C’est en fin d’après-midi que nous arrivâmes aux abords du bosquet.
Je ne sentais plus mes fesses et pourtant j’avais demandé plusieurs pauses en cours de route. Je sentais que je n’allais pas apprécier les transports équidés de ce monde…
Dans le ciel, le soleil jouait à cache-cache avec les nuages, tantôt apparaissant tantôt disparaissant. Il ne tarderait pas à se coucher.
— Tu es sûre de vouloir y aller encore maintenant ? demandai-je à Tyesphaine.
— Je pense que nous pouvons encore y arriver. C’est un bosquet de quelques dizaines d’ares seulement.
Étonnamment, ici aussi les gens utilisaient un système métrique. Dire que dans mon précédent monde certains pays avaient refusé son utilisation alors que même dans ce monde médiéval il était utilisé…
Quelques dizaines d’ares, soit quelques kilomètres, pensai-je.
S’il n’y avait pas eu cette dense végétation que nous apercevions déjà à l’orée, cela aurait signifier à peine quelques dizaines de minutes pour le traverser.
Sans être experte en nature, j’estimais l’exploration de la zone de quelques heures à quelques jours… enfin, à condition de ne pas se perdre, si on me laissait m’en occuper seule, sinon cette durée pourrait monter à quelques mois.
— Nous ne connaissons pas l’endroit précis, lui signalai-je. Et la licorne aura du mal à évoluer avec nous deux dans ce bosquet.
— Je ne comptais pas solliciter ses services à partir de là. J’aurais peur qu’elle puisse être blessée…, avoua Tyesphaine en détournant le regard et en rougissant.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Quel cavalier préférerait se mettre en danger lui-même plutôt que de risquer la vie de sa monture ?
Malgré tout, je comprenais bien ce sentiment.
— Puisqu’elle est invoquée par magie, elle disparaîtra avant de mourir réellement et retournera dans la Grande Forêt.
— C’est vrai ?
— Je suis magicienne.
Et je viens de la Grande Forêt, mais je n’allais pas te le révéler ainsi.
— Oui, mais… Ne souffre-t-elle pas malgré tout ?
— Je ne me suis jamais posée la question, à vrai dire. Il est probable que oui. Pour être honnête, l’invocation n’est pas ma branche de prédilection, je ne l’utilise pas du tout. Mais j’en ai appris les rudiments quand même.
— Oh ? Et quelle magie es-tu donc capable d’utiliser ?
— La destruction ! dis-je fièrement.
Tyesphaine resta bouche bée un instant. Ne s’attendait-elle pas à une telle réponse ?
J’avoue que je tire une certaine fierté de ma magie, c’est celle que j’ai toujours voulue avoir, même dans mon autre vie.
Lorsque pour s’amuser avec les internautes, on fantasmait sur quel pouvoir on aurait désiré avoir, la plupart répondait : « la téléportation » ou encore « la lecture des pensées ». Les plus pervers pensaient à l’invisibilité.
Mais je répondais toujours répondu : « la magie des ténèbres ».
Il n’y avait pas de raison précise. Je reconnaissais même que ce choix était sûrement des plus inutiles dans mon précédent monde qui était en paix, mais… elle est trop classe cette magie !!
Du coup, lorsque les souvenirs de mon ancienne vie ont commencé à affluer, à l’adolescence plus ou moins, période où mon mentor a commencé à me former à la magie, c’est sans aucune hésitation que j’ai choisi de me spécialiser là-dedans.
Le feu et les ténèbres, les deux magies les plus destructrices.
Mon mentor s’était mis à rire aux éclats, ce qui était rare, lui qui était si placide en général.
— C’est un choix original… Je ne m’attendais pas à cette réponse.
A cette époque, je me voyais déjà formuler de longues incantations et projeter des sphères de ténèbres capables de raser des centaines de mètres à la ronde.
Eh bien… C’est chose faite. Je dispose d’une telle magie. Hahaha !
— Tu… tu es une drôle de fille, finit par dire Tyesphaine en couvrant son sourire timide. Personne ne s’en vanterait comme ça.
— Ah bon ? C’est pourtant super classe comme magie ! En plus, pour des aventurières, c’est super utile. Tu aurais voulu que j’utilise quoi comme type de magie ?
— Non, non… C’est parfait comme ça. Pour vaincre des ennemis, c’est l’idéal.
— Héhé ! C’est ce que je disais !
Sur ces mots, je sautais du dos de la licorne et je la remerciais en m’inclinant. Un vestige de mes anciennes habitudes qui surprit un peu Tyesphaine, mais elle ne m’en fit pas part ouvertement.
— Merci pour tes loyaux et bons services.
La licorne hennit et disparut magiquement.
Je me dégourdissais les jambes lorsque ma camarade me demanda :
— Tu portes une épée longue plutôt étrange.
— Ton équipement l’est tout autant, lui répondis-je en m’interrompant. On dirait qu’ils sont de facture féerique.
— Oh ! Tu sais reconnaître ce genre de choses ? C’est plutôt rare.
— Je suis magicienne, lui répétais-je à nouveau.
C’était sur le point de devenir mon nouveau leitmotiv, comme si cela justifiait toutes mes connaissances rares. Le pire était que cela paraissait fonctionner.
— Épée et magie…, tu es une fille épatante, Fiali. Et tu connais plein de choses…
— Arrête, tu vas me faire rougir…
Elle sourit avec gentillesse en m’observant.
— Qu’est-ce qui t’as fait choisir cette formation ?
Elle voulait donc en savoir plus sur moi. C’était logique. Mais je ne comptais pas tout lui dévoiler aussi vite.
— C’est simple. La faiblesse des magiciens c’est le corps-à-corps. Lancer des sorts est bien beau, mais lorsque l’ennemi est trop proche, et lorsqu’on n’a pas le temps de prononcer les paroles incantatoires, c’est souvent le drame. Une bonne épée tire de bien des problèmes, lui expliquai-je fièrement.
La dépendance au mana, la longueur des incantations et le manque de robustesse des magiciens habitués plus aux livres qu’aux efforts physiques étaient autant de raisons justifiant mon choix.
