Le monastère de Moroa.
Enfin, nous parvenions à notre destination. J’avais l’impression que cela faisait une éternité que nous cherchions à nous y rendre alors qu’il ne s’agissait que de notre second essai.
D’ailleurs, il avait failli tourner à la catastrophe à nouveau. À une bifurcation, où il n’y avait bien sûr aucune signalisation (elles ne sont pas systématiques dans ce monde), nous allions prendre la route de droite lorsque nous entendîmes derrière nous un du bruit : trois chariots.
Ce convoi de marchands se rendait à Segorim, au sud de Moroa.
Tyesphaine avait négocié un contrat d’escorte, qui se révéla être plus du bénévolat, puisqu’ils nous payaient simplement en nourriture.
L’accord fut scellé. Naeviah s’était laissée avoir par notre stratagème, l’escorte était juste un moyen d’arriver à bon port. Il n’était pas rare pour des aventuriers de procéder de la sorte : cela faisait de l’argent facile et une escorte pour les pauvres marchands, victimes des brigands et des monstres. Un engagement gagnant-gagnant.
Les marchands nous quittèrent aux abords d’une route de montagne, leur voyage continuait vers le sud.
Nous ayant donner les indications à suivre et surtout puisqu’il n’y avait qu’une seule et unique route sans aucune bifurcation, le stratagème s’avéra efficace jusqu’au bout : nous arrivâmes à destination.
Lorsqu’on m’avait parlé du monastère de Moroa, je l’avais associé à ceux catholiques de mon ancien monde. Je n’étais pas experte en religion, j’ignorais quelles étaient les différences entre abbayes, monastères, couvents et autres.
Dans ce monde polythéiste, cet édifice construit dans les montagnes, à flanc de falaise, portait en tout cas cette appellation. Comme dans mon précédent monde, il semblait y avoir des débats de terminologie et de doctrine aux seins des cultes de Varyavis.
— C’est lugubre…, dit Tyesphaine.
En tant qu’adoratrice d’art et de beauté, effectivement, sa remarque était normale. Les pics autour du monastère étaient si élevés qu’au moment de notre arrivée, leurs ombres le recouvrait. Sans être experte en nature, je me dis rapidement que le monastère n’était quasiment jamais illuminé ; peut-être un peu lorsque le soleil était au zénith.
Un chemin rocailleux y menait, il était entretenu et attestait que les occupants du monastère l’empruntaient fréquemment pour se ravitailler.
— Sûrement avec ce village, me dis-je en tournant mon regard vers le nord.
Au delà d’une forêt dense se trouvait une autre montagne avec un château fort. À son pied se trouvait un village entouré de remparts et traversé par une rivière.
La pierre locale était sombre, les constructions n’étaient donc pas très colorées.
— C’est plutôt cool par ici. L’air est frais et le paysage est sympa, dit Naeviah alors que nous poursuivions la route vers le monastère.
Il n’était plus qu’à quelques centaines de mètres.
— Tu trouves ?
— Ouais, c’est chouette. Je pourrais bien installé un château dans le coin et y vivre le restant de mes jours.
— Je trouve que c’est… lugubre…, dit Tyesphaine d’une voix timide.
— Moi j’trouve ça rigolo. Ça change du désert. Dans le désert tout est jaune et lumineux, à force on finit même par avoir mal aux yeux.
C’était comparer deux extrêmes.
— Personnellement, ça ne me déplaît pas trop non plus, dis-je. Si ce n’est que c’est un peu trop isolé. Si je devais vivre à quelque part, ce serait à Ferditoris. Au moins, il y a de l’activité tout le temps.
Enfin, ce n’était rien comparé à Tokyo, mais je ne pouvais pas le leur dire.
— Ouais c’est pas faux. Pareil que Fiali, j’préfère la ville. On s’y éclate bien.
— C’est un avis… curieux pour une elfe…, dit Tyesphaine. Mais… ça te ressemble bien…
— Ouais, un avis d’elfe perverse. C’est sûr qu’à la campagne il y a moins de victimes pour tes passions lubriques…
— Il y a pas mal de tonneaux à la campagne aussi, dis-je pour me moquer d’elle.
Sa réaction fut immédiate : elle sursauta et s’éloigna de moi en brandissant sa faux.
— T’approches pas ! Toi et tes tonneaux ! En plus tu t’en vantes ! Perverse ! Délurée ! Elfe décadente !
Je lui répondis par un sourire moqueur à pleines dents et nous reprîmes notre marche.
Nos pas finirent par nous amener sur le large pont qui menait à l’enceinte du monastère. Deux statues représentant une femme en toge tenant sur l’une un livre, sur l’autre une sphère nous accueillirent à son entrée. Sur les deux piédestaux était écrit la même phrase : « Monastère de Moroa. Toi qui avance ici, respecte la sagesse et le savoir ».
Naeviah me fit une pointe de rappel sur la déesse Nyana à qui était consacré ce lieu, je n’eus même pas besoin de lui le demander :
— Nyana est la déesse de la lune, de la connaissance et des secrets. Tu es une magicienne, c’est un bon point, mais ne pose pas trop de questions. On apprécie les gens curieux dans ce culte, mais pas ceux qui posent trop de questions. S’il y a des mystères qu’on te refuse, c’est à la déesse de t’en donner la résolution.
— Ça me paraît un peu complexe comme credo… En résumé, je dois être curieuse mais éviter de poser trop de questions.
— Je sais pas si tu y arriveras.
— Je suis pas si indiscrète.
— Non, tu es surtout perverse et idiote.
— Retire l’idiote !
— OK, OK… t’es une vandale déguisée en petite elfe mignonne. Dès que tu peux, tu lances ta magie de destruction pour nous ensevelir. Et si on relâche la garde, tu nous jettes dans des tonneaux pour abuser de nous. Tu préfères quand je développe ?
Je plissai les yeux et grimaçais. Je n’étais pas très convaincue par cette définition de moi, mais il s’agissait de Naeviah, je ne pouvais m’attendre à mieux.
Puis… la vandale qui détruit tout, j’avoue que ça me faisait un peu plaisir.
Vive la magie de destruction !
Je décidai d’ignorer ses propos et de la laisser continuer, la porte n’était plus très loin.
— C’est tout ce qu’il y a à savoir ?
— Plus ou moins. Puisque la déesse Nyana vit sur la lune, il y a sûrement un observatoire à l’intérieur. Les adorateurs de Nyana aiment les étoiles. Et les livres. Il ne faut surtout pas maltraiter les livres, c’est pire que de les insulter personnellement.
— Je ne comptais pas m’en prendre à eux, les livres sont sacrés !
Je le pensais réellement ! Je sais que j’en avais ensevelis au cours de nos deux précédentes aventures, mais j’espérais bien qu’un jour ils remonteraient à la surface. Puis, dans les deux cas je n’avais pas eu le choix.
J’avais toujours eu un grand respect de mes livres, dans cette vie ou la précédente d’ailleurs (bien que dans celle-ci je n’en avais pas beaucoup, mon mentor pratiquant surtout la transmission orale).
— À la bonne heure ! Au moins sur ça tu ne feras pas de gaffe.
— Je toque ? demanda Mysty qui trépignait d’impatience.
Naeviah lui répondit d’un simple geste de la main. Mysty abattit le heurtoir sur la porte, le son sourd se répandit.
En attendant qu’on vienne nous ouvrir, j’observais le gouffre sous le pont : il y avait au moins deux cents mètres de ravin. Une chute de cette hauteur, c’était la mort assurée.
Qui avait pu penser construire un édifice en un lieu si hostile ?
— C’était sûrement un ancien château fort…, me chuchota Tyesphaine en s’accroupissant à mes côtés.
Elle parlait si bas que seule mes oreilles pouvaient l’entendre.
— Pour la défense, c’était un lieu presque idéal, continua-t-elle. Enfin… jusqu’à l’apparition des mages, je suppose.
Comme dans mon ancien monde la poudre noire et les canons avaient changé le visage de la guerre, dans celui-ci c’était la magie. Venir s’abriter ici avec des sorts de destruction comme les miens, serait une grave erreur stratégique.
C’est pourquoi le bastion avait été abandonné et les religieux l’avaient récupéré, c’était ce que semblait dire Tyesphaine.
Je la remerciais en levant le pouce et en constatant, une fois de plus, qu’elle avait à mon égard une attention particulière qu’elle ne témoignaient pas à nos deux autres camarades.
Quelqu’un arriva de l’autre côté de la porte et s’enquit quant à la raison de notre visite. Naeviah s’occupa de tout expliquer, elle démontrait une certaine habitude dans l’opération. Je supposais que dans son ancien temple elle avait été habituée à effectuer des rapports.
En tant que prêtresse, même d’un culte différent, elle avait de toute manière plus d’autorité que n’importe laquelle d’entre nous.
Sans tarder, on nous ouvrit un portillon enchâssée dans le battant gauche des énormes portes qui ouvraient sur le monastère. Aucun doute quant à ce que m’avait expliqué Tyesphaine : jadis cet endroit avait été un bastion.
Les lourdes et épaisses portes ferrées en était une preuve. Parmi les autres, il y avait cette vaste avant-cour intérieure, capable d’accueillir des armes de siège défensives, avec ses édifices stratégiquement disposés autour pour accueillir toute troupe capable de survivre au passage du pont et capable de franchir ses remparts. Les meurtrières, visibles sur chaque façade, pouvaient permettre aux tireurs de faire feu en toute sécurité sur toute la place.
Les bâtiments étaient tous en pierre : épais, massifs et menaçants. Mais les nombreuses statues de la déesse Nyana, ainsi que les tapisseries accrochées sur les façades extérieures redonnaient un peu de couleur au lieu.
Celles de la déesse Nyana étaient le jaune et le bleu. D’ailleurs, les tenues des nonnes étaient bleu foncé tel un ciel nocturne.
Le monastère était plongé dans le silence à notre arrivée. Même avec mon ouïe surdéveloppée, je n’entendais pas de discussions lointaines.
— Dans ton culte c’est aussi silencieux ? chuchotai-je à Tyesphaine.
Elle me répondit immédiatement en secouant la tête.
— Je ne fréquente pas beaucoup… les monastères d’Epherbia… qui sont très rares… mais nos temples sont pleins de couleurs et de musique.
Forcément, un culte basé sur la féerie ne pouvait pas être aussi austère, me dis-je en me reprochant même ma question.
Mais le sourire reconnaissant de Tyesphaine dissipa ce regret : elle était contente que je m’intéresse à sa religion.
Je ne pouvais demander à Naeviah puisqu’elle était en tête à côté de notre guide, j’avais peur de commettre un impair par mes remarques. Mysty marchait les bras derrière la tête en observant autour d’elle avec curiosité, je compris rapidement qu’elle analysait l’endroit. Sous ses airs de fille insouciante, elle était malgré tout perceptive, une véritable aventurière.
La cour était remplie de femme d’âge et d’origines différentes. Une majorité se situaient entre 15 et 30 ans, mais quelques-unes étaient plus âgées. Les teints de peau révélaient qu’elles n’étaient pas toutes d’Holzwald, même si ces dernières étaient majoritaires.
Leurs occupations en pleine journée allaient du ménage, à la lecture en passant par l’écriture.
