Hex Arcanis – Obus 1 – Tanks & Sorcyères

Hanako Ichimaru faisait des courses en cette journée pour sa maîtresse.

En effet, elle était le familier de la sorcière nommée Eversia Codex, la personne la plus importante à ses yeux ; une sorcière talentueuse, magnifique et grandiose.

La loyauté était un trait habituel des familiers. Que ce fût en raison d’une influence magique dans leurs corps, générée par le rituel qui les vit naître, ou bien encore en raison de la culture qui leur fut transmise, les familiers étaient généralement aveuglément loyaux à leur sorcière.

L’attitude d’Hanako n’était donc pas un cas isolé.

Haute d’un mètre soixante, elle était d’une grande beauté. Ses longs cheveux noirs étaient parfaitement lisses ; elle les attachait généralement en queue de cheval. Dans ses yeux noisettes, on pouvait distinguer pas des motifs inhumains : dans ses pupilles et iris se dessinaient des lignes évoquant des mires de lunette de visée. Cette particularité ne choquait personne, elle permettait de l’identifier en tant que familier, et donc de lui accordait un prestige supérieur.

Ses vêtements étaient sûrement plus atypiques encore puisqu’elle portait un kimono courts de couleur rose pâle avec des motifs de pétales mais aussi de rouages. À ses pieds, elle chaussait de hautes bottes en cuir.

— Qu’est-ce que je vais lui préparer à manger aujourd’hui ? se demanda-t-elle joyeusement en progressant dans la rue marchande.

Le décor autour d’elle était composé de hautes maisons à colombages aux formes parfois absurdes, de tours tortueuses et de fenêtres qui laissaient penser à des yeux. L’éclairage public était d’une couleur orangée inquiétante. Le sol était dallé et les pas y résonnaient au loin. Les réverbères étaient des tiges tordues évoquant des bras squelettiques tenant des boules de cristal lumineuses : chacune de ces sphères était un petit objet magique allumé en permanence, nuit et jour, quant bien même à Nox, un tel cycle n’existait pas réellement. En effet, le ciel était toujours une voûte noire profonde où on ne distinguait rien, une nuit perpétuelle.

Au-dessus des toits on pouvait distinguer des sorcières voler en chevauchant des balais volants, parfois arrivaient-elles à le faire sans. Quelques hautes tours dépassaient les autres édifices et ressemblaient à des flèches de cathédrale, bien qu’aucune connotation religieuse n’y fut rattachée.

Au contraire, les décorations des maisons étaient plutôt tournées vers l’ésotérique et la magie noire, on pouvait y distinguer des pentagrammes, des sceaux de Salomon et d’autres signes occultes à foison.

La mode vestimentaire des sorcières était le noir et les larges chapeaux pointus, celui des familiers variait bien plus. Ceux qui portaient des kimonos comme Hanako était cependant particulièrement rares.

Les enseignes des magasins, toutes plus inquiétantes les unes que les autres, indiquaient les différents produits qu’on proposait : potions, traités magiques, objets de pouvoirs ou encore préparations alchimiques.

Le brouillard était fréquent et envahissait les rues. Les odeurs acres des composants magiques utilisés dans les boutiques emplissaient souvent les rues et agressait les narines des passants. D’ailleurs, celle qu’arpentait Hanako était nommée, une rue parallèle au fleuve qui coupait la ville en deux (bien que nul ne savait où il trouvait son origine), « le passage des Alchimistes ». Bien que cette forme de magie n’était pas vraiment pratiquée, le terme relevait du langage courant. Le nom s’était transmis, d’une manière ou d’une autre.

La magie était partout, mais la majorité de la population de la ville n’était pas constituée de sorcières pour autant. Seule l’élite faisait partie de cette caste et une hiérarchie stricte existait au sein de cette société.

La ville de Nox s’était développée sous un dôme magique plus petit que d’autres villes du royaume de Clades, mais sa population atteignait malgré tout deux cents mille âmes. Le continent principal où elle se trouvait était divisé en trois pays : Nahemoth à l’est, Pandemonia au sud et Clades à l’ouest. C’était dans ce dernier qu’avait été bâtie des siècles auparavant en exploitant les ruines d’une cité du « monde d’avant ». Si tous ignoraient ce qui avait causé l’état actuel de Lemuria, on savait qu’autrefois le monde avait été différent.

Lemuria était le nom que les sorcières donnaient à l’ensemble du monde. Peu de personnes étaient suffisamment instruites pour réellement en définir les limites et peu de sorcières en avaient fait le tour.

Quelle qu’en fût la cause, Lemuria était en ruines ; hors des villes, il n’y avait que désolation et monstres, la mort guettait à chaque instant pour faucher une vie de plus. Autrefois, un soleil avait brillé au-dessus de ces terres et des technologies plus avancées avaient fleuries, mais il n’en restait que des traces, des reliques.

Clades était un royaume féodale. Chaque ville disposait de son propre pouvoir, de sa propre aristocratie et de sa propre hiérarchie, tout en suivant un certain nombre de règles communes propres du royaume. L’une d’elle stipulait, comme dans toute monarchie féodale, de prêter une assistance militaire au seigneur résidant dans la ville de Vespertilio.

À la tête des villes se trouvait une Archi-Sorcière ou Sorcière Suprême, l’appellation différait d’une cité à l’autre, mais son rôle demeurait le même : décider des lois, de l’économie et de la gestion magique de son fief.

Puisque la vie à l’état naturel n’était plus possible sur Lemuria, depuis des siècles tout dépendait de la magie. Les villes étaient toutes pleines de mécanismes magiques permettant de créer un environnement propice à l’existence humaine.

De fait, il n’était pas possible de survivre en s’en dispensant et les sorcières étaient devenues la caste dirigeante de toutes les villes, que ce fût à Clades où dans les autres royaumes d’ailleurs. Le pouvoir était donc une affaire de femmes et on pouvait parler de transmission matriarcale. Il n’existait pas d’utilisateur de magie de sexe masculin recensé.

Nox était connue pour être la ville des « Ténèbres Éternelles ». En soi, ce titre aurait pu paraitre étrange puisque l’obscurité enveloppait le monde entier et non seulement cette cité, mais dans son cas cette obscurité prenait une forme plus insidieuse, profonde et dangereuse.

En effet, tout autour de la cité, sur des dizaines de kilomètres à la ronde, s’étendait une vaste zone de ténèbres magiques où nulle lumière naturelle ne pouvait briller ; même les éclairages magiques étaient réprimés par ce phénomène, ce qui expliquait que, contrairement à d’autres villes, aucun soleil artificiel n’avait été créé. Les êtres vivants qui évoluaient à l’extérieur sans utiliser un rituel approprié (transmis uniquement aux sorcières de la ville) sentaient ces ténèbres s’infiltrer en eux et les corrompre jusqu’à les tuer en quelques minutes d’exposition à peine.

L’effet de ce phénomène différait de celui appelé la « Mort Invisible », un autre fléau moins virulent qui tuait la majorité des êtres vivants et qui était communément répandue sur tout Lemuria.

Même s’il n’y avait pas de soleil pour réguler le passage du temps, les horloges indiquaient qu’il était le matin. Même si la maîtresse d’Hanako dormait encore, elle souhaitait rentré avant son réveil pour lui préparer un bon petit-déjeuner.

— Récemment, Madame n’accepte plus beaucoup de quêtes… L’argent commence à manquer…, se plaignit-elle en ouvrant sa bourse relativement vide.

La monnaie utilisée sur tout Lemuria était le lunaris, l’omphalos et l’orichalque. Il fallait cent lunaris pour faire un omphalos et dix omphalos pour un orichalque. Un orichalque était ce qu’il fallait pour subvenir à ses besoins pour un mois lorsqu’on vivait dans un milieu social pauvre. Dans un milieu aisé, il en fallait au moins cinq par mois. Si les pièces étaient les mêmes partout, leur valeur différait d’un royaume à l’autre selon la qualité des métaux utilisés pour frapper la monnaie.

Pour la plupart des personnes sans pouvoirs occultes, récolter de l’argent passait par le travail. Mais c’était un peu différent pour les sorcières.

Ces dernières s’engageaient rarement dans des emplois normaux. En raison de les capacités magiques, elles avaient le choix entre devenir des soldates au service de la ville, ce qui leur permettait de s’assurer un salaire généreux fixe, ou alors elles pouvaient devenir des sorcières-mercenaires qui dépendaient d’un système de quêtes et de contrats. La dernière possibilité était de travailler de l’artisan magique : seules les sorcières pouvaient créer des objets magiques, et ces derniers pouvaient être utilisés même par des personnes normales, sans capacités particulières.

Dans le cas d’Eversia, la maîtresse d’Hanako, elle était encore en étude pour devenir une sorcière militaire de Nox. Elle était inscrite à l’Université Arcanique Occulta Docta. Tout habitant de Clades était tenu de suivre au moins l’enseignement élémentaire jusqu’à l’âge de 10 ans. Les sorcières, quant à elles, pouvaient poursuivre avec le lycée mystique jusqu’à l’âge de 18 ans et ensuite l’université arcanique jusqu’à ses 28 ans.

Pendant les dix ans que durait cette dernière, il n’était pas question que les sorcières restassent inactives, un système commun au royaume, bien que légèrement différent d’une ville à l’autre, jadis élaboré par la sorcière Ursula Crepax, leur permettait de percevoir une rente durant leurs années universitaires ; elle dépendait d’un système de points.

Le plus bas échelon était le niveau 15 et le plus haut le 1. La rente du plus bas niveau était nulle, tandis que celle du plus haut équivalait à quarante orichalques par mois.

Les résultats scolaires dispensaient des points : chaque note au-dessus de la moyenne établie (généralement soixante sur cent) permettait d’en gagner, les notes inférieures n’étaient pas prises en compte. Mais puisqu’il n’y avait pas tous les jours des examens, l’autre méthode pour en accumuler était les quêtes.

Ces dernières étaient exposés à la guilde des Strigae et accessibles uniquement aux étudiantes et aux mercenaires reconnues. Elles consistaient, de manière assez classique, à tout un nombre de tâches plus ou moins complexes aidant la cité. Généralement, il s’agissait de récoltes de matériaux et d’extermination de monstres.

Enfin, chaque mois une étudiante perdait un tiers de ses points, ce qui incitait même les meilleures à s’investir pour conserver leur niveau de vie. Avec un tel système, il était donc possible d’avoir des résultats moindre aux examens scolaires, mais de compenser par les quêtes pour assurer son quotidien ; Nox privilégiait le mérite à la théorie, il lui fallait des sorcières puissantes pour assurer sa protection.

Parmi les moyens moins populaires de gagner de l’argent figuraient : les duels contre une autre sorcière (la gagnante percevait une partie des points de la perdante), la vente de reliques à la cité mais aussi la cartographie ; en effet, de nombreuses zones à l’extérieur étaient encore inconnues.

Eversia n’était pas le genre de sorcière à aimer accomplir des quêtes.

Hanako soupira longuement. À cet instant, devant elle, un petit groupe de rats mutants traversa la rue. Ils étaient communs dans la ville, à tel point qu’elle n’y prêtât pas attention. Ils étaient attirés par les déchets des artisans magiques qu’ils consommaient et rendaient même service aux sorcières qui ne savaient comment les recycler.

— Comment faire ? Hanako, réfléchis !

Hanako se parlait toute seule, heureusement peu de passants lui prêtaient attention.

Elle se rendait vers le marché au-delà de la place des Pendus, à la sortie du passage des Alchimistes. Mais, tout en marchant, elle se perdit dans ses pensées : le bonheur et la santé de sa maîtresse étaient des affaires importantes à ses yeux, en fait, les plus importantes qui fussent.

Ce qui devait arriver arriva : elle percuta une silhouette qui traversa soudain la rue.

— Oups ! Désolée !!

— Oh ? Mais ne serait-ce point ma chère Hanako ?

Les traits de cette dernière exprimèrent une certaine surprise alors qu’elle leva la tête ; elle ne s’attendait pas à croiser cette personne ici.

— Amélie ?

Devant elle se tenait un familier qu’elle connaissait fort bien. Son nom complet était Amélie Leclerc. Elle était une femme belle, plus haute que Hanako, aux cheveux mi-longs blonds et aux yeux bleus. Comme nombre d’autres familiers, ses yeux avaient des motifs de mires au sein dans ses pupilles.

Contrairement à Hanako, Amélie avait une forte poitrine qui était mise en avant par sa robe bleue. Elle avait des bagues et des boucles d’oreilles, allant de paire avec son maquillage, lui donnant des airs de femme à la mode. Le seul élément de sa tenue qui détonait quelque peu était son béret bleu foncé avec un insigne représentant un chevalier tenant une épée pointée vers le bas. Sur la lame était gravé un mot dans une des langues mortes du « monde d’avant ».

— Eh oui, c’est moi-même ! dit-elle avec une prononciation affectée. Bien le bonjour, chère amie !

Amélie parlait toujours dans un registre poli… enfin, pas toujours. Mais son apparence et ses manières affables n’étaient qu’une manière de tromper autrui : elle était en réalité espiègle et taquin. Personne ne pouvait penser qu’une femme aussi élégante s’amusait à jouer des tours et mentir à bout de champ.

Hanako la connaissait bien puisque leurs maîtresses fréquentaient la même université et étaient, d’une certaine manière, des amies.

Bien plus qu’Hanako, il restait dans l’esprit d’Amélie des traces de connaissances de l’ancien monde, aussi elle employait souvent des paroles en langue morte. « Bien le bonjour » était une des celles-ci. Traduit dans la langue de Clades, c’était une forme de salutation distinguée.

— Bonjour, Amélie ! Tu… Com… Tout va bien ?

— Ne t’inquiète pas, ma chère, je ne vais pas me blesser pour si peu. Hohoho !

Même s’il y avait peu de risques de blessures dans une collision à pied aussi lente, Hanako souffla de soulagement.

Tout à coup, Amélie afficha un petit sourire en coin et se tint le bras.

— En fait, je crois que je ne ressens les effets que maintenant… Aïe !

Hanako sursauta et commença à paniquer, elle attrapa le bras d’Amélie et commença à le palper à la recherche d’une blessure ou d’un os brisé. Mais…

— Hahaha ! Tu m’as vraiment crue ?

La pauvre victime réalisa soudain avoir été menée en bateau ; pourtant, elle savait bien que c’était une des caractéristiques d’Amélie, elle en jouait même avec sa maîtresse.

Lorsque Hanako leva le regard dans sa direction, tout en gonflant les joues, elle la découvrit avec un large sourire moqueur sur le visage.

— C’est méchant !

— Juste un peu taquin… Mais c’est parce que je t’aime beaucoup, ma chère Hanako.

Cette dernière détourna le regard en rougissant.

— Me… merci…

— Héhé !

Amélie savait comment la manipuler, Hanako était une proie facile… si facile même.

— Quel est donc la raison de ta sortie, ma chère amie ?

— Je… J’allais faire des courses pour le petit-déjeuner de ma maîtresse.

— Elle n’est pas encore réveillée ?

Un peu gênée, Hanako détourna le regard et avoua :

— Non pas encore…

Il était presque midi, en fait.

— Eversia aime bien faire la grasse matinée ?

— Je… je ne répondrais pas à cette question qui révèle de la vie privée de ma maîtresse.

— Fufufu !

Amélie connaissait bien la maîtresse d’Hanako, la réponse n’était pas nécessaire.

— Pourquoi n’irons-nous pas faire nos courses ensemble ? Je n’ai rien à faire ce matin, je flânais juste comme ça.

— Oui, pourquoi pas ? Je me rendais au marché des Astres, si cela te convient…

— Non, cela ne me convient pas vraiment. Cet endroit sent mauvais et les vendeurs crient au lieu de parler. Mais j’ai envie de rester avec toi un peu. Je vais donc t’accompagner.

Elles se mirent à marcher en direction de la place des Pendaisons qui se trouvait au-delà de la rue, juste avant le marché des Astres.

Hanako gonfla à nouveau les joues et finit par demander :

— En fait, tu cherches juste à tirer au flanc, pas vrai ? Je parie que tu as encore confié le ménage à Dame Aemula ?

Andraste Aemula était le nom de la maîtresse d’Amélie, une amie d’enfance d’Eversia qui s’était auto-proclamée sa rivale.

— Voyons, voyons, qu’est-ce donc que ces accusations ? Serais-je le genre de personne à ce faire ?

— Euh… Tu l’as déjà fait ? En fait, même tout le temps…

— Ah bon ? Mmm… En effet, je l’ai déjà fait. Tu es trop docile, ma chère amie, les maîtresses ont autant besoin de nous que nous avons besoin d’elles… enfin, de leur mana surtout.

— Je ne suis pas sûre de partager ce genre de point de vue.

Amélie lui posa la main sur l’épaule en affichant un sourire complice.

— Tu finiras pas comprendre. Nous sommes des armes, pas des balais ou des torchons. Pourquoi me faudrait-il m’abaisser à accomplir ce genre de tâches ?

— Parce que nous sommes des familiers ?

— Justement ! Familier ne veut pas dire soubrette ou serviteur. Familier, ça vient de la même base que famille, non ? Est-ce que tu demanderais à ton adorable petite sœur de faire le ménage à ta place, toi ?

Hanako voyait fort bien la réponse qu’attendait son interlocutrice et imaginait la manière dont elle orienterait la discussion à son avantage ; ce n’était pas la première fois.

Amélie était un de ces rares cas de familiers rebelles. Elle se disputait souvent avec Andraste, désobéissait à ses ordres et incitait même les autres familiers à faire de même. Son attitude avait valu au duo quelques réprimandes et quelques duels, d’ailleurs.

