J’ouvrai les yeux.
Qu’est-ce qui s’était passé ? J’avais l’impression d’avoir la tête dans un sac rempli de coton alors que mon corps pesait autant qu’une enclume.
Au début, je ne vis que du blanc, comme une lumière aveuglante, puis peu à peu les couleurs arrivèrent jusqu’à mes rétines, d’abord floues, puis de plus en plus distinctes.
Où étais-je au juste ? Quelles étaient mes derniers souvenirs ?
Consultant ma mémoire à la recherche d’indices, je finis par esquisser un sourire amer.
— Je suis morte…, marmonnais-je.
Mon dernier souvenir était ma mort.
En tant qu’athée, j’avais toujours pensé que cet acte marquerait la fin, que ma conscience s’évanouirait. Au fond, même si les religions parlaient à tort et à travers d’âmes immortels, de paradis, d’enfer ou de réincarnation aucune preuve ne m’avait jamais été donnée et l’enfant de la modernité que j’étais n’avait jamais cru ces propos fallacieux.
Combien de guerres et d’atrocités avaient été perpétrées aux noms de ces dieux muets ?
Au-delà de cela, la croyance et la religion étaient deux choses distinctes. On pouvait croire en un ou plusieurs dieux sans croire en la religion qui n’était qu’une institution humaine.
Puis, au fond, des dieux (ou un seul selon la religion) qui n’avaient jamais rien fait pour prouver leur existence et qui se contentaient d’observer nos pathétiques existences n’étaient-ils pas plutôt des stalker de la pire espèce ?
J’avais toujours détesté ce concept de « dieu ». S’il y avait des existences supérieures aux humains, ce que je ne tenais pas pour réel, n’étaient-ils pas cruels de nous regarder nous entre-déchirer pour des futilités ?
Des guerres commencées pour des morceaux de territoires. Pour des raisons stupides de fierté mal placée.
Des assassinats par jalousie, comme si un être vivant pouvait être la propriété d’un autre.
De l’esclavage. De la violence sexuelle. De la torture.
La liste des méfaits de l’humanité est très longue, je n’ai cure de la donner en entier.
Si de telles existences existaient vraiment, à mes yeux c’était des pervers voyeurs. S’excitaient-ils en regardant nos stupides vies ? Nos tentatives futiles de trouver un bonheur toujours instable et volatile ?
C’était ce que je croyais. Soit les entités supérieures étaient malveillantes et il n’y avait aucun intérêt à les prier, les vénérer ou autres, soit elles n’existaient tout simplement pas et la vie était une sorte d’irrégularités issues du Grand Néant duquel toute forme de vie était issue à l’origine.
Je n’étais pas la première personne au monde à me poser toutes ces questions et je ne serais sûrement pas la dernière, mais elles m’obsédaient.
Comment pouvais-je vivre en sachant pertinemment que ma vie ne servait aucun réel but ?
A ma mort, je disparaîtrais physiquement et ensuite, peu à peu, je finirais par disparaître également des mémoires de ceux qui m’avaient connus.
Ma vie sur Terre n’avait été ni amusante, ni spécialement dramatique, elle avait juste été sans saveur et sans intérêt.
Aussi, afin de ne plus souffrir de cet état de conscience qu’avait été le mien, j’avais embrassé la pensée athée d’un néant post-mortem dans l’espoir de ne plus jamais revenir souffrir.
Mais à l’instant de ma mort, tous mes espoirs s’écroulèrent.
J’étais dans un temple gréco-romain, avec des piliers et des statues. Le genre de décor qu’on peut facilement penser issus d’un film ou d’un roman de fantasy.
— Ce n’est qu’une visualisation de ton esprit, me dit la voix masculine d’une personne se trouvant plus loin. Mais je te rassure, tu n’es pas la seule personne à s’imaginer le monde des dieux sous la forme de l’Olympe grec.
— Dieux ? pensais-je. Il lit dans mes pensées ou quoi ?
— Est-ce que cela te surprend réellement ? Je suis un dieu, n’est-ce pas ?
Malgré ma surprise, j’esquissais un sourire amusé.
Les dieux existaient donc réellement ?
Tournant mon regard au plafond, je soupirai longuement avant de poser ma main sur mes yeux. Des larmes commençaient à s’en écouler.
L’un de mes pires cauchemars était devenu réalité : il y avait donc quelque chose au-delà de la mort…
— N’ai pas peur comme ça, je ne vais pas t’envoyer en enfer.
— L’enfer existe donc… ?
— Je ne te le confirmerai pas, puisque c’est un secret !
J’observai l’être qui s’était présenté comme un dieu : c’était un beau gosse aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Sa tenue était une toge qui collait bien avec le style du décor. Il me fit un clin d’œil et leva son index avec taquinerie.
Dans ma tête, je le surnommais à cet instant : « le dieu BG dragueur ».
— Hahaha ! Quel charmant surnom ! Je ne vais pas m’en cacher, j’aime les humains qu’ils soient hommes ou femmes d’ailleurs.
— Si vous les aimez, pourquoi ne pas les aider ?
— Désolé, je ne peux pas répondre à cette question, c’est…
— Un secret. Vous êtes sûr de ne pas être un démon au service de la Grande Bête ?
— Haha ! Quelle belle référence des années 90. Cela ne m’étonne pas de toi.
Je soupirai à nouveau.
— Cela sert vraiment à quelque chose que nous discutions ? Vous semblez non seulement lire mes pensées mais aussi tout connaître de mon passé et de mes goûts. Je suppose que vous avez vu toute mon intimité aussi, à quoi bon parler ?
— Tu es trop cynique. Regarde, tu es dans l’au-delà et tu n’as même pas esquisser une expression de surprise. Cela ne te fait rien ?
— Cela m’agace, mais vous le savez déjà. Quel sort m’est réservé si vous ne comptez pas m’envoyer en enfer ? Vous n’allez quand même pas m’envoyer au paradis, si ?
Le dieu se mit à rire et se rapprocha de moi. Je n’arrivais pas à me lever, je ne pouvais que bouger la tête. Je ne pouvais donc pas considérer tout l’espace autour de moi.
Ce n’était pas vraiment douloureux, juste un peu perturbant pour quelqu’un qui n’avait jamais connu un état de paralysie presque total.
Il me posa la main sur le front et me caressa la tête gentiment.
— Tu es si pessimiste. Pourquoi n’aurais-tu pas le droit d’aller au paradis ?
— Car je suis une mauvaise personne et j’ai fait de mauvaises choses.
— Allons, allons, tu exagères. Je n’ai rien vu d’autre qu’un être torturé avec une sagacité hors norme et une extrême sensibilité. Tu as fini par passer toute ta vie à pleurer en faisant attention de ne pas blesser les créatures qui t’entouraient, tu n’as même pas pris le temps de jouir des bonnes choses de ton monde.
— Je n’estime pas n’avoir rien fait… mais de toute manière tout cela était inutile, n’est-ce pas ? Tôt ou tard, animaux, humains et même les dieux, nous retournerons tous au Grand Néant. Car tout est parti de là.
— Que sont les dieux pour toi au juste ?
— Des êtres supérieurs.
— Et penses-tu réellement que nous ne sommes pas au-dessus de ce que tu appelles le Grand Néant ? D’ailleurs, existe-t-il réellement ?
C’était un contre-argument que j’avais nombre de fois pensé au cours de ma vie. Il ne me prenait pas du tout de court. Tout ce qui m’agaçait, c’était qu’il connaissait déjà la réponse, quel intérêt de me faire parler au final ?
Mais je n’avais rien de mieux à faire et au fond j’espérais la clémence de cette entité supérieure.
— J’ai déjà considéré que la solution à ce problème métaphysique était simplement que le concept de « néant », cet état de rien, n’existe pas. Car au fond, si on considère les choses de manière logique, il est impossible que quelque chose apparaissent du « rien ». Le passage de l’état « 0 » à « 1 » ne s’explique tout simplement pas. Soit c’est nos esprits de misérables humains qui ratent quelque chose, soit ce concept de « 0 » n’existe tout simplement pas.