Je ne voyais pas de cultures, j’ignorais s’il y avait un potager ou autre dans l’enceinte du monastère, mais c’était fort probable s’il avait été un bastion. En cas de siège, il fallait de quoi nourrir les habitants.
À l’intérieur, les portes étaient généralement ouvertes, nous pouvions voir en passant dans les couloirs ce qu’elles faisaient. Cela ne choquait personne. On nous jetait des regards interloqués et parfois même nous saluait-on de la main.
Je dénotais une différence entre les robes qu’elles portaient. J’en dénombrais trois types : les bleu nuit avec une symbole de croissant de lune sur la poitrine, comme celle de notre guide, qui devait être celle des nonnes. C’était la robe la plus fréquente.
Mais il y en avait également des robes bleu électrique, sans symbole sur la poitrine, mais portées avec un brassard. C’était souvent les plus jeunes qui les revêtaient. J’en conclus, de fait, qu’il s’agissait des robes d’apprenties.
Puis il y avait les robes bleu nuit avec des liserés jaunes et une pleine lune au lieu du croissant. Elle était toujours accompagnée d’une coiffe de même couleur.
L’interlocutrice devant qui on nous amena et qu’on nous présenta comme la « Grande Prêtresse » portait ce genre de tenue. J’en avais vu deux autres chemin faisant.
— Eh bien ! C’est devenu fort rare les visiteurs ces derniers temps. Veuillez accepter toute notre hospitalité, nobles voyageuses.
Naeviah s’inclina tout en se tenant à sa faux. Lorsque je vis Tyesphaine faire de même, je l’imitais et Mysty suivit le mouvement.
Notre interlocutrice était fort belle. Malgré la coiffe, on pouvait distinguer aisément un visage d’une grande beauté, bien que son expression était sévère et froide. Ses cheveux dépassaient du voile, ils étaient d’une belle couleur blonde comme l’or. Ses yeux étaient bleus comme des saphirs. Un grain de beauté ornait le coin droit de ses lèvres.
Son maintien était élégant, imposant même, on pouvait sentir son écrasant charisme. Elle n’occupait pas ce poste pour rien.
— Nous vous remercions du plus profond de nos cœurs, Grande Prêtresse. Nous ne saurions abusés de votre mansuétude.
Naeviah s’exprimait très bien, son élocution était fluide. Cela faisait un moment que je la suspectais d’être une noble tout comme Tyesphaine. J’ignorais si elle tenait ses capacités oratoires de son culte ou alors de son éducation, mais je trouvais malgré tout étrange le fait qu’un culte de chasseurs de morts-vivants et de fossoyeurs apprennent l’étiquette et la rhétorique.
— Puis-je vous demander votre nom, prêtresse d’Uradan ?
— Bien sûr. Je suis Naeviah, prêtresse itinérante d’Uradan. J’ai pris mes vœux à Agialados, mais je n’appartiens plus à aucun temple.
C’était ce que j’avais plus ou moins déjà compris. Naeviah n’était pas une prêtresse liée à une paroisse (ou cimetière), elle était une traqueuse de morts-vivants.
— Intéressant. Et vos camarades ?
— Tyesphaine, paladine d’Epherbia. Puis, à ses côtés, une magicienne aventurière Fiali. Et enfin, une experte de l’exploration des donjons venues du désert d’Adrilar : Mysty.
Elle n’avait pas jugé bon de dire que j’étais une elfe. Peut-être était-ce mieux de le taire.
Ma capuche couvrait mes oreilles, mais si nous resterions en ces lieux durant une période prolongée, le secret serait vite découvert. Cette omission me parut risquée : nous venions demander service et au lieu de dire clairement les choses, nous mentions. Mais, je me souvins des explications de Naeviah quant à Nyana : elle était une déesse qui aimait le secret.
Probablement qu’on ne nous en tiendrait pas rigueur. Au contraire, découvrir nos secrets leur ferait même plaisir.
Les adorateurs de dieux, quel que soit le monde, sont des personnes étranges…, me dis-je en me retenant de soupirer.
— Une fine équipée. Fort intrigante également. Que nous vaut l’honneur de votre visite, chère consœur ?
— Voyez-vous, Grande Prêtresse…
— Veuillez me nommer Claryss, nous sommes d’un rang similaire.
— Vous n’y pensez pas ! Je ne suis que prêtresse itinérante, vous êtes à la tête de ce prestigieux édifice.
Claryss sourit, elle s’était attendue à ce genre de réponse.
— À votre guise. Néanmoins, vous n’appartenez pas à mon culte, je ne saurais le prendre comme une insulte.
— J’en prends note, Grande Prêtresse Claryss.
Ces politesses commençaient à me fatiguer. J’avais l’impression d’écouter deux PDG de grandes entreprises en train de faire leurs présentations. Au lieu des costumes noirs, c’était des robes cléricales qu’elles revêtaient.
Au lieu de raccourcir, Naeviah n’avait fait que rajouter le prénom au titre, cela donnait un air encore plus pompeux qu’avant. Je me demandais si les elfes avaient un sens de l’étiquette semblable à l’époque de leur grande civilisation. Ils seraient bien déçus de me rencontrer, moi qui n’y connaissait rien…
Puisque Claryss se taisait, Naeviah poursuivit.
— Nous aimerions consulter votre bibliothèque. Ma collègue magicienne, Fiali, a lu dans un ouvrage ancien que le monastère détiendrait une œuvre assez atypique. Voyez-vous, elle s’intéresse aux civilisations anciennes.
— Oh ! Noble sujet d’étude ! Nous autres du culte de Nyana respectons tous les types de savoir, mais l’histoire, la magie et l’archéologie sont parmi les plus louables.
— Je vous remercie, Grande Prêtresse Claryss, dis-je sur un ton solennel.
Le regard de Tyesphaine me fit comprendre que j’avais bien fait.
— Que de politesses ! Hohoho ! On sent bien votre vive sagacité dans votre regard profond. Bien sûr, vous êtes toutes nos hôtes, veuillez consulter la bibliothèque à loisir. J’espère que vous y trouverez l’objet de votre recherche. Et si l’envie d’agrandir votre source de savoir vous prenez, sentez-vous libres de consulter d’autres ouvrages également. Notre bibliothécaire saura vous guider dans nos rayonnages.
— Merci infiniment, Grande Prêtresse Claryss.
Je répétais les remerciements de Naeviah en espérant ne pas en faire trop.
— Toutefois, j’ai malgré tout une petite recommandation à vous dispenser. Veuillez éviter de perturber le quotidien de nos étudiantes. Leur vie est rigoureuse et nombre sont encore en pleine formation. Si elles ne font pas l’effort de venir vous questionner, évitez de les approcher.
— Le culte de Nyana tient à la développer la curiosité et l’esprit critique, prémâcher le travail n’est pas dans votre façon de faire, n’est-il pas ?
Claryss plissa les yeux d’un air amusé et fixa Naeviah.
— En effet. Vous avez tout compris, à ce que je vois. Recevoir de si charmantes hôtes est déjà un honneur en soi, mais si en plus vous êtes toutes aussi intelligentes, l’honneur n’en est que redoublé. Soeur Béatrice, veuillez assigner des chambres à nos invités d’honneur. Puis guidez-les jusqu’à la bibliothèque. J’espère vous revoir à dîner, mes chères.
Après quelques échanges courtois interminables, nous sortîmes du bureau de la grande prêtresse. Ce faisant, je croisais le regard d’une apprentie : une jeune femme qui devait avoir tout au plus douze ans. Ses cheveux étaient roux flamboyants et ses yeux verts. Elle tenait entre ses petites mains un balai. Elle avait été si discrète que même moi je ne l’avais pas de suite remarquée. Bien sûr, en notre présence, elle avait arrêté ses activités pour nous laisser le soin de discuter avec la grande prêtresse.
Je lui esquissai un sourire charmant. Je ne me sentais pas le cœur à l’ignorer. Elle s’inclina pour me saluer et, à cet instant j’eus une vision impromptue… ce mot me semble avisé. À travers l’échancrure de sa robe, je vis sa poitrine. Elle ne portait pas de soutien-gorge et ses seins paraissaient si lourds que j’eus peur de voir la pauvre fille tomber à terre.
Comment était-il possible à cet âge-là d’avoir des seins pareils ? Heureusement que Naeviah n’a rien vu ! Je pouvais soutenir cette vision (infernale) puisque j’aimais mon physique actuel, mais ma pauvre camarade reluquait souvent les poitrines de Mysty et Tyesphaine avec jalousie.
Décidément, la nature est bien injuste.
***
Après avoir déposé nos affaires, nous pûmes rapidement nous rendre à la bibliothèque. Mysty n’était pas très enthousiaste depuis notre arrivée, mais elle nous avait suivi sans se plaindre.
Soeur Béatrice nous abandonna là, elle avait accompli sa tâche et nous laissa entre les mains de la bibliothécaire qui était pour sa part une prêtresse accomplie, avec le symbole de la pleine lune sur sa robe.
C’était une femme d’âge mûr, une partie de ses cheveux étaient blancs et les attachait en queue de cheval. Comme les bibliothécaires de mon ancien monde, elle avait des lunettes sur le nez.
Une étude sur la validité et l’universalité de ce cliché devrait être menée. Traverser les dimensions pour le retrouver sur le retrouver à Varyavis, n’était-ce pas un peu exagéré ?
— Je cherche un ouvrage en langue ancienne, en elfique pour être précis, répondis-je à la question que sœur Estellinee venait de nous poser.
Je ne voyais pas d’autres manières d’expliquer ma demande. Garder des mystères était une bonne chose, mais il y avait des circonstances où il valait mieux ne pas tourner autour du pot.
Estellinee parut surprise. Elle rajusta ses lunettes et me dit :
— En elfique ? Vous arrivez à lire une telle langue ?
— Oui.
— C’est très étonnant. Il n’y a plus qu’une poignée d’individus qui en sont encore capables…
Elle me fixa droit dans les yeux. C’était à ce moment-là que Naeviah s’interposa.
— C’est une chercheuse, une magicienne, elle a appris des tas de choses incongrues. Elle veut en apprendre plus sur les anciennes civilisations pour améliorer sa magie.
Je savais que c’était un mensonge issus d’une improvisation, mais elle n’était pas si éloignée de la réalité pourtant.
— Cette jeune femme est une elfe, vous ne pouvez pas tromper mon regard, ma sœur.
Naeviah grimaça, des gouttes de sueur apparurent sur son visage. Elle détourna les yeux alors que je pris le relai :
— Oui, je suis une elfe.
J’abaissai ma capuche pour révéler mes longues oreilles. Estellinee m’observa comme si j’étais une nouveauté exposée dans une vitrine. Elle ne manquait aucun détail de mon visage.
— Des traits fins et symétriques… des oreilles pointues… un teint blanc comme la craie… Vous en êtes manifestement une. N’ayez crainte, je ne divulguerais pas votre secret, pas même à Claryss. Les secrets sont autant de présents de la Déesse, elle m’en a offert un magnifique aujourd’hui. Hohoho !
Était-ce une forme de drague version prêtresse de Nyana ?
Quoi qu’il en fût, je remis la capuche en place.