— Mmmm, à l’inverse, si Dame Aemula fait partie de ta famille, pourquoi ne pas partager les tâches au moins ?

Amélie se rapprocha encore plus en soupirant.

— Ma pauvre amie… Regarde donc ces mains. Ne sont-elles pas splendides ? L’œuvre d’une déesse ? Penses-tu vraiment que je pourrais accepter de les abîmer dans des tâches viles ? Non, pire que cela : penses-tu que ce ne serait pas un crime de simplement le demander ?

Les mains d’Amélie était parfaitement entretenue, elle faisait souvent de la manucure et ses ongles étaient parfaitement vernis.

Néanmoins, si Hanako était crédule et naïve sur l’ensemble des choses, elle était têtue lorsqu’il s’agissait de sa maîtresse : une dévotion à toute épreuve. Jamais, même dans une discussion futile, elle n’aurait accepté d’en dire du mal, de s’en plaindre, voire même de chercher à se placer à son niveau.

Eversia était l’être absolu à ses yeux, elle se considérait chanceuse d’avoir été choisie par elle, peu importait les tâches qu’elle lui demandait.

Puis, contrairement à la profiteuse d’Amélie selon son propre jugement—, elle aimait lui être utile. Hanako était douée pour les tâches ménagères. Si en joignant l’utile à l’agréable, elle pouvait mériter la reconnaissance de sa maîtresse, elle ne voyait aucune raison de s’y opposer

Aussi, cette fois encore, elle rejeta les idées pernicieuses de l’avocate du diable que représentait Amélie :

— Jamais tu ne me feras cautionner ton comportement. Je trouve Dame Aemula bien patiente de t’accepter de la sorte. Mpfff !

— Tu es tellement soumise ma pauvre amie. Sans moi, Andraste ne pourrait même pas se battre, je te signale : elle n’est pas aussi compétente qu’Eversia.

— Tu es bien la seule à penser qu’elle le soit…

— Je suis la seule à avoir un peu de jugeote, il faut croire.

Sur ces mots, elle se sépara d’Hanako et arrêta ses pas. Elles étaient à présent arrivée sur la place où nombre de passants circulaient.

— En fait, je vais plutôt aller me promener ailleurs. Je ne peux pas rentrer trop tôt non plus…

— Tu cherchais donc bien à m’utiliser le temps que Dame Aemula finisse le ménage ! s’indigna Hanako.

Amélie leva les épaules en affichant un sourire mystérieux.

— Qui sait ? Ah ! Au fait, j’ai un message pour Eversia. C’est de la part de ma maîtresse un peu limitée…

— Tu deviens méchante envers cette pauvre Dame Aemula.

Hanako plissa les yeux et fit la moue. Décidément, il y avait des moments où elle ne supportait vraiment pas l’attitude rebelle d’Amélie.

Cette dernière prit dans son soutien-gorge une lettre à l’enveloppe noire qu’elle tendit à Hanako. Placée à un tel endroit, elle avait pris son odeur de parfum, on aurait presque pu penser à une lettre d’amour si elle n’avait pas été de couleur noire.

— Encore un duel ?

— Encore un duel.

— C’est parce que Madame l’a ignorée hier ?

— Je n’en sais rien, les pensées de Miss sont aussi volatiles que les vapeurs d’eau. J’ai arrêté d’essayer de la comprendre, répondit Amélie sur un ton méprisant en levant les épaules.

Hanako ne put s’empêcher de grimacer une fois de plus. Elle se demandait si Amélie était la mieux placée pour dire de telles choses.

Au sein de l’université Occulta Docta, les étudiants utilisaient un code depuis des temps immémoriaux… en réalité, il était admis même dans les autres universités du royaume.

Les lettres à enveloppe noire étaient les duels. Les rouges étaient utilisées pour les déclarations amoureuses. Tandis que les oranges étaient utilisées pour les vœux ou les affaires familiales. Et enfin, les violettes étaient des administratives.

— Je vais la lui remettre.

— Merci bien. Sur ces bonnes paroles, je te dis à bientôt. Au revoir.

Une fois de plus, c’était un mot en langue morte, une salutation pour se séparer de quelqu’un qu’on souhaitait revoir ultérieurement.

Elle l’accompagna d’un signe de la main et quitta Hanako en marchant d’un pas élégant qui n’était pas sans mettre en valeur ses courbes.

Malgré tout, Hanako aimait bien Amélie. Cependant…

— J’ai quand même du mal avec sa manière de penser… Je me demande si Madame va accepter le duel ?

Elle rangea la lettre dans son sac et reprit le cours de ses affaires. Considérant l’heure avancée, elle changea ses plans, passant d’un petit-déjeuner à repas plus consistant.

***

L’appartement où logeait Hanako et sa maîtresse était situé sur les quais du quartier populaire de la ville. Malgré sa localisation, il était plutôt coquet et figurait parmi les plus aisés du secteur.

Situé au 3e étage, il était composé de deux grandes chambres à coucher (Hanako, contrairement à d’autres familiers, avait la chance d’en avoir sa propre chambre), d’une salle de bain avec baignoire à pieds et d’un grand salon avec un coin cuisine. La vue depuis le balcon donnait directement sur la rivière Fleo, un des bras du fleuve Viscera Fera qui passait à quelques kilomètres de la ville à travers la zone de Ténèbres Éternelles.

La Fleo donnait sa forme particulière au plan urbain de la ville, elle entourait les quartiers riches et administratifs en se séparant en deux à son entrée dans la ville, formant une sorte d’œil. C’était pourquoi, la zone qui se trouvait à son intérieur était surnommé l’« Oculus ».

L’appartement d’Eversia et Hanako se trouvait à l’extérieur, pile sur l’autre berge. D’ailleurs, depuis le balcon, on pouvait aisément distinguer l’arène et sa forme arrondie, mais aussi, un peu plus à l’ouest, le palais de la Magistère.

Même si Eversia était une sorcière, son revenu dépendait de son rang à l’université et elle n’était pas bien classée. Avoir un tel niveau de vie semblait quelque peu antilogique.

L’appartement, décoré par des meubles riches mais classique, était plongé dans le même silence que lorsque Hanako l’avait quitté.

— Madame dort encore ? se demanda-t-elle à basse voix.

Elle posa les sacs en tissus contenant ses courses et s’approcha de la porte de la chambre de sa maîtresse où elle crut entendre son souffle endormi.

Elle soupira longuement.

— Il est déjà midi… Il faudrait peut-être que vous vous leviez, Madame…

Puisqu’elle ne reçut pas de réponse, elle entra délicatement dans la chambre. Elle détestait devoir la réveiller mais Eversia était le genre de personne à pouvoir dormir vraiment longtemps… très longtemps.

— Maîtresse, réveillez-vous…

Elle la secoua plusieurs fois avant de se diriger vers les rideaux noirs qu’elle écarta pour laisser entre la lumière de l’éclairage artificielle de la rue. Malheureusement, puisque la fenêtre donnait sur le cours d’eau, peu de lumière pénétra ; elle parut assez peu affecter le repos de la sorcière.

Hanako soupira à nouveau. Elle se souvenait d’une expression qui disait que les soupirs laissaient échapper le bonheur, pourtant elle n’arrivait pas à s’empêcher de le faire dans ce genre de situation.

Elle aurait réellement préféré qu’Eversia se réveillât d’elle-même mais ce n’était jamais le cas, chaque matin était une nouvelle épreuve. En plus, Hanako détestait devoir employer de telles méthodes pour tirer sa maîtresse de son lit, un familier n’était pas fait pour brusquer sa contractante.

— Maîtresse ! Le déjeuner est presque prêt ! (c’était un mensonge) Puis, vous avez des cours cette après-midi.

Les yeux d’Eversia commencèrent à s’ouvrir péniblement. Ses cheveux clairs recouvraient en partie son visage.

— C’est bon… j’y vais pas… y sont relous… et servent à que dalle…

Elle enfonça son visage dans la pile de coussins tout en se tournant sur le ventre. Les montants de son lit étaient en fer forgé noir et représentaient des visages grimaçants, comme des spectres hurlants ; c’était le genre de décorations courantes en ville.

— Ne dites pas cela ! Les professeurs sont compétents, ils forment des sorcières de combat. Puis… grâce à ce système, nous pouvons avoir un peu d’argent et des points… Même si cela fait un moment que nous sommes au quinzième rang… puisque vous ne voulez pas travailler…

Elle grimaça, puis rougit en baissant le regard et en considérant le fait qu’elle avait accusé, d’une manière ou d’une autre, sa maîtresse et finalement se mit en jouer nerveusement en appuyant ses index l’un contre l’autre.

Le quinzième rang était le plus bas, celui qui n’attribuait aucune rente. Il était pourtant aisé de monter au quatorzième, mais Eversia ne voulait pas accomplir de quêtes… pas plus qu’aller en cours ou passer des examens.

— Bientôt nous n’aurons plus rien à manger. Levez-vous, Maîtresse !

Les bourses étaient presque à sec, Hanako n’exagérait pas. D’un naturel anxieux, elle était toujours préoccupée de comment servir au mieux Eversia ; cette situation précaire l’angoissait terriblement.

— Pas envie… Les cours de stratégie sont chiants… et ceux d’ergonomie arcanique sont encore pires.

Eversia remonta la couverture au-dessus de sa tête pour se cacher sous ses draps.

Les cours et les examens n’étaient pas obligatoires, mais la plupart préféraient y aller puisqu’ils permettaient d’accumuler des points. D’autant qu’il n’y avait pas de malus aux interrogations, les points sous la moyenne n’étaient pas pris en compte. Avec un tel système, étudier était avant tout quelque chose que les sorcières faisaient pour eux-mêmes, soit pour gagner de l’argent, soit pour enrichir leur savoir.

Le passage d’une année à l’autre était automatique et ne dépendait pas des notes mais de l’ancienneté. Cependant, il fallait payer des frais de scolarité tous les ans ce qui obligeaient les sorcières à avoir soit un appui familial soit à produire un minimum d’efforts.

— Mais Madame ! À ce train, vous n’arriverez pas à la cinquième année…

Si elle mourrait de faim, c’était une certitude. Hanako se mit à tirer sur les couvertures pour les retirer du lit, mais Eversia lui opposait une résistance supérieure aux attentes.

Eversia était actuellement en quatrième année dans la section Strigae, dans la classe Ruina.

Dans le système scolaire adopté par tous les villes de Clades, après le lycée mystique s’imposaient plusieurs choix. Puisque les sorcières naissaient avec ces pouvoirs, elles ne pouvaient faire partie de la caste des Justis ; sous cette appellation on regroupait tous les citoyens normaux.

Par contre, quatre castes accueillaient les sorcières au sortir de leur enseignement primaire : les Mortiferis, des nécromanciennes s’occupant des rites funéraires ainsi que de la réanimations. En effet, si les sorcières disposaient de la jeunesse éternelle et d’une longévité supérieure à la moyenne, tôt ou tard elles finissaient malgré tout par mourir. Mais grâce à la nécromancie, elles pouvaient revenir sous forme de liches. Ce n’était pas une pratique très appréciée puisqu’elle altérait leur beauté et figeait l’évolution de leurs pouvoirs à jamais.

La caste des Mortiferis était relativement mystérieuse, presque une secte religieuse, et occupait une place marginale dans la société. Craintes par tous, elles accueillaient cependant toutes les jeunes sorcières qui désiraient être formées.

Les Vecturae était l’autre ordre à part. Elles ne recrutaient que des sorcières aux pouvoirs liés au déplacement et constituaient une guilde de transporteurs capables de téléportation plus ou moins à longue portée, mais également capable de fabriquer des carrosses magiques voire de chevaucher des créatures mystiques. À Nox, en raison des Ténèbres Éternelles qui rendaient le voyage encore plus difficiles, leurs services étaient encore plus chers que dans les autres cités. Cette caste tenait une place prépondérante dans le commerce et les échanges entre les différents fiefs.

Les Magae étaient les sorcières aux pouvoirs non-offensifs qui travaillaient soit pour la ville soit dans le privé. Elles étaient séparées en deux grandes branches : celles disposant de pouvoirs de détection ou de divination, qui s’occupaient souvent des enquêtes et des recherches, et celles capables de créer des objets (magiques ou non). Un cursus de formation existait à l’université, mais beaucoup entraient dans la vie active directement après le lycée.

Enfin, la dernière caste était les Strigae. Toutes ces sorcières étaient des combattantes redoutables assurant la protection des villes et des fiefs. La majorité de l’enseignement dispensé dans les universités les concernait.

Les Strigae se partageaient en plusieurs catégories : tout d’abord les infâmes Impius. Ces sorcières n’avaient pas de familiers, elles étaient incapables d’en éveiller. Ce n’était pas une orientation qu’on choisissait mais qu’on subissait. En effet, elles étaient souvent discriminées par les autres sorcières même si leurs pouvoirs étaient souvent plus puissants que la moyenne.

Ensuite, il y avait les Bestiae. Ces sorcières disposaient de familiers à forme animale, soit des créatures naturelles, les Animalis, soit fantastiques, les Ex-Mundo.

À l’opposé, celle qui avaient des familiers à forme humaine étaient les Bella Arma. Ces derniers étaient des armes ayant pris apparence humaine lors du rituel d’éveil magique, qu’on désignait également de pacte magique. C’était le cas de Hanako ou d’Amélie.

Les Certamen animaient des armes courantes tels des épées, des haches, voire des arbalètes, tandis que les Ruina animaient des vestiges de l’ancien monde, des armes connues en tant que tanks, fusils, mitrailleuses et autres.

Les rivalités entre classes étaient très fortes. Par exemple, au sein des Ruina, les sorcières à armes personnelles se mélangeaient rarement à celles ayant des tanks-familiers. Et ces mêmes sorcières étaient en rivalité contre les Certamen qui pourtant avaient animé également des armes personnelles, bien que plus rudimentaires et non technologiques. Et bien sûr, toutes les Bella Arma étaient en conflit contre la section Bestia.

Eversia en eut assez de tirer sur la couverture, elle lâcha d’un coup et Hanako tomba en arrière en l’emportant.

— Désolée, Maîtresse ! Je… je ne voulais pas… Mais… même si vous n’avez pas envie d’aller en cours, vous pourriez vous lever pour manger ?

— C’est bon… Maintenant je suis réveillée de toute façon. Mais je te vois venir, la prochaine étape, c’est de m’obliger à mettre les pieds dans cette université pourrie.

— Mais ! Maîtresse ! Nous n’avons plus d’argent !

— Suffit d’attendre celui que va nous verser l’aut’vieille renarde.

Eversia s’assit en tailleur et se gratta la tête.

Il s’agissait d’une jeune femme de vingt-deux ans, mesurant un mètre cinquante-cinq. Sa peau était particulièrement claire, un peu comme celle d’une albinos. Ses cheveux étaient eux aussi presque blancs, même s’ils étaient en réalité d’une teinte bleue très pâle. Sa chevelure était longue et ébouriffée, et des mèches lui couvraient le visage.

Eversia avait un grain de beauté sous l’œil droit et des cernes quand bien même avait-elle dormi plus de dix heures. À cet instant, elle portait un pyjama simple : une longue chemise noire avec des formules magiques imprimées dessus. Elle ne portait pas de maquillage, elle jugeait cela inutile.

Son corps était droit, elle n’avait presque pas de courbes. Certains auraient pu les qualifier de peu féminines.

— Un jour, même s’il s’agit de votre mère, elle cessera de vous entretenir…

— Bah, de toute manière, c’est même pas elle qui envoie l’argent. Heureusement que père est plus sympa qu’elle.

Elle était une descendante de la famille Codex, une des plus anciennes et puissantes de la ville. Eversia ne lui faisait pas vraiment honneur.

— Je n’insisterai pas, c’est promis. Vos désirs sont des ordres, ma Maîtresse, dit Hanako en joignant les mains dans une attitude de prière.

— Vraiment ?

Eversia observait Hanako avec des yeux humides d’une dormeuse et une attitude flasque.

— Je ne mens pas. J’ai même promis. Un familier ne trahirait jamais la confiance de sa maîtresse.

— Cela dépend du familier. Tu n’arrêtes as d’essayer de me faire travailler.

— Est-ce une mauvaise chose ?

— Plutôt… Bon, si c’est une promesse, je viens au au moinsr manger.

Hanako afficha un sourire victorieux et aida Eversia à s’habiller et se coiffer. Même autrefois, lorsqu’elle logeait dans le domaine familial des Codex, Eversia n’avait jamais eu de serviteur pour l’habiller ; sa mère, la chef de famille, n’avait aucune confiance en une personne externe, les risques d’espionnage demeuraient assez élevés.

La structure de famille Codex était proche d’un clan avec une branche principale et des branches secondaires, ses sorcières formaient une sorte d’aristocratie guerrière matriarcale et ses membres s’étaient souvent hissés parmi les plus puissantes guerrières de la cité.

Aussi, l’éducation des Codex accordait peu de place aux choses futiles comme le confort. Les membres de cette maison devaient être indépendantes et fortes, préparées aux pires catastrophes et prêtes à encaisser les pires souffrances.

Au demeurant, vivre dans un vaste manoir et disposer d’une grande richesse était alléchant, mais la réalité de la vie d’une Codex était tout autre.

Une fois habillée, la tenue d’Eversia était composée d’une chemise noire avec une cravate rouge et d’une jupe plissée. Un fermoir en forme de crâne était accroché sur sa cravate. Même coiffée, elle semblait toujours « au sortir du lit ». En intérieur, elle ne portait pas de chaussures.