— Héhé ! C’est pour ça que je t’aime bien. Tu as pensé à toutes ces choses aussi profondes. Mais ce sont ces pensées qui ont causé ta perte et t’ont fait oublier les choses essentielles de la vie. Les humains qui réfléchissent trop ont souvent ce travers. En tant que dieu, nous nous sentons responsables de ce qui t’es arrivé.
— Responsables ? Vous allez me dire que vous vous souciez réellement du bien-être de tous les milliards d’humains qui peuplent le monde ? Pourquoi ne pas plutôt vous intéresser à ces pauvres malheureux qui meurent de faim ? Pourquoi ne pas vous occuper de ceux qui meurent victimes de la cruauté des autres ?
— Ta modestie et ta gentillesse sont vraiment des vertus que j’aime. Désolé, je ne peux rien te dire de plus, c’est un secret.
Je grinçai des dents. Je voulais savoir.
J’avais accepté l’idée de ma mort. J’avais accepté avec peu de réserve que cet être était ce qu’il prétendait être, alors qu’il aurait pu s’agir d’un scientifique fêlé qui m’avait soigné ou avait ramené mon corps à la vie comme Frankenstein l’avait fait avec son monstre.
Et au final, je ne savais toujours rien.
— Ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas ?
Le dieu charmeur me sourit et répondit :
— Je ne peux pas répondre, c’est un secret.
C’était suffisant, il avait en quelque sorte acquiescé.
Parmi mes nombreuses interrogations métaphysiques, le fait que j’avais si rapidement perçu les engrenages du monde humain et surtout sa vicissitude, même profondément enfouie, n’avait-il pas pour cause un très long cycle de réincarnation ?
Déjà enfant, j’avais compris tant de choses que les adultes tardaient à découvrir (voire ne remarquaient même pas de toute leur existence)…
Au Japon, même les athées étaient nombreux à croire à la réincarnation et, parmi les nombreuses hypothèses post-mortem, je trouvais que c’était la plus romanesque.
Le paradis et l’enfer ne m’ont jamais beaucoup parlé et, pour cause, ils impliquaient une valeur subjective de bien et de mal, de joie et de souffrance. La paradis des uns est l’enfer des autres.
A l’opposé, la réincarnation pouvait n’avoir aucun jugement moral. Bien sûr, quelques religions ont collé sur le concept une idée d’accomplissement, ainsi est né l’idée de nirvana, mettant fin au cycle.
Mais, dans mon idée, la réincarnation était peut-être simplement une redistribution de l’énergie vitale d’un être vivant. Il n’y avait pas d’âme, juste des corps vivants et des esprits accumulant de l’expérience.
L’énergie de l’âme était recyclée à la mort du corps physique du défunt et était redistribuée dans des nouveaux-nés. Quand à l’esprit (ou âme), il était soit brisé et redistribué à son tour, soit il perdait toute notion d’individualité et repartait blanchit dans un nouveau corps.
Dans ce dernier cas, même sans mémoire, le nouvel être vivant aurait des dispositions à la naissance, des penchants naturels qui seraient au fond des réminiscences de ses précédentes vies.
Imaginons quelqu’un qui ait vécu depuis les débuts de l’humanité. Même sans aucun souvenir, son esprit, son âme, peu importe le nom, ne finit-il pas par vieillir et devenir cynique envers un cycle qu’il ne connaît que trop bien ?
C’était une des explications que je donnais à mon malheur existentiel et la raison de pourquoi je désirais le néant après la mort…
— Ils sont enfin arrivés. Eh oh ! Vous auriez pu arriver à l’heure, vous êtes attendus !
Je ne pus voir qui venait d’entrer, puisqu’ils se trouvaient dans l’angle mort de ma vision situé au-dessus de mon crâne, mais j’entendis clairement les pas de plusieurs individus.
— Mes excuses, la partie de golf s’est un peu éternisée, répondit une voix féminine.
— Pour ma part, j’ai été happé par un beau poème. Ces humains sont tellement élégants quand ils le veulent.
— Trêve de bavardages, cette âme attend sa prochaine vie.
— Hein ? m’exclamai-je. Une minute, je ne l’attends pas ! Vous lisez mes pensées et mes souvenirs, vous savez que je ne veux pas me réincarner. Laissez-moi disparaître pour de bon !
— Chut ! Laisse faire les dieux.
Dieu BG dragueur me posa le doigt sur les lèvres en me faisant un clin d’œil et, à partir de cet instant, plus aucune voix ne put sortir de ma bouche.
Encore une tyrannie des dieux ! Je ne pouvais même plus plaidoyer ma cause. Je ne pouvais ni m’agiter, ni contester et le pire affront c’est que je ne pouvais même plus pleurer. Il était allé jusqu’à me retirer cet ultime recours.
Mais à l’intérieur, j’étais en larmes. Je refusais ce cruel destin. Je ne voulais pas revenir une nouvelle fois, renouveler le cycle encore et encore jusqu’à ce que mon âme, — car manifestement elle existait— , finisse par entièrement se souiller.
Pourquoi faisaient-ils ça ? Pourquoi n’exauçaient-ils pas mon pauvre petit souhait alors qu’ils disaient se soucier de nous autres mortels ?
Étions-nous donc forcés de jouer à leur jeu funeste contre notre gré ?
La suite me donna raison.
L’autel sur lequel je me trouvais se releva, il ressemblait plus à une table de torture où était attaché un prisonnier.
Je vis une dizaine de dieux s’installer autour d’une table, on aurait dit une réunion d’assemblée générale d’entreprise. Mais à la place des dossiers et des graphiques éparpillés devant eux, en attente d’étude, ils firent apparaître à manger et à boire.
Ils échangèrent quelques banalités, puis lorsque Dieu BG dragueur les rappela à l’ordre du jour pour la troisième fois, ils décidèrent de s’occuper sérieusement de mon cas.
— Que commence la grande loterie ! déclara une déesse à gros seins habillée également en toge.
Une loterie ? J’envisageais le pire.
Faisant disparaître la nourriture, ils firent apparaître sur la table des pions assez semblables à ceux du go.
Puis, lançant des dés à tour de rôle, ils déterminèrent l’ordre de jeu.
Chacun tira un certain nombre de pions, impossible dans cet état de connaître les règles du jeu, car je ne voyais rien d’autre au final que des adultes irresponsables jouant avec mon existence. Je ne pouvais qu’observer en devinant ce qui arriverait.
— Oh ? C’est un don rare ça ! On devrait pouvoir faire quelque chose, je vous le dis.
— J’hésite entre elfe ou demi-démon… Mmmm….
— Celui-là risque d’être intéressant aussi. « Souvenir de la dernière vie ». C’est pas tous les jours qu’on le tire.
Leur jeu continua de la sorte pendant quelques temps. J’ignorais combien de ces maudits pions ils avaient le droit de piocher et combien devaient-ils défausser, l’ordre de passage semblait déterminer ces paramètres.
Lorsqu’ils eurent fini, ils mirent les pions choisis dans un petit sac et le dieu charmeur s’approcha de moi.
— J’espère que ça te plaira. Amuse-toi bien et à une prochaine.
Il posa le sac sur ma poitrine. Aussitôt, il entra en moi et ce fut mon dernier souvenir de cet endroit.
Ces souvenirs flous et improbables disparurent un temps de mon esprit. Mes plus vieux souvenirs étaient d’être une enfant elfe vivant dans la Grande Forêt avec son mentor. Parfois, des bribes de souvenirs remontaient à la surface, mais je les tenais plus pour un rêve qu’autre chose.
Il fallut attendre l’adolescence pour que mon pion « anciens souvenirs » se réveillât. C’est à cette époque que je pris une sérieuse décision et que se définit mon objectif et mon caractère.