Contrairement aux jeux de mon ancien monde, les magiciens étaient eux-mêmes incapables de ressentir le mana qu’ils avaient en réserve. Mais le manque de mana avait des effets notables sur le corps. Lorsqu’on puisait trop dans ses réserves magiques, on commençait à sentir la fatigue, puis des maux de têtes et enfin divers problèmes tel que des crampes, des évanouissements, etc. En général, ceux qui outrepassaient leurs limites tombaient inconscients. Une force à utiliser avec parcimonie, en somme.
Toutefois, la véritable raison de ma double spécialité était un peu différente.
Je n’avais pas pu la formuler à haute voix à mon mentor à l’époque, tout comme je ne lui l’avais pas dit à Tyesphaine à cet instant.
La véritable raison était que c’est trop COOL !!
Qu’est-ce qui a plus la classe qu’un guerrier-mage canalisant sa magie dans son arme et la transmettant directement dans le corps de son adversaire par le biais d’un coup ?
Puis, en y pensant, ce style de combat est le cumul entre la force offensive d’une arme et celle de la magie, c’est le moyen d’aller encore plus loin ! Héhéhé !
— J’ai hâte de te voir en plein combat.
— J’ai également hâte de voir ce que tu sais faire, Tyesphaine. Ton épée et ton bouclier féerique m’intriguent.
— Ce ne sont que de modestes objets, me répondit-elle en agitant devant elle ses mains. Tout comme mes compétences…
Quelle modestie ! Encore une fois, je ne pouvais envisager qu’elle était réellement une anti-paladine. En principe, ces dernières sont remplies de sentiments négatifs qui leur confère des pouvoirs obscurs.
Du moins, c’est ce que j’avais appris par mon mentor.
Les démonistes, les nécromants, les anti-paladins et les anti-druides faisaient partie des fléaux du monde. Je supposais que Tyesphaine, outre sa solitude, avait également dû connaître la violence du rejet.
— Allons y à pied, me proposa Tyesphaine.
— Je te suis.
Nous entrâmes dans le bosquet par l’entrée sud… sûrement. Autant être honnête, je n’avais aucune idée de l’endroit où nous nous trouvions et encore aujourd’hui je serais bien incapable d’y retourner par mes seuls moyens.
Je me souviens juste qu’il y avait quelques vieux miradors abandonnés, couverts de lierres, qui avaient sûrement dû servir à une époque plus belliqueuse de l’histoire de ce royaume.
De retour dans la forêt… encore des arbres.
Mon mentor aurait sûrement été capable de nommer le moindre arbre, de donner son âge approximatif et son état, mais pour moi un arbre était un arbre. En une seule réincarnation, on ne transformerait pas quelqu’un issu de l’immense métropole de Tokyo en forestière !
— Tu as une idée de l’endroit où se trouve leur repaire ?
— En fait, pas vraiment. Sur l’affiche, ils disaient que les dernières informations de recherches étaient dans la zone sud. J’ai donc demandé à mon amie de nous amener à l’entrée sud.
— Je vois. Heureusement que tu t’y connais en orientation, je vais t’avouer quelque chose : je suis nulle pour ça.
Tyesphaine se mit à rire délicatement, puis s’arrêta d’un coup.
— Tu… tu ne sais pas t’orienter ?
— Pas du tout. C’est une plaie à chaque fois. En ville, ça passe encore, mais en forêt…
Elle me regarda avec des yeux apeurés. Je commençais à croire que j’avais dit quelque chose d’horrible.
— Ne… ne me dis pas que tu es nulle aussi ?
— Hahaha ! Je… je ne suis pas très douée non plus, avoua-t-elle en jouant avec la pointe de sa queue de cheval.
Je pris mon visage dans ma main.
— Deux personnes sans orientation dans un bosquet ? Va-t-on mourir de soif avant d’arriver jusqu’aux brigands ?
— Ne dis pas des choses pareilles ! La sortie doit être par là. C’est le chemin que nous avons emprunté.
Cela faisait à peu près un quart d’heure que nous étions entrées dans le bois, nous ne pouvions pas être bien loin mais, puisque j’avais compté sur l’orientation de Tyesphaine, je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où nous nous trouvions.
Je me retournai pour observer la direction qu’elle m’indiquait mais…
— Il y a un chemin dans cette direction ? dis-je sur un ton emplit de doute.
En effet, j’avais beau regarder, je ne voyais pas l’ombre d’un chemin. Des buissons, des arbres, des branches et c’était tout.
Maudite forêt ! Pourquoi n’y a-t-il pas de panneaux d’indication ?!
— Je suis sûre que c’est par là.
— Je pense que nous devrions plutôt trouver un guide, nous allons nous perdre…
— Personne n’acceptera de nous guider, j’en ai bien peur, dit Tyesphaine en observant le sol d’un air honteux.
J’avais oublié ce détail.
Déjà en temps normal, guider deux aventurières jusqu’à un repaire de bandits n’était pas une mission que quelqu’un de sensé accepterait, mais si en plus l’une des deux était connue dans la région en tant qu’anti-paladine et porte-poisse…
— Bah, tant pis, on se débrouillera toutes seules alors…
J’avais sûrement un ton de voix peu convaincue, puisque je ne l’étais pas du tout.
— On va indiquer le chemin de sortie par des flèches, ça nous aidera.
— A condition que la direction soit juste.
— Elle l’est, je t’assure.
— Admettons…
— Tu ne me fais pas confiance ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. C’est juste que…
Que je ne fais confiance à personne au fond. Tout le monde est capable de se tromper, moi y compris. Comment peut-on réellement avoir une confiance aveugle en qui que ce soit ?
Que ce soit nos raisonnements ou nos sens, tous les êtres vivants sont faillibles.
— Tu me fais confiance alors ?
Résignée, je soupirai dans ma tête et lui répondit :
— Oui, je te fais confiance.
Elle prit une dague à sa ceinture et se dirigea vers un arbre voisin.
— Je vous prie de m’excuser, M. Arbre. Je vais essayer de ne pas vous faire mal et au nom d’Epherbia je m’engage à ne pas vous défigurer.
Elle était gentille au point de s’excuser auprès d’un arbre ? Vraiment ?
Je voulais bien admettre que les plantes étaient des créatures vivantes, mais elles n’avaient aucune conscience et n’avaient pas de sensation de douleur non plus.
Quoi que fussent mes croyances, je gardais le silence et la laissais faire.
— Oh ? Tu es douée !
— Ah euh… merci…, dit-elle en rougissant.