Eversia préférait des vêtements légers et fonctionnel, elle n’était pas très exigeante en la matière. Même si l’université imposait une tenue réglementaire ; une robe noire, une cape et un chapeau pointu à larges bords où était noué un ruban correspondant à la couleur de l’année de chaque étudiante ; elle ne la portait jamais puisqu’elle le trouvait encombrant et lourd. En fait, elle traînait dans une armoire depuis plus de trois ans.

Elle ne l’avait portée que la première semaine, elle n’avait pas tenu plus longtemps. Elle avait trouvé le chapeau fastidieux, elle ne voyait pas bien lorsqu’elle le portait. Quant à la cape, tout comme la robe, elle pesait sur les épaules et elle pouvait facilement s’accrocher à divers objets, voire on pouvait marcher sur les bords et tomber.

De son avis, cet uniforme était une contrainte qu’un atout pour les sorcières. Néanmoins, elle faisait partie des rares à s’en plaindre, la plupart le portaient et allaient même jusqu’à le personnaliser avec divers rubans, badges ou autres accessoires. Puis, il existait une large variété de chapeaux avec une largeur de bords différents et une pointe pliée ou droite.

Eversia recevait généralement des reproches de la part de l’établissement scolaire et payait même des points en guise d’amende au contournement du règlement intérieur. Elle l’avait accepté et s’y conformait avec une pointe d’ironie.

— Puisque je suis à zéro, je ne peux rien perdre de plus, disait-elle généralement à Hanako ou aux surveillants de l’école.

Quittant enfin la chambre à coucher, Eversia traîna le pas jusqu’au salon où elle se laissa mollement tomber sur le canapé. À la voir ainsi, personne n’aurait pu la penser issue d’une si famille si spartiate, elle donnait l’air d’une sorte de mollusque échoué sur une plage.

Hanako n’y prêtait plus attention depuis un moment, elle s’en alla sans tarder dans l’espace cuisine qui n’était séparé du salon que par un plan de travail et une table.

Les finances étant au plus bas, Hanako n’avait acheté que des tubercules violets clairs et des champignons, les produits les moins chers du marché. Elle avait réussi à avoir deux poissons à bon prix également.

Dans un monde sans soleil, l’agriculture dépendait elle aussi de la magie des sorcières. On trouvait de nombreux aliments étranges sur les étalages du marché ou dans les magasins : des tubercules aux formes incongrues, des plantes étranges à chlorophylle cultivées par magie, mais également une grande variété de champignons. Le riz et le blé poussaient dans des serres uniquement et étaient assez chères. La citrouille les remplaçait pour la farine, le pain et les pâtes.

Même si la ville avait une bon approvisionnement d’eau grâce à la rivière Fleo, on ne pouvait pêcher que des poissons des plus étranges dont une majeure partie agressifs. De plus, l’eau était rouge comme le sang à son entrée en ville, la magie permettait de la filtrer et lui redonner une teinte transparente.

Enfin, la viande était encore plus rare puisque les élevages étaient dans des enclos protégées autour de la cité. C’était l’apanage des riches.

Les tanks-familiers avaient besoin de manger pour recouvrer leurs forces, quand bien même étaient-elles des machines à l’origine. Une partie du mana qui les maintenait en vie provenait du pacte magique avec la sorcière mais une autre provenait de la nourriture. Si elles n’en consommaient pas, elle ne mourraient certes pas de faim mais passer en mode hibernation sous forme de tank. Les seuls choses qui les tuaient réellement étaient les dégâts structurels et la mort de leurs maîtresses.

Elles dormaient et pouvaient même attraper des maladies ou subir la fatigue, en cela leurs corps n’étaient pas vraiment différents de ceux des humains, si ce n’était qu’ils étaient plus robustes.

Le ménage ne pouvait donc pas économiser sur la ration d’Hanako.

— Ce sera bientôt prêt.

— Cool. Tu me…

— Ne vous endormez pas en attendant, Madame.

Hanako avait compris immédiatement ce que comptait lui demander Eversia. Cette dernière grimaça un instant, puis tenta de se redresser. C’était un spectacle à la fois ridicule et pitoyable, elle gigotait de manière grotesque.

Chaque mouvement semblait être une douleur, une peine qu’elle s’infligeait. Il était impossible de ressentir en elle la moindre motivation. Son regard de poisson mort — impossible de trouver meilleur rapprochement— ne reflétait que la fatigue. Il aurait été possible pour certains de s’écrouler en l’observant tant sa paresse devenait communicative.

Après ce qui lui prit quelques minutes, Eversia parvint à se mettre en position assise. Comme si cela lui avait coûté, elle s’épongea le front de la manche de sa chemise, puis bâilla.

— Hana, tu peux me la prendre, s’il te plaît ?

— Un instant…

Hanako donna un coup de poignée à la poêle dont elle agita le contenu, puis vint au secours d’Eversia. Elle savait précisément ce qu’elle désirait : elle se dirigea vers un des meubles du salon et prit une sorte de pièce de pierre noire coupée en rectangle.

— Tenez.

— Merci.

— C’est à cause d’elles que nous n’avons plus d’argent, vous savez ?

— Oui, je m’en doute.

— Elles coûtent chère.

— Je sais.

Hanako la tenait fermement à une des extrémités, tandis qu’Eversia avait attrapé l’autre côté.

— Il ne nous reste que 58 lunaris… À peine de quoi tenir trois jours.

— Si peu ?

— Oui. Qu’allons-nous faire, Maîtresse ?

— Je crois que nous n’avons pas tellement de choix : il va falloir attendre la rente de la renarde.

Hanako lâcha son côté, Eversia prit entièrement cet étrange objet entre ses mains. Il s’agissait d’un vestige de l’ancien monde. À l’instar de toutes ces reliques technologiques, son prix pouvait monter à quelques orichalques.

Hanako, qui lui faisait face avec son tablier, soupira longuement.

— Vous comptez encore sur votre mère alors que vous cherchez à ne pas la laisser vous contrôler ?

— C’est trop chiant de faire des quêtes et les cours sont barbants comme la pluie… je te l’ai déjà dit.

Hanako soupira à nouveau et retourna en cuisine : discuter était inutile. De son côté, Eversia se mit à inspecter ce curieux vestige pour la énième fois, tout en posant ses pieds sur la table basse.

Hanako la servait depuis plus de trois ans, depuis le rituel magique qui lui avait donné une conscience et une personnalité. Auparavant, elle n’avait été qu’un objet et n’avait aucun souvenir de cette époque.

Au cours des trois années écoulées, la motivation d’Eversia avait peu à peu chuté. Elle n’avait certes jamais été une personne dynamique, mais elle faisait de moins en moins d’efforts. Six mois auparavant, elles avaient déménagées pour venir habiter dans cet appartement alors que la mère d’Eversia en avait eu assez de son comportement.

Seule Hanako connaissait la véritable valeur de sa maîtresse, du moins, c’était ce qu’elle prétendait. Eversia était certes la dernière au classement de la classe Ruina mais elle savait que c’était par choix et non par manque de compétences. Néanmoins, les moqueries et les regards en coin lui faisaient mal, elle aurait voulu que toutes la respectassent à sa juste valeur.

Sans argent, elles devraient quitter ce petit havre de paix pour un logement bon marché, Hanako craignait vraiment de devoir tomber si bas. Eversia ne le méritait pas, même si elle refusait toutes les propositions pour améliorer leur quotidien.

— J’ai promis pour ne pas insister pour aller à l’université, mais vous devriez quand même prendre l’une ou l’autre quête. Avec un minimum d’efforts, nous pourrions facilement gagner 1 Orichalque. Sans parler du fait que les quêtes rapportent des points pour augmenter les rentes.

Les quêtes étaient populaires justement pour cette raison : elles rapportaient une récompense immédiate en monnaie sonnante et trébuchante mais aussi des points pour augmenter son rang et donc sa rente mensuelle. Le seul problème était que les sorcières risquaient leurs vies dans ces dernières alors que les examens ne demandaient qu’un effort intellectuel ou magique.

— Ouais, mais c’est crevant… Bah, écoute, je verrais ça demain. Promis, je m’y mettrai sérieusement.

— Vous avez dit la même chose hier, Madame… Mpfff !

Hanako grimaça et soupira… pour la énième fois.

Cependant, elle finit de préparer les assiettes qu’elle disposa sur la table. Eversia fit l’effort de venir s’asseoir, assez souvent elle préférait manger sur le canapé qui était plus confortable… voire de manger couchée. C’était donc un honneur qu’elle accordait à sa cuisinière.

— Ah ouais… C’est léger aujourd’hui : y a même pas de viande ?

— J’ai réussi à mettre la main sur du poisson malgré tout. L’Abraxodys est un bon poisson, plein de nutriments et de bonnes choses.

— C’est surtout le moins cher…

Hanako ne put empêcher un sourire avec gêne : c’était effectivement le cas.

— Comme je le disais, nos finances ne suffiront pas à nous nourrir…

— Ah tiens, j’y pense. J’ai qu’à aller voir papa directement. Le connaissant, il me donnera une avance sur mon argent de poche.

— Maîtresse ! s’indigna Hanako. Vous n’allez pas encore abusé de la gentillesse de votre père ? C’est quelqu’un de bien mais…

En effet, si la relation d’Eversia avec sa mère n’était pas au beau fixe, son père l’adorait. En secret, il lui envoyait de l’argent et de la nourriture, argent qu’elle s’empressait de dépenser pour l’acquisition de ces étranges vestiges qu’on appelait les « plaquettes noires ». Leur utilité était inconnue, leur composition tout autant. Contrairement à d’autres reliques telles que les armes ou les tanks, on avait aucun indice de leur fonction dans les civilisations antiques.

Elles différaient en taille et dans leur état de conservation, certaines étaient fracturées et on pouvait trouver de très curieux éléments à l’intérieur, mais les plus chères étaient entières avec une planche lisse, sans fêlures.

La rumeur voulait qu’une sorcière de la foudre avait réussi à faire afficher d’étranges symboles sur la plaquette en y injectant sa magie, mais d’autres affirmaient que cela détruisait l’objet, tout simplement.

Quoi qu’il en fût, ces plaquettes noires étaient mystérieuses et se trouvaient souvent dans les sites archéologiques. Les plus grandes étaient larges de plus d’un mètre et demi et se vendaient une fortune auprès des collectionneurs. Les petites coûtaient entre 2 et 8 orichalques, l’équivalent de plusieurs mois de train de vie.

Eversia avait une petite collection à sa disposition.

— Bah quoi ? J’ai pas dit que j’allais lui demander du surplus, juste une avance.

— Vous savez très bien qu’il vous donnera plus que prévu !

Eversia fit claquer sa langue et détourna le regard comme si elle avait été percée à jour.

— Vous devriez vraiment travailler un peu. Ne serait-ce qu’un petit peu…

— J’ai la flemme… Au final, on ne manque de rien. Tu veux que j’en fasse quoi de plus d’argent ?

— Acheter de la nourriture ? De la viande, par exemple ?

Eversia baissa le regard sur son assiette déjà vide tandis que son estomac cria famine. Elle grimaça avant de se lever, de prendre sa plaquette noire et de retourner sur le canapé.

— Ouais, j’vais faire un truc. Juste une petite sieste d’abord…

Les épaules d’Hanako tombèrent alors qu’elle débarrassa la table.

— Si je n’avais pas mon baitô, nous serions déjà mortes de faim…, pensa-t-elle.

C’était l’unique secret qu’elle gardait caché à sa maîtresse, même si elle était sûre que cette dernière avait compris depuis longtemps ; Eversia était très perspicace. Néanmoins, elle ne disait rien, sûrement parce que cela l’arrangeait.

En principe, les familiers des sorcières, de surcroît les tanks des Ruina, les plus hautes autorités de la cité, ne travaillaient pas. Mais considérant la motivation d’Eversia, Hanako n’avait pas eu le choix…

Après avoir soupirer, elle se mit à faire la vaisselle et une fois fini, en rangeant le sac qu’elle avait utilisé pour faire ses courses, elle trouva la lettre de duel qu’elle avait oubliée.

— Ah, au fait, Maîtresse. Dame Aemula vous lance encore un duel. Je laisse la lettre sur la table basse.

Mais Eversia dormait déjà (de nouveau). Hanako l’observa avec une expression pleine de gentillesse, même maternelle, pouvait-on dire, avant de retourner à ses tâches ménagères.

***

Les duels étaient une des manières pour une Ruina de gagner des points.

Cette pratique magique qui ne pouvait avoir lieu que dans l’arène de la ville opposait deux sorcières consentantes. Aucune magie mentale ou aucun pouvoir magique capable de contraindre la volonté d’une personne n’était parvenu, jusque lors, à leurrer ses règles.

En effet, ce n’était pas un arbitre de chair et d’os qui veillait à leur respect mais un puissant rituel dont était investi la zone de bataille ; la magie percevait l’état d’esprit des participants et interdisait ceux sous contrôle mental. Il fallait donc un consentement spontané pour y participer.

La sorcière victorieuse d’un duel gagnait la moitié des points du mois de la perdante. C’était donc une méthode risquée pour en collecter, d’autant que les faibles proies qu’il aurait été facile d’écraser en avaient souvent peu et pouvaient refuser l’affrontement sans pénalité autre qu’une atteinte à leur fierté.

— Maîtresse, vous n’avez vraiment pas l’intention d’accepter le duel de Dame Aemula ?

— Non…

Elle venait de se réveiller, elle avait fait une longue sieste sur le canapé. Elle bâilla la bouche grande ouverte. Les cours avaient déjà commencé depuis un moment.

— Pourquoi ? Cela nous permettrait de récolter quelques points. D’autant que vous la battez en général.

— Elle n’a pas de points, déjà pour commencer. Puis… ça me gonfle. C’est tout le temps la même chose. Elle pourrait pas trouver quelqu’un d’autre à affronter ? Ce qu’elle est chiante…

En effet, tout comme Eversia, Andraste était au rang 15, le plus bas de la hiérarchie des Strigae. Elle était avant-dernière de la promotion. Elle tenait cette position à l’aide d’une poignée de points de plus qu’Eversia. Contrairement à cette dernière, elle accomplissait quelques quêtes de temps en temps.

Ce n’était pas le premier duel qu’elle lançait à sa rivale, elle les perdait en général en même temps que ses points durement récoltés. Cela ne l’empêchait pas de recommencer et de la provoquer à nouveau.

— Mais ! Maîtresse ! Nous n’avons vraiment plus rien pour finir le mois ! Si je ne…

Elle cessa sa phrase, elle avait failli avouer qu’elle travaillait à côté.

— Même si je gagne, ses points ne nous suffiront pas pour monter de rang et donc notre revenu restera à zéro. Au contraire, si je gagne, tu vas me gonfler pour ne pas perdre les points récoltés et m’obliger à accepter des quêtes. Donc, non, je refuse.

— Maiiiis !!

En effet, c’était l’objectif d’Hanako, sa maîtresse l’avait facilement percée à jour… comme toujours.

Allongée et accoudée sur le canapé, Eversia jouait avec une de ces mystérieuses plaquettes noires.

— Si vous faisiez un peu d’efforts, juste un petit peu, vous auriez assez d’argent pour acheter la grande plaquette de la boutique de Greta pourtant…

Le sourcil d’Eversia se leva.

— Elle a une grande plaquette ?

— Oui, je l’ai vue l’autre jour en passant devant… pendant que vous dormiez.

Hanako prit une mine résiliée puis soupira. Elle était assise dans le fauteuil en face d’Eversia. C’était un de ses rares moments de pause dans la journée, elle devait compenser la paresse de sa maîtresse.

— Vraiment ? Elle est grande comment ?

— Mmmm, voyons voir…

Hanako tenta de lui donner un ordre de taille en écartant les bras au maximum.

— Sûrement quelque chose du genre. Elle n’avait même pas de fêlure et elle avait même un support pour la tenir debout.

— Même un support ? D’époque ?

Hanako soupira à nouveau.

— Maîtresse, je ne suis pas une sorcière, je ne fais pas attention à tous ces détails, vous savez ? Je ne suis qu’un tank qui vous sert… à rien, puisque vous ne voulez pas combattre. Haan !

Même si elle avait un caractère doux et adorable, lorsqu’il s’agissait de faire travailler Eversia, qu’elle aurait voulu voir monter sur le podium des meilleurs sorcières de la cité —comme tous les familiers, elle était convaincue qu’elle l’était—, il lui arrivait d’essayer de la prendre par les sentiments.

Puisqu’elle était à la base une machine de guerre ayant développé une conscience et une personnalité, une part d’elle désirait le combat ; une plus grande encore préférait la paix ; et une dernière, plus imposante encore, ne désirait que le bien-être de sa maîtresse, qu’elle brillât sous les feux de la rampe et qu’on lui accordât le respect inhérent à sa grandeur.

C’est pourquoi, à cet instant, elle essaya d’appâter Eversia hors de ce canapé qui happait toute sa motivation (à la base, proche du zéro). Malheureusement, ce n’était pas le seul objet qui l’aspirait, Eversia pouvait dormir partout et dans toutes les positions.

Si elle parvenait à l’amener dehors, elle serait plus disposée à accepter le duel, ne serait-ce que pour ne pas avoir fait le voyage pour rien. Puis, si l’hameçon accrochait vraiment, peut-être qu’elle comprendrait que plus d’argent lui permettrait effectivement d’acheter plus de choses.

Combien de fois Hanako avait rêvé de voir le rang 1 apparaître sur la carte d’identité de sa maîtresse.

— Une grande plaquette… Mmmm… Intéressant… Tu te souviens de son prix ?

— Autour de 8 orichalques, il me semble. Cette boutique n’attire pas beaucoup de clients, les prix sont assez bas. Il paraît que Dame Greta subit une discrimination de la part des sorcières.

— Quoi ?! Seulement 8 orichalques ?!