L’aventure de Fiali avait à peine commencé…
***
Mes yeux s’ouvrirent. J’étais dans le grand lit de l’auberge-relais.
A mes côtés se trouvaient Mysty et Tyesphaine.
Non, elles n’étaient pas à mes côtés, elles m’enveloppaient littéralement.
Je rougis immédiatement en me rendant compte avoir le visage dans la poitrine de Tyesphaine, de nouveau ! C’était en voie de devenir une habitude, je le sentais déjà.
Je sentais également une main sur mon ventre et ma poitrine, ce n’était pas celles de Tyesphaine qui me tenait la tête comme si j’étais un simple coussin.
Je parvins à peine à la tourner pour me rendre compte que j’étais prisonnière de Mysty de l’autre côté. Elle se collait totalement contre moi, sa poitrine à l’arrière de ma tête et ses mains l’enveloppant. J’étais prise en tenaille !
En plus, si je ne faisais pas erreur, Mysty était nue !!
Sérieux ! Quand est-ce qu’elle avait retiré ses vêtements ?
Certes, dans ce monde de fantasy médiéval, tout le monde ne portait pas de pyjama mais nous étions allées au lit toute habillées, retirant juste nos armures et nos bottes pour être prêtes en cas de nouvelle attaque.
J’avais un mauvais pressentiment.
Cette affaire de dakimakura commençait à aller trop loin.
D’après mes constatations, on irait jamais me faire des choses contre ma volonté, bien que je supposais des perversions particulières capables de passer entre les mailles du filet. Avec les dieux, il y a toujours une sorte de faille à exploiter, ils le font sûrement exprès pour tester les humains et s’en amuser. Ainsi, par exemple, le seigneur local qui se serait épris de moi pourrait fort bien m’enfermer jusqu’à attendre mon consentement, voire il pourrait m’obliger à l’accepter en tuant ma famille (que je n’ai pas) ou en essayant de m’acheter.
La limite de mon pouvoir était-elle la conscience de mon interlocuteur ?
S’agissant d’un don divin, on aurait pu présumer que son fonctionnement serait absolu, mais comme je l’ai dit ils se plaisent à jouer de nous autres mortels en incluant des vices cachés.
Puisqu’il ne fonctionnait pas sur les animaux et les monstres, avais-je pensé en connaître les limites mais il s’avérait que non.
Pendant que je réfléchissais, les mains de Mysty commencèrent à s’agiter sur mon corps.
— Malaxer la pâte… malaxer…
Ce n’est pas de la pâte à pain que tu malaxes là !!
Si Tyesphaine se contentait de me prendre pour une coussin, Mysty me prenait pour de la pâte à pain, voire une viennoiserie.
Soudain, alors que je tentais de me glisser vers le bas pour m’échapper à cet horrible piège mammaire, espérant m’échapper de la zone d’influence des mains grâce à mon agilité elfique, le couperet tomba sur moi.
— Kyaaaa ! m’écriai-je alors que je sentis une morsure sur mon oreille.
Lorsque j’étais dans l’autre monde j’avais toujours trouvé ridicule le fait que les oreilles d’elfes étaient si sensibles dans les mangas et anime. Je veux dire, les oreilles humaines ne sont pas si sensibles que ça, c’est du cartilage, une des parties les moins douloureuse au fond.
Mais chez les elfes, les oreilles étaient un point névralgique. Je ne l’ai pas dit jusque là, puisque c’est naturel pour moi, mais nos oreilles s’agitent, remuent un peu comme celles de chiens. Selon ce que m’expliqua un jour mon mentor, certains humains s’amusaient à interpréter notre état mental en observant nos oreilles justement.
J’avais trouvé cela mignon, puis insultant, puis simplement logique. Au fond, tout interlocuteur interprète les sentiments d’autrui que ce soit par le regard, les lèvres ou autres. Puisque nos oreilles étaient expressives, c’était normal que les humains d’antan en soient arrivés à cette conclusion.
Je ressentis soudain une décharge électrique me parcourir le corps.
— My… sty… arrête…
Mais elle ne m’écoutait pas, elle ne le pouvait pas : elle dormait.
J’ignorais ce qu’elle voyait dans son rêve mais d’un seul coup, ses mains furent moins un problème que ses lèvres qui mâchouillaient mon oreille.
Les larmes aux yeux, je parvins finalement à me sortir partiellement de ce pétrin mais j’étais à bout de souffle. Je n’avais pas encore réussi à sortir du lit, mais en orientant habilement les lèvres de Mysty sur les doigts de Tyesphaine, qui me tenaient la tête, j’avais réussi à mettre mon oreille hors d’atteinte. Par contre, avec la bave sur le cuir chevelu, j’étais bonne pour aller me laver.
Tyesphaine réagit à l’humidité de la bouche de Mysty, elle passa une jambe autour de la mienne et la bloqua. Au même moment, Mysty fit de même avec l’autre. J’étais à présent engagée dans un combat de catch, immobilisée dans une position des plus suggestive.
— Euh… ça va pas le faire…, pensai-je. Il faut que je sois plus ferme.
Avec une de mes mains, je tapotai l’épaule de Tyesphaine espérant la réveiller. Mais aucune réaction.
Je réitérai avec plus de vigueur, elle finit par me lâcher et se retourner.
— OK, j’ai la situation sous contrôle. Je peux me dégager de ce côté et dormir par terre au pire.
C’est ce que je tentais de faire, mais je me rendis rapidement compte que Tyesphaine avait bloqué l’un de mes bras sous son corps.
— Plus jamais je dormirai avec vous !
Je tirai mon bras doucement pour éviter de la réveiller, mais, au moment où il fut dégagé, je dus affronter un nouveau problème : Mysty, qui ne sentait plus de résistant, m’attirait vers elle.
Cette fois j’étais tournée de son côté, le visage à quelques centimètres du sien ; elle était à moitié sur moi et m’écrasait de son corps voluptueux.
— C’est bien ma chance d’être tombée sur deux alliées aussi…
Elle tira sa langue et se mit à me lécher le visage.
Mais bon sang, quel rêve faisait-elle au juste ?!
Je dus user de toute mon agilité pour me sortir de là.
Mes cheveux étaient en désordre et ma tenue également mais je me tenais enfin à côté du lit, hors de cet étau humain.
— Han… Han…! Je vais aller dormir dans une autre chambre, dis-je à basse voix en reprenant mon souffle.
Mais à cet instant, les mains de Mysty attrapèrent la tunique.
— HEIN ?! Pas encore fini ?!
Elle commençait déjà à tenter de m’attirer dans le lit. Elle était têtue en mode somnambule !
Je pris la meilleure décision possible à cet instant : j’ouvris les boutons de ma tunique et la sacrifiait à l’autel de la préservation de ma chasteté.
Cette fois plus question de rester à porter de ses mains. Je me dirigeai de suite vers la sortie en marchant sur les vêtements que Mysty avait retiré en s’endormant.
— Excuse-moi, Tyesphaine.
Je m’inclinai et quittai la chambre en simple sous-vêtements.
Je retournai dans la chambre miteuse qu’on nous avait donné en arrivant, sans arme et vêtements et m’enfermai en me répétant :
— Maudite aura dakimakura !
***
— Pourquoi tu es là ?
C’est la première chose que j’entendis en me réveillant.
Au-dessus de moi se trouvait le gentil visage de Tyesphaine. Fatiguée et éreintée, je m’étais endormie par terre, une couverture sur le corps, près de la porte.
— Hein… ?
— Je me suis inquiétée de ne pas te voir dans la chambre, j’ai cherché partout !
Je ne doutais pas de sa bonne foi : Tyesphaine était une gentille fille, j’en étais parfaitement convaincue.
Je me levai en m’étirant, ce qui fit tomber la couverture.
— Que… que… ?
— Hein ?
Je me rendis compte soudain qu’à part une culotte je n’avais rien du tout. En effet, je n’avais pas l’habitude de porter de soutien-gorge.
