte héroïque du soldat en fermant les yeux et en baissant brièvement la tête. Pour l’heure, leur propre survie était en péril, s’ils voulaient le venger ils devaient survivre. L’heure n’était pas aux larmes et à la tristesse.
Malheureusement, ni leurs munitions d’AK-60M, ni le noble sacrifice de Kvetoslav n’étaient parvenus à blesser l’immonde créature. Elle se remit à les poursuivre après la surprise de l’action suicidaire du soldat.
— Foutus villageois !!!! cria Kirill en courant. C’était un piège depuis le début, j’en suis sûr !
— Nous aurions dû amener le tank à l’intérieur du village, fit remarquer Lesya. Ou au moins notre vedma !
— Comme si nous pouvions faire confiance à ces monstres-là !
Il ne parlait pas des monstres insectoïdes qui venaient d’apparaître, les Khan’Zorhin comme les avaient identifiés les deux soldats aguerris, mais bien d’Alyona. Même en cet instant dramatique, il ne pouvait se résoudre à désirer sa présence parmi eux, sa haine des vedma allait jusque-là.
— Les monstres doivent être combattus par les monstres ! rétorqua Lesya en tournant vers lui.
Mais ce bref moment d’inattention lui valut de poser le pied sur un obstacle invisible sous la neige et de glisser. Immédiatement, Kirill s’arrêta pour l’aider à se relever, mais c’est avec horreur qu’il vit deux silhouettes atterrir derrière eux depuis les airs.
— Je… je ne veux pas mourir comme ça, capitaine ! cria Lesya qui commençait à paniquer.
Ce n’était pas une réaction illogique ou rare, face à ces créatures absurdes venus d’autres dimensions, la plupart des humains perdaient leur sang-froid et sombraient dans la folie. Des études scientifiques affirmaient que c’était une réaction aux phéromones de ces créatures, d’autres parlaient d’aura magique et enfin d’autres encore affirmaient que c’était une réaction défensive de la psyché face à l’absurde qui aurait remis en cause la conception primordiale de l’individu.
En tant que soldat, ils avaient été entraînés à mieux réagir, mais ils étaient loin d’être infaillibles. Même Lesya qui avait pourtant pas mal de missions à son actif venait de paniquer.
* Ratatatatatata*
Sa réaction fut immédiate : elle arrosa les deux monstres.
Le sergent-chef ne tarda pas à faire de même, quand bien même c’était inutile et il le savait. Même s’il était plus calme que sa subalterne, il venait de voir mourir un de ses hommes sous ses yeux, il était encore affecté.
Les deux Khan’Zorhin ne se protégèrent même pas, ils avançaient d’un pas lent comme s’ils voulaient jouer avec leurs victimes.
À peine le percuteur indiqua qu’il n’y avait plus de balles dans le chargeur, que le capitaine laissa tomber son arme et saisit Lesya pour l’entraîner dans sa course. Ils ne pouvaient gagner, mais s’ils arrivaient au tank tout serait différent. Alyona pourrait les défendre et ils pourraient s’enfuir pour appeler des renforts.
Il aurait préféré les affronter, mais sans une vedma d’enchantement c’était impossible même avec leur Vorona.
Pendant quelques mètres, il traîna Lesya et courut de toutes ses forces, mais soudain il sentit le poids sur son épaule disparaître, comme s’il lui avait glissé des mains. Ce déséquilibre causa sa chute en avant.
Un nouveau hurlement de douleur : cette fois, c’était Lesya.
Kirill se retourna et découvrit avec horreur qu’il ne restait qu’un bras de la jeune femme dans sa propre main, le reste de son corps était tombé quelques mètres plus loin.
Lesya était couchée au sol, son sang giclait par le moignon de son épaule tandis que le monstre la retenait plaquée par terre grâce à ses bras puissants. Sa bouche monstrueuse laissait échapper une sorte de gémissement de joie, comme s’il était heureux d’avoir une proie à portée de main.
— Ser… SERGENTTTTTT !!! hurla Lesya en se débattant de manière confuse.
C’était une vision difficile à supporter même pour la machine à tuer que Kirill était devenu. Le spectacle de la folie avait quelque chose de contagieux.
Considérant les blessures de Lesya, nul doute qu’elle mourrait dans quelques instants seulement mais Kirill ne pouvait pas supporter cette vision plus longtemps.
— KIRILLL !!! continuait-elle de hurler pour implorer son aide.
La question de savoir pourquoi un monstre pareil la retenait prisonnière traversa l’esprit du sergent-chef, il ne voulait absolument pas connaître la réponse. Aussi, il fit la seule chose qu’il pouvait faire.
* BAM *
Lorsque la munition à tête creuse du NM-52 pénétra la tête de sa subalterne, elle explosa comme une pastèque trop mure, laissant le monstre avec un cadavre décapité entre ses mains.
Kirill se releva rapidement et tenta une fois de plus de revenir jusqu’au tank.
Il ne restait plus qu’à tourner à droite à l’intersection et parcourir quelques mètres. Un cri strident, inhumain, pénétra ses oreilles et il fut comme paralysé sur place.