Hanako sourit intérieurement. Son plan semblait avoir fonctionné, elle venait d’attiser la curiosité d’Eversia. Il ne manquait plus grand-chose avant qu’elle ne quittât ce maudit canapé.

— Oui, seulement 8 orichalques…

Elle avait ponctué le « seulement », puisque huit orichalques étaient en réalité une somme colossale d’argent pour le modeste ménage ; elle n’avait jamais tenu entre ses mains pareil montant.

— Whaa ! C’est vraiment donné ! Faut que je vois ça.

Intérieurement, Hanako s’écria :

— OUIIIIIIIIIIII !!!

Hanako profitait de ce rare moment de victoire où elle assistait au passage de sa maîtresse en position assise et où elle cherchait du regard ses chaussures. Hanako ne manqua pas le coche, elle s’en alla les lui prendre avant de la chausser.

Quelques instants plus tard, elles se tenaient toutes les deux devant la vitrine de la boutique d’antiquité de Greta, une échoppe qui se trouvait au coin de leur rue.

— Whaaaaaaaaaaaa !!!

Eversia était collée à la vitre, de l’autre côté se trouvait une grande plaquette sur un support, exactement comme l’avait expliqué Hanako.

— N’empêche, je me demande pourquoi Dame Greta est boudée par les sorcières de la cité ?

— C’est elle qui les fiche à la porte lorsqu’elles essayent de négocier. Puis, elle refuse de vendre à des novices, elle dit ne s’adresser qu’à des vrais collectionneurs.

C’était la première fois qu’Hanako entendait une telle histoire. Seule, elle n’aurait jamais mis les pieds dans cette boutique : c’était normal, elle n’était qu’un familier. Toutes les fois où elle s’y était rendue avec Eversia, elle avait trouvé Greta fort accueillante d’où son incompréhension de la situation.

Comme si elle avait lu ses pensées, Eversia tourna son visage légèrement vers elle et lui expliqua :

— C’est parce que je ne négocie jamais et qu’elle sait que je suis une passionnée.

— En effet…

— Ses prix sont bas, elle trouve insultant qu’on cherche à les faire baisser davantage. Quant au reste… elle a son caractère, mais je peux la comprendre. Vendre à des novices qui veulent juste décorer leur salon avec des objets chers c’est priver de vrais experts qui auraient pu l’acheter, non ?

Hanako n’était jamais allée aussi loin dans sa réflexion, à ses yeux ces plaquettes étaient inutiles et chères mais, puisqu’elles faisaient plaisir à sa maîtresse, elle essayait de ne pas leur porter mauvais jugement.

— Je vois. Donc c’est à cause de son attitude que le magasin est généralement vide.

— Ouais…

Eversia fixait la plaquette géante tout en répondant, elle ne tournait même pas la tête vers son interlocutrice et ne prêtait pas plus attention aux passants qui circulaient derrière elles.

— Je la veeuuux ! déclara-t-elle avec une rare motivation dans sa voix.

— Dans ce cas, il faut de l’argent, Maîtresse.

— Je sais, je sais… Je pourrais demander à père, peut-être.

— Quoi ?! Vous n’allez pas faire ça quand-même !

C’était malheureusement la faille à tous les plans d’Hanako : tant que le brave homme lui donnerait en secret de l’argent, Eversia ne se sentirait jamais dos au mur et obligée de faire des efforts.

— Je voudrais bien… mais il ne pourra pas détourner huit orichalques sans que la vieille renarde le remarque.

Intérieurement, Hanako se dit : « ouf ! ».

— Elle n’est pas au courant qu’il vous donne de l’argent ?

— Non, je ne pense pas. Elle m’a foutue à la porte, c’est pas pour me dorloter. Mais possible qu’elle s’en doute. En tout cas, cette somme c’est mort… Faut économiser.

— Ou alors… vous pourriez faire quelques quêtes.

— C’est mort.

Hanako soupira longuement, ses épaules tombèrent.

— T’es d’une humeur pénible aujourd’hui, on dirait…, dit calmement Eversia. Si j’accepte d’aller au duel, tu me lâcheras un peu ?

— Oui ! Oui, j’accepte !

Dans un élan de joie et d’enthousiasme, elle avait répondu de suite mais, soudain, les informations recueillies se mirent bout à bout dans son esprit.

— Je ne suis pas comme vous le dites, Maîtresse ! Je ne pense qu’à votre bien, vous savez ?

— Ouais, ouais…

— Pourquoi vous n’avez pas l’air convaincue ?!

Eversia ne répondit pas, elle tendit la main :

— La lettre de duel.

— Ah euh ? Oui, tenez !

Elle lui tendit la lettre noire où venaient d’apparaître des écritures blanches cursives. Ce n’était pas un simple morceau de papier, mais un objet magique mineur.

— Moi, Eversia Codex, au nom des anciens pactes arcaniques établis, j’accepte le duel d’Andraste Aemula.

Sur ces mots, des écritures s’ajoutèrent à celles déjà existantes. Eversia posa son pouce en bas à droite de la page, son sceau de sorcière y apparut avant de disparaître. Puis, la lettre prit feu, des flammes violettes qui n’émettaient aucune chaleur et ne provoquèrent aucune brûlure sur les doigts nues de la sorcière.

C’était la preuve d’acceptation, Andraste allait recevoir la confirmation sous la forme d’une sensation magique et l’apparition du sceau d’Eversia au dos de sa main.

— Allons-y. La validation ne dure que trois heures.

— Oui, Maîtresse Eversia.

Hanako joignit ses mains devant elle et se mit à suivre sa maîtresse d’un pas mesure. Elle était plus heureuse que stressée par le combat qui allait avoir lieu.

— À propos de ce que vous disiez tout à l’heure… Je vous assure que je n’agis que dans votre unique intérêt. Je suis votre familier !

C’était en débattant pour prouver à Eversia qu’elle n’avait entrepris d’acte égoïste, uniquement profitable à elle-même, qu’elles se rendirent vers l’arène. Le chemin était assez long puisqu’elles ne pouvaient pas traverser directement la rivière pour s’y rendre, elles devaient suivre le cours d’eau jusqu’au pont de la Décimation, puis passer à travers tout le quartier Oculus, où siégeait l’administration et les palais des riches familles (dont celle d’Eversia), jusqu’à la place des Duels à côté de la rue de la Potence.

À cette contrainte de distance, il fallait ajouter à tout cela la forme physique d’Eversia qu’une personne âgée en forme aurait certainement battue à un test d’endurance. Elle se fatiguait vite, traînait des pieds et obligeait des pauses fréquentes.

Pourtant, en ligne droite, l’arène n’était pas si loin, elles pouvaient la voir depuis le balcon de l’appartement. Si seulement une rue avait pu partir de l’appartement directement à l’arène, pensait Eversia.

Néanmoins, même en l’état, une personne normale aurait fait le trajet en moins de vingt minutes… il fallut presque une heure au duo pour arriver.

***

L’arène était un bâtiment circulaire avec des gradins, elle était vieille de quelques siècles et avait été rénovée plusieurs fois, souvent en raison d’incidents techniques. Gravé sur tout le pourtour du terrain d’affrontement, aussi bien sur les dalles du sol que les murs, un cercle magique avec de nombreuses formules arcaniques de protection. Elles permettaient d’activer un puissant effet magique qui amortissait les dégâts infligés au sein de l’enceinte, qu’ils fussent d’origine magique ou physique.

Sans un tel rituel, il aurait été impossible pour des sorcières de s’affronter, leurs pouvoirs et les familiers qu’elles employaient étaient bien trop destructeurs. La société n’aurait nullement profité de duel à mort, les sorcières étaient rares et indispensables au bon fonctionnement de la société post-apocalyptique de Lemuria où, sans dômes et moyens magiques, toute vie devenait impossible.

La zone d’affrontement avait un diamètre de près de cinq cents mètres, elle ne permettait pas de tirer pleinement profit des capacités longue portée des canons des tanks mais, au cœur d’une ville fortifiée comme Nox, il aurait été difficile de bâtir plus grand.

— Tu es en retard, Eve ! dit une fille qui la pointa du doigt.

— Je te signale que c’est moi qui poireaute depuis une demi-heure.

Puisqu’elle avait accepté le duel et était partie immédiatement à l’arène, Eversia et Hanako étaient arrivées les premières.

Cependant, Eversia avait eu un peu faim et elles étaient donc ressortie de l’arène acheter une crêpe à la confiture de citrouille. À leur retour, le duo composé de leurs adversaires les attendait.

À cette heure, l’arène était vide. La majorité des sorcières qui n’étaient à l’université étaient en mission en ville ou dans ses alentours. En effet, nombre de quêtes confiées aux Strigae consistaient à éliminer des monstres qui s’étaient installési autour de Nox, dans les innombrables ruines couvertes par les ténèbres.

Si les humains ne pouvait pas vivre dans les Ténèbres Éternelles qui entouraient le dôme de la cité, ce n’était pas le cas des nombreux monstres et démons. Ces derniers pouvaient s’avérer dangereux lorsqu’ils s’approchaient trop près des lieux habités.

Dans l’arène, il n’y avait donc que les quatre personnes concernées, aucun spectateur. La règle voulait que quiconque pouvait non seulement utiliser l’arène pour un duel mais également assister aux combats qui s’y tenaient. C’était un lieu public où la seule règle était de ne pas saccager sous risque de sanctions sévères.

Cela dit, qui aurait eu envie d’assister au duel entre deux rang 15 ? Un tel affrontement n’intéressait personne.

En face d’Eversia, aux épaules basses, aux cheveux décoiffés et à la mine éternellement endormie comme si l’absence de soleil dans le ciel l’empêcherait à tout jamais de se réveiller, se trouvaient Amélie et sa maîtresse Andraste.

Cette dernière était une sorcière haute d’un mètre cinquante, donc un peu plus petite qu’Eversia. Elles avaient toutes les deux le même âge et avaient grandi ensemble. D’ailleurs, elles étaient dans la même promotion, même rang et même classe (Ruina).

Ses cheveux étaient noirs attachés en deux couettes qui lui arrivaient jusqu’aux genoux. Elle avait toujours eu un point d’honneur à ne pas les couper et, depuis l’enfance, elle avait contracté une sorte d’hystérie lorsqu’on lui approchait des ciseaux.

Ceux d’Eversia étaient presque de même longueur. Cependant, dans son cas, c’était plus par paresse de les couper et les entretenir qu’elle les laissait pousser. Puis, elle avait déjà affirmé qu’ils tenaient chaud, Nox n’était pas vraiment une ville tropicale, au contraire, le climat y était plutôt froid.

Même Eversia ignorait pourquoi elle portait un tel attachement à sa chevelure. La frange d’Andraste était longue et couvrait en partie ses yeux dorés. Eversia savait qu’elle cachait une cicatrice sur le front qui datait de leur enfance, une vilaine chute qui aurait pu s’avérer bien plus grave.

Physiquement, Andraste était fluette. Elle portait la robe réglementaire des sorcières, noires avec des liserés bleus et un nœud rouge au niveau du cou. De petites ouvertures en forme losange partaient de sa poitrine jusqu’au ventre. Elles auraient pu être indécentes sur une autre fille mais Andraste n’avait pas un physique suffisamment aguicheur.

Par dessus sa robe, elle portait au lieu d’une cape une veste militaire verte, une pièce de vêtement qui était considéré comme une relique puisque authentique. Parmi les Ruina, nombreuses portaient de telles reliques pour attester de leur appartenance à cette classe et elles pouvaient même substituer l’uniforme universitaire sans attirer de sanctions.

Sur ses jambes, elle avait des chaussettes hautes striées de noirs et d’orange.

Enfin, elle portait le typique chapeau de sorcière. Le sien avait un des bords qui remontait et une pointe pliée à quatre-vingt-dix degrés. Le ruban orange accroché dessus attesté qu’elle était bien en quatrième année à l’université Occulta Docta et les douilles accrochées dessus renforçaient son appartenance à la classe prestigieuse des Ruina.

Si Eversia collectionnait les plaquettes noires, d’autres sorcières, notamment celles les plus guerrières, collectionnaient les armes et les munitions antiques. Leur commerce était florissant même si elles n’étaient plus employée pour se battre. Le plus souvent, c’était les douilles qui étaient vendues.

La famille Aemula était aussi prestigieuse que les Codex, elle faisait partie des cinq les plus puissantes de la cité. Son approche était néanmoins plus laxiste, Andraste n’avait pas eu l’éducation spartiate de son amie, même si en la fréquentant elle l’avait un peu pratiquée également.

— Si tu voulais être la première, tu n’avais qu’à rester ici ! En plus, je croyais que tu étais sur la paille, qu’est-ce que tu fiches avec une crêpe d’abord ?!

Eversia ne l’avait pas encore finie, elle l’avait à moitié grignotée. Elle la considéra du regard, puis observa Andraste et lui demanda :

— Tu la veux, c’est ça ? Je n’avais pas bien compris que tu étais juste affamée. C’est dur de ne pas avoir d’argent, je te comprends…

— Hein ?!

À côté d’Andraste, Amélie étouffait un rire.

— Euh… Maîtresse, nous sommes dans la même situation… ces crêpes étaient une lubie de trop.

Mais Eversia ignora ces paroles et tendit le met en direction d’Andraste qui devint rouge.

— Je… je ne la veux pas !

— Vraiment ? J’ai la flemme de la finir…

Andraste s’avança et, sur un air hautain, prit la crêpe emballée des mains de son adversaire.

— C’est juste pour t’en débarrasser ! Ce serait du gâchis de la jeter. Mpfff !

Elle s’empressa de finir de la dévorer, puis croisa les bras et reprit un air hautain.

— Je t’excuse de ton retard puisque tu as payé un tribut !

Hanako était devenue rouge à son tour, elle était comme paralysée. Eversia lui jeta un regard en coin avant de soupirer sans rien dire.

Mais quelqu’un d’autre ne tarda pas à tirer profit de la situation pour lancer une attaque psychologique :

— Chef, nous sommes bel et bien venues pour un combat, n’est-ce pas ? demanda Amélie en faisant une moue qui indiquait qu’elle complotait quelque chose.

— Ouais, sinon nous ne serions pas venues à l’arène. Tu suis un peu ou quoi ?

— Ce n’est donc pas un rendez-vous galant avec Dame Eversia ?

— Qu’est-ce que tu racontes encore, familier impertinent ?!

— Bah, Chef, tu viens de lui porter un baiser indirect, non ? Sa salive est à présent en toi, un peu comme si elle t’avait mise sa langue dans ta bouche.

Les yeux d’Andraste s’écarquillèrent, puis elle rougit jusqu’aux oreilles alors qu’elle commença à toussoter comme si elle cherchait à recracher ce qu’elle avait mangé. Malheureusement, c’était trop tard, cela faisait un moment qu’elle avait avalé.

Amélie ne s’arrêta pas à si bon chemin, ses lèvres s’arquèrent dans une expression moqueuse alors qu’elle leva les épaules :

— J’ai cru un moment que tu acceptais l’aumône de ta rivale, mais c’est vrai que partager la nourriture c’est plutôt un truc d’amoureux, non ? C’est bien normal, vous avez grandies ensembles après tout. Vous avez dormi ensemble et…

— Tu… tu vas la fermer ?! Espèce… espèce de…

Jusque lors, Hanako avait été tout aussi empourprée qu’Andraste, à la différence qu’elle n’avait pas eu les mêmes larmes de honte au coin des yeux ; c’était normal, la situation ne la concernait pas directement. Cependant, les dernières paroles d’Amélie venaient de lui porter un coup fatal, elle fut comme transformée en statue de sel alors qu’elle sentit quelque chose d’important s’échapper d’elle.

— Nous avons même pris des bains ensemble, ajouta Eversia sur un ton désabusé et avec un visage impassible. Une fois, tu m’as même volé une culotte…

— Kyaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !!! Tu… TU VAS LA FERMER TOI AUSSI !!!

Andraste attrapa Eversia par le col et commença à la secouer. Cette dernière n’avait pas assez d’énergie pour s’y opposer, elle se laissa faire.

— N’y avait-il pas une fois aussi où elle a touché votre v…

— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHH !! Tu es de quel côté au juste ?!! Je vais te désinvoquer !

— Ce n’est pas possible, Chef, tu le sais bien. Haha !

Amélie esquivait sans mal les attaques d’Andraste. Elle avait l’air d’une simple bourgeoise portée sur son apparence mais elle restait malgré tout un familier : elle avait des compétences physiques hors normes.

— Je… je vais rompre le contrat et tu redeviendras une… une boîte de conserve rouillée !

— J’en doute fort. Mais néanmoins, je te présente mes excuses. J’ai dépassé les bornes. En tant que familier, j’ai mal interprété la situation et j’ai supposé un lien amoureux entre vous.

— Tu… Tu…

— J’oubliais ce que vous dites si souvent : « Je suis la rivale éternelle d’Eve ! Un jour, je la dépasserai et elle s’agenouillera devant moi ! Mouhahahaha ! »

L’imitation exagérée d’Amélie de sa maîtresse était hilarante, certes, mais Hanako était hors d’usage temporairement et Andraste, dont elle se moquait, ne trouvait pas cela drôle du tout.

Seule Eversia, dont les expressions faciales étaient pourtant moindre, esquissa un léger sourire moqueur avant de mettre sa main devant sa bouche.

— C’est ainsi que tu vois les choses ? Tu admets donc ta défaite ? Hohoho…

Même si elle essayait, la voix d’Eversia était bien trop blasée pour être convaincante. Andraste grimaça en lui jetant un regard presque apitoyé.

— Ça ne te réussi pas du tout… Mais genre, pas du tout du tout !

— Moi, j’ai trouvé ça amusant, rétorqua Amélie.