Tyesphaine devint complètement rouge. Je n’avais jamais vu quelqu’un rougir à ce point. Elle avait même des larmes aux yeux.
Mon corps était si horrible ? Je ne pouvais croire que mes formes gracieuses elfiques pouvaient provoquer une réaction comme la sienne.
Elle recula et se couvrit les yeux en répétant :
— Désolée, désolée !
De mon côté, j’avoue que j’ai réagi de manière plus calme que je ne l’aurais pensé. Elle était la première personne qui me voyait nue, mais je ne me sentais pas si gênée au final. Ce qui était fait était fait.
Contrairement à certaines fictions que j’avais lu, je ne pensais pas qu’être vue par une femme était moins gênant, — étant moi-même plus attirée par les femmes que les hommes—, mais il n’y avait pas lieu de se mettre à crier et pleurer non plus.
Si j’avais été dans un manga, les pauvres lecteurs n’auraient même pas eu droit à la classique scène du héros qui entre dans la salle de bain où l’héroïne est à moitié nue et se met à rougir et hurler.
En fait, à cet instant, ce qui m’inquiétait bien plus que ma nudité, c’était le fait que je n’avais rien pour cacher mes oreilles.
En allant au lit, j’avais profité de l’obscurité pour retirer ma cape, mais il faisait jour à présent.
Il y avait une petite chance qu’elle n’ait rien vu, néanmoins, vu la virulence de sa réaction. Je me raccrochais à cet espoir en m’enveloppant de la tête à la taille dans une couverture et en me mettant en boule.
— Tye… Tyesphaine. C’est bon. Tu peux ouvrir les yeux.
— Je suis désoléééééeee ! Je ne voulais pas !
— Ta réaction est exagérée… je… je ne suis qu’une fille sans poitrine et peu attirante… il n’y a rien à voir…
La carte du pathos. Me rabaisser et dire du mal de ce corps si adorable qu’était le mien (Eh oh ! Pas de jugement ! Je n’y peux rien si mes souvenirs de l’autre monde me prédisposent à aimer mon elfitude !), c’était une manière efficace de faire passer la crise.
Du moins, c’était ce qui aurait normalement dû être le cas.
— Ne dis pas ça ! Tu… tu… Aaaahhhh ! Je peux même pas fermer les yeux, je revois ton image.
— Hein ?
Elle se retourna et frappa le mur de son poing.
Je commençais vraiment à me demander si j’étais si horrible que ça. Il était vrai que j’étais une elfe avec l’esprit d’un être humain d’un autre monde ; nombre de mes critères de beauté était issus de ma précédente vie.
Mes traits elfiques délicats étaient peut-être trop parfaits du point de vue des humains. Dans ce monde, ces derniers vivaient dans des circonstances difficiles, nombreux étaient boiteux, bossus ou avaient l’une ou l’autre malformation. De plus, ils avaient presque tous des cicatrices et des petites particularités épidermiques de rien du tout tel que des tâches de naissances ou des grains de beauté.
Au contraire, ma peau était lisse, sans aucune imperfection, et mes traits plus symétrique que les leurs. Je n’avais pas même de poils et de côtes saillantes.
— Je suis désolée de t’avoir infligé cela…, finis-je par lui dire au terme de ma réflexion.
Je ne voyais aucune autre explication à cet instant-là. C’était un peu naïf de ma part.
— Non, non, non, c’est moi qui… je… tu… tu es… si belle…
Encore une fois, je n’aurais pas dû entendre ces derniers mots normalement.
Je décidai de creuser un peu la question.
— Qu’as-tu dit ?
— Non rien ! Ne… Ne t’inquiète pas… ce n’est pas… à cause de toi… tu… es belle… ne t’inquiète pas…
Elle avait fini par le dire, mais elle n’osait toujours pas me regarder dans les yeux.
Je compris à cet instant que son éducation de paladine devait la rendre très prude. J’avais réellement tiré les deux faces d’une même pièce : d’un côté, une paladine qui était si embarrassée qu’elle risquait de se frapper la tête contre un mur après m’avoir vu à moitié nue et, de l’autre côté, Mysty qui se déshabillait durant son sommeil.
La suite de l’aventure promettait d’être difficile.
En parlant de Mysty, elle apparut dans l’encadrement de la porte à cet instant.
— Qu’est-ce que vous fichez là toutes les deux ?
— NON N’ENTRE PAS !!
Tyesphaine se rua littéralement sur elle et la repoussa dans le couloir.
— Oh là ! Qu’est-ce qui se passe ? Je me suis immiscée en plein acte ?
J’entendis un « bam ». En me penchant pour avoir une vue sur le couloir, je vis la pauvre Tyesphaine à genoux, les yeux vides et de la fumée sortant de sa tête. On aurait dit que son âme venait de la quitter. Mysty lui avait donné le coup de grâce.
— Mysty, tu peux me chercher mes vêtements dans la chambre, s’il te plaît. Je vous explique tout ça après.
— Je peux aussi vous laisser finir, j’suis pas comme ça, je juge personne.
— Je pense qu’il y a un malentendu…
Elle me jeta des regards interrogateurs puis partit récupérer mes vêtements.
La journée commençait à peine que j’étais déjà fatiguée…
***
La question de quoi faire avec les cadavres des brigands fut amenée pendant notre petit-déjeuner gratuit à l’auberge.
Bien sûr, nous avions pris le temps d’expliquer nos mésaventures à Mysty. Les blessures de Tyesphaine n’étaient pas totalement guérie. Les miennes avaient disparues après cette nuit de repos, mais elle avait été bien plus marquée que moi par les énergies nécromantiques.
Je me demandais si mon affinité avec la magie des ténèbres n’y était pas pour quelque chose. Ce n’était qu’une théorie, bien sûr.
Quoi qu’il en fût, malgré nos inquiétudes, Tyesphaine nous assura maintes fois qu’elle allait bien et qu’elle était capable de se battre, nous pourrions reprendre la route.
Quant à la question des cadavres, elle proposa de creuser une fosse pour les enterrer. Se sentait-elle coupable de les avoir tué ? Considérant sa gentillesse, j’en étais persuadée.
L’idée de creuser et nous fatiguer alors que nous aurions à mener un rude combat en journée ne me convenait pas, toutefois. Aussi, proposai-je :
— Ce n’était que des brigands, pourquoi se donner de la peine pour eux ? Si on les réunit tous en tas, je peux les incinérer avec ma magie.
— Pas bête. Ça me semble une bonne idée, répondit Mysty les bras derrière la tête.
Mais Tyesphaine me jeta un regard perplexe. Je supposais qu’elle devait être opposée à cette idée.
— Tu ne veux pas, Tyesphaine ?
— Ce n’est pas que je ne veux pas mais… tu…
— Je ?
— Cela ne te fait rien ?
Cette question en appela une autre en moi. La crémation était, certes, le rite funéraire de mon ancien pays, mais pour gérer autant de cadavres rapidement c’était aussi la méthode la plus efficace. Brûler les cadavres permettait d’éviter la propagation de tout un tas de maladies et ne prenait pas que peu de place. Mais peut-être la crémation posait un problème moral dans ce monde-ci.
— Euh, brûler les cadavres est une pratique bizarre ?
Cette question avait pu paraître encore plus étrange, une humaine aurait dû connaître les rites funéraires du royaume, mais je ne l’étais pas.
Mysty leva les épaules et secoua la tête l’air de me dire : « non ». Mais Tyesphaine plissa encore plus les yeux. A cet instant, j’étais certaine qu’elle avait compris : elle avait remarqué mes oreilles pointues et se doutait de mon inhumanité.
Pourquoi ne me posait-elle pas directement la question ? Embarras ou à cause de Mysty ?
— Non, je voulais parler de… tu n’as pas pitié d’eux ?
— Ah ça ? Ma foi, un peu quand même. Je ne suis pas habituée à tuer des gens.
Ma formulation était sûrement maladroite, je vis une réaction apparaître sur le visage de ma compagnonne.