— C’est vrai que c’est sûrement la première fois pour vous aussi…, marmonna Naeviah. En tout cas, elle n’est pas aussi impressionnante que ce que vous avez pu lire, je vous l’assure. Elle cherche à en savoir plus sur son peuple, voyez-vous ?
— Je vois, je vois. Inutile d’en dire trop, ma sœur. Je comprends…
Elle prit derrière le comptoir un livre qui, sans vouloir exagérer, était le plus impressionnant que j’avais vu au cours de mes deux existences. La couverture en cuir devait faire presque un centimètre d’épaisseur et les ferrures venaient le rendre encore plus solide. Le bloc intérieur du livre devait bien mesurer une cinquantaine de centimètres d’épaisseur.
Il doit peser une tonne ce livre ! me dis-je en l’observant avec attention.
Elle le posa sur le comptoir l’air de rien, puis l’ouvrit et le feuilleta en un instant. Le mouvement de ses mains témoignait de son habitude, elle le connaissait comme sa poche.
À l’intérieur, tout était manuscrit, une écriture fine et difficile à déchiffrer. Je compris qu’il s’agissait d’un index compilant non seulement les positions de chaque livre de la bibliothèque mais faisant également un rapide résumé de leur contenu.
C’était une excellente idée mais y avait-il autant de livres que ça dans cette bibliothèque ?
La réception était séparée des deux salles d’étude où se trouvaient les livres, nous ne pouvions voir l’étendue de cette collection depuis notre position.
— En principe, il est dans le rayon Z32 dans l’aile est, tout au fond. Vous verrez, c’est bien indiqué. Si vous ne le trouvez pas, revenez me voir. Veuillez respecter la règle du silence, je vous prie. Et, bien sûr, premier arrivé, premier servi. Si quelqu’un venait à prendre le livre devant vous, expliquez-lui gentiment et arrangez-vous pour le récupérer après son utilisation.
Ces recommandations étaient inutiles, je connaissais les bibliothèques de mon ancien monde. Mais j’avais déjà pu constater qu’à Varyavis les collections de livres étaient plutôt rares. La vaste majorité des gens n’avaient sûrement jamais mis les pieds dans un tel endroit.
— D’accord, n’ayez crainte, je suis une magicienne.
Cet argument avait fonctionné si souvent avec Tyesphaine qu’il venait de sortir tout seul. Soeur Estellinee sourit mais ne rajouta rien. Elle referma son livre qui émit un bruit sourd.
— J’vous attends là devant. J’ai vu qu’y avait des bancs. J’arriverais pas à la fermer, vaut mieux que j’reste dans le couloir.
— Désolée, Mysty, dis-je en joignant mes mains de manière implorante. Je sais que c’est pas trop ton genre d’ambiance.
— T’inquiète, je me vengerais sur tes oreilles plus tard.
— Hein ?
Je reculai choquée face à cette menace. Mais Mysty se contenta de se mettre à rire.
— Je plaisante ! J’ai dit que j’voulais t’aider, t’inquiète ! Ça me dérange pas. Pis, ça fait du bien de pouvoir se reposer parfois. Ce voyage a épuisé mes jambes. J’vais pouvoir piquer un roupillon tranquille.
Elle nous salua de la main et ressortit de la bibliothèque pour nous attendre dans le couloir juste devant. Cette fille était l’incarnation de l’insouciance.
Mais elle avait évoqué mes oreilles. Même si c’était pour plaisanter, elle l’avait fait ! Nourrissait-elle une obsession pour elles ? Voulait-elle les caresser, les léchouiller, leur faire des choses indécentes ?!
NOOOONN ! Tout mais pas mes oreilles !!!
Je mis un moment à m’en remettre, ses paroles m’avaient réellement fait peur. J’avais déjà subi ses mordillements une fois, c’était…
N’en parlons plus !
À peine la porte ouverte, mes inquiétudes laissèrent place à la stupéfaction.
— Whaaaaaaaaaaa !!
Aussitôt, Tyesphaine et moi mîmes les mains sur la bouche de Naeviah.
J’étais également surprise. Sincèrement je l’étais. Mais j’avais réussi à garder mon calme.
Cet endroit était rempli de livres n’avait rien à voir avec la modeste bibliothèque du baron Utherwiller. La déesse de la connaissance… je commençais à mieux comprendre.
Il y avait deux étages dans cette salle, une volée de marches menaient à la mezzanine qui surplombait l’immense pièce. Mais elle était non seulement divisée en deux verticalement, mais également horizontalement.
En effet, sur le flanc droit, près des fenêtres, se trouvaient les tables d’étude. À l’opposé, sur le flanc gauche, les rayonnages avec les livres. Cette seconde partie n’était pas symétrique, elle occupait près de 70 % de l’espace et les deux étages (l’autre partie n’en avait qu’un seul).
Dans mon ancien monde, il y avait des bibliothèques avec des millions de livres, je n’y étais jamais allée mais je savais qu’elles existaient. À l’échelle de ce monde-ci, je présumais être dans l’équivalent de celle de Washington ou de Saint-Pétersbourg.
Pour accéder aux ouvrages situés le plus haut, il y avait des disques volants magiques. L’éclairage était assuré par des cristaux lumineux qui flottaient non seulement au plafond en répandant leurlumière blanche agréable, mais qui flottaient également à portée de main un peu partout dans l’espace d’étude. Ainsi les sœurs pouvaient les saisir et les utiliser pour éclairer mieux leurs lectures.
Je réalisais soudain que ce n’était là que la moitié de la collection du monastère, puisqu’il y avait une autre salle située à l’opposée. Nous n’étions que dans l’aile est…
Combien de millénaire avait-il fallu à ce culte pour réunir autant de livres au juste ? Et combien de ruines avaient été pillées pour rassembler autant de savoir ?
En silence, nous commençâmes notre recherche, mais rapidement nous nous perdîmes dans les rayons. Pas au sens littéral, mais notre curiosité fut happée par les nombreuses étrangetés. Nos yeux se perdaient sur les tranches des ouvrages, majoritairement des livres manuscrits en parchemin avec couverture en cuir, des incunables épais et ferrés, mais il y avait des formats très particuliers. L’un d’eux était même de forme ronde !
Le classement était par sujet, comme dans mon ancien monde. L’efficacité, comme les clichés, transcendait les univers ; et de la même manière, le système de mesure décimal avait trouvé sa place sur Varyavis.
Notre objectif était clairement défini, mais il nous fallut pourtant des heures pour l’atteindre. C’était comme si ce lieu exacerbait notre curiosité intellectuelle, ce qui n’était pas impossible considérant qu’il s’agissait d’un lieu sacré dédié à la déesse Nyana.
Le rayonnage Z, auquel je finis par arriver enfin, traitait des civilisations anciennes. Revenue à moi-même, je me mis à la recherche de l’ouvrage en elfique mais ne le trouvait point.
M’approchant de mes camarades, je leur demandai de vérifier à leur tour, pensant m’être trompée, mais le résultat fut identique. Nous ressortîmes aussitôt pour demander plus d’explications à sœur Estelline.
— Probablement a-t-il était emprunté. Ou alors Claryss l’a consigné aux copistes. Notre monastère vit de copies de livres, vous savez ? Vous devriez lui en parler directement.
— Vu l’heure qu’il est, autant profiter un peu de la bibliothèque et lui en toucher quelques mots au dîner, dit Naeviah. Elle voulait nous y voir en plus.
Puisqu’il restait quelques heures avant le dîner, nous retournâmes dans l’aile est où chacune vaqua à ses propres recherches librement. Après avoir désigné nos proies dans les rayonnages, nous les amenâmes sur une des nombreuses tables de la zone d’étude et nous assîmes côte à côte.
Nous nous lançâmes un regard satisfait et complice, puis plongeâmes nos nez dans nos précieux butins.
Mais rapidement la fatigue du voyage nous rattrapa et nous luttâmes pour garder nos yeux ouverts.
Tyesphaine fut la première à s’écrouler, même si elle était physiquement mieux entraînée que nous autres, c’était également elle qui voyageait le plus lourd.
La suivante fut Naeviah. Je compris que je serais la suivante si je ne faisais rien, aussi je refermais mon livre et réveillai les deux autres. J’enchaînais les bâillements, aussi je leur proposai d’aller simplement nous reposer dans nos chambres. À contrecœur, la proposition fut acceptée.
À peine sorties, nous trouvâmes Mysty qui faisait une sieste sur le banc. Je l’avais complètement oubliée !
Mes deux compagnonnes me firent comprendre qu’elles avaient fait de même et c’est honteuse que nous décidâmes de ne pas la réveillée. J’aidai Tyesphaine à la charger sur ses épaules et l’amenâmes dans nos chambres.
C’est un peu avant le dîner que nos estomacs nous tirèrent des bras de Morphée.
Le dîner se faisait en commun dans une grande salle. C’était le seul moment de la journée où il y avait du bruit dans le monastère. Les nonnes échangeaient sur leurs sujets d’études, mettant en commun des informations ou simplement se vantant d’avoir appris telle ou telle chose. L’ambiance me rappelait un peu les milieux étudiants.
En tant qu’invités d’honneur, nous fûmes conviées à la table de la grande prêtresse où se trouvaient également deux autres prêtresses aux robes à liserés. Soeur Estelline était absente. On m’apprendrait par la suite qu’elle ne quittait pour ainsi dire pas la bibliothèque et qu’en général on lui amenait ses repas.
Le menu était simple et un peu fade. On sentait bien que l’argent partait dans l’acquisition de livres plutôt que dans l’achat de vivres, mais je n’allais pas m’en plaindre malgré tout. Disons que Mysty faisait mieux avec des rations de voyage et des herbes qu’elle ramassait sur le bord de route, c’était tout.
Nous finîmes par trouver l’occasion d’exposer notre problème à la grande prêtresse Claryss, comme nous avait conseillé de le faire sœur Estelline :
— Ah ! Je vois. Il se peut que j’ai pris ce livre il y a fort longtemps, en effet… Sœur Estelline vous a-t-elle dit quand il avait été vu pour la dernière fois ?
— Non, répondis-je simplement.
— Peut-être était-ce ma prédécesseur. Sœur Estelline fait un excellent travail, mais comme vous l’avez vu, il y a énormément de livres. Il est probable que depuis qu’elle soit rentrée en service, elle n’ait jamais contrôlé celui-ci. En plus, s’il est en elfique, entre nos murs personne n’a la capacité de le lire, ce qui réduit son intérêt. Je vais consulter mes registres et ceux de ma prédécesseur. Si vous parvenez à me fournir la date à laquelle le mage Jyelh l’aurait consulté cela faciliterait grandement ma recherche.
— Désolée, il ne l’indiquait pas, lui dis-je. J’ai lu le passage plusieurs fois…
— Si cela date d’il y a quelques siècles, j’ai bien peur que cette recherche sera fort laborieuse. Je vais demander à Estelline de trouver des éléments de la vie de ce mage. S’il a écrit des livres, il se peut même que nous en ayons dans notre bibliothèque ou que d’autres auteurs ou collections le citent. En attendant, veuillez loger au monastère et vous reposer. Vous semblez toutes les quatre harassées.
— Merci, Grande Prêtresse Claryss.