— Toi ! Je te retiens de toute manière ! Je vais te priver de repas pendant une semaine, tu vas voir !

— Oui, oui… La peur me glace le sang.

Amélie ne paraissait qu’amusée. C’était souvent ainsi entre elles : Eversia et Amélie finissaient par se liguer pour se moquer d’Andraste qui réagissait de manière expressive, faisant le bonheur des deux attaquantes. Habituellement, Hanako venait jouer les médiatrices, essayant de calmer les deux parties, mais à cet instant, elle avait subi un coup fatal.

Non seulement elle était facile à embarrasser, mais lorsqu’il s’agissait de sa maîtresse, la personne la plus importante à ses yeux, les dommages psychologiques étaient encore plus sévères.

Lorsque Hanako eut repris ses esprits, elle demanda timidement à Andraste :

— Puis-je vous demander, Dame Aemula, pour quelle raison vous vous considérez comme la rivale de ma Maîtresse ? N’êtes-vous pas des amies d’enfance ?

C’était une bonne occasion de changer de sujet, Andraste sauta dessus aussitôt. Mais la première à répondre ne fut autre qu’Eversia :

— Tu le sais pas ? Elle est comme ça depuis toujours. Elle n’arrêtait pas de me lancer des défis…

— …et de perdre, ne manqua pas d’ajouter Amélie en l’interrompant.

Hanako ignora la remarque qui fit pourtant grincer des dents Andraste, elle n’aimait pas les conflits et les tensions au sein d’un groupe. À ses yeux, Andraste et Eversia étaient des amies, en tout cas, c’était ce qu’elle avait toujours désiré croire.

— Ce n’était pas une manière pour vous de vous rapprocher de ma Maîtresse, Dame Aemula ? J’ai lu dans un livre que les humains entretiennent parfois des relations conflictuelles pour se sentir plus proches l’un de l’autre, l’honnêteté serait…

— Oh lààà ! Je t’arrête de suite, Hanako ! Il n’y a pas d’amitié entre nous, nous sommes juste des rivales ! Je n’aime pas sa manière de me prendre de haut, sa manière d’être et tout ça. Je veux lui prouver que c’est moi la meilleure !

— Ah, c’est juste ça ? Si tu veux, je peux dire que tu es la meilleure, proposa Eversia les mains dans les poches. Par contre, arrête de me casser les pieds avec tes duels tout le temps…

— Mais, Maîtresse !!!

— Hein ?! Tu crois que je veux d’une victoire du genre ? À qui crois-tu parler au juste, Eversia Codex ? dit Andraste en la pointant du doigt avec détermination, l’autre main sur la hanche.

— À une idiote…

— Tu… Je vais te tuer ! Je ne suis pas une idiote !! Je suis la grande Andraste Aemula ! La plus puissante sorcière de tout Nox ! Haha haha !

Eversia la fixa avec une expression dubitative provocatrice. Elle garda le silence quelques instants avant de simplement dire dans un soupir :

— Idiote…

— Maîtresse, ne dites pas cela de votre amie, voyons !

— Elle l’a dit elle-même : elle n’est pas mon amie. Traiter une rivale d’idiote, c’est tout à fait ordinaire.

Amélie se mit à rire au point de se tenir le ventre, tandis qu’Andraste fulminait en frappant du pied.

— Je… Je vais te prouver l’inverse ! Prépare-toi, Eve !!

Eversia répondit à la provocation en bâillant tandis qu’une expression crispée et des gouttes de sueur apparurent sur le visage d’Hanako.

— Désolé, Chef, je dois m’absenter quelques instants…

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ? Nous allons commencer le combat.

Amélie secoua la main devant elle tout en souriant de manière gênée (c’était un faux sourire).

— Je dois aller aux toilettes, tu sais ? J’en ai pour quelques instants.

— Tu… Tu pouvais pas y aller avant ?!

— Désolée… ou pas… Fufufu !

Sans attendre Amélie s’éloigna en courant de manière bourgeoise, laissant Andraste s’énerver et frapper du pied au sol.

— De toute manière, tu n’as jamais gagné depuis notre enfance. Te bile pas, Ando.

— Si tu veux, on peut régler ça de suite sans les familiers, tu sais ?

Andraste plissa les yeux tandis que son visage s’obscurcit sous l’effet de ses menaces. Une fois de plus, Eversia ne se laissa pas intimider.

— C’est pas possible j’ai la flemme, j’abandonnerais de suite. Puis, si on faisait un duel de magie, tu perdrais quand-même : tes pouvoirs ne sont pas offensifs.

— JE SAIS !! C’est pour ça que j’attends cette familier idiote !! Grrrrrrrrrr !!!

Andraste croisa les bras et se remit à tapoter du pied d’impatience. Le terrain de combat n’était pas dallé ou asphalté et pour cause des tanks atteignant parfois plus de cent tonnes s’y affrontaient. Aucun dallage n’aurait tenu le choc à la longue, il était plus simple de laisser de la terre battue qu’il était possible d’aplanir.

Après quelques instants, Andraste jeta un regard en coin à sa rivale (autoproclamée).

— Cette fois, ce sera différent : j’ai un nouveau sortilège. À moi la victoire ! Héhé !

— Ah bon ? Vraiment ?

— Eh oui ! Ça t’embouche un coin, pas vrai ?

Eversia ne paraissait pas vraiment inquiète, mais elle joua le jeu.

— Ouais, il se peut donc que je finisse par perdre. Je m’entraîne pas et je passe mes journées à pioncer, tu vas sûrement me dépasser tôt ou tard.

— C’est ce que je te disais ! Haha haha ! dit fièrement Andraste.

— Et donc, c’est quoi ce nouveau sort ?

— Tu vas voir, il est incroyable ! Mon nouveau sort c’est…

— Stop !! s’écria Hanako qui n’en pouvait plus. Dame Aemula, arrêtez-vous, s’il vous plaît ! Vous perdriez l’effet de surprise.

Andraste réalisa soudain le piège dans lequel elle avait failli tomber sans l’intervention d’Hanako, le familier de sa rivale.

— Toi… tu… tu… !!

— Maîtresse, n’employez pas de telles méthodes, je vous en prie ! Vous saviez qu’elle tomberait dans votre stratagème.

— Moi ? J’ai essayé de tromper quelqu’un ? J’ai trop la flemme pour faire ce genre de choses, rétorqua Eversia en levant les épaules.

Bien sûr, Hanako savait qu’elle mentait ; elle grimaça avant de soupirer. Même si sa maîtresse avait ce genre de travers, elle n’arrivait résolument pas à lui en vouloir de quoi que ce fût. Le lien magique qui les liait était vraiment intense.

— Cette fois tu vas le regretter, Eve !! Grrrr !!

Quelques instants plus tard, Amélie revint rejoindre le groupe.

— C’est bon ? On peut y aller ?

— Oui, Chef.

— Depuis quand tu as besoin d’aller aux toilettes, d’ailleurs ?

— Oh là ? Est-ce là une question à poser à son familier ?

Bien qu’ils paraissaient normaux, les familiers étaient à la base des machines. Ils devaient dormir pour structurer leur mémoire et manger pour regagner des forces comme des humains ou des sorcières, dont les besoins organiques ne différaient pas réellement de ces derniers, mais n’avaient aucune déjection. Leurs corps emmagasinaient l’énergie jusqu’à dissipation ou utilisation.

D’ailleurs, cette énergie était ce qui leur permettait de créer magiquement des munitions et du carburant, il n’y avait pas de station service réservée aux familiers dans le monde de Lemuria.

De fait, depuis le début, il ne faisait aucun doute qu’Amélie avait menti simplement pour briser les élans de motivation de sa maîtresse.

— Tsss ! À cause de toi, j’ai failli divulguer ma nouvelle technique à Eve !

— Ah bon ? Tu as failli lui dire que…

— Stop !! s’écria une nouvelle fois Hanako. Pourquoi tu te montres aussi cruelle envers Dame Aemula ?

— C’est vrai ça ! Eh oh ! Je suis ta maîtresse, montre-moi du respect !

Amélie leva les épaules de manière hautaine et démenti.

— Je suis parfaitement respectueuse d’Andraste, mais je pensais vraiment qu’elle avait éventé le secret. Hohoho !

Bien sûr, c’était un mensonge éhonté.

Ni Hanako, ni Andraste ne parurent convaincues, elles firent la moue puis revinrent à leur place ; l’affrontement semblait imminent lorsque Amélie rajouta de l’huile sur le feu.

— Il y a bien un domaine ou deux où Miss peut battre Dame Eversia, mais je doute que cela soit le combat.

— Eh oh ! Je t’ai dit d’arrêter de me ridiculiser ! Je suis ta maîtresse ! Répète donc après moi : M.A.I.T.R.E.S.S.E. !

— M.I.S.S… ce qui veut dire autre chose dans une langue ancienne au passage, un sens qui t’irait à la perfection. Fufufu !

Aucune des trois ne comprit ce qu’elle avait voulu exprimer. Les anciennes langues avaient presque toutes disparues, on n’en connaissant que des bribes grâce aux souvenirs confus et abscons des familiers.

— Tu… Toi !!

— Je suis curieuse, dit Eversia. Dans quel domaine me bat-elle au juste ?

Amélie, ignorant Andraste, s’approcha d’Eversia avec un sourire malicieux :

— Voyons voir… La stupidité pour sûr.

— Amélie ! cria Hanako sur un ton de reproche.

Cette dernière tourna à peine son regard vers elle, puis poursuivit :

— Si elle perd sur la taille, elle gagne ne revanche sur la longueur de ses cheveux.

— C’est vrai.

Oubliant qu’on venait de la traiter d’imbécile, Andraste s’enorgueillit de ses cheveux qu’elle balaya du dos de la main avec fierté.

— Elle gagne aussi sur le taille des seins, même si c’est de peu. Vous êtes toutes les deux si plates…

Un des sourcils d’Eversia se leva avec surprise, elle n’avait sûrement pas pensé à un tel domaine de compétition.

Au lieu de s’énerver de la remarque impertinente de cette familier, Eversia posa ses mains sur sa poitrine. Il lui était impossible de rétorquer.

Face à elle, Andraste bomba le torse et mit ses mains sur ses hanches pour qu’on pût mieux voir les bosses de sa poitrine.

— Eh oui ! Je te bats dans au moins deux domaines ! Agenouille-toi devant mon charme incroyable !

Eversia soupira :

— OK, je veux bien t’accorder ces victoires. Tu as un corps si… féminin, on dirait une vraie cyka.

— N’est-ce pas ? Héhé !

Andraste n’avait pas encore pris la peine de penser à ce qu’on venait de lui dire : Eversia avait glissé un mot étranger dans sa phrase qui n’était pas vraiment un compliment. En effet, Eversia, comme toutes les Codex, était initiée à une des langues mortes qu’on transmettait au sein de la famille.

— Maîtresse, j’ai l’impression que vous vous moquez encore de Dame Aemula… Ne serait-ce pas une insulte ?

— Moi ? Jamais je ne me moquerai d’elle…

— Tu le fais tout le temps ! rétorqua Andraste.

— Et que veux dire cette parole ? demanda Amélie, les bras croisés en retenant un sourire. Su… ka… ?

C’était la prononciation de cette parole fort simple.

— Traînée… Avec un tel corps, même une professionnelle ne serait pas à son niveau.

— N’est-ce pas ? s’écria Andraste sur un ton encore plus fort.

Contrairement aux deux autres, elle connaissait cette parole puisqu’elle avait grandi avec Eversia ; elle connaissait au moins les insultes. Mais, dans l’entrain du moment, l’information n’avait pas encore atteint la partie analytique de son cerveau.

Amélie ne manqua pas de glousser, puis de rire franchement.

— HEIN ?! Attends ! Je… Je ne suis pas une cyka !!

— Mes excuses. Avec ta poitrine débordante et tes manières aguicheuses, j’ai bien cru un instant que tu l’étais devenue.

Hanako tomba à genoux, elle avait envie de pleurer.

— Pourquoi ça se passe toujours comme ça ? Ouinnnn !!

Finalement, Amélie vint enlacer sa maîtresse par derrière, collant sa poitrine réellement abondante contre l’arrière de sa tête.

— C’est donc comme cela que tu apportes de l’argent à la maison ? J’ai bien fait de ne jamais en demander l’origine.

— Toi ! Si tu n’arrêtes pas, c’est toi que je vais cyka-iser avec tes morceaux de gras indécents !!

Andraste se débattit mais Amélie ne parut pas disposée à la laisser partir. Si Hanako n’enviait nullement leur relation conflictuelle, à cet instant son regard ne manqua pas de s’emplir d’une certaine jalousie : elle avait également envie d’enlacer sa maîtresse !

Après peu…

— J’arrête, Chef. Mais franchement, c’est pas avec ça que tu peux te permettre de frimer.

— Grrrrr !!!

Pour remuer le couteau dans la plaie, Eversia finit par demander :

— Et sinon, on s’y met ou pas ? Je vais finir par me mettre à pioncer, tu sais ?

— Toi alors !!

Sans plus tarder, le visage furieux, Andraste tendit la main devant elle et commença à entonner des paroles d’incantation :

— Entendez le nom glorieux qu’est le mien, serviteurs éternels des éthers ! Moi, Andraste Aemula t’ordonne, par le pacte qui nous lie, d’exposer ta véritable forme ! Déploie tes pouvoirs ! Transformation forcée !!

Sa main se mit à briller d’une lueur rouge alors qu’un rayon en jaillit et vint s’abattre sur Amélie. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, elle n’avait pas activé la magie de l’arène mais avait forçé simplement son familier à prendre sa forme de combat.

Normalement, le pacte rendait les familiers très bien disposés envers leurs maîtresses, on parlait même de pacte de servitude assez souvent puisqu’il réduisait la capacité d’opposition à presque néant. Toutefois, il existait des cas récalcitrants comme Amélie sur qui le pacte ne paraissait pas fonctionner si bien.

C’était pour ce genre de cas que les sorcières apprenaient quelques sortilèges d’ordre généraux — ceux que toutes les sorcières pouvaient employer, en plus de leur spécialité magique — afin de contraindre leur familier.

Au fil du temps, ces sorts étaient devenus obsolètes, presque plus personne ne les utilisait. On assumait qu’arriver à cette extrémité dévoilait l’incompétence de la sorcière et on se moquait d’elle, on les pointait du doigt et on les traitait d’esclavagistes.

C’était un acte brutal que venait d’entreprendre Andraste, mais ce n’était pas la première fois qu’elle était contrainte de s’y résoudre.

Frappée par le rayon, Amélie leva les épaules et se mit à rire :

— Quelle maîtresse barbare m’a-t-on attribuée… Si tu voulais que je me transforme, il suffisait de demander.

— C’EST BIEN CE QUE J’AI FAIT !!

Un nuage de poussière jaillit du corps d’Amélie qui révéla l’instant suivant sa forme de combat : celle d’un tank.

Un monstre tout en métal haut de presque trois mètres et long de presque dix pour cinquante quatre tonnes.

Un canon à âme lisse chromée de 120 mm, long de 52 calibres.

Une tourelle aux plans incurvés, rectilignes et au viseur de masque gyrostabilisé.

Un lourd blindage composite en « mille-feuille », exploitant diverses plaques de métal pour éviter les chocs.

Le char d’assaut était de couleur bleu nuit avec deux fleurs de lys dorées sur les plaques latérales. Sur la tourelle, en blanc, était écrit dans une police cursive : « Amélie ». L’alphabet était le même que celui utilisé à l’époque moderne.

À Clades, ce n’était pas une chose si rare que de voir apparaître ce genre d’engins blindés de destruction, les Ruina de toutes les cités disposaient de tels familiers. Les modèles différaient de l’un à l’autre, de même que leurs formes et les armements qu’ils embarquaient mais, aux yeux des civils, ils demeuraient des « monstres de métal prenant la forme de jeunes femmes ».

Le terme de monstre pouvait paraître vexant mais il était facile à comprendre. Du point de vue d’une personne normale, le potentiel de destruction de ces machines était incroyable, incommensurable. Grâce à la magie, elles avaient obtenu l’intelligence et l’autonomie qui leur avait fait défaut autrefois.

Leur nom officiel était « Bellum Machinis », mais le terme de monstre était bien plus diffusé.

Chaque familier naissait (ou renaissait) avec un certain nombre d’informations héritées par le biais de la magie du pacte. Parmi elles, des bribes de langage et de connaissances de l’ancien monde mais également leur désignation et leur modèle.

Amélie était un char AMX-56, autrement nommé Leclerc. Elle avait adopté d’ailleurs cette désignation en guise de nom de famille, c’était une coutume courante parmi les familiers (quand elles le connaissaient, les informations différaient d’une familier à l’autre). Elle avait jadis combattu pour le « Pays Blanc » ou encore nommé « Pays du Lys » dont on ignorait l’ancienne appellation.

Andraste ne tarda pas à monter sur la tourelle en croisant fièrement les bras alors que le vent balayait ses couettes.

— On vous attend !

— On dirait bien que c’est à notre tour, dit Eversia démotivée.

Elle se massait les épaules comme un vieillard harassé.

— Oui, Maîtresse ! Transformation !

Hanako ne fut pas forcée à adopter sa forme de tank, dans son cas c’était l’inverse, c’était elle qui devait pousser sa maîtresse pour qu’elle daignât entreprendre le moindre combat.

Le tank que devint Hanako était bien plus petit qu’Amélie. Sa longueur était de presque neuf mètres cinquante. Sa hauteur était de deux mètres trente. Sa largueur de trois mètres vingt. En outre, son poids n’était que de quarante quatre tonnes, un des plus légers de la catégorie des MBT de troisième génération.