— Je veux dire, les brigands sont courants, ça ne sera sûrement pas la dernière fois que nous nous ferons attaquer, non ?
— Soixante-et-un, dit avec désinvolture Mysty. C’est le nombre que j’en ai tué dans mes aventures. Quand ils voient une belle fille, leurs cerveaux s’embrument et ils ne pensent plus qu’avec leur pénis.
— Pé… ?
Le visage de Tyesphaine était devenu rouge à cette simple évocation, elle avait même reculé d’un pas. De toute évidence, elle était très facile à embarrasser.
— Ouais, tu sais le truc des hommes.
— Pas besoin de cours d’anatomie, Mysty !
— Ah bon ? OK, OK. Du coup, quand ils commencent à fantasmer, c’est fini. Ils sont en groupe, ils pensent pouvoir s’amuser avec les aventurières qu’ils capturent et impossible de les raisonner. Ils commencent à se dire que c’est une mauvaise idée lorsque la moitié des leurs est tombée. Remarque, je dis soixante-et-un mais c’est possible que certains soient morts suite à leurs amputations.
Tyesphaine blêmit. Le sujet la dérangeait profondément. Quelle gentillesse, cette fille !
— Euh, arrêtons-là. C’était exactement ce que je voulais dire. Dans le futur, nous serons de nouveau attaquées. D’ailleurs, nous allons devoir régler le compte de ce sorcier maléfique, aucun doute que ses subalternes lui soient fidèlement dévoués et nous n’aurons d’autre choix que les passer par le fil de l’épée.
J’étais partie du concept que le sorcier devait agir sur eux comme un gourou de secte. De toute manière, ceux qui ne lui étaient pas fidèles risquaient d’être contrôlés par magie. Nous avions peu de chances de tomber sur autre chose que des fanatiques.
— Mais… euh… Qu’est-ce qu’ils font aux filles… qu’ils attrapent ?
— Hein ?
Mysty et moi nous nous observions incrédules.
— Tys, tu sais quoi du sexe ?
J’étais arrivée à la même conclusion qu’elle. Probablement que Tyesphaine n’avait pas eu d’éducation sexuelle. Il fallait dire que mon mentor ne m’en avait jamais parlé non plus, mes connaissances en la matière provenaient de mon ancienne vie… pour le meilleur et pour le pire.
Le visage de Tyesphaine s’empourpra encore davantage et ses yeux exprimaient à la fois la peur et la confusion.
Mysty me paraissait être une fille bien trop directe pour cette situation, il valait mieux que je m’en occupe.
— Mysty, tu pourrais empiler les cadavres dehors, s’il te plaît ? Je vais expliquer quelques petites choses à Tyesphaine.
— OK. Du coup, vous avez rien fait, si elle sait même pas ça…
— Chut…, lui intimai-je avant de me diriger vers ma compagnonne paladine.
Il me fallut plus d’une demi-heure pour lui expliquer ce qui risquait de lui arriver si elle se laissait emprisonner par des brigands. C’était au prix d’un effort considérable que je lui donnais des images gentilles et délicates pour lui faire comprendre.
Une fois de plus, je me rendis compte que Tyesphaine n’avait pas eu une éducation normale. Elle devait probablement venir de la noblesse.
Suite à mon explication, Tyesphaine me remercia et resta silencieuse, digérant les révélations que je venais de lui faire.
Avant notre départ, Mysty m’expliqua les rites funéraires de ce monde. En fait, le bas peuple incinérait en général ses morts afin de les préserver d’un retour en mort-vivant. Quant aux nobles, dans leur culte de supériorité, ils préféraient l’enterrement. Ce dernier point venait encore appuyer ma déduction quant à l’origine de notre paladine.
A l’aide d’un bon sort de boule de feu, j’embrasais les cadavres et les réduisit en cendres. Nous étions prêtes pour notre départ.
***
L’entrée du bosquet que nous avions choisi était un peu plus proche que la précédente, nous n’allions pas tarder à y arriver. C’est alors que je proposais au groupe de faire une petite pause, remarquant la lourde respiration de Tyesphaine.
Elle avait eu beau nous dire que tout allait bien, elle n’était vraiment pas au top. Marcher avec une telle armure n’était pas la chose la plus reposante. Lorsque je lui avais proposé d’invoquer sa licorne pour qu’elle seule puisse monter dessus et se reposer, elle avait rougi en m’avait répondu :
— Euh… je vais très bien, Fiali. Merci de ton inquiétude… puis… je sais plus quoi penser avec toutes histoires que tu m’as racontée…
La pauvre, j’avais chamboulé son monde en lui expliquant toutes ces choses. Je me demandais selon elle quelle avait été la signification du mot « virginité ». Elle m’avait même posé la question avant de monter sur sa licorne. A quoi l’avait-elle associé au juste ?
Elle était vraiment une étrange fille. Je me demandais si les autres nobles étaient comme elle, mais je supposais qu’elle était un cas à part.
Au passage, suite à notre petite conversation, elle avait gardé le mutisme et semblait réfléchir.
Quoi qu’il en fut, puisque Mysty déclara être également fatiguée et nous nous arrêtâmes donc à côté de la route.
L’avantage d’un monde comme celui-ci était qu’il y avait peu de monde, on pouvait se permettre pas mal de choses sans déranger personne. A Tokyo, j’aurais proposé d’aller dans un café ou un parc, mais nous n’aurions pas pu nous arrêter ainsi, simplement à côté de la route.
J’en profitais pour tirer de la nourriture et de l’eau de mon sac. Les autres firent de même.
— Au fait, on arrive bientôt ? demandai-je à Mysty.
Elle avait plus ou moins naturellement pris la tête du groupe.
— Comment le saurais-je ?
— C’est pas toi qui nous guide depuis avant ?
— Je pensais que c’était toi qui le faisait. Tu semblais avoir l’air de dire que c’était dans cette direction…
— Je connais pas la direction. J’étais sûre que tu savais, en fait. En gros, nous sommes de nouveau perdues ?
Damnation ! Nous avions récupéré encore une autre personne sans orientation !
Note pour plus tard : prévoir plus de provisions pour compenser nos errances involontaires.
Mais, peut-être, avais-je sauté trop vite en conclusions, je me hasardai donc de lui poser la question :
— Mysty, tu sais t’orienter, n’est-ce pas ? Par rapport à l’auberge, nous avons pris quelle direction ?
— Aucune idée. L’est sûrement.
Même si j’étais nulle en orientation, grâce à mon mentor, je savais que, même dans ce monde, le soleil se levait à l’est. Comme quoi les dieux qui créent les mondes ne sont pas forcément très imaginatifs.
Puisque le ciel était dégagé, je repérai le soleil et…
— Non, nous sommes allées à l’ouest, finis-je par dire avant de soupirer longuement. En fait, nous sommes toutes les trois nulles en orientation… Pfffff…
— Ah bon ? C’était pas l’est ? Comment tu fais pour en être sûre si t’es aussi mauvaise que nous ?
— C’est vrai ça…, dit Tyesphaine.
— Je vais vous apprendre l’astuce…
Je leur expliquai la course du soleil dans le ciel.
— Whaa ! T’es maligne ! J’avais jamais pensé à un truc comme ça. On avait essayé de m’expliquer l’orientation avec les étoiles à l’époque, expliqua Mysty, mais j’ai trouvé ça compliqué. Les étoiles sont belles, il faut juste les regarder, pas faire des calculs étranges.
Elle aimait donc les étoiles. C’était une note que je pris mentalement.
— Ouais, je vois… on avait essayé de m’apprendre aussi, avouai-je, mais pour moi les étoiles c’est juste des points dans le ciel, je ne vois pas les constellations et tout ça…
Mon mentor s’était énervé plusieurs fois à ce propos d’ailleurs. Il m’avait dit que c’était étonnant pour une elfe d’avoir aussi peu de sensibilité pour le langage de la nature. Bien sûr, je m’étais abstenue de lui dire que dans le corps d’elfe qu’il avait devant les yeux se trouvait une âme tokyoïte.