— À l’occasion, si vous trouvez un peu de temps, j’aimerais bien que vous m’appreniez la langue elfique. Hohoho !
Claryss se mit à rire de manière féline. J’esquissai en réponse un sourire gêné.
Malheureusement, cela ne pouvait pas être si facile. Moi-même je m’en rendais bien compte.
Si ce livre avait été écrit par des elfes, il devait être particulièrement vieux. Il avait dû passer de mains en mains, d’une bibliothèque de noble à une autre. Puis finalement, l’un d’eux l’avait vendu au monastère qui l’avait ajouté à sa collection.
Selon la qualité des informations des registres, retrouver un si vieil ouvrage pourrait prendre longtemps. Si celles qui avaient occupé le poste de responsable avant Estelline s’étaient montrée laxistes dans leur tâche, peut-être même avait-il été revendu, cédé ou perdu sans que rien n’y soit consigné. Depuis combien de temps ce livre avait disparu des rayonnages au juste ?
Il ne restait plus qu’à s’en remettre aux compétences d’enquête de Claryss et prendre notre mal en patience.
***
La première nuit au monastère passa très rapidement, nous étions si fatiguées que nous nous endormîmes sans tarder.
Pendant le voyage, je n’avais pas eu l’impression d’avoir accumulé tout cet épuisement. Je supposais que malgré nous nous avions forcé la marche. De plus, inconsciemment, nous restions en alerte même pendant les périodes de repos.
Même lorsqu’on dormait plus de six heures dans mon abri magique, sachant que nous étions en territoire hostile, une partie de nous ne s’endormait jamais totalement. Parfois, des animaux à distance nous tiraient de notre sommeil.
Aussi, à peine arrivées dans un lieu de civilisation sécurisé, nos nerfs s’étaient relâchés. Cette nuit-là, j’eus droit à mon plus long sommeil de la décennie.
Jamais je n’avais dormi huit heures d’affilées. Mes compagnonnes dormirent encore plus que moi, et malgré la sieste que nous avions faites avant le dîner la veille.
Réveillée la première, je m’occupai de me coiffer et de me laver magiquement tout en lisant.
Le monastère avait mis à notre disposition deux chambres. Elles étaient reliées par un petit balcon et une porte mitoyenne. Elles étaient simples mais ne manquaient de rien : un grand miroir dans chacune, deux bureaux, une armoire commune par chambre et deux lits séparés. Elles valaient bien les chambres des bonnes auberges que j’avais fréquentées.
C’est drôle : je m’étais attendue à avoir des lits durs comme de la pierre pour mettre à l’épreuve la dévotion des fidèles, mais le concept de martyr n’était propre qu’aux religions monothéistes de mon précédent monde, fallait-il croire.
Pourquoi le culte de la déesse de la connaissance aurait besoin d’éprouver sa foi à travers l’inconfort et la douleur ?
Je remerciais du fond du cœur Nyana d’avoir préservé son culte des mêmes dogmes que les religions de mon ancien monde. Un bon lit douillet était quand même bien plus reposant et permettait de mieux aborder sa journée d’étude, non ?
Sans réellement nous concerter, j’avais fini par partager ma chambre avec Naeviah. L’épuisement l’avait sûrement empêchée de protester.
En l’observant dormir, il me prit soudain l’envie de lui faire une petite farce. Esquissant un sourire en coin, je m’approchai de son lit sur la pointe des pieds avec pour projet de m’y glisser dedans. Juste à imaginer sa réaction au réveil, je manquais de me mettre à rire, mais…
— J’espère que tu n’as pas l’intention de m’attaquer au réveil, perverse !
Depuis quand était-elle réveillée au juste ?
— Ah ? Tu ne dormais plus ? Je voulais te faire une blague.
— Une blague ? Te connaissant, ça se serait transformé en quelque chose d’horriblement lubrique. Rien que t’imaginer à côté de moi. Brrrrr !
J’étais rassurée de me rendre compte que mon plan aurait pu fonctionner, dommage qu’il avait été avorté.
La porte mitoyenne s’ouvrit à cet instant.
— Yahooo !
Une Mysty nue, décoiffée mais pleine d’enthousiasme y apparut.
— Kyaaaa ! Va t’habiller ! Perverse en chef !
— Bonjour Mysty. Tu ferais bien de t’habiller, en effet, les courants d’air sont plutôt frais.
Réveillée depuis un peu plus longtemps qu’elles, j’avais eu le loisir de constater que le climat en montagne était loin d’être chaleureux. Blottie dans ma couette, je ne m’en étais pas rendue compte, mais entre les pierres froides du monastère, les courants d’air qui devaient descendre le long des pics montagneux et l’altitude, le monastère était un endroit froid.
— C’est vrai que je pèle un peu… J’ai… Ouuuh ! Un courant d’air entre les jambes. Hahaha !
— Arrête de te marrer et habille-toi, exhibitionniste !! hurla Naeviah de plus en plus mécontente.
— Je vais t’aider, proposai-je à Mysty. Si Tyesphaine te voit comme ça, elle va se cacher sous les couvertures.
— OK~ !
À force de la voir nue, cela me perturbait de moins en moins. Je commençais à me demander si à l’inverse, je n’aurais pas été plus choquée de la voir en pyjama.
Comme je l’avais supposé, Tyesphaine faisait semblant de dormir, la couette tirée au-dessus de la tête. Ses tremblements et sa respiration ne me trompaient pas. Je m’empressais d’habiller Mysty et je me mis à la coiffer lorsque notre paladine fit semblant de se réveiller.
— Bon… jour…
— Yo, Tyes !! T’as bien dormi ?
— Bonjour, Tyesphaine !
Malgré les rougeurs sur son visage, elle affichait un sourire honnête. Elle répondit à ma question en acquiesçant.
— Bon, en guise de dédommagement pour tout le travail que tu me fais faire, dis-je à Mysty avec un sourire machiavélique…
Je commençais à lui nouer les cheveux en couettes. Elle ne protesta pas, au contraire, elle leva le pouce pour me signifier que c’était bon.
Kyaaaa !!! Avoir le droit de coiffer de si beaux cheveux et en plus d’en faire des twintail ! J’étais aux anges ! En plein rêve !
J’avais envie de caresser mes joues contre ces couettes que j’aimais tant ! Mais je me ravisais au risque de passer (encore plus) pour une détraquée.
Les voir, c’était déjà suffisant !
Ma tâche finie, je me tournais vers Tyesphaine qui venait de finir de s’habiller en se cachant sous ses couvertures. J’avais à la main une brosse et un sourire victorieux sur le visage.
— Tyesphaine~ ? Dis, dis… tu ne voudrais pas… ?
Je clignais des sourcils pour accentuer ma demande, mais remarquais rapidement qu’elle blêmissait.
— Non… merci… je préfère me coiffer seule…
— Vraiment ?
Des larmes apparurent dans ses yeux alors qu’elle rougit. Je ne pensais pas que le fait de lui proposer des couettes aurait un tel effet.
— D’accord, d’accord. Je vais aider Naeviah, du coup.
— On fait quoi aujourd’hui ? demanda Mysty. Vous voulez passer la journée à la biblio ?
— Mmmm….
J’avais un peu réfléchi à la question en me préparant :
— Pourquoi n’irait-on pas faire une petite visite de la zone ? Toutes les quatre, j’entends. J’aime bien lire, mais l’idée de te laisser seule à rien faire toute la journée… je n’arriverais pas à en profiter.
— Kyaaa ! T’es trop choupi, Fiali !
Mysty m’enlaça comme une poupée en frottant sa joue contre la mienne. Je commençais à avoir l’habitude.
— Ça… me semble être une bonne idée…
Tyesphaine baissa les yeux, je crus lire sur ses traits une certaine tristesse, bien que je n’en comprenais pas l’origine.
— OK, je vais proposer ça à Naeviah, je reviens de suite.
Me dégageant des bras de Mysty, je partis dans ma chambre.
Rapidement, on entendit les cris de Naeviah s’élever.
— Espèce de maniaque fétichiste ! Laisse mes cheveux tranquilles !!!
***
Remettant nos recherches bibliothécaire à plus tard, nous décidâmes de faire une visite du village qui s’appelait tout simplement : Moroa. Le monastère de Moroa, bien que distant de quelques kilomètres, était rattaché au village, d’où son nom.
Une des sœurs à qui je posais la question avant de partir m’indiqua qu’il s’agissait d’une baronnie appartenant au seigneur Bellagant de Moroa.
Je profitais de cette entrevue discrète (pour ne pas dire secrète) pour lui demander notre chemin.
— C’est simple, me répondit la jeune femme, il suffit de suivre la route jusqu’à la première bifurcation. Là, un panneau indique le village de Moroa. Il faut juste continuer sur la route qui longe la rivière. C’est le chemin le plus sûr. Traverser la forêt est dangereux, des monstres y vivent.
J’espérais vraiment que ses indications étaient justes, car j’avais l’habitude des « c’est simple ».
Je m’attendais aussi à ce que la bifurcation soit plus compliquée que dans ses dires et que nous allions passer à côté sans la remarquer, mais au final nous parvînmes au village sans encombre.
Le paysage le long de la rivière avait été plutôt agréable. L’endroit était calme et on avait même pu voir des petits animaux. Les tanuki (chiens viverrins) que nous avons croisé étaient si mignons !
Il nous avait fallu près de deux heures pour rejoindre notre destination. J’eus le temps de déplorer l’absence de transports en commun en traversant ces paysages bucoliques.
Moroa était un village… enfin, à l’échelle de ce monde c’est probablement plus une petite ville puisqu’elle accueillait quelques milliers de personnes.
Comme je l’avais vu à distance, cette ville était assez sombre en raison de la pierre utilisée pour les constructions. Le château que nous pouvions apercevoir était le seul édifice de couleur un peu plus clair, taillé dans des pierres jaunâtres sûrement importées.
Même si lugubre d’apparence, grâce à sa proximité avec la montagne, toutes les maisons, même les plus pauvres, étaient en pierre. Avec l’imposant rempart et ses nombreuses tours de garde, Moroa était très bien protégée.
Les rues étaient majoritairement pavées, parfois c’était juste le sol qui avait été lissé, s’agissant à la base de roche.
Les fontaines et statues donnaient un côté chic. En fait, sur certains aspects, Moroa paraissait plus riche que Ferditoris, mais le nombre de boutique était bien inférieur malgré tout.
Parmi ces dernières, les vendeurs de statuettes étaient nombreux, mais aussi les libraires. C’était un type de commerce assez rare même à la Ferditoris, la capitale, mais avec la proximité du monastère, quelques commerces proposaient des livres. Toutefois, les prix étaient tels que peu pouvaient se les permettre.
Pour profiter de ce que nous reconnûmes rapidement être la spécialité locale, —considérant que c’était le plat le plus mit en avant dans les menus— nous entrâmes dans une auberge haute gamme.
— Je me demande si c’est bon ? se demanda Mysty à haute voix.
— C’est des pommes de terre et du fromage : c’est gras donc forcément bon, répondit Naeviah de manière désabusée.
Nous étions assises à une table proche d’une fenêtre. Contrairement à mon précédent monde, ce n’était pas les serveurs qui installaient les clients dans celui-ci, mais les clients qui s’asseyaient où ils voulaient.