C’était une attaque magique, un des pouvoirs des Khan’Zorhin, un cri d’effroi capable d’affecter même des vedma. Son corps se recroquevilla alors qu’il se mit à pleurer comme il ne l’avait plus fait depuis la mort de sa femme et de ses enfants.
— Je.. suis foutu…, marmonna-t-il en se remémorant le passé et en voyant non pas deux, mais quatre silhouettes monstrueuses autour de lui.
Ses dernières pensées que nul ne connurent jamais allèrent vers Alyona, cette vedma qu’il détestait pour diverses raisons. L’une d’elle était simple : il lui rappelait feue sa fille, une personne calme, introvertie et avec le même genre de regard. Il n’avait jamais pu accepter le fait qu’elle lui ressemblât autant et surtout qu’elle souillât le noble souvenir qu’il en avait par le biais de sa magie impure.
— Je vous méprise foutus sorciers et vedma !! pensa-t-il juste avant de mourir.
***
À l’intérieur du tank, Alyona continuait de se morfondre.
Elle trouvait suspect le fait que le pilote Fyodor ne faisait aucun bruit, mais les parois étaient trop épaisses pour pouvoir l’entendre distinctement de toute manière.
— Peut-être qu’il est en train de dormir, par exemple.
C’était une théorie logique mais elle était loin de se douter qu’il avait été simplement charmé par une villageoise qui l’avait attiré dans une maison voisine et l’avait tué à l’aide d’un sortilège.
Tout comme elle était loin de savoir qu’autour du tank un groupe d’une demi-douzaine de cultistes attendaient justement le moment où les soldats s’en éloigneraient pour mettre fin à la seule menace qu’il représentait.
— Ce pays a un profond problème, finit-elle par laisser sortir de sa gorge en roulant par terre en écartant les bras.
Elle avait pris la position d’une étoile de mer à présent et observait la lampe au plafond qui émettait sa faible luminosité.
— Pourquoi je me bats ? Pour qui je me bats ? Pourquoi Sofka a-t-elle été tuée ? Pourquoi est-ce que j’ai été mise au monde ? N’aurait-il pas mieux valu ne jamais me concevoir que de me faire mener cette vie ?
Après quelques secondes à se poser un certain nombre de questions du genre, elle s’interrogea :
— Mais au fait… mon existence est-elle prouvée ? Est-ce que j’existe réellement ?
Considérant ses interactions avec autrui, il lui arrivait de douter de la réalité, de se dire qu’elle n’existait pas. Au fond, elle n’était pas traitée en humaine, mais en objet.
Toutes ces questions se mélangèrent dans son esprit, s’entremêlant à ses doutes et ses souffrances, c’est à ce moment que plusieurs sortilèges prirent le véhicule pour cible.
Sans comprendre réellement ce qui se passait, elle sentit son environnement trembler et vit la lumière s’éteindre.
— Qu’est-ce que c’est ?
Son cœur pourtant rompu à l’idée de la mort accéléra. Ses synapses lui indiquaient un risque fatal, différentes hormones emplirent son corps en un instant.
Inconsciemment, elle se transforma, prenant l’apparence d’une traditionnelle magical girl.
Son corps renforcé, elle se leva.
— Je… je ne comprends pas… Sergent-chef, que dois-je faire ?
Même dans cette situation critique, elle n’arrivait pas à décider pour elle-même, à prendre des initiatives ; on lui avait toujours interdit de le faire, elle n’était qu’un objet dont on disposait.
D’autres projectiles prirent pour cible le tank, elle entendit des explosions de l’autre côté des parois, quelque chose d’important venait d’être touché. L’instant qui suivit, une explosion encore plus importante se produisit.
Les obus venaient d’exploser et avaient mis feu à tout l’intérieur du tank, ne laissant qu’une épave en flammes, éventrée.
Lorsque Alyona ouvrit les yeux, elle vit le ciel blanc au-dessus d’elle. La neige la couvrait en partie comme une couverture, des débris de métal étaient plantés autour d’elle.
Elle saignait abondamment, elle avait même repris sa forme normale en raison de ses blessures.
Le goût du sang emplissait sa bouche.
Sa barrière réactive, érigée inconsciemment à la dernière seconde, lui avait sauvé la vie. Normalement, l’explosion du véhicule n’aurait pas dû être capable de la détruire, mais Alyona n’était pas une puissante vedma et son état mental était au plus bas.
Le souffle l’avait projetée à l’abri des regards, quelque part dans le village.
Quelques heures s’étaient sûrement écoulées, elle avait froid.
— Ce pays… ce système… cette vie… tout est absurde…, marmonna-t-elle en tendant une main vers le ciel. Si seulement je n’avais pu ne jamais exister… Si seulement j’avais eu… un vrai pouvoir… Je… je me demande si… si je vais être plus utile… dans une prochaine vie…
Tandis qu’un sourire apparut sur son visage, elle entendit autour d’elle de nouvelles explosions. Quelques minutes plus tard, le silence revint dans le village.
Elle ne vit plus que la neige tomber du ciel telles des larmes.
Ses lèvres articulèrent un dernier mot : « жа́лкий (zhálkiy)1 », mais aucun son ne quitta ses lèvres.
1 Pitoyable