En fait, elle ne s’était pas contentée de graver qu’une simple flèche, elle avait dessiné une petite fée pointant du doigt une direction. Le dessin était très réussi, surtout sur une surface pas plane du tout et avec une simple pointe de couteau.
— Tu as des talents artistiques ?
— Je ne dirais pas que j’ai de telles choses…
— Pourtant ton dessin est très beau.
— Et toi… Fiali ?
— Moi ? Je n’ai clairement pas de talents du genre, mais je sais un peu dessiner quand même.
— J’aimerais vraiment voir un de tes dessins un jour !
— Tu seras déçue. Haha !
— Ne dis pas…
A cet instant, je l’interrompis en lui posant la main sur les lèvres et en lui faisant signe de se taire de l’index.
Cela avait été léger, mais j’avais ressenti du mouvement autour de nous.
En fait, rapidement, je me rendis compte de ce qui clochait : il n’y avait aucune activité animale dans les alentours. Les oiseaux que j’entendais étaient à quelques kilomètres, mais aucun directement autour de nous. Une sorte de silence lourd et inquiétant pesait.
J’avais eu l’impression que des petits animaux avaient fui à l’instant, ce qui voulait dire…
— Quelque chose approche ! Aux armes !
J’incantais en vitesse : une sorte de voile magique bleuté apparut autour de moi. Puis je tirais mon épée de son fourreau.
Heureusement, Tyesphaine me fit confiance sans demander d’explications. Elle attacha son bouclier sur son bras et tira sa rapière de son fourreau.
A cet instant, la menace fondit sur nous.
In extremis, je vis fondre du plafond végétal au-dessus de nos têtes deux ombres malfaisantes aux yeux rouges luisants.
Je plongeai sur Tyesphaine et nous esquivâmes de peu le toucher de ces êtres maléfiques.
Je n’eus aucun mal à reconnaître de quoi ils s’agissait : des revenants.
Ils portaient nombre d’autres noms : fantômes, spectres, etc, mais le terme technique connus des aventuriers était revenant. Cela permettait de les distinguer des banshee ou des shinigami.
C’était des esprits immatériels, uniquement affectés par la magie, et animés par une haine éternelle et sans limite.
Je me relevais immédiatement et je visais l’une des ces silhouettes noires. Les revenants n’avaient aucun traits. Leur haine avait consumé toute leur personnalité au point d’en faire des ombres animées.
Leurs principales caractéristiques étaient leur intangibilité, qui les immunisait contre les attaques non-magiques, et leur toucher particulièrement néfaste pour les êtres vivants. On disait qu’ils transmettaient leur désespoir outre-tombal à chaque contact.
Ils étaient aussi censé être immortels, même si ce n’était qu’une théorie. On avait constaté que ceux éliminés au cœur des donjons y réapparaissaient, mais de là à savoir s’il s’agissait du même revenant ou d’un autre, nul ne pouvait le confirmer.
« Ô flammes écarlates, dansez et calcinez mon ennemi ! Shalysith ( Purple flames) ! »
Les flammes se rassemblèrent devant moi pour former un oiseau de feu qui fondit sur le revenant le plus proche. A ma grande stupeur, il le traversa et s’en alla s’abattre sur un arbre derrière lui.
— Le feu ne les affecte pas ?
— Dans ce cas, essayons la lumière !
Tyesphaine chargea une lumière blanche dans la lame de sa rapière et chargea l’autre spectre. Contrairement à mon attaque, elle trancha l’ombre en deux ; elle se dissipa.
— Ça marche !
— Il semblerait.
C’est alors que le second revenant chargea Tyesphaine qui était, à présent, un peu devant moi. Je l’avais prévu, aussi je bondis pour m’interposer, tout en faisant apparaître mon bouclier magique.
Comme je l’avais pensé, ma magie défensive était efficace contre les attaques magiques des spectres. La main ombreuse se heurta sur mon bouclier sans produire aucun effet.
— A mon tour !
Tyesphaine porta un coup d’estoc chargé de lumière. Le revenant n’eut pas le temps d’esquiver qu’il se fit transpercer et que la lumière l’irradia de l’intérieur. Il disparut à son tour.
— Héhé ! Bien joué, Tyesphaine !
— Me… Merci.
— Intéressant ton pouvoir.
— Tout le mérite revient à la Déesse.
Je ressentis à cet instant un frisson dans le dos. Je grimaçai.
— Par contre, tu peux l’utiliser encore souvent ?
— Je n’ai jamais dépassé trois utilisations par heure.
— Ça ne suffira pas.
Je lui indiquai du doigt les ombres qui volaient en cercle au-dessus de nous. Elles étaient au moins une vingtaine.
Tyesphaine déglutit.
— Ça ne suffira pas…, répéta-t-elle.
— Je propose que nous fuyions pour le moment.
— Oui.
Mais au moment où nous allions rebrousser chemin en suivant la direction indiquée précédemment par Tyesphaine, je vis une masse noire lui sortir de la poitrine.
Une ombre venait de lui transpercer le torse de sa main intangible. Aussitôt, elle se mit à tousser et posa un genou au sol.
— Tyesphaine !
Serrant les dents, elle chargea sa rapière de lumière et contre-attaqua. L’ombre fut tranchée par la rapière avant de se dissiper.
Mais je m’aperçus rapidement que le teint de ma camarade avait fortement blêmit. Le toucher des revenants était plus coriace que ce que je pensais.
— Tu vas bien ?
— Ça… ça va aller.
Forcément, elle gardait sa dignité de guerrière.
— Je vais les retenir, pars la première !
— Tu n’y penses pas ! Je te protégerai ! Par Epherbia, je ne peux pas laisser une si jolie fille se faire blesser à ma place !
— Hein ? Ce n’est pas le moment !
Je compris plus tard qu’en réalité protéger « ce qui est beau » était un des dogmes du culte d’Epherbia. Cela incluait aussi bien les œuvres d’art mais aussi les personnes.
Déjà autour de nous les spectres se rapprochaient en passant à travers les arbres.
De mon épée magique, j’en tranchai péniblement un, qui avait eu l’impertinence de trop s’approcher, et bloquait les coups d’un second. Mais je vis du coin de l’œil que le bouclier de Tyesphaine était inefficace contre leurs contact.
Elle se fit transpercer par deux ombres. Elle parvint après trois coups à en dissiper un seul des deux.