La serveuse qui était venue prendre nos commandes revint avec nos boissons.
— Et voilà pour mes mam’zelles ! Deux jus de pommes, un vin blanc local et un jus de citrouille.
C’était une jeune femme de la vingtaine à l’air très vigoureux, elle transpirait la bonne santé. Son visage était souriant.
— Merci, dis-je instinctivement en prenant mon jus de citrouille.
Elle m’avait expliqué lorsqu’elle avait pris la commande que c’était une boisson très sucrée qu’elle ne recommandait pas aux hommes.
Même si j’avais toujours trouvé stupide ce cliché, qui était le même dans mon ancien monde, ça tombait bien : je n’étais pas un homme.
Qui plus est, j’aimais les aliments sucrés ! Si je n’aurais pu manger que du sucre, j’aurais été l’elfe la plus heureuse au monde !
Naeviah était la seule à avoir pris de l’alcool. Je m’abstins de lui demander son âge, j’ignorais s’il existait un âge légal dans ce monde mais mon intuition me faisait penser que ce genre de concept n’avait pas lieu.
Je m’étais attendu à un choix plus étrange de la part de Mysty, mais il fallait dire que la carte n’offrait pas une infinité de possibilités non plus. Le jus de citrouille était ce qui m’avait paru le plus exotique.
— Les patatage prendront un peu de temps à être préparer, indiqua la serveuse en mettant une main sur la hanche et son torchon sur l’épaule. Est-ce que je retarde votre plat pour pouvoir manger avec vos amies ?
La question était adressée à Naeviah. Elle était la seule à ne pas avoir commander de patatage. C’était le plat local : des pommes de terres avec du fromage fondu dessus le tout passé au four. Chaque restaurant ajoutait divers ingrédients plus ou moins secrets dedans. Celui que nous avions commandé toutes les trois était la spécialité du restaurant. On nous avait annoncé : poulet, cochon, pomme de terres, deux variétés de fromage et des épices.
La serveuse avait affirmé qu’un « seul de ces plats pouvait caler le plus gourmand des estomacs pendant une journée, d’autant plus s’il s’agit de filles ».
Encore une fois, un préjugé inconsistant. Je me souvenais que dans les concours de gros mangeurs au Japon, certaines jeunes femmes toutes menues s’empiffraient pire que des hommes.
Je n’avais jamais mangé un tel plat, mais considérant les ingrédients, je voulais bien croire qu’il m’aurait rassasié pendant un moment.
— Faites donc. Ce serait dommage de ne pas manger avec mes camarades.
— Entendu ! N’hésitez pas à appeler si vous voulez autre chose à boire.
Elle repartit.
— Pourquoi ne pas avoir pris la même chose que nous ? demanda abruptement Mysty.
La question me taraudait également, mais je m’attendais à une réponse du genre : « ça ne te concerne pas, elfe perverse ! ».
— C’est trop gras. Je n’ai pas envie de me sentir ballonnée toute la journée.
— Tu as pris quoi déjà ? lui demandai-je.
— Truite aux champignons.
Je ne pus m’empêcher de saliver en entendant ces paroles. L’âme japonaise en moi me rappelait que je n’avais plus manger de poisson cru depuis si longtemps.
— Si seulement on était près de la mer…, marmonnai-je.
— Tu… aimes le poisson ?
J’acquiesçai à la question de Tyesphaine.
— Au fait, c’est quoi vos plats préférés ? demanda Mysty.
Assez souvent, je me disais qu’elle était la plus douée pour les relations sociales. C’était une question basique mais que nous n’avions jamais pris le temps d’aborder.
— Bah, puisque j’ai déjà commencé…, dis-je. J’adore la guimauve ! Puis j’adore les daif… en fait, toutes les sucreries, je dirais… Bonbons, meringues, gâteaux… Miam…
Je me mis à saliver en évoquant toutes ces bonnes choses.
Je m’étais ravisée sur le mot « daifuku », pensant que les pâtisseries japonaises n’existaient sûrement pas dans ce monde. Si j’avais été un héros d’isekai, je me serais empressée de les créer, mais je préférais ne pas trop attirer l’attention sur moi et ne pas dénaturer Varyavis par mes ajouts personnels.
— Haha ! Tu as des goûts de petites filles ! se moqua gentiment Mysty.
— Ça t’étonne ? Pour une perverse, c’est normale.
J’avais du mal à associer l’image d’une perverse à celle d’une fan de sucreries, mais ce profil existait sûrement.
— J’aime aussi le poisson, surtout cru, et la viande. Je raffole des œufs aussi.
— Oh ? Moi pareil, j’adore la barbac’ ! Surtout si elle est épicée ! Si ça arrache, ch’suis fan ! Les pâtes, j’adore aussi !
Mysty avait déjà exprimé le fait qu’elle aimait les épices.
— Par contre, les plats piquants, vraiment pas pour moi…, dis-je en tirant la langue.
Les plats amers aussi, c’était ma hantise.
J’avais mal à chaque fois que je voyais ma famille manger des ramens épicés… enfin, quand j’étais au Japon bien sûr. Par chance, mon mentor m’avait dit que les elfes supportaient généralement assez mal les plats épicés. Sur ce point, j’avais eu la chance de tomber dans un corps qui me correspondait.
— Je… je suis pas très épices non plus… enfin rien de très fort, un peu ça va…, dit Tyesphaine.
— Pour le coup, pareil que l’autre délurée. Tout, mais pas un truc qui détruit la langue. J’aime sentir le goût des aliments.
Je tendis la main à Naeviah dans un élan de camaraderie, mais elle me fixa avec dégoût comme si j’avais fait quelque chose d’étrange.
— Tu… tu veux faire un truc suspect en pleine taverne ?
— Susp… ?
Tyesphaine tourna son regard vers moi, je soupirai.
— Tu peux arrêter de dire n’importe quoi, Naeviah ? C’est une manière de fraterniser, puisqu’on pense à l’identique sur ce sujet.
— Ouais, on fait pareil par chez moi ! Je te serre pas la pince, Fiali, car bon, moi j’aime les trucs épicés. Mais si on parle de barbac’…
Elle me prit la main et acquiesça de la tête. C’était la réaction que j’attendais de la part de Naeviah, mais c’était Mysty qui y avait répondu.
— Drôle de pratique…, marmonna Tyesphaine.
— Chez moi, personne n’aurait l’idée de prendre la main pour ce genre de choses, expliqua Naeviah avec un air hautain. Vous êtes étranges toutes les deux.
Nous échangeâmes quelques regards complices avec Mysty, puis nous poursuivîmes notre petite discussion culinaire.
— Puisque vous insistez… On sait jamais, cela peut être utile, dit Naeviah. Mysty cuisine pour nous toutes, autant être claire sur la question : j’aime plus ou moins toutes les viandes, j’aime bien le poisson… mais pas cru… encore une idée saugrenue issue du cerveau de celle-là. Je te jure !
Elle me donna une pichenette sur le front.
— J’adore les tomates. Les sucreries aussi, surtout le pudding.
Le pudding existait donc sur Varyavis…
— C’est vrai ça, j’ai tiqué avant aussi. Tu bouffes le poiscaille cru ?
J’avais sûrement fait une petite gaffe. Oui, cru c’était normal au Japon ! Cela dit, même les touristes qui venaient au Japon avaient parfois ce genre d’appréhensions.
Je devais improviser…
— On le fait souvent chez les elfes. En tout cas, mon mentor et moi le faisions lorsque nous avions du poisson frais.
— Oh ? Et c’est… bon ?
— Succulent, Tyesphaine ! Un jour, je vous ferais goûter ça ! Surtout le poulpe cru ! Mmmmm !
L’image d’un poulpe cru ne plut pas à mes compagnonnes qui me jetèrent unanimement un regard remplit de dégoût.
— C’est super bon, je vous assure !
— Passons. Et toi, Tyesphaine ? demanda Naeviah.
— Je… je n’ai pas spécialement de plats adorés ou détestés…
— Whaaa ! Ça te ressemble bien, Tyesphaine !
— Mer… merci, Fiali.
Elle baissait le regard avec gêne de recevoir un compliment. Mais Naeviah plissa les yeux et, d’un air insatisfait, tout en tapotant la table du bout des doigts :
— Et sinon, la vérité ? Je suis habituée à cette ritournelle : c’est juste un mensonge. Tout le monde aime ou déteste quelque chose.
— Je… je…
Le regard insistant de Naeviah eut raison de Tyesphaine qui finit par confesser d’un air particulièrement gêné :
— Viande… Pommes… Fruits rouges… Gâteaux… Mais je n’ai rien contre le poisson ou le reste…
Je ne pus m’empêcher de sourire, ces goûts lui ressemblaient tellement.
— Au final, on est un groupe de carnivore, dis-je. On est au moins d’accord là-dessus. Les sucreries ont la côte aussi.
— Normal, vous êtes très féminines, dit Mysty en étirant les bras.
Mon regard et celui de Naeviah ne purent s’empêcher de s’arrêter sur sa poitrine, nous pensions la même chose : « parce que toi tu n’as pas de féminité ? », mais nous tûmes nos pensées.
— Et sinon, maintenant que j’ai un aperçu de ce que vous aimez, vous détestez quoi ? Comme ça, je sais ce qu’il ne faut pas vous préparer.
Je remarquais une sorte de timidité dans mes deux autres camarades face à cette question, je me demandais si c’était particulièrement mal vu de détester des choses dans ce monde-ci. Aussi Mysty commença :
— C’est pas pour faire la balèze, ou me vanter, mais y a rien que j’aime pas. Disons que j’aime manger de manière générale.
— Impressionnant ! Mais je ne peux pas en dire autant, lui dis-je. Je n’aime pas les épices, les tomates et une grande partie des légumes.
Je me mis à en citer une partie de ceux qui me venaient à l’esprit. Mis à part les poivrons et les aubergines, presque tous y passèrent. Je m’abstins de citer ceux trop japonais pour être courants ici.
— T’es vraiment une gamine ! me reprocha Naeviah. Moi j’ai du mal avec le lait, le fromage, les épices et quelques légumes verts…
— C’est toi qui parle ? Tu as presque les mêmes goûts que moi.
— La ferme, je veux pas être associée à une elfe décadente ! En plus, depuis quand les habitants de la Grande Forêt n’aiment pas les légumes ? T’es pas un peu anormale ?
OUI ! Je l’étais !
Mais je ne pouvais pas lui le dire. Je tirais à la fois une certaine fierté et une certaine tristesse de ces paroles, mais bon j’étais habituée à présent.
— Chuut ! Ne parle pas trop fort… Naeviah… pas de ces sujets-là…
Tyesphaine la rappela à l’ordre. Puis, elle se tourna vers moi et chuchota pour que moi seule l’entende :
— Au contraire, c’est adorable…
Je ne pus m’empêcher de rougir et détourner le regard. Elle me prenait pour une enfant à présent, j’en étais sûre.
— Et toi, Tyes ?
— Je… il y a bien… une ou deux petites choses… les aubergines… les brocolis et les carottes.
— Les aubergines c’est super bon ! Mais, par contre, on est sœur d’inimitié envers les brocolis !