— Pareil…, avoua Tyesphaine. Le monde regorge de choses que j’ignore…
Elle baissa le regard. Il n’y avait pas besoin d’être très empathique pour deviner à quoi elle faisait allusion.
— Il ne nous reste plus qu’à rebrousser chemin et repartir vers l’est.
— Ouais. Au pire ça fera une belle balade. Le temps est clément aujourd’hui, dit Mysty en s’étirant.
Je ne pus m’empêcher de fixer sa poitrine parfaitement visible dans cette position. Il y avait une telle différence entre nous trois.
Puis mon attention fut attirée par une autre idée. J’esquissai un sourire.
— Toute cette situation est ta faute Mysty. Si tu ne connaissais pas le chemin, il ne fallait pas partir en tête.
— Ah, désolée. J’ai l’habitude de voyager seule et j’étais perdue dans mes pensées.
— Pour la peine, j’ai une punition idéale pour toi ! dis-je en levant l’index et en prenant une attitude faussement courroucée.
— Tu veux me punir ?
— Oui ! Tu vas porter la coiffure que j’aurais choisie jusqu’à notre retour à l’auberge. Est-ce que cela te va ?
— Coiffure ? Elle te plaît pas la mienne ?
Elle portait ses longs cheveux rouges détachés, elle n’avait pas de coiffure particulière. C’était de très beaux cheveux, leur couleur les rendait si particuliers. J’étais un peu jalouse, entre Tyesphaine et ses cheveux roses et Mysty et ses cheveux rouges, j’étais la seule avec des cheveux normaux.
— Si, mais c’est une punition.
— Bah, si ce n’est que ça, pourquoi pas. Au fait, pourquoi tu portes toujours une capuche, Fiali ?
Zut ! Pourquoi avais-je parlé de cheveux, j’avais involontairement attiré l’attention sur les miens ?!
— Euh, je…
— Elle est sensible au soleil, répondit à ma place Tyesphaine. Enfin, je crois un truc comme ça… je ne suis pas sûre… mais ça se pourrait qu’elle ait un problème avec ses oreilles…
— Oui, je suis sensible à la lumière ! l’interrompis-je avant qu’elle n’en dise trop.
— Ah bon ? Pas de chance.
C’était une délicate intention de prendre ma défense Tyesphaine, dommage simplement que tu te sois perdue en cours de route. Elle avait failli me griller en plus !
Je pris note pour plus tard : Tyesphaine ne savait pas mentir.
Néanmoins, grâce à ce mensonge maladroit, je savais à présent qu’elle avait bel et bien remarqué mes oreilles. Il me faudrait m’entretenir avec elle à ce propos.
En tout cas, elle n’était pas suffisamment effrayée pour me fuir ou me dénoncer. Une fille vraiment trop gentille !
— Du coup, acceptes-tu ta punition ?
— Allez, c’est bon. Mais tu me coupes pas les cheveux. C’est sacré dans ma culture.
— Une noble culture qu’est la tienne ! lui dis-je en toute honnêteté.
J’avais toujours été contre le fait de couper de beaux cheveux. J’ignorais tout de son pays d’origine mais cette indication m’en donnait déjà une image agréable.
— Vraiment ? Tu le penses vraiment ?
— Bah oui, pourquoi faudrait-il couper ses cheveux ? Les cheveux longs, c’est le top !
— Top ?
— Le mieux !
Je sortis mes cheveux de ma cape pour qu’elle puisse constater d’elle-même de leur longueur.
— Whaaa ! Ils sont si noir et si beaux !
Sans me demander mon consentement, elle les prit entre ses doigts. Je commençai à cerner son personnage : une fille simple, franche et directe.
— Chez moi, que ce soit les hommes ou les femmes portent les cheveux longs. On pense que c’est un présent des dieux et que les couper leur porte offense. On les raccourcit juste quand ils sont gênants ou cassés.
— J’aime cette tradition !
— Hahaha ! T’es une chic fille ! En général, on me regarde en me faisant comprendre que je viens d’un peuple d’ignorants barbares.
— Je ne pense pas ça d’un peuple qui aime les cheveux longs.
Mysty me répondit par un large sourire de toutes ses dents, puis dans un geste amical me passa le bras autour de l’épaule.
— Vu que je t’aime bien, j’accepte ta punition. J’ai hâte de voir cette coiffure que tu veux me faire. Hihihi !
Je me mis à rire également. J’étais rassurée, Mysty était une fille facile à vivre. Ma première impression avait été neutre mais au final je me rendis compte que nous avions au moins un point commun qui nous rapprochait.
Et peut-être pourrais-je la convertir à ma philosophie des couettes. Vive les couettes !!
Je pris grand soin de ne pas abîmer sa belle chevelure que je nouais à l’aide de quelques rubans que j’avais toujours en réserve (pour faire des converties, bien sûr).
— Whaaaaaaaaaa !!!! Trop belle !
— Je… je dois avoué que ça vous va bien, dit Tyesphaine en joignant les mains.
— Vraiment ? Je veux voir !
Je n’avais pas de miroir sur moi, puisque avec l’aide de ma magie je n’en avais pas besoin pour me coiffer. Mais par chance, Tyesphaine en avait un. Il fallait dire que sa coiffure était toujours impeccable, elle devait forcément utiliser un miroir pour un tel résultat.
— Oh ? C’est excellent ! En plus, j’ai le cou bien au frais. En été, ça doit être rafraîchissant.
— Pas vrai ?
— C’est la première fois que je porte cette coiffure. Je l’ai vue en ville parfois. Ça s’appelle comment ?
— Des couettes ! répondis-je sans aucun temps de latence. Je suis contente que tu aimes !
Enfin sauf que c’était du japonais/anglais, mais bon elles ne parlaient pas elfique de toute manière.
— Bah, à l’occasion tu pourras m’en refaire. En attendant, on va respecter la punition, jusqu’à l’auberge pour cette fois, dit-elle en me faisant un clin d’œil et en rendant le miroir à Tyesphaine.
— Merci, Mysty !
— Héhé ! T’es une fille bizarre, tu me punis et ensuite tu me remercies ?
Je me mis à rire. C’était effectivement bizarre vu de la sorte.
Mysty se leva. Je fis de même. Il était temps de reprendre notre aventure.
Mais, à la place, elle nous dit :
— Je vais juste au p’tit coin un instant. On repart dès mon retour, OK ?
— Ah euh oui…
Elle s’éloigna et s’en alla en direction d’un rassemblement d’arbres qui étaient trop peu nombreux pour être appelés bosquet.
Après toute cette euphorie, j’avais failli oublier le sujet qui m’inquiétait précédemment. Il me revint alors que je tournais mes yeux vers Tyesphaine qui paraissait confuse.
— Tyesphaine ?
— Oui ?
— Merci de n’avoir rien dit avant.
— À… quel propos ? Je ne sais pas de quoi tu veux parler…
Son visage trahissait son mensonge. Elle était adorable lorsqu’elle prenait cette expression embarrassée.
— Désolée, Tyesphaine, tu mens très mal.
— Hein ? Mais j’ai dit la vérité… enfin… plus ou moins…
— J’ai trouvé que ton initiative était très gentille, lui dis-je en me rapprochant d’elle. Et je suis contente que tu ne sois pas effrayée par ma vraie nature.
— Tu… Tu n’es pas humaine ?
— Non, je ne suis pas humaine. Mais si cela ne te dérange pas, je t’expliquerai une autre fois lorsque nous aurons plus de temps. Je te demande juste de me faire confiance.
Je pris ses mains entre les miennes en la fixant droit dans les yeux.
Elle rougit et détourna le regard. Elle se mit à marmonner quelque chose qui était inintelligible même pour moi.