Sans sa magie de lumière, sa rapière n’était pas aussi efficace, elle n’était qu’une arme enchantée, comme la mienne. Aucun de nos coups ne produisaient des dégâts maximum. Toutefois, sans la magie inhérente de nos armes, aucun de nos coups n’aurait eu le moindre effet du tout.
— Tssss ! Je t’avais dit de partir ! C’est pas important si ce n’est que moi !
En avais-je trop dit dans la panique de l’instant ?
Je me fichais de mourir une fois de plus, mais pourquoi devait-elle s’obstiner à me protéger ?
Je réalisai soudain : fiche aura dakimakura ! Aucun doute que c’était à cause d’elle qu’elle voulait à ce point sacrifier sa vie pour moi.
Belle ? Elle n’avait jamais vu mon visage entier, à peine ce qui dépassait de la capuche !
Puis quand bien même, je n’avais pas une telle valeur ! Je n’étais qu’une elfe manipulatrice et cynique !
Je grinçais des dents.
Canalisant ma magie d’ombre dans mon épée, j’estoquai l’adversaire qui s’apprêtait à la transpercer une fois de plus. Cette fois, j’eus un peu plus de succès qu’avec ma magie de feu : l’ombre se dissipa en explosant de l’intérieur.
Pendant ce temps, mon second adversaire, que j’avais ignoré pour sauver Tyesphaine, me transperça le ventre. Ce contact était glacial, mais ce n’était pas le réel problème.
Pendant un instant je revis défiler mes deux vies devant mes yeux et plus précisément le moment de ma mort. Les rumeurs disaient vrai, le contact des revenants faisait sombrer dans le désespoir et le désir de mourir.
Toutefois…
— Comme si une telle chose était efficace contre moi ?
J’étais déjà morte une fois ! Et je me tenais là !
Le désespoir. L’ennui. La mort de l’âme. C’était des concepts que je connaissais bien.
Je contre-attaquai en lui tranchant ce qui devait être sa tête. Ma lame lui passa au travers comme s’il n’existait pas. Même magique, les armes encouraient un tel risque.
Sans me laisser abattre, je fis revenir ma lame dans l’autre sens et cette fois je le renvoyais dans l’au-delà.
— Pars, Tyesphaine !
Ma camarade était à genoux et toussait de plus belle. Je crus même voir au coin de sa bouche le sang qu’elle venait de cracher. Le contact outre-tombal était en train de détruire son cœur et ses poumons. Malheureusement, elle ne pouvait plus fuir.
Je grimaçai et rengainai mon épée.
— Puisqu’il en est ainsi…
Je joignis mes mains pour former un signe magique, puis j’enchaînai rapidement avec tout une série de gestes précis.
« Venus de par-delà des limbes et des confins du temps, Ô Chaos primordial, Essence des Ténèbres Originelles, entend mon appel. Devant moi se dresse l’infâme, que l’Innommable m’ouvre ses bras et me tende les clefs. J’en appelles aux Abysses des éons. »
Sur les paumes de mes mains se dessinèrent des pentagrammes. Une sphère d’énergie rouge apparut au centre de ces dernières.
Elle se mit à vibrer à chacune des syllabes qui jaillissaient de mes lèvres. Un vent violent se dégageait de la sphère et faisant danser les branches des arbres.
Puis, un point noir se forma au cœur de la sphère et, rapidement, il prit la forme d’un œil reptilien. Des effluves de magie des ténèbres s’échappèrent et des tentacules semblaient s’extirper de mon sort.
Alors que je tendis mes mains en l’air vers les spectres qui tournaient leurs yeux rouges vers moi, mes bras se marquèrent de tatouages rouges luisants.
Des cercles magiques. Des hexagrammes et divers autres litanies magiques.
Puis, sur le dos de mes mains s’inscrivit le nom de mon incantation dans la langue des elfes. Autour de moi, c’était la tempête.
« Hylfan’Lisith ! (Abyssal Profanation) »
A peine eus-je fini de hurler ces mots, que la sphère s’éloigna de moi. Elle tourna sur elle-même en tirant tous ses tentacules d’ombres pour former une sorte de vortex hurlant.
Les branches d’arbres qui rencontraient sa route furent découpées comme si elles étaient passées dans un mixer.
Puis.
L’explosion.
Le ciel devint noir, puis rouge, puis noir à nouveau. Ce clignotement ne dura qu’une fraction de secondes.
Il n’y avait pas de son au début. C’était presque l’inverse, comme si cette sphère avait avalé l’air, le bruit, la lumière, tout ce qu’elle avait rencontré sur sa trajectoire.
Puis, elle grandit et engloba une cinquantaine de mètres de rayon. Tous les spectres se trouvaient dedans.
Le vrombissement qu’elle produisit était différent d’une explosion classique, c’était un son strident et surnaturel.
En l’espace d’un clignement d’œil, l’explosion de ténèbres dessina un trou dans le bosquet. Tout ce qui s’était trouvé là avait disparu, désintégré proprement en ne laissant rien derrière.
Soudain, de violent courants d’air se mirent à souffler, ils étaient aspirés par le trou dans l’atmosphère crée par le sort.
— Vite, partons d’ici ! dis-je en reprenant mon souffle.
Tyesphaine à genoux me regardait avec horreur. C’était sûrement la première fois qu’elle voyait ce sortilège qui était le plus puissant de mon arsenal et un des pires que la magie conventionnelle mettait à disposition des magiciens.
Je ne comptais pas l’utiliser aussi tôt dans mon aventure, mais je ne pouvais pas me permettre de regarder Tyesphaine mourir sous mes yeux. Je n’avais pas eu le choix.
Sans lui demander son autorisation, je lui passais le bras sur la hanche et l’aidais à se remettre sur pied. Nous nous dirigeâmes vers la sortie du bosquet.
***
Tyesphaine avait eu raison : en suivant la direction qu’elle avait indiqué, nous sortîmes de la forêt.
Suite à quoi, il nous avait suffi de revenir sur la route qui reliait la capitale à… en fait, j’ignorais où elle menait et, à vrai dire, ce n’était pas le plus important à cet instant.
La magie que j’avais utilisée n’était pas interdite en soi, mais j’avais pu lire la peur sur le visage de ma compagnonne.
Est-ce qu’elle a peur de moi ? me demandai-je.