Je lui tendis la main comme je l’avais fait avec Naeviah, puis me ravisait. Elle ne comprendrait pas cette coutume. Mais, alors que j’allais la ramener à moi, elle l’attrapa de ses deux mains qui étaient hors de ses gantelets, pour une fois.
— Oui… les brocolis… c’est les pires.
J’en avais les larmes aux yeux, mais aussitôt je sentis une douleur au tibia. Naeviah venait de me frapper sous la table, discrètement. Lorsque je tournai mon regard vers elle, elle croisait les bras et évitait mon regard.
Je ne comprenais pas réellement ce qu’elle voulait, mais de toute manière, nous fûmes interrompues par l’arrivée de la serveuse qui vint nous apporter du pain dans un panier.
— Bientôt, bientôt ! dit-elle en joignant les mains et en me lançant un clin d’œil.
Oui, juste à moi. Pourquoi ?
Je supposais que c’était à cause de l’aura dakimakura…
Naeviah tourna son regard vers moi, il était glacial et plein de reproches. Je lui répondis par un sourire gêné.
Nous quittions l’auberge plus de deux heures après notre entrée. Nous étions à présent en début d’après-midi.
Nos ventres étaient pleins, la serveuse n’avait pas menti. Le goût était au rendez-vous, j’avais adoré le patatage ! S’il n’avait pas été si gras, j’aurais juré d’y retourner tous les jours de notre séjour.
Même si mon palais avait adoré, je me doutais que tellement de lipides seraient mauvais pour ma santé. Contrairement à mon précédent corps humain, je sentais bien que les corps gras étaient difficiles à digérer pour mon métabolisme elfique bien plus délicat.
Par contre, chose qui avait de quoi faire des envieuses, j’étais incapable de grossir. Mon estomac m’empêchait tout excès et mon organisme tirait bien plus d’énergie de ce qu’il consommait, de sorte que je ne stockait aucune graisse (y compris dans la poitrine).
Il valait mieux que mes camarades n’apprissent jamais cette dure vérité… pour leur propre salut.
— J’ai bouffé comme une truie ! Ça me donne envie de faire du sport !
— Tu pourras toujours courir sur le chemin du retour, dit Naeviah. Si vous m’aviez écouté ! Mon poisson était léger et délicat, je me sens d’attaque pour cette après-midi de visite. Je n’ai pas l’estomac gonflé comme un ballon, MOI !
— Dis surtout que tu ne pouvais pas en manger parce qu’il y avait du fromage…
Elle me jeta un regard noir.
— Ne… ne vous battez pas. C’était un peu… trop copieux, mais nous allons beaucoup marcher… ce ne sera pas de trop.
Tyesphaine était la voix de la conciliation, une fois de plus.
— Allez, vous traînez les filles ! On se bouge ! YEAH !!
Mysty, toujours aussi pleine d’entrain, nous incita à la suivre dans les rues animées de la ville.
***
Après avoir tourné pas mal d’heures, cherchant toutes les boutiques originales, nous finîmes par nous asseoir sur un banc dans un petit parc. Dans nos pérégrinations, nous en en avions trouvée une qui vendait des statuettes d’ours en pierre et en bois ; je n’avais pas pu résister, j’en avais achetée une.
Pendant l’après-midi, j’avais remarqué que les passants regardaient avec insistance Naeviah. Ignorant si elle s’en était rendue compte ou non, j’avais préféré ne rien dire à ce sujet.
— J’vais nous prendre un truc à boire au stand là-bas. Ça vous va les filles ? proposa Mysty.
Il y avait une échoppe mobile proposait des jus de fruit pressés sur place.
Je levais le pouce en guise d’approbation, les deux autres firent de même.
— Pomme pour Tyesphaine, dis-je. Pour moi, tout me va, t’embête pas.
— Pareil, dit Naeviah.
— OK~ !
Nous l’observions s’éloigner avec des regards fatigués. Malgré la quantité de nourriture, nos jambes étaient fourbues. Marcher en ville était un exercice différent de voyager.
Peut-être parce que nos corps s’étaient mis au repos après la longue et agréable nuit que nous avions passé dans nos lits douillets. À moins que la raison ne fut les nombreuses dénivellations de terrain de cette ville.
Quoi qu’il en fût, je bâillais.
— Ils ont un problème avec moi dans cette ville ou quoi ? dit Naeviah soudainement.
Je ne voulais pas aborder le sujet, mais elle l’avait fait à ma place.
— C’est… étrange en effet. Tu l’as remarqué aussi ?
— Tsss ! Tu crois que je suis aveugle ou quoi ?
— Peut-être… qu’ils te confondent avec une… nécromancienne…, dit Tyesphaine.
C’était fort probable, nous avions commis la même erreur lors de notre première rencontre.
— Ou alors il y a une mauvaise histoire avec le culte d’Uradan…
J’étais surprise qu’elle puisse prononcer une telle hypothèse, mais c’était en effet une possibilité.
— Tu penses qu’il y a un église d’Uradan ici ?
— Possible que ce ne soit qu’un autel tenu par un unique prêtre de campagne qui s’occupe en même temps du cimetière. Je n’ai pas connaissance qu’on ait beaucoup de fidèles dans le coin… Et en passant, rien ne m’a indiqué qu’il y aurait une église d’Uradan.
— Pour Epherbia… je ne sais pas…
Tyesphaine anticipa ma question.
— Il y a des litiges entre cultes ? demandai-je.
— Parfois. Mais en général, Nyana et Uradan s’entendent bien. C’est des domaines d’activité assez éloignés, puis mon culte récupère souvent d’anciens textes sur les nécromants ou les tombeaux abandonnés qu’il confie aux adeptes de Nyana. De plus, lors de leur décès certains nobles ou bourgeois léguant au culte des livres, qui ont une grande valeur financière, dans l’espoir de s’octroyer les bienfaits de la Déesse. De leur côté, les adeptes de Nyana nous fournissent des informations sur les morts-vivants et les nécromants.
— Eux s’occupent des bibliothèques et vous des cimetières. En effet, c’est difficile d’entrer en conflit avec pareilles attributions.
— Tous les cultes… ne sont pas représentés partout… Il faut que des prêtres s’y installent… et ils ne sont pas si nombreux…
Me basant sur mes connaissances (souvent imprécises) du Moyen-Âge européen, j’avais pensé au contraire que la caste des prêtres était nombreuse dans ce monde-ci. Mais je me rendis compte de ce qui faisait obstacle : la magie.
— Pour être prêtre, il faut de la magie obligatoirement ?
— Oui, tout à fait. C’est pourquoi on distingue les apprentis, les moines, les paladins et les prêtres. Les apprentis prient les dieux mais n’ont pas de sorts. Certains en développent plus tard, mais ceux qui n’y arrivent pas deviennent des moines. Chez Epherbia, les apprentis à vie deviennent des artistes. Chez Yolean des avocats ou des juges. Chez Athelyna, des stratèges.
— Oh ? Avoir accès à une formation cléricale semble ouvrir bien des portes.
— Qu’est-ce que tu crois, l’incroyante ? Bien sûr, les cléricaux ont un grand prestige.
Mysty arriva sur ces mots et distribua les boissons. Nous l’en remerciâmes et continuâmes la discussion.
— Même ceux qui échouent, s’ils sont reconnus par leur culte ont un statut particulier.
— L’admission dans les cultes est payante ?
Tyesphaine et Naeviah se regardèrent un instant.
— En théorie… non…
— Dans les faits, oui. Tous les cultes demandent un droit d’inscription. Il est bien moins élevé que ceux des guildes de magie, mais ce n’est pas gratuit pour autant. Il y a beaucoup de troisième ou quatrième enfants de noble parmi les apprentis.
— Vous avez une discussion bien sérieuse…, s’immisça Mysty.
— Les cultes de Zephys, Ilbertus… et Melphiso sont les moins chers…
Mysty nous écoutait sans trop comprendre comment nous en étions arrivées là. Mais, en tant que fille arrangeante, elle nous laissa poursuivre et en profita pour faire quelques étirements.
— Je ne m’attendais pas à ça…, dis-je en prenant une gorgée de mon jus de fruit. Mais du coup, les pauvres ne peuvent pas entrer dans la prêtrise ?
— Les miséreux ne peuvent se tourner que vers les trois cultes cités par Tyesphaine. En général, ils ne demandent pas de frais, juste de travailler pour eux. Puis le culte d’Ilbertus n’est même pas vraiment une institution, ce sont des druides qui vivent à la campagne ou sur les routes. Ils sont un peu capricieux, mais il suffit d’être acceptés.
— Je vois, je pense avoir plus ou moins saisi. Et les moines ? Et les paladins ?
— Les moines, comme je l’ai dit, c’est des apprentis qui ne développent pas de magie. Ils restent au service de l’église et l’aident à se développer. Certains cultes ont en plus de paladins, des chevaliers qui défendent leurs valeurs et qui développent des capacités spéciales. Comme Tyesphaine.
Cette dernière se sentant gênée de notre attention baissa le regard.
— Les paladins de Yolean appartiennent à l’Ordre des Sceaux. Ceux de Melphiso forment l’Ordre du Soleil. Athelyna en a beaucoup également, elle a même plusieurs paladinats dont le plus connus est l’Ordre de la Lance. Chez Uradan, nous en avons aussi, mais ils sont très rares, aussi rares que ceux d’Epherbia. Nous avons l’Ordre des Ossements.
— Classe ce nom !
— N’est-ce pas ? dit fièrement Naeviah. Tyesphaine, je suppose que tu dois être de l’Ordre de la Rose ?
— Oui.
Naeviah était particulièrement bien renseignée et ne se contentait pas seulement de son propre culte. Sans être surprise, je louais intérieurement ses impressionnantes connaissances.
— Pour finir, il y a les prêtres. Nous sommes les privilégiés à qui les dieux donnent la magie blanche. Certains cultes ont des prêtres itinérants, d’autres sont sédentaires uniquement. Je ne vais pas entrer dans les détails, j’en ai déjà pas mal donnés.
— Merci beaucoup, Naeviah. C’était très instructif. Et donc, tous les cultes ne sont pas présents dans toutes les villes ?
Naeviah prit une grande gorgée de son jus d’orange, le même que le mien, puis répondit :
— Construire et entretenir des temples demande beaucoup d’argent et il faut au moins un prêtre et nombreux moines pour s’en occuper. Les cultes les plus riches comme Yolean et Melphiso sont représentés dans toutes les villes ou presque. Les cultes plus modestes seulement dans les capitales.
— Il y a pourtant des cimetières partout, Uradan n’est pas un culte riche ?
— Malheureusement, non. Nous ne faisons pas payer les obsèques. Nous nous occupons dévotement et gratuitement des rites funéraires et de l’entretien des cimetières, des tâches ingrates que personne ne veut financer. En général, nous dépendons beaucoup de la générosité du seigneur local et des dons « désintéressés » des nobles et des riches.
Nos têtes se tournèrent vers le château.
— Au pire, lorsqu’il n’y a aucun prêtre dans une paroisse, nous essayons d’envoyer quelques moines au moins pour s’occuper du cimetière. Ils logent alors dans un presbytère et ils dispensent les prières adéquates. Rien de magique, cela dit. Bien sûr, sans un vrai prêtre, il n’y aucune assurance que les morts ne reviendront pas à la non-vie, mais les moines sont là pour prévenir le culte. En pénurie de prêtre, nous essayons de repérer les zones les plus à risques.