À cette distance, j’arrivais à faiblement entendre l’accélération de son rythme cardiaque. Je me rendis compte que j’avais été maladroite en lui prenant les mains. Elle était une fille de bonne famille, qui ne connaissait rien des rapports sexuels, le simple fait de la toucher devait l’embarrasser au plus haut point. D’autant plus après ce que je lui avais expliqué plus tôt…
Je retirai mes mains mais aussitôt elle les saisit. Son visage était encore plus rouge et elle fixait le sol.
— Je… je… je… te fais confiance… Si tu me trahis… tu devras en assumer la responsabilité…
Heeeeiiinnn ?! C’était quoi ce développement ?
Qu’est-ce que je venais de faire au juste ? Trahir ? On parle de quoi exactement ? Au sens aventurier ? Au sens amical ? Ou bien… ?
A cet instant, je finis par me souvenir de quelque chose : aura dakimakura.
J’avais été bien imprudente. A force de parler avec elles qui étaient si gentilles envers moi, j’avais fini par oublier cette malédiction. Me montrer si amicale pouvait être mal interprété de leur côté.
— Je… ne te trahirais pas…, lui dis-je pour la rassurer.
Néanmoins, à cet instant, un nuage noir vint obscurcir le ciel ensoleillé de mon cœur.
Si elle m’avait protégé, ce n’était pas à cause de ma personnalité. C’était cette maudite aura qui lui avait dicté sa conduite. En réalité, je prenais bien du mal à leur cacher ma nature, mais cela n’avait aucun sens.
Tyesphaine, Mysty ou bien de parfaits inconnus, personne ne me rejetterait ou ne me fuirait à cause de ma nature elfique.
Quelle idiote avais-je été d’oublier ce détail !
Voyant sûrement mon regard s’obscurcir et mon humeur changer, Tyesphaine osa me caresser le visage. Je ne réagis pas de suite, j’étais trop en colère à l’intérieur de moi. Elle me touchait comme si j’étais un objet curieux qu’elle voulait découvrir.
Sa main se dirigea plus profondément à l’intérieur de ma capuche et je sentis ses doigts me toucher les oreilles.
Elle ne disait rien. La moindre de mes paroles l’aurait instantanément fait fuir mais puisque je me taisais elle continuait. Elle y appliquait toute la délicatesse possible, comme si elle avait peur de me briser. C’était un peu comme si elle jouait avec une nouvelle poupée pour la première fois.
Impossible de lui en vouloir. Le problème venait de moi et uniquement de moi. La repousser, lui dire que ses sentiments n’étaient pas véritables, à quoi bon ?
Je la laissais découvrir cette partie de mon anatomie en silence, cachant toutefois les terribles frissons qu’elle m’infligeait. À cause de l’amertume de mes pensées, ils me parurent aussi agréables que désagréables en cet instant.
Lorsqu’elle eut fini, elle posa sa main sur ma joue à nouveau.
— Tu n’es pas effrayante… tu es jolie… Je… je veux mieux te connaître…
Elle arrivait soudain à outrepasser son embarras ? N’était-ce pas la preuve que mon aura avait effet sur elle ?
Intérieurement je pestais, mais je fis l’effort d’afficher un sourire :
— Merci, Tyesphaine.
Elle me rendit un sourire. Au coin de ses yeux, il y avait des larmes. Mais pourquoi ?
L’image poignante de ce visage à la fois souriant et triste se grava dans ma mémoire. J’étais incapable d’en comprendre l’origine mais je me rendais compte qu’il y avait quelque chose qui me dépassait.
***
Après le retour de Mysty, nous reprîmes la marche.
Tyesphaine semblait aller un peu mieux. Je supposais qu’une partie de ses préoccupations avaient disparu.
Lorsque finalement, nous arrivâmes en vue de l’auberge, je vis la première une silhouette qui inspectait le bûcher funéraire que nous avions précédemment construit.
— Attendez, il y a quelqu’un là-bas ? dis-je.
— Je ne vois rien, dit Mysty.
— Une forme encapuchonnée. En noir. On dirait…
— Un voyageur ?
— Non, un nécromant, finis-je par dire.
Il aurait effectivement pu s’agir d’un simple voyageur, mais je m’étais targué de leur dire que je pouvais voir un certain nombre de breloques sur cet individu ainsi que la faux qu’il portait dans son dos. À cette distance, déjà arriver à voir sa silhouette distinctement était étrange, mais arriver également à distinguer les détails…
— Je vois aussi une tâche noire, dit Tyesphaine. Qu’est-ce qu’on fait ?
— À part lui foncer dessus et l’éliminer, tu veux dire ?
— On pourrait le contourner pour l’attaquer par surprise, proposa Mysty.
Tyesphaine et moi échangeâmes un long regard.
— Nous ne sommes pas très partisanes de cette méthode, désolées.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— Je sais pas pour Tyesphaine, mais je préfère les approches simples. Ça marche mieux en général.
— Je pense que les méthodes sournoises sont réservés aux méchants, avoua Tyesphaine de sa petite voix.
Mysty leva les épaules et soupira.
— C’est quoi ce duo sur lequel je suis tombée ? La discrétion c’est juste une manière efficace de survivre. Si ton adversaire n’a pas les yeux en face des trous, c’est de sa faute, c’est tout.
— Oui mais… mais…
— Ce sont des approches différentes qui ont chacune leurs arguments, finis-je par dire en interrompant Tyesphaine. Nous formons un groupe, nous devrions permettre à chacune d’exprimer son avis et de concilier notre plan d’action avec ça. Est-ce que cela va à l’encontre de ta foi, Tyesphaine ?
Dans les jeux de mon ancien monde, les paladins étaient généralement opposés aux méthodes des professions crapuleuses. Dans mon cas, c’était juste de l’idéalisme personnel, je pouvais faire la paix avec moi-même si j’enfreignais mes propres valeurs. Mais, pour leur part, les paladins étaient liés à des dieux, il y avait un risque que rompre un tabou se répercuterait sur sa magie.
— Euh… non, ça devrait aller. Epherbia ne méprise pas les approches créatives, mais… j’ai pitié des pauvres victimes.
— Eh oh ! Je vais pas les suriner non plus. Tout ce que je veux c’est me mettre en position. Vous venez avec votre approche franche de brutes épaisses (je ne pus m’empêcher de sourire en entendant ces mots sortir de sa bouche) et si ça tourne mal je lui enfonce mes faucilles dans le dos, c’est tout. C’est lui le méchant, pas moi.
Je tournai mon regard interrogateur vers Tyesphaine.
— D’accord… Je n’approuve pas les méthodes d’assassin, mais si tu fais ce que tu as dit… ça va.
— T’inquiètes, Tys ! Je suis pas une assassin non plus, dit Mysty en affichant un large sourire tout en jouant d’une main avec son kama.
C’était un argument difficile à recevoir de la part de quelqu’un qui se vantait plus tôt avoir tué plus de soixante brigands, mais de mon côté je n’y voyais pas réellement de problème. Si je ne voulais pas une approche discrète, c’est juste parce que ça manque de panache, c’était tout.
Bien sûr, je me targuais bien de le expliquer une raison aussi ridicule.
— C’est parti ! Le groupe d’aventurières de… ? On n’a jamais choisi de nom au fait.
— C’est vraiment important, Fiali ?
— Bah, pour un groupe, c’est important un nom.
— Je suis de l’avis de Fiali, dit Mysty. Que dites-vous de « le Groupe des filles de l’aube » ?
Ce nom me rappelait une formation d’idol de mon ancien monde. J’ignore si c’était un hasard ou une ironie des dieux mais si Tyesphaine lui répondait qu’on aurait dû s’appeler les FDS48 (Ferditoris 48), je me jurais de faire un massacre.
— Mmm, pourquoi pas ? Mais nous nous sommes levées tard, nous pouvons vraiment parler d’aube ? Puis aucune de nous ne prie le dieu du soleil ou autre…
— Je vois pas le rapport… Tu veux qu’en plus le nom colle avec nous ?