En plus, depuis notre sortie du bosquet, elle n’avait dit mot.
Je n’osais pas et restais à mon tour muette.
— Cette direction c’est celle de Ferditoris. Selon le panneau là-bas, il y a un poste relais un peu plus loin.
Elle me montra un panneau fléché que je n’avais pas remarqué. Il indiquait une distance de huit kilomètres et demi jusqu’au relais et aucune indication pour la capitale.
— Allons là-bas. Tu as besoin de soins, Tyesphaine.
— Je peux m’en prodiguer moi-même. Mais, il n’y a ni contusion, ni entaille, c’est étrange…
— Je doute qu’une simple magie curative suffise. Peut-être qu’avec un peu de repos… Allons à l’auberge, le contrat ne fait mention d’aucune date butoir, nous pouvons prendre quelques jours.
Tyesphaine approuva, un peu malgré elle. C’était dire qu’elle devait se sentir faible.
— Je vais t’aider à marcher.
— Merci, Fiali.
Chose positive : elle ne me parut pas suffisamment apeurée pour refuser mon aide. La question pendait à mes lèvres, j’avais envie de lui la poser à chaque pas que nous faisions, mais je n’osais pas.
Finalement, c’est elle qui me dit :
— Tu es vraiment… spécialisée en destruction.
— Je t’avais prévenue…
— Oui, c’est vrai.
— Ils l’ont cherché aussi, que je dis. Désolée pour les arbres, par contre…
— Ils repousseront.
Voilà une réponse qui me surprit et me fit tourner ma tête vers elle.
— Tu m’as sûrement sauvée. Je… je ne pourrais jamais assez te remercier.
Ah ? Voilà qu’elle me faisait le coup de la personne redevable ?
Je ne l’avais pas fait pour ça. En plus, on ne pouvait pas vraiment dire que j’étais la gentille de la situation, je cherchais jute à gagner sa confiance pour qu’elle m’aidât dans ma propre quête.
En un sens, comme disaient les commerciaux de mon ancien monde, mes actions avaient été un pari sur l’avenir. Mais le commerce n’était pas quelque chose que j’aimais de toute manière.
En vrai, j’étais déjà consciente que ce n’était pas la seule raison : j’aurais été triste qu’elle meurt, c’était tout.
— Tu as peur de moi ? lui demandai-je à basse voix.
— Hein ? Bien sûr que non ! J’ai été juste un peu surprise, je n’avais jamais vu ce genre de sort.
— Vraiment ?
— Oui !!
Elle accompagna son exclamation de hochements de tête répétés.
Je soupirai longuement, puis m’arrêtai de marcher. Je lui fis signe de se rapprocher et de se baisser, puis lui donnai une pichenette sur le front.
— Tu ne m’es redevable de rien. Nous sommes un groupe à présent, chacune sauve la vie de l’autre, compris ?
Elle fut surprise. A vrai dire, je l’étais un peu aussi. Les paroles étaient sorties d’elles-mêmes.
Outre le fait que mes actions étaient naturelles considérant le précédent danger, je ne voulais vraiment pas qu’elle se sentît redevable à mon égard.
— Tu… tu… Merci… Fiali…
Elle baissa la tête pour me cacher sûrement son regard attendrit. Finalement, nous nous tûmes jusqu’à arriver à l’auberge relais.
Il y avait ce genre d’édifice tout au long des grands axes reliant les villes. A la base, ils étaient destinés à faire reposer les chevaux et pouvoir les échanger pour ne pas perdre de temps. Les messagers du roi, les riches commerçants et autres utilisaient ce moyen pour raccourcir leur voyage. Au fond, ce n’était pas très différents des stations d’essence de mon ancien monde.
Après avoir demander des chambres pour y passer la nuit, l’aubergiste, un homme de la trentaine, nous répondit :
— Oh là, mes p’tites dames ! Je n’ai plus qu’une seule chambre. J’peux pas en avoir plus. Vous la prenez quand même ?
— Une seule ? Ça veut dire…, marmonna Tyesphaine en rougissant.
L’auberge était dans le noir, tout le monde dormait déjà à notre arrivée. L’aubergiste était venu nous ouvrir en chemise de nuit en portant une lanterne.
— On la prend, lui dis-je en posant l’argent sur le comptoir.
Je me rendais compte que Tyesphaine paniquait, mais j’ignorais exactement pourquoi.
Elle me jeta un regard que j’évitais de croiser, ayant surtout peur qu’elle se rende compte de mes yeux de nyctalopes.
Puis, nous montâmes dans notre chambre.
C’était spartiate au mieux.
Le lit était trop petit pour deux personnes et ne semblait pas vraiment confortable. Le sol en parquet grinçait. Dans les coins, il y avait des toiles d’araignées.
Je déduisis rapidement que la propreté laissait à désirer et que le prix que nous avions payé était exagéré considérant la qualité du bouge. Je supposais que les autres clients n’avaient pas fait les fines bouches non plus, fourbus de leur voyage ils devaient dormir sans s’en préoccuper.
Je refermai la porte derrière moi, l’aubergiste souriait de manière perverse.
A quoi s’attendait-il ? Que nous l’invitions peut-être ?
Je décidais de fermer à clef et de prendre nos dispositions.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je place un sortilège d’alarme magique.
Accroupie au sol, j’avais pris de la craie en poudre dans une sacoche dans mon sac et je traçais un symbole magique au sol. Je me mis à incanter, ce qui fit briller la marque un bref instant. Soudain, elle disparut.
— Voilà. Si quelqu’un pose le pied à cet endroit, une sirène magique nous préviendra.
— Oh ? Tu sais faire ça ?
— Oui. D’ailleurs, juste par sécurité, je vais en mettre une autre sur le rebord de la fenêtre.
L’endroit ne m’inspirait pas du tout confiance. Je m’attendais à une visite nocturne de l’aubergiste. Je n’arrivais pas à oublier son sourire pervers.
Je m’attelais à ma tâche sous le regard curieux de ma collègue. Puis, je me retournais vers elle.
— Je vais dormir par terre. Profite du lit pour bien te reposer.
— Hein ? Mais… tu… tu as aussi été blessée.
— Juste une fois. Tu es bien plus affectée que moi. Je vais au petit coin, profite-en pour te glisser dans le lit.