Les sorcières avaient trouvé des documentations qui classaient les tanks par générations : Amélie et Hanako étaient dans la même.

Néanmoins, si jadis ce classement avait été important pour déterminer les capacités d’une machine à l’autre, les plus modernes étant les plus performantes, dans le monde de Lemuria ces engins de guerre étaient animés de magie : leurs capacités dépendaient avaient tout de cette dernière, de la qualité du lien avec leur maîtresse et de sa puissante intrinsèque.

Ainsi, un ancien tank de première génération avait largement les moyens de détruire un char de dernière génération. La logique technologique ne s’appliquait qu’à moindre mesure aux tanks-familiers.

Le canon d’Hanako était de même calibre que celui d’Amélie : 120 mm de diamètre pour 44 calibres de long (donc un peu plus court malgré tout).

Sa tourelle plus longue et plus écrasée la rendait moins haute, plus compacte, plus profilée et difficile à toucher. À l’arrière de celle-ci se trouvait une partie grillagée, un panier, permettant à l’engin de transporter de diverses affaires. À côté d’une des écoutilles, un peu à la manière d’Amélie, se trouvait un viseur gyrostabilisé et, à l’avant de la tourelle, un poste d’observation protégé.

Son blindage composite était particulier, il avait été réalisé à l’aide d’un mélange d’acier et de nanocristaux dont seul le pays fabriquant avait le secret.

Ses chenilles étaient couverte par des jupes latérales noires qui protégeaient non seulement des débris et éclaboussures mais également des détections infrarouges.

Sa carrosserie était peinte en blanc légèrement bleuté, une couleur qui aurait pu parfaitement se camoufler dans la neige. Sur l’avant de la tourelle, à gauche, se trouvait un motif de camélia. De l’autre côté, le symbole d’un soleil, un point rouge avec huit tiges autour.

Cette marque était moins fréquente que le point rouge entouré de blanc, mais était connue malgré tout pour être celle du Pays du Soleil Rouge.

Le modèle de tank dont faisait partie Hanako était simplement affublé du chiffre « 10 » et d’un étrange symbole que les sorcières n’arrivaient pas à lire et qui devait correspondre à une langue ancienne du pays.

— Maîtresse, je suis prête au combat !

Même sous cette forme, elle pouvait parler normalement. Il fut un temps, on l’aurait qualifiée d’objet parlant.

— Ouais, ouais, y a pas le feu…

Calmement (ou sans motivation), Eversia grimpa sur le glacis puis se dirigea vers l’arrière du tank… lentement, au point d’exaspérer Andraste qui attendait. Elle s’installa finalement dans le panier arrière.

— Cela faisait un moment, Maîtresse.

— Ouais… Enfin, j’aurais bien aimé pioncer sur le canapé en vrai. C’est un temps à dormir.

Au-dessus d’elles, le ciel était aussi nocturne que d’habitude, aucun nuage à l’horizon, aucune étoile, juste les lumières magiques de la cité qui ne faiblissaient jamais.

— Vous, vous pourrez vous reposer une fois la victoire obtenue, Maîtresse.

— On dirait que tu en fais une affaire personnelle, Hana.

— C’est un duel, c’est forcément une affaire personnelle !

Eversia bâilla au lieu de répondre. C’est à cet instant qu’Andraste dit :

— On y va ! Activons la magie de duel !

— Ouais, ouais…

Toutes les deux tendirent leur main devant elle et se mirent à psalmodier. Leurs pouvoirs conventionnels n’exigeaient pas de longues incantations, ils étaient destinés à être utilisés en plein combat où il fallait réagir vite ; seuls les rituels et quelques sorts généralistes comme celui employé par Andraste pour transformer Amélie nécessitaient de longues formules vocales.

Les plus simples utilisaient simplement la langue courante mais les plus complexes pouvaient nécessiter l’utilisation de la langue arcanique qui était particulièrement difficile à prononcer. Les sorcières s’entraînaient des années pour apprendre à l’articuler parfaitement.

La langue arcanique était celle des démons, d’après les dires. En tout cas, nombreuses sorcières en mission à l’extérieur attestaient avoir rencontrer des démons employant un langage très similaire. Quoi qu’il en fût, son utilisation était généralement restreinte aux rituels et textes arcaniques complexes, puisque nombreux concepts magiques étaient plus faciles à expliquer à l’aide de celle-ci.

Devant les mains des deux sorcières apparurent des cercles magiques avec des inscriptions ésotériques. À un moment donné, elles prononcèrent chacune leurs noms respectifs, scellant ainsi l’engagement du duel.

Puis, leurs deux cercles tournoyants, où des symboles étaient apparus au fur et à mesure de l’incantation, s’éloignèrent et vinrent se heurter l’un l’autre. À cet instant, un cercle plus vaste, à l’échelle de toute l’arène apparut au sol et se mit à briller ; il disparut rapidement à son tour, laissant des marques sur les parois de l’enceinte et délimitant ainsi la zone de duel.

Tout était en place. Les symboles luisants attestaient que le rituel Pacem Circulus était en place. Elles pouvaient à présent se battre de toutes leurs forces sans s’inquiéter de la survie de leur adversaire. Le combat pouvait commencer.

Andraste entra à l’intérieur du tank en passant par l’écoutille de la place conducteur. Eversia, pour sa part, ouvrit l’écoutille de la tourelle mais au lieu d’y entrer, elle prit une paire de coussins et partit se coucher dans la panier arrière en bâillant.

— C’est parti ! cria Andraste. En avant tout, Amélie !

Sur ces mots, le moteur du char Leclerc vrombit soudainement et effectua un démarrage éclair. Malgré son poids, sa turbine à gaz lui permit une accélération immédiate. Même sans les capacités magiques qui l’inhibaient à présent, Amélie avait été jadis un modèle de char rapide et agile. Il allait sans dire que ses capacités actuelles dépassaient la logique technologique de cette époque.

Sans attaquer, elle passa à côté d’Hanako en soulevant un impressionnant nuage de poussière ; c’était juste de la provocation.

À l’intérieur de l’habitacle, Andraste activa sa magie en touchant la paroi métallique à ses côtés :

— Cerberus Inferno : Déploiement !

Sa main s’entoura d’une énergie rouge qui s’écoula ensuite à travers toute la carrosserie d’Amélie. Il s’agissait d’une magie de soutien capable d’augmenter simultanément la vitesse, l’agilité et la puissance de feu ou bien soigner le tank ou encore augmenter son blindage. Elle avait trois utilisations distinctes comme les trois têtes du monstre légendaire dont était tiré son nom.

Dans un duel de magie, Andraste n’avait aucune capacité à opposer à son adversaire. Elle n’était pas vraiment pas la seule sorcière dans cette situation, parmi les Ruina la majorité disposaient de pouvoirs qui ne fonctionnaient qu’en collaboration à l’utilisation de leur familier. Elles se distinguaient en cela des Impius, ces sorcières méprisées qui n’avaient pas de familier, mais disposaient de pouvoirs magiques personnels plus puissants en compensation.

Grâce à Cerberus Inferno, la vitesse d’Amélie augmenta encore. Elle se mit à tourner autour d’Hanako qui ne s’était pas encore déplacée.

— Maîtresse ? Vous… vous ne seriez pas en train de faire une sieste par hasard ? Je n’ai aucune chance de gagner toute seule, vous savez ?

Eversia bâilla de plus belle en se couvrant la bouche, ses yeux étaient presque clos.

— Mais non, tu es très forte, Hana. Tu vas gérer, c’est sûr.

Elle leva le pouce pour l’encourager.

— Mais ! Maîtresse !!!

À cet instant, une détonation retentit et un impact eut lieu à quelques centimètres des chenilles d’Hanako.

— Hiiiiiiiiii !!!

Le tir aurait pu la toucher mais Amélie ne voulait sûrement pas d’une victoire si facile.

Hanako se mit timidement en mouvement, tandis qu’Amélie continuait à décrire des cercles autour d’elle à une vitesse de plus de cent kilomètres heures. Hanako était confuse, elle ne savait trop que faire.

— Amélie, feu !

Suivant l’ordre d’Andraste, le canon du char Leclerc ajusta sa visée et vomit des flammes en même temps qu’un obus.

Hanako fit feu en même temps. Elle ajusta son canon avec une vitesse qu’aucun char d’antan n’aurait pu atteindre ; la magie était bien sûr à l’œuvre. Elle aussi tira le même genre d’obus. Les deux belligérants employaient le même calibre, en fait, elle auraient pu même s’échanger leurs munitions si celles-ci n’étaient pas créées magiques juste avant le tir. Les deux projectiles se percutèrent en plein vol, une prouesse qui révélait uniquement du hasard.

Un son de friction métallique suivit d’une explosion en vol se répandirent dans l’arène.

Bien que de calibre équivalent, l’obus d’Amélie, renforcé par la magie d’Andraste, avait un léger avantage. Les débris se mirent à pleuvoir sur la plaque de blindage avant d’Hanako sans parvenir à faire plus que la rayer.

— Hiiiiiiiiii !!

Cédant à la panique, Hanako poussa un cri affolé quand bien même elle n’avait subi aucun réel dommage ; il en fallait plus pour percer son blindage composite.

— Maîtresseee !! Je vous en prie, aidez-moi ! Amélie et dame Aemula ne sont pas faibles !

En effet, même si leur rang était au plus bas et leur entente déplorable, elles étaient individuellement puissantes et formaient une redoutable force de combat.

— C’est relou… Le duel était ta suggestion, je te signale.

— C’était pour vous ! Si nous gagnons des points, nous pourrons manger mieux et même vous acheter une plaquette géante !

Les mouvements des deux tanks se poursuivaient. Afin de ne pas être une cible trop facile, Hanako faisait tourner ses moteurs à plein régime, sacrifiant sa précision de tir au profit d’une défense mobile. Amélie demeurait plus rapide malgré tout.

Sans magie, les deux tanks avaient jadis eu des capacités semblables : même calibre de canon, même vitesse, un système d’ajustement de visée en tir similaire, même vitesse…

Devenue des familiers, leurs vitesses étaient au moins étaient restées sensiblement les mêmes qu’auparavant, Amélie avait gagné un léger avantage mais qui ne se ressentait pas vraiment en combat.

Néanmoins, avec la magie d’Andraste, la balance penchait drastiquement de son côté. Elle avait bien quarante pourcents de vitesse en plus par rapport à la normale.

Ce n’était pas la première fois qu’elles s’affrontaient, Hanako savait pertinemment qu’elle ne pourrait pas battre le duo sans l’aide d’Eversia. C’était tout simplement impossible.

Tout en faisant cracher leurs moteurs et en faisant grincer leurs chenilles, les deux tanks poursuivirent les ballets de tirs à une cadence qu’aucun tank ordinaire n’aurait pu tenir.

Trois obus touchèrent le flanc gauche d’Hanako. Ils auraient normalement laissé des sillons mais grâce au rituel du duel ils provoquèrent simplement une douleur équivalent à une griffure. Le poste d’observation sur la tourelle eut moins de chance, un tir direct le percuta et il se détacha.

De son côté, Amélie essuya des impacts bien trop légers pour l’arrêter.

— Ne sous-estime pas les mouvements de mon Amélie !

— Eh oh, Chef ! Si tu continues de m’appeler comme ça, je vais arrêter de me battre, tu sais ? Je n’appartiens à personne.

— Hein ?! OK, c’est bon, j’arrête.

Amélie s’arrêta soudain en effectuant un dérapage qui lui permit de faire face à Hanako. Cette dernière, endolorie et un peu fatiguée, s’arrêta à son tour.

L’écoutille de la tourelle s’ouvrit et Andraste passa la tête à l’extérieur.

— Eh ! La fainéante ! Tu t’y mets ou pas ? Je ménage la pauvre Hanako depuis avant mais si t’y mets pas sérieusement, je vais vous botter le train !

Cependant, aucune réponse ne lui parvint.

Hanako avait envie de pleure. D’ailleurs si elle avait été dans un manga sûrement aurait-on vu couler de ses phares des torrents de larmes. Eversia s’était assoupie, elle n’avait même pas écouté les menaces de son amie d’enfance (rivale).

Comment pouvait-elle être si détendue alors que des tirs avaient lieu si près d’elle ?

Une personne normale aurait eu les tympans percés en restant dans le panier arrière pendant un tel échange. Et c’était sans prendre en compte l’onde de choc qui résultait de chaque détonation. Les obus de 120mm étaient d’une puissance redoutable. Parmi les sorcières, presque aucune ne restait à l’extérieur en plein combat, ou alors portaient-elle des casques ou des objets magiques pour se protéger.

Mais, malgré les mouvements et les tirs, les yeux d’Eversia étaient parfaitement clos et son rythme cardiaque lent. Elle était détendue, à penser qu’il aurait pu s’agir là d’un pouvoir magique.

— Désolée, Dame Aemula…, s’excusa Hanako.

— Tu ne vas pas me dire qu’elle roupille, cette larve de sorcière ?

Le canon d’Hanako produisit un mouvement vertical semblable à un « oui ».

— Grrrrrrrr !!! Amélie ! Si tu peux vise en priorité le panier ! Je vais lui apprendre à cette… !!

Elle ne finit pas sa phrase et rentra dans le tank en colère.

— Elle est réellement furieuse cette fois. Dire qu’elle a une nouvelle capacité à montrer à son amie… euh, rivale… mais cette dernière n’en a que faire. Quelle tristesse ! Fufufu !

— On ne dirait pas vraiment que ça te chagrine, Amélie…, fit remarquer Hanako.

Elles communiquaient de vive voix puisqu’elles étaient face à face ; elles pouvaient également le faire par radio en plein combat.

Une goutte de sueur et une grimace auraient pu être visibles sur le visage d’Hanako si elle n’avait pas été sous la forme d’un char d’assaut.

L’attaque reprit, les deux tanks se remirent en mouvement tout reprenant les tirs. Eversia ne semblait toujours pas disposée à aider la pauvre Hanako qui peinait à tenir tête à ses deux adversaires. Et, selon leurs dires, elles n’avaient toujours pas déployé leur plein potentiel.

Quel pouvait être cette nouvelle botte secrète ?

Hanako subissait les tirs, elle avait beau se cacher derrière les éléments de décor prévu à cet effet, tel que des piliers à moitié détruits ou des barricades, avec un adversaire qui lui tournait autour à une telle vitesse, elle trouvait toujours un angle pour passer outre le couvert.

Bien sûr, ces barricades n’étaient pas normales, elles étaient renforcées par magie dans le but de servir pendant les duels. Un espace dégagé aurait simplement donné l’avantage au plus puissant duo, or il y avait également la stratégie et l’adaptation à prendre en ligne de compte dans ce genre d’affrontements.

De fait, le centre de l’arène ressemblait à un petit pâté de maison en ruine où il était possible de se dissimuler.

À mesure que les minutes s’écoulaient, les abris devinrent la seule manière pour Hanako de résister ; Amélie ne pouvait pas tirer profit de sa vitesse dans l’étroitesse des passages des ruines.

Alors qu’elle quitta un mur pour se diriger vers un autre — depuis lequel Hanako espérait avoir un meilleur angle de tir—, un obus la prit par surprise et toucha son blindage arrière où se trouvait, notamment, son moteur.

— Aïeeee !!!

La douleur était vive. En terme d’anatomie humaine, c’était comme si elle avait subi un coup de bâton sur le postérieur.

— Ah zut ! Ratée ! s’écria Andraste.

Hanako comprit immédiatement que ce n’était pas le moteur qui avait été ciblé — un des points faibles des tanks— mais bien sa maîtresse couchée dans le panier arrière. Il s’en était manqué d’à peine une dizaine de centimètres d’élévation du canon.

Eversia ne cligna pas et ne se réveilla pas. Pour protéger sa maîtresse, Hanako s’empressa de revenir dans les ruines centrales pour s’y cacher.

Amélie et Andraste continuaient de tourner autour en profitant de leur vitesse incroyable.

— Quel dommage… Dame Eversia ne semble pas disposée à se battre réellement. Utiliser notre botte secrète me semble totalement inutile.

— Amélie, reste concentrée, bon sang ! Le combat n’est pas fini ! Si elle ne veut pas être sérieuse, nous allons l’obliger à le devenir

— N’empêche, ce combat est d’un ennui… Pfff ! On dirait que même toi, Chef, peut gagner.

— Eh oh ! Tu veux dire quoi par là, familier impertinent ? Je suis très compétente, tu sais ?

Amélie hésita un instant avant de répondre sur un ton peu convaincu :

— Oui, oui, je sais… Tu es trop forte, en effet…

— Tu te moquerais pas de moi par hasard ?

— Je n’oserais pas. Fufufu !

Même à l’orée de la victoire, leur duo était toujours aussi conflictuel.

Pendant ce temps, Hanako reprenait son souffle. Elle était persuadée qu’à ce stade, l’issue était déterminée : elle allait perdre. Comment aurait-elle pu gagner contre une sorcière et un familier qui travaillaient de concert ?

Dans la promotion, tout le monde sous-estimait aussi bien Andraste qu’Amélie, mais elles étaient redoutables. Il en allait de même pour Eversia. Si on se basait uniquement sur les notes et le rang, bien sûr, elle était au bas de l’échelle. Pourtant, Hanako savait que cela ne reflétait en rien les capacités réelles de sa maîtresse.

— Si seulement elle était un peu plus motivée…, pensa Hanako en soupirant.

Elle décida à cet instant qu’elle ne pouvait abandonner, elle devait faire honneur au nom prestigieux des Codex, même si Eversia n’y prêtait aucune importance.

Elle coupa les moteurs pour ne plus faire de bruit et disparut totalement derrière un mur en béton. Elle tourna lentement son canon en direction d’un des trous et observa au travers en utilisant ses senseurs et ses yeux — il ne fallait pas oublier que même si elle avait l’apparence d’une machine, elle demeurait un familier, une créature magique, le bout de son canon était comme un œil pour elle.