— C’est un monde bien complexe celui de la religion… Du coup, il doit y avoir une raison historique qui explique le regard des citoyens à ton égard.
— Il semblerait…
— Peut-être… que tu pourrais changer… de tenue…
— Oh oui ! J’veux voir Nae dans une autre tenue ! Même ton pyjama est noir !
— Tsss ! Tu as quelque chose contre cette couleur, hein ? dit Naeviah en affichant une expression courroucée. Oubliez, je porterai rien d’autre !
L’idée me plaisait. Sans aller jusqu’à la forcer, j’avais envie de la voir avec une autre tenue que sa robe cléricale.
— Et si nous allions faire les magasins ? Si tu trouves quelque chose qui te plaît, ce sera l’occasion de varier ta garde-robe, proposai-je. Je suis prête à te payer une tenue.
Naeviah plissa les yeux et me fixa.
— J’ai peur que tu nourrisses des pensées salaces… Je te donne trois secondes pour dissiper le malentendu, sinon je t’envoie auprès de la Déesse.
— Haha ! T’es trop crispée, Nae ! Allez, relaxe ! L’idée de Fiali est excellente ! Allons faire les magasins comme des filles normales ! Yeah !
Mysty ne lui laissa pas le temps de protester plus longuement, elle l’attrapa par le bras, l’obligea à se lever et l’entraîna. Nous déposâmes les verres vides chez le marchand et continuâmes la visite de Moroa.
***
— T’es si mignonne !
— Elle te… met plus en valeur…
— Ça reste du noir, mais il y a quand même une sacré différence. Tu obtiens mon sceau de validité, Naeviah ! Tu es mignonne !
— Vous vous êtes liguées contre moi, en fait !
Naeviah, au visage rouge, gonfla ses joues et détourna le regard.
Nous ressortions à peine d’une boutique de vêtements.
Contrairement à celles de mon monde d’origine, ici c’était principalement du « sur mesure », mais nombre de magasins avaient quand même l’habitude d’avoir une proposition de produits disponibles à l’achat immédiat, ne serait-ce que pour toucher la clientèle de passage.
Pour un petit surplus dans le prix, il était possible de faire ajuster sur place les vêtements choisis, ce qui prenait de quelques minutes à quelques heures selon les modifications et le nombre de clients au moment même.
Si les modifications étaient trop importantes, généralement le vendeur préférait orienté le client sur une tenue sur mesure.
Nous avions choisi une nouvelle robe pour Naeviah. Des ajustements sommaires avaient été nécessaires, mais cela avait été rapide.
Je considérais une fois de plus notre nécromancienne : au lieu de sa robe cléricale noire, elle avait une autre robe noire avec quelques rubans rouges, plus courte que la première et qui aurait laissé voir ses jambes si elle n’avait pas insisté pour porter des collants.
Contrairement au Moyen-Âge de mon ancien monde, la mode dans celui-ci était très variée. Au moins un élément digne des fantasy que j’avais lu. Aussi, il n’était pas rare de voir des jupes courtes, cela ne choquait pas réellement.
Au passage, mes jambes n’étaient pas couvertes non plus, personne n’avait paru outré.
— Avec ça, personne ne te reconnaîtra comme une prêtresse…, dis-je avant de me raviser.
Mes yeux fixèrent la faux qu’elle tenait. Tyesphaine et Mysty suivirent mon regard.
— Ouais… j’connais pas beaucoup d’aventurier qui utilisent une faux pour le combat.
— En plus… elle est marquée du symbole de la déesse….
— Rhaaa ! Pourquoi n’a-t-on pas pris ça en compte ?!
Nos efforts étaient inutiles. Contrairement à une épée qui pouvait être rangée dans un fourreau ou bien dans un sac, une faux devait être portée à la main. Naeviah avait bien une sangle pour la fixer dans le dos, mais lorsqu’elle marchait le manche avait tendance à heurter ses pieds ou le sol, aussi elle ne l’utilisait presque jamais.
— Quoi ?! Vous m’énervez à la fin ! J’y peux rien si c’est mon arme ! Les prêtresses sont pas censées se cacher, nous sommes une élite !
— Il faudrait mettre en place un système de manche télescopique pour la raccourcir… Enfin, le mieux serait d’avoir un sac magique encore…
— Raccourcir ? Eh oh ! Essaye pas de toucher mon arme, c’est une attribution sacrée !
— Tu l’utilises pas des masses quand même…, fit remarquer Mysty.
— Naeviah est plus… orienté magie que d’autres de son culte… Les moines d’Uradan sont experts… en faux…
— C’est sûr que sa magie est bien plus efficace. En plus, elle ne peut même pas s’en servir comme arme d’urgence au cas où on l’empêcherait de lancer des sorts, elle est bien trop encombrante, fis-je remarquer en prenant mon menton dans ma main. Tu ne sais pas te servir d’autre chose ?
— Nous en avons déjà parlé : la faux est un hommage, je ne la quitterai jamais ! Allez, poursuivons notre visite, espèce de…
Naeviah qui s’était mis en marche pour nous fuir heurta quelqu’un.
— Désolé !
— Désolée… Vous ne vous êtes pas fait mal ?
Un couple se tenait devant Naeviah. Elle avait cogné contre la poitrine d’un grand homme musculeux, aucune chance qu’elle lui ait provoqué la moindre douleur.
Je réalisai néanmoins à cet instant que sa faux était vraiment dangereuse. Dans une autre disposition, elle aurait pu réellement blessé quelqu’un.
Nous avions assisté à toute la scène, aussi nous la rejoignîmes.
— Aucun risque ma belle damoiselle, dit l’homme en lui faisant un clin d’œil ravisseur.
Naeviah y répondit par un regard indifférent. Aussitôt, quelque chose heurta le crâne de l’homme : la femme derrière lui venait de lui asséner un coup de sac à main.
Elle était grande également. Une brune aux longs cheveux et à la tenue de voyageur, c’est-à-dire une chemise et un pantalon. Les deux étaient armés, ce qui les dénotait des simples villageois et me laissait penser à quelques aventuriers.
— Veuillez pardonner cet imbécile, il drague par réflexe. Il m’a déjà moi, mais il n’est même pas gêné de tenter sa chance avec les autres. Vous voyez le genre de mec irrécupérable, non ?
Je ne savais que penser de cette présentation. Pourquoi continuer de sortir avec lui s’il était du genre à aller voir ailleurs ?
Je n’avais jamais été du genre possessive, j’avais toujours trouvé la jalousie stupide : un être vivant n’est pas une possession. Cela dit, si elle faisait la remarque, cela signifiait que cela lui tenait à cœur, non ? Aussi le plus efficace aurait été de choisir quelqu’un d’autre, non ?
— Meuh non, je ne draguais même pas ! C’était juste de la politesse, ma chérie.
— Ouais ouais… à d’autres, tu veux ?
— De toute manière, c’est peine perdu, dit Naeviah abruptement. Le genre macho, c’est pas du tout mon truc.
Elle prit son air dur de tsundere tout en agitant sa main devant elle.
— Pouah ! Vous êtes rude, ma demoiselle !
— Hahaha ! Tu t’es fait jeté encore ! Heureusement, cet imbécile infidèle est un expert en râteaux !
C’est pourquoi elle n’était pas inquiète. Mais l’intention de la « trahir » restait la même, n’est-ce pas ?
Je cessais d’y penser, les histoires de couple c’était une arcane plus mystérieuse que la magie noire, incompréhensible pour une fille comme moi.
— Vous êtes des aventuriers ? demanda Mysty en les scrutant de la tête aux pieds.
— Yep ! Je suis Rorvar Miham, le lutteur intrépide ! Hahaha !
Il prit la pose et contracta ses muscles pour frimer… sauf qu’il faisait frais dans la région et il portait une armure légère, on ne voyait tout simplement rien. Nous l’observâmes toutes les quatre sans émotions.
— Oui, voilà, vous l’avez compris, Rorvar est un idiot fini. Je suis son amie d’enfance et maintenant sa petite amie, Eila Stalosk. Enchantée !
Elle s’inclina pour nous saluer, aussi nous fîmes de même. Je m’empressai de présenter le groupe.
— Vous n’êtes que deux ? demanda Tyesphaine.
Je remarquai que ma camarade était intimidée par Rorvar, elle ne regardait qu’Eila.
— Oui, nous sommes juste tous les deux, répondit cette dernière. C’est pourquoi nous ne faisons pas véritablement d’exploration de donjon ou de traques de monstres. En général, nous escortons des convois.
— Cela fait longtemps que vous êtes ici ? demandai-je.
— Deux semaines. Mais il y a peu de commerce en cette saison. À l’origine, nous pensions passer quelques mois à Moroa, mais…
Eila s’inclina et chuchota à notre attention.
— Les gens d’ici ne sont pas forcément très accueillants… puis il fait froid, si on s’éternise jusqu’à l’hiver, on a peur de se faire coincé par la neige.
Sans entendre ce qu’avait dit Eila, Rorvar approuva par des hochements de tête exagérés.
Depuis le début de la conversation, il croisait les bras et avait un air songeur. Mais, il ne me trompait pas, je connaissais toutes les techniques de « furtivité sociale ». Ses yeux presque fermés servaient juste à ce qu’on ne remarque pas qu’il scrutait nos formes.
Il était bien vite passé de moi à Tyesphaine. J’en avais conclu qu’il était l’un de ces nombreux adorateurs de seins, un des fétichismes les plus basiques possibles. Les hommes… ! Pfff !
Bien sûr, je préférais ne rien dire, connaissant Tyesphaine elle aurait voulu se cacher dans un trou. Puis j’étais la seule à l’avoir démasqué, apparemment.
— Oh ! J’vois. C’est vrai qu’il pèle dans le coin, en journée ça va encore mais la nuit…
— D’ailleurs… j’ai aussi un achat à faire pour toi…, dit Naeviah à demi-mot.
Inutile d’expliquer, elle parlait d’un pyjama.
Mysty pencha la tête de côté, elle n’avait pas de suite compris. Réalisant soudain, elle se mit à ignorer Naeviah.
Elle tenait tant que ça à dormir nue ?
C’est vrai qu’elle avait dit se sentir contrainte par les vêtements, mais là c’était plus une question de ne pas tomber malade. En plus, habituée aux déserts chauds, elle devait être moins résistante que nous au froid, je supposais.
— L’endroit… est un peu… morose…, dit timidement Tyesphaine.
— Ouais, pour sûr, Tyesphaine ! dit Rorvar en lui lançant un regard séducteur.
Cette fois, il écopa d’un coup de genou dans la cuisse. Je voyais un peu le genre de « dynamique de couple » qu’était la leur.
— Je ne pense pas qu’on s’éternisera non plus, dit Naeviah. Quelle est votre destination ?
— On n’est pas encore décidés. Nous pensions retourner à Ferditoris pour trouver un convoi marchand en direction du sud. Ce serait mieux de rester au sud pendant l’hiver, il fait moins froid.
— C’est vrai que la saison froide approche…, dis-je.
Je m’en rendais à peine compte. Avec tout ce qui s’était passé, le cycle des saisons m’était sorti de la tête.