Sans lui laisser le temps de contester, je quittai la chambre pour me diriger vers les latrines. Mais je me ravisais immédiatement : considérant l’état de la chambre, il valait mieux aller faire ça dehors, ce serait plus propre.
A mon retour, Tyesphaine était déjà dans le lit.
Conformément à mon plan, cela me permit de ne pas avoir à me déshabiller devant elle. Si je pouvais dormir avec mes vêtements, cela aurait été vraiment bizarre que je garde ma cape à capuche.
Elle avait détaché ses cheveux. Son visage était rouge malgré ses yeux fermés, j’en déduisis qu’elle ne dormait pas encore.
Je retirais ma cape et en fit un coussin, puis je me couchai au sol.
J’avais connu mieux comme lit, et pour cette qualité en général je ne payais pas, mais bon…
— Tu… tu devrais venir ici…
— Hein ? Non, c’est bon, je t’assure. Je suis habituée.
Je n’allais pas lui exprimer ma déception d’être revenu à une couche primitive après mon séjour à la capitale. Si nous voulions reprendre notre mission, il valait mieux qu’elle soit en forme de toute manière.
Mais…
— J’insiste.
— Et j’insiste pour le contraire.
— Je… je…
Elle marqua une pause, puis finit par balbutier :
— C’est un peu honteux… je n’ose pas le dire…
— Nous sommes camarades à présent, tu peux en parler… je suppose ?
J’espérais que ce n’étais pas pas quelque chose du genre : « je t’aime ». Je n’oubliais malheureusement pas cette satanée aura.
— Je… j’ai peur. Je ne peux pas bien l’expliquer mais… j’ai peur. Très peur… c’est comme si…
Je compris soudain.
C’était un effet du contact des spectres. Que la cause fut sa psyché, encore traumatisée par le combat, ou alors qu’il s’agisse d’une affliction magique provoquée par le contact intangible des spectres, qui entraînait des pensées mortuaires, je comprenais que quoi que je disse, elle était trop terrifiée pour dormir. Et si elle ne se reposais pas, elle ne guérirait pas. C’était un cercle vicieux.
— J’ai compris. Mais je dors habillée, il fait un peu froid.
— Oui, moi aussi.
— Rassure-moi, tu n’as pas ton armure sous les draps ?
— Bien sûr que non.
— Ouf !
Je ne pouvais pas lui faire le reproche d’être trop timide puisque je faisais de même, mais son armure pleine de pointes était dangereuse.
J’entrais dans le lit après m’être malgré tout déchaussée et je remarquais à quel point il était étroit pour deux. J’étais collée contre Tyesphaine. Je pris soin de lui tourner le dos pour ne pas lui dévoiler mes yeux.
Elle était couchée de côté également, soit par habitude soit pour gagner de la place aussi.
— Vraiment merci.
— Il… n’y a pas de quoi. Mais que ça ne devienne pas une habitude.
J’attendis un peu sa réponse, mais elle n’arrivait pas. Je compris rapidement à son souffle qu’elle s’était endormie.
Elle était plus fatiguée qu’elle n’en avait l’air. Je supposais que c’était normal, elle avait frôlé la mort. Si elle n’avait pas été si forte, toute cette énergie nécromantique aurait eu raison d’elle.
Sans le vouloir, je finis par me relaxer aussi. Je ne craignais rien de la part de Tyesphaine.
Mais aussitôt ces pensées apparues que je me sentis attirée en arrière. Plus précisément, Tyesphaine m’enlaçait et m’attirait vers elle. A présent, ma tête était dans sa poitrine. Ses jambes m’emprisonnaient.
— Que… ? Qu’est-ce que tu fais ?
Et voilà l’origine du nom que j’ai choisi pour cette aura ! J’étais devenue un dakimakura vivant.
La chose positive, j’ai même honte de l’avouer, c’est que sa poitrine était bien plus confortable que ce coussin dur comme une brique. En vrai, je me rendais compte à quel point elle en avait une énorme. Confinée dans son plastron, on ne pouvait pas le deviner.
J’aurais pu me débattre et la réveiller, mais je savais que ce n’était pas sa faute. Puis, il fallait absolument qu’elle récupère. Si mon silence lui permettait de dormir correctement, il valait mieux que je me taise.
Au pire, si elle commençait à dépasser les bornes, je pourrais toujours la réveiller.
J’espère qu’elle ne fera rien de plus…, me dis-je à basse voix avant de commencer à m’endormir.
« DIIIINNG !! »
J’ignorais combien de temps s’était écoulée mais une sirène me tira de mon sommeil.
Cela ne voulait dire qu’une seule chose : un intrus.
Je bondis du lit en me dégageant de Tyesphaine, roulai au sol et prit mon épée longue.
La porte venait à peine de s’ouvrir : deux silhouettes se tenaient là, frappées de stupeur.
Les intrus ne s’étaient sûrement pas attendu à un système d’alarme magique.
Je vis clairement qu’il ne s’agissait pas de l’aubergiste, mais de deux hommes fluets armés de dagues.
— Qui que vous soyez, je vous somme d’arrêter, leur dis-je.
J’entendis l’un d’eux faire claquer sa langue, puis il se rua sur moi arme en avant.
Était-il capable de me voir ou était-il simplement habitué à l’obscurité ?
L’espace étriqué n’était pas le plus indiqué pour l’utilisation d’une épée longue, mon adversaire avait un avantage avec sa dague, mais… il était lent. Même si sa technique n’était pas celle d’un amateur, il y avait bien trop d’ouvertures dans sa garde. C’est sans mal que j’esquivai ses premières attaques.
J’attendis qu’il me porta un coup d’estoc pour lui saisir le poignet de la main gauche, lui asséner un coup de pommeau dans le nez, puis le repousser d’un coup de pied.
Oui, je sais ! Un coup de pommeau n’avait rien d’élégant, mais c’est un coup très pratique en combat réel.
En tombant en arrière, il bouscula son camarade.
Profitant de ce moment d’inattention, je tirai mon arme de son fourreau et plaçai la pointe sur la gorge de celui debout à l’entrée.
— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?
L’intrus comprit rapidement la situation, il lâcha son arme qui s’enfonça dans la planche en bois.
— Je… je… nous…
— Parle, je commence à fatiguer.
Je pouvais me montrer intimidante à mes heures perdues. Sincèrement, j’hésitais un peu quant à les tuer ou non. Attaquer pendant le sommeil, c’est une telle méthode de lâche qu’ils méritaient un tel sort.