Elle se mit à attendre le bon moment, celui où Amélie passerait devant. Même si elle était augmentée par magie, Amélie n’était pas plus résistance et ses points faibles restaient les mêmes qu’auparavant. Le blindage de flanc ou arrière étaient plus fins que celui antérieur ou celui de la tourelle. Si elle pouvait atteindre précisément une de ces localisations, elle pouvait encore gagner.

Amélie ne tarda pas à deviner le piège que lui tendait Hanako. Elle ralentit son allure et avança en inspectant attentivement chaque débris constituant ces ruines.

— Te cacherais-tu, ma chère ? Cela ne te ressemble pas…

— C’est à cause de l’autre larve, dit Andraste. La pauvre en est réduite à ça. Même elle a honte de sa sorcière…

— Je ne le pense pas, Chef. Hanako est une brave fille.

— Arrête de me répondre tout le temps. Un peu de respect pour ta supérieure !

— J’ai beau être un familier, je ne suis pas une esclave pour autant. Puis, si tu dis des choses insensées, je suis obligée de te reprendre.

— Arrête de te rebeller, espèce de familier insubordonnée !

— Je ne rebelle pas, j’aime juste ma liberté.

— Je t’en donnerai de la liberté, moi ! Nous sommes en plein combat, arrête de me contrarier à tout bout de champ !!

— Ouais, ouais… Espèce de tyran !

La concentration d’Amélie venait d’être mise à mal par cette dispute. Même si elle faisait toujours semblant d’être indifférente aux paroles d’Andraste, il y avait des sujets qui la touchaient malgré tout. Parmi eux, la liberté en était un et c’est pourquoi elle maugréa intérieurement au lieu de prêter l’attention nécessaire à son adversaire.

Hanako ne rata pas cette occasion. La plus grande faiblesse du duo n’était autre que lui-même : il suffisait d’attendre une dispute qui surgirait inévitablement.

— Maîtresse, vous ne voulez vraiment pas m’aider ? demanda Hanako par acquis de conscience.

Mais Eversia ne répondit pas puisqu’elle dormait à poings fermés.

— Comment vous faites, maîtresse ? J’ai envie de pleurer….

Mais l’heure n’était pas aux larmes, elle ne devait absolument pas laisser passer cette chance. C’était un pari de type quitte ou double : si elle ratait son tir, elle ne pourrait pas éviter la contre-attaque d’Amélie, son moteur éteint ne lui permettraient pas d’esquiver assez vite, il leur fallait quelques secondes pour le remettre en fonctionnement.

Chargeant un obus anti-char APFSDS, soit Armour-piercing fin-stabilizer discarding sabot, une incantation mystérieuse qui provenait de l’Ancien Temps, elle ouvrit le feu à peine vit-elle son adversaire passer dans le collimateur.

* BOOOOOM *

La détonation retentit avec force. À cette distance, même si Amélie était rapide, elle ne pourrait l’esquiver.

Le tir d’Hanako était parfait, elle avait levé suffisamment sa visée pour toucher le coin arrière du flanc du Leclerc. L’obus-flèche transperça le blindage et toucha le moteur qui se trouvaient derrière.

De la fumée noire dense sortit par le trou, Andraste se mit à tousser dans l’habitacle qui en était à présent rempli. Amélie s’immobilisa, tandis qu’à l’inverse Hanako remit ses moteurs en route.

Profitant de l’immobilisme de son ennemie, elle quitta son abri et chargea une munition JM12A1, un obus HEAT. Les munitions d’Hanako (et en général des tanks) se divisaient en APFSDS, rapide et perforante dont l’action était cinétique, et en HEAT, à charge creuse, plus lent et tirant sa puissance d’une réaction chimique. Chaque type était plus avisé contre un type de blindage.

.

Amélie tourna immédiatement sa mitrailleuse en tourelle, plus rapide que le mouvement de son canon. Elle accueillit l’approche d’Hanako grâce à sa mitrailleuse de type AANF1 et de calibre 7,62mm.

Malheureusement, une telle arme n’avait aucune chance contre le blindage avant d’Hanako qui riposta, à son tour, avec sa mitrailleuse coaxiale Type 74 (celle située à côté de son canon). Plutôt que le blindage qu’elle n’avait que peu de chance de percer, tout au mieux elle aurait pu l’esquinter, elle visa les chenilles qui finirent par se briser sous les coups de feu répétés.

— Chef, elle va refaire feu ! cria Amélie.

— Je sais… JE SAIS !!

Andraste, qui était secouée, assourdie et asphyxiée, se reprit. Posant ses mains sur la paroi intérieur d’Amélie, elle interrompit la précédente aura magique et changea le type de renfort en déployant une nouvelle tête du « cerbère ». Une aura rouge foncée se propagea sur toute la surface du char et le blindage composite d’Amélie se renforça drastiquement.

Hanako changea brusquement de trajectoire, elle se rapprocha en passant par la droite.

* BOOOOM *

Cette fois, ce fut le canon d’Amélie qui ouvrit le feu. L’obus toucha Hanako de face sans réussir à percer le blindage, mais laissant une marque et une vive douleur.

Avec détermination, Hanako poursuivit l’offensive.

— Chef ! Il faudrait peut-être activer notre atout, non ?

— Ne me donne pas d’ordres ! C’est toi le familier !

— Si les choses sont ainsi , il vaut mieux que j’arrête de l’être, non ?

— HEIN ?! Raconte pas n’importe quoi ! C’est pas au familier de décider de toute manière !

— Dans ce cas, perdez et faites-vous humilier une fois de plus par Dame Eversia ! Garder son atout caché à cause d’un orgueil stupide, je ne peux cautionner. Chef idiote !

Andraste se mit à grogner en affichant une expression de colère.

En effet, elle ne voulait pas l’utiliser tant qu’Eversia ne daignerait pas prendre part au combat. Ce serait un déshonneur que d’utiliser ses pleins moyens contre un simple familier.

Hanako n’était plus très loin. Virant d’un seul coup sur la gauche, elle se plaça droit derrière Amélie et visa le moteur qui était déjà endommagé. Même si le blindage composite du Leclerc était destiné à résister aux obus de type HEAT, un ogive anti-char à charge creuse explosive, et était à présent renforcé par magie, Hanako était assurée de causer de lourds dégâts, voire un coup fatal.

Malgré la dispute avec sa maîtresse, Amélie parvint à voir clair dans la stratégie d’Hanako et tira en même temps qu’elle. Les tirs étaient presque à bout portant, à cette distance esquiver était impossible.

L’issue était convenue : l’obus-flèche d’Amélie pénétra certes le blindage avant mais n’arrêta pas son adversaire. À l’opposé, l’ogive d’Hanako avait su parfaitement tirer parti du précédent trou pour atteindre une nouvelle fois le moteur. Encore plus de fumée s’échappait.

Le combat était fini. C’était une nouvelle victoire pour le duo Eversia/Hanako… même si la première n’avait absolument pas pris part au combat.

— J’ai… gagné ? Maîtresse, vous avez vu ? J’ai gagné !

Mais, la réponse d’Eversia fut un peu différente de ce qu’elle attendait.

— Hana, fiche le camp d’ici, ordonna-t-elle avec un certain détachement.

— Que dites-vous, maîtresse ? J’ai détruis le moteur : le duel est fini.

— Puisque je te dis de te tirer, insista-t-elle.

Même si elle avait gagné, même si elle ne comprenait pas la raison, elle suivit les ordres d’Eversia et fit marche arrière à plein régime. Une des particularités des chars de Type-10 était d’avoir une vitesse avant et arrière identique. C’était donc prestement qu’elle prit de la distance.

La tourelle d’Amélie la pointa aussitôt et commença à tirer. Le canon vint se rajouter à l’offensive et gronda.

— Hein ? s’étonna Hanako en encaissant les tirs avec son meilleur blindage.

Autour d’Amélie une nouvelle aura rouge apparut. Elle était similaire à la magie de Cerberos qu’employait Andraste mais bien plus intense.

— Hiiiiii ! Qu’est-ce… ?

Un obus-flèche toucha Hanako et transperça une nouvelle fois le blindage ; heureusement, Eversia n’était pas au poste de pilotage, sinon elle aurait été blessée… voire coupée en deux, dans une situation normale (hors rituel de duel).

— Ça… ça fait mal !

Hanako ne s’expliquait pas encore comment son adversaire pouvait encore avoir la force de combattre. Au-delà de la perte de mobilité provoquée par la destruction du moteur, être touché à cet endroit-là était l’équivalent de prendre un violent coup dans la tête ou dans le cœur pour un familier.

Autrement dit, si Hanako était persuadée qu’Amélie était défaite, c’était surtout parce qu’une telle attaque était l’équivalent d’un K.O.

Hanako, blessée à son tour, ne tarda pas à entrer à nouveau dans les ruines pour y chercher refuge et répit.

— Maîtresse, comment est-ce possible ? demanda-t-elle en reprenant son souffle.

— Ce n’était pas un mensonge, Ando a développé une nouvelle technique…

— De quoi parlez-vous, Maîtresse ?

— Ando peut déployer à présent deux têtes du cerbère.

— Vraiment ? Elle… Dame Aemula est impressionnante !

— Plus qu’impressionnante, c’est une fille bornée et idiote. Ce sont les idiots qui finissent un jour par surprendre tout le monde en rendant l’impossible possible.

— Je… je ne sais pas si vous la louez ou la tournez en ridicule.

Eversia ne répondit pas, elle se contenta de bâiller.

— Maîtresse, je… je vous le demande encore une fois : ne voudriez-vous pas prendre part à ce combat ? Je me sens sincèrement dépassée.

— Je sais pas… Ça m’a l’air pas mal chiant.

— Mais, elle est votre amie d’enfance !

— Et alors ?

Hanako ne savait plus quoi dire, on ne pouvait voir son visage attristé, mais sa voix révélait suffisamment son humeur.

— Je… je vous en supplie, maîtresse. Je… j’étais tellement contente que vous ayez accepté de venir vous battre avec moi aujourd’hui, mais finalement… vous… vous ne vouliez pas…

— Évidemment, se battre est crevant. L’unique sens à ma vie est de me la couler douce, tu sais ?

Hanako parut démotivée et résignée, elle connaissait bien celle qui l’avait éveillée : elle le pensait vraiment.

— Je sais… Merci de m’avoir accompagnée jusqu’ici. Je vais essayer de faire de mon mieux pour que vous ne vous soyez pas déplacée pour rien. La moitié des points de Dame Aemula ferait du bien à notre quotidien.

Dans les principes de vie d’Eversia, l’effort, le sport et le travail étaient formellement proscrits. Néanmoins, elle n’ignorait pas que celle qui lui permettait de suivre ce précepte sans risquer de mourir de faim ou de soif n’était autre que sa fidèle familier.

Eversia soupira longuement, ce que Hanako interpréta comme une faille dans sa carapace de nonchalance.

— Avec plus d’argent, nous pourrions acheter la grande plaquette noire, ne pensez-vous pas ?

— Vu sa taille, je ne pense pas qu’on puisse encore l’appeler « plaquette ». Puis, il faudrait plus que les points de l’autre idiote…

— Qu’aurais-je dû dire ? Table noire ?

Eversia soupira une nouvelle fois.

— Bon, je t’accorde une seule minute d’effort.

Elle se gratta la tête en cachant son embarras. Elle aimait Hanako mais ne pouvait le dire aussi ouvertement, elle avait sa fierté de sorcière. Eversia avait été élevée à la « dure ». La famille Codex, une des familles les plus illustres de la ville était également la plus élitiste. Il n’y avait pas de place pour les faibles parmi eux.

Et c’était en pensant laisser Hanako s’améliorer qu’elle l’avait laissée gérer le duel. Elle avait entièrement confiance dans les capacités de sa familier. Mais, de toute évidence, elle avait atteint ses limites.

— Merci infiniment, maîtresse ! Vous êtes la meilleure !

— Nous n’avons pas encore gagné. Tu me remercieras après. Au fait, comment vont tes blessures ?

— Elles font mal mais ce n’est pas grand-chose. Je peux encore me battre !

— À la bonne heure. Une minute seulement. Appelle-moi lorsque tu auras besoin de mon intervention. Aussi, ne te trompe pas sur le bon moment. Entendu ?

— Oui ! Reçu cinq sur cinq !

Eversia changea de position et s’assit en tailleur en se grattant la tête.

***

Pendant ce temps.

Amélie, qui avait subi de lourds dégâts, commençait à avoir suffisamment soigné pour se remettre en mouvement. Avant l’impact qui aurait dû la mettre K.O., elle avait bénéficié, en même temps d’un renfort de blindage, d’une aura de soin. Cette combinaison avait permis d’amortir les dégâts suffisamment pour tenir sans sombrer dans l’inconscience (ce qui aurait arrêté le duel).

Mais, alors qu’elles auraient dû élaborer une contre-attaque ou simplement se féliciter d’avoir échapper à la défaite, la sorcière et son familier se disputèrent à nouveau :

— Tu es complètement idiote Amélie ! Pourquoi tu as baissé ta garde ?

— Celle qui est en tort, c’est toi, Chef ! Tu ne donnes jamais aucune indication avisée ! Une fois le moteur touché une première fois, je ne pouvais plus faire grand-chose !

— Encore de la rébellion ?

— Non, j’appelle cela du bon sens ! Non, je dirais même : la vérité !

— Je pense que je vais utiliser à nouveau un sort pour te contraindre puisque tu n’en fais qu’à ta tête !

— C’est là ta seule réponse à tout ? Au lieu de raisonner avec des arguments sensés, tu emploies directement la méthode forte. Petit tyran !

— Idiote rebelle et impertinente !

— Perdante incompétente ! Nous n’avons jamais gagné contre Dame Eversia et, aujourd’hui, elle ne se bat même pas ! J’aurais dû être son familier !

Andraste donna un coup de poing contre la paroi intérieur du tank. Bien sûr, face à cette couche de métal composite, elle ne provoqua aucun dégât et, au contraire, se fit mal au poing.

— Aïe !

— Tu vois que tu es une idiote ! Tu parviens à te blesser toi-même en plein duel !

— L’idiote c’est toi !

— De nous deux, c’est clairement toi la pire des deux. Si tu avais utilisé dès le début notre atout, nous n’en serions pas là !

— À vaincre sans péril on triomphe sans gloire ! Tu n’as jamais entendu cette expression ?

Amélie ricana de manière désobligeante.

— Ridicule ! Il n’y a pas besoin d’honneur pour gagner.

— Grrrrrr !!

Néanmoins, à cet instant.

— Chef ! Hanako repasse à l’attaque !

Amélie interrompit leur dispute. Andraste, assise dans la tourelle, se tourna pour observer par une fente l’endroit par lequel arrivait l’ennemi.

— OK, nous repassons en ordre de combat ! La guérison sera pour plus tard.

Quelle stratégie pourrait bien adopter Hanako face à un adversaire bénéficiant à la fois d’un renforcement de blindage, de vitesse et de puissance de feu ?

Les auras qui circulaient sur la carrosserie d’Amélie permettaient de déduire les effets qui l’affectaient. Le rouge sombre était destiné au renfort de blindage, le rouge orangé à la régénération et le rouge vif au renfort de sa vitesse et puissance d’attaque.

Hanako, qui commençait à être à bout, puisque chaque tir consommait son énergie, chargea cette fois un obus APFSDS JM33 dont le fonctionnement ne différait pas tellement du Type-10 qu’elle avait précédemment utilisé.

***

Les deux tanks se firent face. Leurs moteurs vrombissaient et leurs tuyaux d’échappement crachaient une épaisse fumée noire.

— Le combat entre dans sa phase finale, dit Hanako.

— Tu t’es bien battue jusqu’à maintenant, dit Amélie, mais il est effectivement temps d’en finir.

Hanako la première poussa son moteur à plein régime et chargea en faisant feu de toutes ses armes à la fois : aussi bien son canon que sa mitrailleuse de 12,7 mm en tourelle et sa mitrailleuse coaxiale.

Amélie fit de même, son armement était sensiblement identique à celui d’Hanako.

Contre toute-attente, le duel allait s’achever sur une simple charge frontale des deux engins, la stratégie la plus basique d’un combat.

Les tirs de mitrailleuses ricochèrent pour la majorité, à peine quelques-uns parvinrent à laisser des entailles dans le blindage sans causer de sérieux dommages. Mais à l’échelle des familiers, toutes ces pichenettes étaient malgré tout douloureuses.

L’obus d’Hanako ne parvint pas à percer le blindage avant renforcé par magie d’Amélie. Il en fut de même pour son adversaire, elle ne fit qu’effleurer la tourelle d’Hanako.

Toutes les deux rechargèrent et poursuivirent leur assaut effréné.

Amélie prit de court son adversaire : elle refit feu la première. Elle visa une nouvelle fois la tourelle qui était plus sensible que le compartiment du conducteur puisqu’elle accueillait la réserve d’obus qui pouvaient s’enflammer.

— Maîtresse ! cria Hanako.

À cet instant, un bouclier de glace apparut devant l’obus et le dévia vers les tribunes vides ; il s’écrasa contre la barrière magique qui encerclait l’arène.

— Tu te décides à agir, Reine des Fainéantes ?! cria Andraste prise d’un soudain enthousiasme.

Une minute, c’était tout ce qu’elle avait accordé à son propre familier. Néanmoins, ce temps était suffisamment long en combat pour permettre de prendre l’avantage, voire même de défaire son adversaire.

— Zut ! Elle intervient…, marmonna Amélie.