— Ce serait mieux, non ? Tu en dis quoi Fiali ?
J’étais en train de réfléchir. Un nom qui conviendrait à toutes les trois… Une mage-guerrière, une paladine et une roublarde… C’était difficile de trouver quelque chose qui nous lie.
La première parole qui me vint à l’esprit :
— Norne ?
— Ça veut dire quoi ?
— Je n’en ai jamais entendu parler non plus…
— Ah euh, désolée, j’ai pensé tout haut… C’est un mot en el… en draconique. Vous parlez le draconique ?
Elles secouèrent la tête pour me signifier la négative. L’excuse de l’elfique aurait été la meilleure mais je ne voulais pas me griller. J’avais supposé qu’elles ne parleraient pas le draconique qui était une langue surtout connues des érudits et magiciens.
— C’était le nom de trois sœurs dragonnes qui tissaient la toile du Destin. J’ai pensé que ça serait un nom cool… puisque nous sommes trois.
— C’est pas un peu prétentieux ?
— C’est un joli conte, je ne le connaissais pas. Je suis favorable. Le groupe des Sœurs Nornes? demanda Tyesphaine.
C’était trop tard pour revenir en arrière, même si finalement je trouvais ce nom horrible. Et c’était effectivement prétentieux. Nous n’étions que trois aventurières standard… enfin presque.
— J’aime bien le coup des sœurs. Ça pourra trompé l’ennemi… enfin le prendre par surprise, s’il pense qu’on est de vraies sœurs. Puis j’ai toujours voulu des sœurettes. Héhé !
Comme précédemment, Mysty était conciliante. Quelle chance de l’avoir rencontrée à l’auberge.
— D’accord, c’est parti pour ce nom, dis-je en tendant mon poing.
Elles joignirent le leur et nous échangeâmes quelques instants un regard complice.
Dire que cette alliance risquait de prendre fin après cette mission. Je commençais à m’habituer à elles, si possible j’aurais aimé les garder près de moi pour ma quête personnelle.
Mais chaque chose en son temps ! Enfouissant mes préoccupations, je me concentrais sur la situation actuelle.
Mysty était partie en contournant l’auberge comme elle nous l’avait dit. Rapidement, elle disparut même de mon champ de vue.
Quant au nécromancien, il entra dans l’auberge et ressortit quelques minutes plus tard. J’envisageais le fait qu’il allait repartir dans le bosquet suite à cela, donc je proposai à Tyesphaine de passer à l’action sans plus tarder.
En vrai, sans montre, c’était difficile d’être sûre qu’il s’était bien passé cinq minutes. De toute manière, il n’y avait plus le choix, il allait nous échapper.
Je me lançai mon sort de défense magique, tirai mon épée de son fourreau et me mit à courir vers l’auberge.
Tyesphaine me suivit avec un peu de retard.
Le nécromant… ou plutôt la nécromancienne, puisque rapidement je me rendis compte que sa robe était celle d’une femme, se tourna vers nous ;
La tenue du nécromant, ou plutôt nécromancienne, m’apparut avec plus de précision en nous approchant. C’était une robe avec nombre de décorations, de fines broderies, elle paraissait plutôt riche. Dans mon ancien monde, ce genre de tenue aurait été qualifiée de « robe gothique », mais ici c’était sans aucun doute la tenue des nécromanciennes.
Elle se tourna dans notre direction et, comprenant qu’on avait l’intention d’intenter à sa vie, elle pointa ses mains devant elle.
« Que s’ouvrent les mains de la Fossoyeuse divine. Que s’abatte son souffle sur mes ennemis ! Shi’zar’vorox ! »
C’était du mortuaris, la langue des morts. Je l’avais apprise également.
Tout se passa très vite, je sentis les effluves magiques jaillir d’elle. Ses mains se mirent à briller d’une lueur radieuse.
J’arrêtais ma course.
— Tyesphaine !!!
Je compris rapidement que je n’étais pas la cible. C’était Tyesphaine qu’elle visait.
Je bondis sur elle pour la protéger, mais c’était trop tard.
La magie s’abattit sur nous.
C’était une colonne de lumière.
Je ne m’attendais pas à un sort aussi puissant d’entrée. Qui plus est, les nécromants étaient capables d’utiliser la magie de lumière ?
Mon action avait été pathétique, dans tous les sens du terme. Comme les héros des mangas que je lisais, j’avais plongé sur ma compagnonne pour prendre sa place, mais… j’avais échoué. Complètement échoué.
Déjà, pour commencer. Mon poids était bien insuffisant pour pousser une fille plus grande que moi, disposant d’une corpulence humaine et non pas chétive comme une elfe. Même si Tyesphaine n’avait pas une once de surpoids, sa carrure était quand même plus épaisse que la mienne.
Puis l’autre élément que je n’avais pas pris en compte dans la précipitation : les pointes de son armure.
Non seulement je m’écrasais sur elle sans la faire bouger, mais en plus je sentis quelques pointes s’enfoncer dans mon épaule et mon ventre. Sans compter le fait que je la prenais totalement par surprise, je fus projetée en arrière par l’impact.
Résultat de cette action de protection : échec total.
Cela dit, chose étrange, la lumière toute radieuse qu’elle était ne me provoqua absolument aucune douleur. À part m’aveugler l’espace d’un instant, je ne sentais rien.
Aussi, un peu confuse, je me relevais et reprit la course vers la nécromancienne, malgré mes blessures.
— Rends-toi, nécromancienne ! dis-je en mortuaris tout en chargeant.
Elle allait à nouveau lancer un sort lorsqu’elle s’arrêta net.
Cela me laissa le temps d’arriver au corps-à-corps et de pointer mon épée vers son cœur.
Je compris à cet instant ce qui l’avait arrêté : une lame sur sa gorge, celle de Mysty.
— Tu devrais te rendre, lui dis-je cette fois en langue commune.
— Comme si j’avais le choix. Tssss !
Mysty jeta de côté la faux de notre adversaire et je m’empressai de lui saisir les mains.
Cette nécromancienne était jolie. À présent que je prenais le temps de l’inspecter, je me rendais compte qu’elle était différente de l’image que je me faisais d’elle.
— Si tu ne résistes pas, nous ne te ferons pas de mal, lui dis-je.
— Comme si j’allais vous croire… Vous allez m’amener à votre maître et me sacrifier moi aussi.
— De quoi tu parles ?
Je jetai un coup d’œil à Mysty, puis à Tyesphaine.
C’est seulement à cet instant que je remarquai que cette dernière avait posé un genou au sol. Contrairement à moi, de la fumée se dégageait de son corps ainsi qu’une odeur de brûlé. La colonne de lumière n’avait affecté qu’elle.
— Enfoirée ! Regarde ce que tu as fait à Tyesphaine !
Mysty jeta la nécromancienne à terre et lui bloqua les mains dans le dos.
— Elle n’a que ce qu’elle mérite !
— Répète un peu ça ? dit Mysty cette fois.
— Ce sort… il ne détruit que les engeances du mal, marmonna-t-elle.
— Tais-toi ou je t’égorge !
— Attends, Mysty !
Ce qu’elle venait de dire… en fait, je pouvais le confirmer. Bien sûr, je ne connaissais pas l’ensemble du répertoire des sortilèges mais j’étais sûre d’une chose : la colonne de lumière, à l’instant, était de la magie sacrée. Autrement dit, de la magie divine d’attaque.
Sans être experte, j’avais entendu parler de sorts de magie sacrée qui n’affectaient que les engeances du mal tel que les morts-vivants, les démons, les monstres très cruels ou encore les humains souillés.
— Elle a raison, cette magie…
Je me tournai vers Tyesphaine avec un regard remplit de doutes.
— Tu veux dire quoi, Fiali ? demanda Mysty.
— Elle ne m’a rien fait, à moi. Tyesphaine… qui es-tu réellement ?
La paladine reprit ses esprits et me jeta un regard confus et pitoyable.