— Nous voulions vous détrousser. On nous a prévenu qu’il y avait deux filles blessées dans cette chambre.
— Qui t’as averti ?
— L’aubergiste. Il a dit que les fantômes vous avaient affaiblies.
Je commençais à comprendre.
— Appartiens-tu au groupe des brigands du bosquet ?
— Je… je… je ne peux pas répondre… il me tuera…
— Ne pas parler ne te sauveras pas, tu sais ?
J’étais sérieuse. J’allais réellement planter la lame, mais il ouvrit la bouche pour me dire quelque chose.
A cet instant, je vis ses yeux exploser de l’intérieur, du sang s’écoula de sa bouche et il tomba raide mort au sol.
Cette vision était horrible, elle me hante encore parfois.
Le premier brigand, à qui j’avais brisé le nez, se releva, mais au lieu de revenir à l’assaut, il s’enfuit dans le couloir.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Tyesphaine en sortant du lit.
— Nous avons été attaquées. Prépare-toi, nous avons sauté droit dans un des repaires des brigands.
— Hein ? Comment ?
— Je ne suis pas sûre, dis-je en récupérant ma cape au sol et en commençant à l’endosser, mais j’ai l’impression que l’annonce de la guilde est un leurre. Ils attirent les aventuriers et les miliciens dans le bosquet, attendent que les fantômes les attaquent et les tuent. Ceux qui s’en sortent viennent dormir ici, affaiblis. Et là, ils se font détrousser et assassiner.
— Mais… c’est ignoble !
— Oui. Prends tes affaires, nous ne pouvons pas bien combattre ici.
Surtout avec toi dans un tel état, pensai-je sans lui dire.
— Oui.
Tyesphaine s’empressa de mettre son armure dans son sac. Effectivement équiper une telle armure aurait été vraiment trop long. La priorité était de s’enfuir.
Je remerciais dans cette situation mon aura ; elle ne me posa même pas la question quant à ce qui était arrivé au cadavre à l’entrée de la chambre. Peut-être qu’elle ne voyait pas les détails non plus.
De toute manière, elle accepta immédiatement de me croire sur parole, ce qui accélérait les choses.
Dans l’auberge, ça s’agitait.
J’entendis rapidement les portes s’ouvrir à notre étage et des voix communiquer entre elles.
Aucun doute, ils étaient tous dans le complot.
— On va vous chopper !
— On va vous faire la fête ! Haha !
Idiots ! Si vraiment ça tournait mal, plutôt mettrais-je le feu à toute l’auberge que de vous laisser faire du mal à Tyesphaine.
— Tyesphaine, prends mon sac aussi, s’il te plaît. Je m’occupe de me battre à ta place. Tu n’es pas en état.
— Je… je refuse ! Je vais me battre.
— Comment ? Sans ton armure ?
Elle secoua la tête et immédiatement ferma les yeux.
Elle murmura si bas que seules mes oreilles elfiques pussent l’entendre : « j’espère qu’elle ne se fâchera pas… », puis se mit à prier.
« Ô Déesse de la beauté,
Entends ta douce protégée,
Et préserve sa félicité. »
Elle se mit à briller un instant, puis, à ma stupeur, je la vis se recouvrir d’une armure de cuir cloutée, quelque chose de bien plus léger que son habituelle armure de plaque.
— Ça devrait faire l’affaire.
— Bien ! Allons-y alors. Si nous attendons, ils vont nous encercler. Fonçons dans le tas et créons une percée jusqu’à la sortie.
— Un bon plan. Faisons-ça !
Un bon plan ? C’était surtout que je ne savais pas quoi proposer d’autre. Il aurait été possible d’aborder le problème autrement, mais les plans compliqués marchent rarement au final. C’était une expérience de mon ancienne vie.
L’efficacité passait par une approche directe et simple. Foncer dans le tas, c’est la meilleure stratégie dans une situation urgente.
Puis, je n’avais pas appris cette magie pour faire de l’infiltration et de la finesse, non ?
Après avoir incanté mon aura défensive, je pris les devants. Je sortis dans le couloir.
Six hommes nous y attendaient. Les trois premiers étaient armés de dagues tandis que ceux constituant l’arrière-garde avaient des arbalètes.
C’était eux qui ouvrirent le bal. Ils décochèrent des carreaux dans ma direction.
Prévisibles et lents. Je fis apparaître mon bouclier magique qui les bloqua complètement. Ils n’étaient même pas magiques.
Je commençais à croire de plus en plus qu’il s’agissait de simple menu fretin. Ils étaient habitués au combat, pour sûr, mais ça s’arrêtait là.
Lorsque le premier brigand me chargea, je n’eus besoin que de tendre mon épée pour qu’il s’empale dessus.
Bien sûr, les deux autres tentèrent de profiter de cette ouverture pour m’attaquer, mais je tendis mon autre main et sans passer par aucune incantation ou gestuelle, — ce qui rendait les sortilèges moins efficaces et plus difficiles à contrôler, mais quasiment instantanés,— je fis apparaître devant moi une dizaine de flèches d’ombre.
Aussitôt, elles s’en allèrent s’enfoncer dans les corps des deux brigands.
Lorsque je retirai mon épée du cadavre, les trois autres prirent la fuite par l’escalier qui descendait. J’entendais au rez-de-chaussée une réunion de personnes, je supposais qu’ils nous tendaient un piège.
— Ils nous attendent en bas. Ils sont une dizaine, je dirais.
— D’accord. Je te couvre.
— Merci, Tyesphaine.
D’un pas décidé, je me dirigeais vers l’escalier. Dix brigands n’allaient tout de même pas me faire peur.
« Par les huit sceaux de Targyzor le maudit, Ténèbres, entendez mon appel ! »
Tout en descendant les marches j’incantai d’une seule main. Ils voulaient jouer au malin, j’allais leur montrer que cela ne fonctionnerait pas sur moi.
Arrivée à la dernière marche, j’arrêtai mon pied un instant et fit signe à Tyesphaine d’en faire autant. Puis je bondis pour faire une roulade dans la salle.
Comme je m’y attendais, des carreaux d’arbalète fondirent sur ma précédente position.