Eversia se redressa sur le panier arrière et leva la main :

« Gelida Pluvia »

Une dizaine de sphères de glace tombèrent du ciel sur Amélie… ou plutôt devant elle. En fait, elle n’avait pas visé le tank mais le sol et ses chenilles à présent empêtrées.

— Chef ! Je ne peux plus bouger !

Malgré sa vitesse et sa masse, la couche de glace était si épaisse qu’Amélie ne parvenait plus à avancer.

— Satanée Eversia !! s’écria Andraste.

Elle connaissait bien sûr ses pouvoirs, les deux sorcières avaient grandi ensemble. Elle n’était pas surprise, juste frustrée.

— Tu as le champ libre, Hana, déclara Eversia sans se rasseoir.

La minute n’était pas encore écoulée mais Hanako savait déjà qu’elles avaient gagné. Sa maîtresse était incroyable !

— Entendu ! Désolée, Amélie, cela va faire mal !

Hanako visa et tira un obus HEAT. L’ogive entra avec une précision impossible par la gueule du canon qui était pointé sur elle et percuta l’intérieur de la tourelle en faisant exploser l’obus qu’Amélie avait chargé.

Un torrent de flammes et de débris emplit tout l’habitacle et toucha même Andraste. Normalement, une telle attaque aurait produit l’explosion de tous les obus, aurait probablement fait voler la tourelle et mit le feu au tank, mais la magie de l’arène limita les dégâts à la première explosion et à une douleur suffisamment forte pour rendre inconsciente les deux combattantes.

Hanako freina en dérapant sur quelques dizaines de mètres, tandis que devant elle Amélie reprit sa forme humaine et qu’Andraste fut éjectée à ses côtés. Toutes les deux étaient couchées au sol, on pouvait presque voir des étoiles tourner au-dessus de leurs têtes.

— Nous… nous avons gagné !!

— Cette fois, c’est bien le cas. Rien de surprenant, cela dit.

— Youpiii ! Vous êtes vraiment la plus puissante de toute, maîtresse !

— C’est trois fois rien, c’est toi qui a tout fait. Si ça ne te dérange pas, je vais… Haaaan ! m’endormir un peu…

Eversia se recoucha dans le panier arrière et s’endormit presque aussitôt.

Même si Hanako avait envie de pleurer face à l’attitude nonchalante de sa maîtresse, elle ne put s’empêcher de lui reprocher à haute voix :

— Vous ne changerez jamais…

Une lettre noire apparut par magie face aux chenilles d’Hanako : c’était la confirmation de victoire du duel comme le stipulait les règles. Elle informait également de la quantité de points récupérés par le camp victorieux.

***

Quelques minutes plus tard, Amélie et Andraste reprirent leurs esprits.

Hanako avait repris sa forme humaine, tandis qu’Eversia utilisait ses cuisses comme coussin.

— Hein ? Qu’est-ce qui s’est passé ? se demanda Andraste à haute voix.

La confusion qui suivait la défaite était commune. Non seulement elle était inhérente au choc engendré par la douleur et les blessures, mais elle avait également à voir avec une volonté de nier l’évidence.

Dans le cas d’Andraste, ce dernier point était sûrement encore plus accentué puisqu’elle avait un esprit compétitif aïgu.

— Mmmm… il est encore trop tôt… Laisse-moi dormir, sorcière tyrannique.

Amélie, se pensait sûrement dans son lit et tourna le dos à Andraste. Hanako pensa, une fois de plus, qu’Amélie n’était vraiment pas du matin… même si une telle expression n’avait que peu de sens dans une cité plongée dans la nuit éternelle.

Lorsque les yeux d’Andraste se portèrent sur Hanako et Eversia, puis sur la lettre noire que tenait la première, elle comprit la situation.

— Aaaaaaahhh ! J’ai encore perdu !! Je m’en souviens ! Eversia, espèce de… !!!

— Je t’entends, pas la peine de hurler, dit calment Eversia, les yeux à demi-clos.

— Je… je te retiens ! La prochaine fois, tu me supplieras à genoux !

Sur ces mots, tout en pleurant, Andraste quitta l’arène à toutes jambes.

C’est à ce moment qu’Amélie se redressa et remit de l’ordre dans sa coiffure et sa tenue. Elle posa son béret sur la tête et, avec une expression contrariée, se leva.

— Quelle imbécile Ce fut un beau combat, merci beaucoup Hanako et Dame Eversia. Sur ce, au plaisir de vous revoir.

Amélie avait utilisé une parole dans l’ancienne langue du Pays du Lys : « imbécile ». Ses interlocutrices en avaient ignoré le sens à une époque mais à présent en comprenaient parfaitement le sens.

Amélie envoya un baiser de la main puis quitta l’arène en marchant avec élégante et superbe.

— D’une certaine manière, on dirait que nous avons gagné, maîtresse.

Le visage d’Hanako n’affichait cependant pas la joie de la victoire, son expression était complexe.

— Avec cette mine, tu appelles ça une victoire ?

— Hein ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Lentement, difficilement, Eversia quitta les cuisses d’Hanako et se leva. Elle se gratta la tête et fixa le sol :

— C’est bien pour ça que je déteste les duels… S’il y a un vainqueur, il y a forcément un perdant. Non ?

Hanako toujours assise en position seiza leva les yeux pour fixer le visage d’Eversia ; elle avait peur de ne pas comprendre où elle voulait en venir.

Même si Eversia n’était pas très haute, à cette instant elle lui parut géante et distante. Hanako resta muette, la bouche entrouverte un instant en fixant la grandeur de celle qui lui avait donné une conscience.

Même après tous les duels qu’elles avaient gagnés contre Andraste, Hanako avait ignoré que la réelle raison pour laquelle Eversia les évitait n’était pas sa paresse. Hanako avait toujours pensé qu’il s’agissait d’une sorte de jeu entre deux amies d’enfance.

Mais elle s’était trompée, il y avait un sens plus profond.

— Je… je peux comprendre, maîtresse. Mais… c’est inévitable, non ? Puis, la défaite est nécessaire pour grandir et se renforcer. On peut tirer des bénéfices même de ses échecs.

— C’est ce que veut le sens commun mais je pense qu’il n’y a pas besoin de se confronter aux autres pour apprendre et évoluer. Chacun dispose d’un rythme, d’une sensibilité et de capacités que les autres n’ont pas. L’efficacité n’est défini que par les besoins d’une société, il n’y a pas de personnes qui soient réellement inutiles. Tout le monde peut avoir sa place à quelque part.

C’était des propos complexes pour Hanako qui entrevoyait à peine ce que leur acceptation pouvait impliquer. C’était la première fois qu’elle entendait un tel raisonnement, autour d’elles toutes les sorcières rêvaient de devenir les meilleurs, d’atteindre non seulement le rang 1 mais de se placer en tête de toutes les soldates de la cité. Personne ne remettait en cause le système méritocratique et compétitif de la société.

Elle le savait pourtant : Eversia n’était pas comme les autres. Elle n’avait pas d’ambitions, pas de volonté de se montrer, de se démarquer et de recevoir des louanges. Et pourtant, le monde semblait l’avoir bénie à bien des égards.

Était-ce pour rétablir la balance ? Ou bien pour la récompenser de son détachement ?

Hanako se posait très souvent la question. Quel monde Eversia pouvait voir avec ses yeux de sorcière ? Hanako vivait à ses côtés, passait son temps à l’observer et pourtant elle n’arrivait qu’à entrevoir la profondeur des réflexions de sa maîtresse. C’était frustrant.

— Si vous aviez perdu… Vous auriez réagi également ainsi ?

Hanako regretta presque d’avoir poser la question, elle était impertinente de la part d’un familier. Comment pouvait-elle envisager que sa maîtresse eût pu perdre ? Et, de même, comment avait-elle pu seulement émettre l’hypothèse qu’elle se serait comportée de la même manière qu’Andraste ?

Mais Eversia n’en avait cure de ces considérations, elle fixa le ciel nocturne et répondit simplement :

— Si j’avais perdu, je n’en aurais rien eu à carrer. Mes points étaient à zéro de toute façon. Bon, je doute qu’Andraste en avait beaucoup, cela dit.

— Mais au-delà de l’aspect plus matériel des points ?

— J’aurais été déçue intérieurement mais je n’aurais pas pleurer, si c’est ce que tu veux savoir. Mais ne t’inquiète pas pour Ando, c’est une authentique imbécile, demain elle sera redevenue comme avant. Allez, rentrons.

— Oui, maîtresse !

Hanako se leva et se dépoussiéra. Elle se sentait toujours mal à l’aise d’avoir fait pleurer Andraste mais la pensée qui la tourmentait à cet instant était relative aux paroles d’Eversia.

Un système basé sur la compétition était-il réellement nécessaire ? Devait-il y avoir des personnes qui ressentaient le goût amer de voir leur désir et rêve piétinés pour qu’une autre put se satisfaire et s’enorgueillir de leurs réussites ?

Eversia avait-elle raison ? Et comment était-elle devenue si différentes des autres sorcières ?

Fort de toutes ces interrogations, elle finit par demander tout en marchant :

— Madame ? Comment pensez-vous qu’Amélie considère la situation ?

— Comment tu veux que je sache ?

Eversia marchait d’un pas démotivé, elle traînait les pieds et paraissait à deux doigts de s’écrouler ; elle avaient à peine quitté l’arène.

Malgré sa réponse, Hanako poursuivit :

— Elle a beau avoir perdu, elle paraissait moins dépitée que dame Aemula, non ?

— C’est juste une façade. En réalité, elle est sûrement plus déçue encore qu’Ando. Les personnes comme elle veulent être les meilleures et se réfugient derrière un visage de bon perdant.

— Vous pensez ?

— J’en suis même sûre… Sinon, tu vas faire quoi à manger ce soir ?

Sans transition, elle changea de sujet de conversation ce qui rendit Hanako confuse. Elle aurait beaucoup de choses à méditer dans les prochains temps.

— Ah euh… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

— Euh… voyons voir… Du poisson ?

— Arrêtons-nous en acheter. Cependant, même avec les points de dame Andraste, cela ne change pas le fait qu’il nous faudrait une entrée d’argent plus conséquente.

— C’est relou…

Hanako n’insista pas, elle sourit en coin avec un peu de mélancolie.

— J’ai décidé : je ne vous encouragerai plus à affronter dame Aemula.

Eversia l’observa en coin sans mot dire.

— Par contre, je vais continuer d’insister pour que vous fassiez des quêtes : nous avons besoin d’argent.

— T’es chiante… Pffff !

Hanako se mit à rire en se couvrant la bouche. Elles continuèrent de faire route vers leur domicile sous cette voûte céleste éternellement noire.

***

Le lendemain, devant la porte du secrétariat.

Dans le large couloir se tenaient deux sorcières et leurs deux familiers.

— Eve ! Je te défie en duel ! cria Andraste.

— C’est que t’es pénible… Je refuse…

Les épaules d’Eversia étaient basses, elle fixait son interlocutrice comme si se maintenir debout était en soi déjà un exploit.

Andraste afficha une expression étonnée.

— Hein ? Pourquoi ? Allez ! C’est juste un duel !

— Fous-moi la paix. Tu as perdu hier, je te rappelle…

Andraste mit fièrement ses mains sur les hanches et prit de haut sa rivale.

— Hier c’était hier, aujourd’hui c’est aujourd’hui !

— Je refuse. En plus, tu n’as plus de points, pourquoi est-ce que j’accepterais ?

— Kukuku ! C’est peut-être bien le cas mais un jour je serais la numéro 1, tu le sais bien ! C’est un honneur que je te fais de me servir de première marche à mon ascension. Hahaha !

— Avec seulement 35 points hier, j’ai déjà gâché ma journée. Je refuse absolument ! Reviens quand tu auras plus de points, espèce de pauvre.

— Tu peux parler ! s’indigna Andraste.

Amélie et Hanako assistaient à l’échange sagement. On pouvait lire une sourire en coin dissimulé sur le visage de la première à chaque fois qu’Eversia éconduisait sa maîtresse.

— J’ai ta parole donc ? C’est une promesse alors ? demanda Andraste, en croisant les bras et en ouvrant qu’un seul œil.

Comme toujours, on ne pouvait lire aucune motivation sur le visage d’Eversia, à l’opposé de l’enthousiasme de son interlocutrice (rivale).

Eversia n’avait eu aucune intention de venir en cours ce matin-là mais elle devait passer au secrétariat pour obtenir la moitié des points de la perdante ; sa présence était donc nécessaire. Hanako avait été choquée en ne voyant que 35 points, mais Eversia n’avait même pas espéré autant.

Elle avait grommelé :

— Si cette idiote me défiait pas chaque mois, elle pourrait passer au moins rang 14…

En effet, le palier pour l’atteindre était juste à 100 points. Avant le duel, Andraste en avait eu 70. Le principal problème était que chaque mois les sorcières perdaient un tiers des points afin de les inciter à ne pas simplement les accumuler et ignorer leur rôle dans la société.

Celles qui se trouvaient au sommet devaient malgré tout travailler une partie du mois pour compenser cette perte et, puisque leur palier était plus important que celles en bas de l’échelle, elles étaient obligées d’accepter soit beaucoup de quêtes, soit des missions dangereuses qui donnaient beaucoup de points.

Pour celles dans les rangs élevés, les résultats scolaires ne rapportaient plus assez, les quêtes étaient bien plus lucratives (d’autant qu’en plus des points on percevait habituellement une récompense immédiate).

— J’ai rien promis… Sérieux, tu veux pas juste me foutre la paix ?

— Non, il me faut ma revanche !

— La barbe ! J’ai la flemme… Et, en plus, tu ne gagneras pas même si on s’affronte un million de fois.

— Allez !!! Je suis ta rivale, c’est normal de te défier ! C’est ma nature ! Comme celle de ton coussin est de te permettre de roupiller.

Eversia grimaça, cet argument ne la persuadait qu’à moitié.

— Écoute, tu m’ennuies, je vais rentrer.

— Non, écoute-moi plutôt !

Eversia avança de quelques pas avant de s’arrêter.

— Je suis à bout de forces, j’ai trop dépensé en te parlant.

— Parfait, tu vas pouvoir écouter mes arguments alors…

Andraste se positionna devant elle en croisant les bras, puis commença à expliquer en détail les raisons pour lesquelles Eversia devait accepter un nouveau duel.

Pendant ce temps, les autres étudiantes, des sorcières en robes noirs et chapeaux pointus, les observaient en passant. Elles étaient habituées, elles connaissaient ces deux-là. Même si elles appartenaient à des familles prestigieuses, elles étaient des cas irrécupérables.

Personne ne s’étonna de les voir une fois de plus se disputer devant le secrétariat.

Amélie et Hanako discutait banalement de leur côté : pour elles aussi, c’était devenu un spectacle quelconque.

— Elles changeront jamais, dit Amélie. Dame Eversia va refuser et, dans quelques jours, lorsqu’elle en aura assez…

— Oui, comme toujours…

Néanmoins, cette fois, Hanako ne serait plus là pour l’encourager à accepter. Elle avait eu tort de s’en mêler depuis le début, Eversia avait de bonnes raisons d’agir comme elle le faisait.

Après un silence entrecoupé par les voix des deux sorcières…

— Au fait, très beau combat hier, dit Hanako avec un sourire. J’ai vraiment cru perdre.

Amélie grimaça légèrement et détourna le regard pour que Hanako put lire son visage.

— Ah bon ? Eh bien, c’est tout moi ! Un vrai génie ! Haha !

Se moquait-elle d’elle-même ? Elle en donnait l’impression…

Pour dissiper les doutes, Hanako ajouta innocemment :

— Je le pense réellement. Tu as été incroyable pendant le combat. J’ai senti toute ta puissance et ta détermination !

Amélie ne parvient plus à dissimuler sa frustration, ses lèvres rouges s’arquèrent vers le bas.

— Mais j’ai quand-même perdu. Tu parles d’une personne incroyable… incroyablement nulle, je suppose.

— Hein ? Que se passe-t-il, Amélie ?

— Et tu viens pavaner avec ta fichue ingénuité ? Tsss ! Tu me dégoûtes !

Hanako clignait des yeux, elle n’avait jamais vu cette face cachée de son amie — car, à ses yeux, elles étaient assurément amies. Les paroles d’Eversia lui revinrent à l’esprit : Amélie avait sûrement plus souffert de sa défaite que sa propre maîtresse.

Elle réalisa soudain que venir la féliciter, quand bien même n’avait-elle eu aucune arrière-pensée, avait été incroyablement maladroit et insultant pour elle. Eversia avait raison : il y avait toujours une perdante qui souffrait.

— Désolé, je… je…

— J’aimerais me cacher derrière la responsabilité de mon imbécile de maîtresse et la puissance incroyable de la tienne, mais je sais que je ne fais tout simplement pas le poids.

C’était la première fois qu’Amélie exposait ainsi ses réels sentiments. Sa voix était affectait même si elle paraissait parler normalement.

Depuis quand se sentait-elle si inférieure à Hanako ?

— Je vais continuer de me renforcer. Un jour, je te dépasserai, c’est une promesse. Profite du temps qu’il te reste sur le podium, ma chère !

— Euh, je…

Amélie lui fit face, elle mit une main sur sa hanche et afficha un regard plein de défi à l’encontre d’Hanako qui était confuse.

Ce jour-là, une nouvelle rivalité vit le jour. Elle était bien plus véritable que celle d’Andraste, l’auto-proclamée rivale d’Eversia, qui ne cherchait qu’un moyen de se faire voir par cette dernière. Dans le cœur d’Amélie s’agitait un réel esprit de compétition.

Un jour, elle surpasserait son amie ! Elle le lui devait !

OBUS 1 – FIN