— Et sinon, il y a des lieux notables dans le coin qui mériteraient d’être visités ? Vous êtes un peu nos vétérans de Moroa, dis-je en plaisantant.
Eila me sourit et me donna une petite tape sur la tête. Encore une fois, mon aura avait frappé. Au moins, dans son cas, elle semblait juste me voir comme une petite sœur ou une gamine.
— Je sais ce qui intéresse les aventuriers, dit-elle en faisant un signe de la main que je ne compris pas. Parmi les mystères du coin, le plus intéressant est une ruine maudite. Personne ne sait où elle se trouve vraiment, mais elle est quelque part dans la forêt.
— Des ruines ? Oh ! Faut qu’on y aille ! dit Mysty. En plus, possible que ça soit bourré de trésors !!
Eila se mit à rire. Comme elle l’avait dit, ils ne faisaient pas d’explorations à deux mais ce n’était pas pour autant que cela ne les intéressait pas. Elle devait penser que nous étions des aventurières classiques.
— Merci pour l’information. Nous enquêterons sûrement là-dessus.
Mysty fit de grand mouvements de tête pour approuver cette initiative.
— Au fait, vous avez des compétences magiques ? demandai-je.
Ma question surprit également mes compagnonnes.
— Nope ! dit Rorvar. Et vous ?
— Je suis magicienne.
Non, ce n’était pas pour m’en vanter, c’était pour une autre raison.
— Je vois que vous avez une arme magique, repris-je en pointant l’épée de Rorvar. Je me demandais juste si vous en connaissiez les propriétés. En guise d’échange pour les informations que vous nous avez données…
La magie de cette épée longue était assez faible, je pouvais déjà plus ou moins deviner le genre d’enchantement dont elle disposait.
— Ah ? Merci, Fiali, c’est sympa. Mais, en fait, je l’ai faites identifiée il y a des mois de ça. Enchantement de renforcement de premier niveau, pas vrai ?
— Je ne l’ai pas encore analysée en détail, mais il semblerait bien que ça soit le cas.
— Héhé ! Merci pour l’intention, t’es une chouette fille !
Les macho n’étaient pas mon genre non plus, mais son sourire était étonnamment innocent. Je ne pus m’empêcher de le voir comme un grand garçon rustre mais gentil. Aussi, je lui rendis le sourire le plus gentil que je pus.
Mais aussitôt je découvris le regard meurtrier d’Eila pointé dans ma direction.
— Eh bien, eh bien ! Nous allons filer, les filles, dit-elle. Nous allons partir demain, nous ne nous reverrons pas. Bonne route à vous !
— Ouais, bonne route ! J’espère qu’on se reverra dans une autre ville !
Eila poussait Rorvar qui nous saluait de la main. Je fis de même.
— Sacré couple, dis-je.
— Ouais… gentils, mais particuliers.
Il arrivait même à Naeviah de ne pas être vexante. Je me demandais s’ils ne lui avaient pas fait bonne impression.
— J’espère… que nous les recroiserons…
Si je t’avais dit que Rorvar reluquait ta poitrine, aurais-tu réellement voulu les revoir ?
— Allez, continuons de visiter, la nuit ne va pas tarder…
— Attends, toi !
Avec un air circonspect, Mysty se retourna vers Naeviah qui venait de crier.
— Tu n’as pas oublié quelque chose ? C’est à ton tour ! Allons t’acheter un pyjama ou une robe de nuit !
— Hein ? Mais je… je…
Naeviah l’attrapa par le col et c’est ainsi que fut déterminée notre prochaine destination.
***
Le soir, après dîner, nous retournâmes dans nos chambres.
Toutefois, si la veille nous étions épuisées par le voyage, cette fois nous étions en forme.
Emmitouflées dans des couvertures moelleuses, nous nous étions installées sur le balcon.
C’était la première fois que nous faisions un équivalent de pyjama party. Cette fois, même Mysty en portait un.
Dehors la température était automnale, il fallait plutôt frais.
— Même s’il fait froid, on voit bien les étoiles, dis-je.
— Ouais, c’est classe !
C’était le motif de notre réunion : regarder les étoiles. Pendant les voyages, nous ne prenions pas le temps de le faire.
— Comptez pas sur moi pour rester longtemps là dehors, je commence à avoir le nez gelés…, dit Naeviah.
Mysty l’attrapa.
— Qu’est-ce… ?
— Comme ça il est au chaud, non ?
— Laisse-moi, espèce de perverse bis !
— Si tu veux, tu peux venir sous ma couverture pour avoir plus chaud, lui proposai-je en prévoyant d’avance sa réaction.
— Toi !!! Je… je vais te ligoter et te jeter dans le ravin si ça continue ! Tyesphaine, changeons de chambre !
Mais la tête de Tyesphaine fumait depuis que j’avais invité Naeviah à me rejoindre. Elle garda le silence.
Nous lui jetâmes un regard sans surprise. Je poursuivis dans ma lancée :
— Ou alors tu peux te coller à Tyesphaine, on dirait un poêle à bois. Haha !
— Je grelotte un peu… j’ai bien envie d’essayer, en fait.
Mysty était bien partie pour appliquer ma proposition, mais nous l’arrêtâmes à temps.
— Il vaut mieux pas… tu vas casser Tyesphaine : définitivement !
— Hein ?
— Pour une fois, je suis d’accord avec cette elfe perverse.
Mysty leva les épaules et soupira.
— N’empêche, les étoiles sont vraiment belles ! J’adore ! Pas vous ?
— Oui… bien sûr…
— J’aime beaucoup aussi.
— C’est pas un peu trop romantique pour une perverse ?
— Quand arrêteras-tu de me considérer comme tel ?
— Lorsque tu arrêteras de te comporter comme tel.
Je n’avais rien fait de particulier, c’était Naeviah qui était resté bloquée sur l’incident du tonneau. Je soupirai et de passer outre.
— Sinon, vous connaissez le nom des constellations ? demandai-je en tout innocence.
— Hein ? C’est quoi ?
Mysty et Tyesphaine m’observaient également l’air d’attendre des explications. Avais-je dit quelque chose d’étrange ?
— Euh… bah… regardez par exemple cet amas d’étoiles, juste là… Si on les relie, on dirait un peu un chariot. Chez les elfes, on désigne les étoiles par des noms et on les inclut dans des groupes qu’on appelle constellation. Je m’y connais pas beaucoup cela dit…
Comme tout ce qui touchait à la nature, à vrai dire.
— Le chariot était un simple exemple, mais il y en a d’autres. Je sais pas si mes explications sont claires… Hahaha !
Je me mis à rire nerveusement, je doutais qu’elles le fussent.
Elles restèrent silencieuses quelques instants en observant les étoiles que j’avais désignées.
— Moi j’y vois plutôt une pelle…, dit Naeviah.
— Bah, ch’sais pas trop… on dirait un monstre avec des bras désarticulés, non ?
J’avais du mal à voir la même chose qu’elles, mais c’était un peu comme le test de Rorschach chacun voyait ce qu’il avait en tête. C’était inutile d’en débattre.
— Du coup, vous ne faites pas ça chez les humains ?
— Nope. Mais j’adore le principe ! Dommage que tu connais pas… Mais si on retrouve les tiens, j’veux bien que tu me les apprennes ! J’adore les étoiles !
Mon mentor ne m’avait jamais parlé de constellation, c’était une invention basée sur mes connaissances astronomiques de mon précédent monde. Pour satisfaire sa demande, il ne me restait plus qu’à espérer que les elfes de ce monde aient eu une idée similaire.
— Je vois pas trop à quoi ça sert de donner des noms à des étoiles, mais bon pourquoi pas… ?
Dans les faits, cela ne servait sûrement pas à grand-chose. Les nommer n’avait d’intérêt que lorsqu’on se lançait dans l’exploration spatiale. Autant dire que ça n’arriverait pas de sitôt sur Varyavis.
— Et pour se repérer ? Les étoiles peuvent servir de repères pour les cartes et l’orientation et tout ça…
Cette idée me traversa soudain l’esprit. Inutile d’aller dans l’espace, les étoiles étaient utilisées pour la navigation, notamment.
Comment faisaient les marins de ce monde-ci ? N’y avait-il pas une nécessité à les nommer si on s’en servait de la sorte ?
— J’connais pas ça. J’sais que certains nomades ont des systèmes pour s’orienter avec les étoiles mais la plupart ont des cartes.
— Aucune idée non plus.
— Et pour la navigation ? Ça n’est pas utilisé ?
— Pas à ma connaissance. Cela dit, la navigation reste à vue des côtes, c’est trop dangereux de s’éloigner.
— Ah bon ?
— Ouais, y a des monstres et des tempêtes, finit d’expliquer Mysty à la place de Naeviah.
En effet, si la navigation se résumait à du cabotage, l’orientation par les étoiles n’était pas nécessaire.
— Vous êtes quand même un peuple curieux, dit Naeviah. J’espère que les autres ne sont pas des pervers comme toi…
— Eh oh ! Je ne saurais tolérer que tu les traites aussi de…
— C’est pour ça que j’ai dit « j’espère », dit Naeviah en me posant l’index sur le bout du nez. M’est avis que tu es un cas particulier, même chez les elfes. Mais tu es notre seule référence pour le moment.
Je souris discrètement. Assurément, j’étais à part.
— Je trouve ça… très romantique… Les elfes sont… épatants…
— Héhé ! Merci…
Pourvu que les elfes aient pensés aux constellations ! Je ne voulais pas décevoir la pauvre Tyesphaine et la pauvre Mysty !
— J’ai hâte de les trouver. J’veux connaître les étoiles !
Au pire, je pourrais écrire un livre en elfique en baratinant mes quelques connaissances sur les étoiles et le faire passer pour authentique, mais bon…
— Je commence à me geler. On rentre ? proposa Naeviah.
— OK~ !
— Pour… les chambres ? Enfin… la répartition… on garde la même ?
Tyesphaine me jetait des coups d’œil implorants. Je supposais qu’elle avait peur que Mysty vienne sous ses draps pendant la nuit. En général, elle venait chez moi pendant ses crises de somnambulisme, sûrement à cause de mon aura.
— Je préférerais qu’on garde la même, dit Naeviah. J’ai encore besoin de celle-là. Elle m’apprend l’elfique.
— À… moi aussi…
— Me voilà devenue un professeur. Haha !
Tyesphaine baissait le regard embarrassée. Elle voulait sûrement que je dorme dans sa chambre pour être sûre d’échapper à Mysty. Aussi, proposais-je :
— Mysty, je pense que tu n’es pas intéressée.
— Nope ! J’vous aime bien, mais les cours…
— Du coup, je vais vous faire cours à toutes les deux, puis quand Tyesphaine ira se coucher on laissera la porte ouverte pour ne pas s’isoler et rester toutes les quatre. Ça vous va ?
Je me sacrifiais pour la bonne cause. Avec la porte ouverte et mon aura, il était fort possible que Mysty me prenne pour cible à la place de Tyesphaine. De toute manière, je m’étais habituée, cela ne me gênait plus.
Tyesphaine acquiesça et c’est ainsi que s’acheva la question de la répartition des chambres et notre première journée au monastère.