« Azaltys Eskyl ! (Darkness Wave) »
De ma main jaillit une vague de ténèbres qui ravagea une partie de la salle. Trois des brigands disparurent totalement, enveloppés par ma magie destructrice.
— A l’assaut ! criai-je.
Tyesphaine répondit par un cri et courut bouclier en avant dans la salle. En même temps, je chargeai l’ennemi le plus proche.
C’est à cet instant que je vis une ombre tomber du plafond. Non pas sur Tyesphaine ou moi, mais sur le chef des brigands qui se trouvait le plus éloigné de nous. Il avait une arbalète plus grande que les autres qu’il avait posé sur une table retournée.
Deux dagues s’enfoncèrent dans chacune de ses épaules.
Celle qui venait de l’attaquer était une femme que je distinguais fort bien : elle était un peu plus grande que moi et avait une longue chevelure rouge détachée. Elle était vêtue d’une armure de cuir cloutée d’une facture qui mettait en valeur ses formes. Tout comme Tyesphaine, elle avait plutôt une grosse poitrine, même si inférieure en volume.
Elle tira de son dos deux faucilles avec lesquelles elle menaça le chef des brigands à présent incapable d’agir.
— Je m’occupe de celui-là, me lança-t-elle.
Quelles étaient ses intentions ? Je n’en savais rien mais, dans la situation, il me semblait plus opportun de la considérer comme une alliée.
C’est sans aucun mal que nous parvînmes à nous défaire des brigands qui restaient. Même sans son armure, Tyesphaine savait fort bien se battre.
A peine le dernier brigand au sol, je rengainai mon épée et me dirigeai vers la fille.
— Qui es-tu ?
— Oh ? Direct ?! Je m’appelle Mysty et vous deux ?
Le chef des brigands était attaché, elle avait eu le temps de le faire pendant notre combat.
— Fiali. Voici Tyesphaine. Nous sommes des aventurières venues chasser ces brigands.
— Ah bon ? Ça tombe bien, moi aussi~
Elle me parut assez fausse dans sa manière de s’exprimer, mais je ne ressentais pas d’hostilité.
— Tu… comment tu as fait pour te libérer ? vociféra le chef des brigands.
— Héhé ! Pourquoi te livrerai-je mon secret ? Dit-elle en posant une main sur sa hanche et en jouant avec sa faucille de l’autre.
Je reconnus ce genre d’arme, il s’agissait d’un kama. Il s’agissait d’une sorte de faucille japonaise. A l’origine, c’était un outil utilisé dans les rizières et non une arme. J’ignorais qu’il y avait des produits japonais dans ce monde-ci.
— Tu étais prisonnière ?
— Yep. Je suis arrivée en début de soirée. Ils m’ont empoisonnée et attachée dans une des chambres à l’étage. Qui sait ce qu’ils voulaient me faire après vous avoir attrapée, me dit-elle avec un clin d’œil.
Je ne voyais pas lieu d’en rire en vrai, c’était dégoûtant de leur part.
Je l’ignorais et m’approchai du chef des brigands.
— Qui est ton chef ? Quelle est cette magie qui vous affecte ?
Je l’avais déjà sentie sur l’autre brigand que j’avais tenté d’interroger. Il y avait une magie active sur eux.
Ceux qui sont versés dans les arts magiques sont capables de percevoir instinctivement le picotement typique de la magie. Tous les brigands avaient un sortilège actif sur eux et je présumais que ce n’était pas un renfort magique.
— Haha haha ! Vous pensez que vous pouvez vous opposer à nous ? Vos menaces sont inutiles, ma vie s’est achevée il y a bien longtemps. Vous voulez entendre son nom, sales truies ? Il s’appelle B…
Aussitôt, ses yeux explosèrent et il tomba en avant en crachant du sang par la bouche.
J’eus la confirmation que j’attendais : ils avaient tous un sort d’interdiction sur eux, ou quelque chose du genre. Les nécromants arcanistes disposaient de tels pouvoirs à ma connaissance. Mais peut-être que les envoûteurs en étaient-ils également capables.
— Un pratiquant de magie interdite…, murmurai-je.
— Whaaa ! C’est dégueux !!
— Je… j’ai envie de vomir.
C’était ma deuxième fois, sans être habituée, cela me choqua moins, malgré tout.
— Mysty. Je ne sais pas si nous pouvons te faire confiance, dis-je en observant la réaction de Tyesphaine, mais je pense que nous sommes toutes embarquées dans une sale affaire. Leur chef est un magicien pratiquant la magie interdite, il a posé sur ses subalternes une interdiction magique. A présent, il sait sûrement qui nous sommes ; il faut le tuer avant qu’il ne nous tue.
Je me rendis compte que Mysty avait en quelque sorte réagit lorsque j’avais parlé de magicien.
— Tu… tu penses qu’il va nous chasser ? demanda Tyesphaine.
— J’en ai le pressentiment. Quelqu’un capable de sacrifier ses hommes de la sorte souhaite sûrement préserver un lourd secret. S’il présume que nous avons appris quelque chose, il va chercher à nous faire taire définitivement. Il y a quelque chose de plus gros, ce ne sont pas de simples brigands.
— J’ai compris, je vais rester avec vous. Juré, vous pouvez me faire confiance.
Elle cracha dans sa main et me la tendit.
Je restais interdite. S’attendait-elle à ce que je la lui serre ?
— Ah oui, vous faites pas ça par ici.
Elle s’essuya la main et reprit :
— Je m’appelle Mysty. Je vais vous accompagner jusqu’à l’éradication de ce dangereux sorcier. J’espère que nous pourrons bien nous entendre.
Elle mit les mains dans son dos et afficha un sourire innocent.
Je n’étais pas vraiment persuadée, mais cette alliance était nécessaire. Surtout avec Tyesphaine dans un tel état.
— Finissons la nuit et partons dès l’aube, proposai-je.
— D’accord.
Je me tournai vers Tyesphaine qui acquiesça. Puis nous remontâmes à l’étage.
— Cette chambre est plus grande, dit Mysty en pointant une des portes. C’est là qu’ils m’avaient jeté après m’avoir attachée.
Tyesphaine bâillait, je décidais d’écourter cet échange et d’abandonner ma prudence.
— Allons-y. Restons ensemble au cas où il se passerait autre chose.
Mysty acquiesça et ouvrit la porte d’une chambre avec un grand tapis et un lit double.