Cette nuit-là, je rêvais…
J’étais de retour au Japon et plus précisément au lycée… Enfin, c’était plutôt Fiali qui était au lycée, je n’incarnais pas mon ancien moi.
Ce n’était pas vraiment le genre de rêves que j’avais envie de revivre.
Il ne s’agissait pas de mes souvenirs, mais bel et bien d’un rêve ; flou, abscons et illogique. Seule la scène qui ponctua mon réveil me resta en mémoire, en fait.
Même si elles n’avaient jamais été au lycée avec moi, les filles étaient là : Mysty était une délinquante qui harcelait les filles de ma classe. D’ailleurs, même si c’était une école de filles, il y avait malgré tout un ancien camarade de classe parmi nous mais cela ne choquait personne.
En allant aux toilettes, trois filles me tombèrent dessus pour me martyriser. Ce n’était pas quelque chose que j’avais vécu, le déroulement de la scène était identique à ce que j’avais vu maintes fois dans des fictions : on m’a lancé de l’eau dessus, on m’a frappé, puis Mysty qui n’était pas là au début de la scène suggéra :
— Un déchet n’a pas besoin de fringues… hein ?
Son japonais était celui d’un bosoryoku, agressif et violent.
Malgré mes protestations, on m’arracha mes vêtements, je me retrouvais nue et trempée devant ces trois filles dont une était devenue Mysty.
Puis, sans raison aucune, l’une d’elles entra dans la cabine et referma la porte derrière elle. L’instant d’après, elle m’attrapa et commença à me lécher le visage et me mordiller l’oreille.
Je comprenais ses intentions : elles étaient évidentes.
C’est pourquoi je me réveillai en sursaut pour découvrir qu’il y avait quelqu’un dans mon lit…
C’était inattendu.
Complètement inattendu !
Nous nous étions toutes méfiées de Mysty mais c’était finalement Tyesphaine qui était venue s’introduire sous mes draps.
Tyesphaine ?!
Elle ne faisait que dormir comme une enfant, mais le lit était trop petit pour tenir à deux : j’étais collée à elle.
Je jetai un bref coup d’œil aux alentours : c’était bien ma chambre et bien mon lit, je n’avais pas fait de somnambulisme comme Mysty.
Mais, que devais-je faire dans cette situation ?
Je pouvais bien sûr laisser se développer naturellement : nous étions encore en pleine nuit, dans quelques heures, tout le monde se réveillerait et puisque c’était Tyesphaine qui était venue me rendre visite, on ne pourrait pas me traiter de perverse.
J’entendis à cet instant Tyesphaine marmonner quelque chose dans son sommeil. Son visage sans défense était si séduisant ! Ses cheveux s’éparpillaient dans un désordre presque érotique, tandis que son souffle accentuait encore la fascination qu’elle dégageait d’elle.
Je déglutis en me rendant compte de mes propres pensées.
— Je devrais la réveiller… Si je me débrouille bien, elle pourra regagner son lit en silence avant que Mysty, et surtout Naeviah, ne s’en rende compte…
Mais, j’imaginais bien la réaction de Tyesphaine si elle découvrait être venue d’elle-même me voir. Les dégâts s’étendraient sur le long terme.
De même, si les autres la découvriraient dans mon lit au réveil, aucun doute qu’elle le vivrait très mal. Son mental n’était pas aussi détaché que le mien pour accepter d’être traitée constamment de perverse.
Je pris une décision : ramener Tyesphaine dans son lit.
Je n’étais pas très forte, mais je doutais que mon amie fût particulièrement lourde. Puis, contrairement à mon précédent monde, j’étais bien plus sportive !
Je m’extirpai discrètement de mon lit, en fit le tour, puis m’assurait que les deux autres dormaient à poing fermé.
— C’est bon on dirait…
Je retirai la couverture des épaules de Tyesphaine pour remarquer, une fois de plus, avec embarras, que sa poitrine était énorme. Je m’inquiétais un peu du poids de ces choses-là et de l’impact qu’ils auraient sur son dos à la longue, lorsque…
Je secouai la tête. Ce n’était pas le moment de penser à ce genre de choses !
Rapidement, je passai son bras autour de mon épaule et assurai ma prise en mettant le mien autour de sa taille.
— Un… deux !
Je la soulevais légèrement. La prendre en « mode princesse » m’aurait été impossible, notre différence de taille était trop importante. Tyesphaine n’avait pas une once de graisse, mais son ossature, sa musculature et sa taille la rendaient bien plus lourde que ce que j’avais pensé.
Je la fis rapidement basculé sur mon dos, j’espérais qu’elle ne se réveillerait pas.
J’attendis un instant… pas de réaction. Je me mis lentement en marche en direction de la porte mitoyenne.
* Pouet *
Hein ?
Dans son sommeil, se sentant sûrement tombé, Tyesphaine avait attrapé ma poitrine d’une main.
— Euh… ? Admettons… c’est pas fait exprès, c’est normal de réagir comme ça, je suppose…
J’essayai de faire appel au bon sens.
Je n’avais pas encore basculé dans un de ces anime ecchi que j’avais vu dans ma précédente vie. Si tel avait été le cas, elle aurait été presque nue, puis en tombant la physique anormale aurait fait en sorte de placer sa bouche à des endroits bizarres ou de me déshabiller sans raison.
Le monde des ecchi disposait de son propre moteur physique…
En continuant d’avancer, je me rendis compte que ses jambes frottaient au sol. Elle était plus haute que moi, c’était inévitable. Je dus néanmoins ralentir le rythme de peur qu’elle ne se réveillât à cause des chocs sur ses pieds.
La conséquence fut néanmoins que la chaleur emmagasinée sous les couvertures commença à se dissiper et je commençai à avoir vraiment froid. Tyesphaine s’agita un peu : inconsciemment elle devait ressentir la même chose.
— Allons-y ! Objectif le lit !
Je me hâtais et parvins à atteindre la porte. Un rapide coup d’œil me permit de remarquer que Mysty était endormie. Le froid l’avait transformée en une momie, elle était complètement emmitouflée dans sa couette, on ne pouvait même pas voir son visage dépasser.
Un nouveau problème d’envergure se posa. À mesure que je marchais, mon pyjama glissait. Rapidement, je me retrouvais à marcher dessus.
— Hein ? Quand ai-je maigri au point qu’il glisse ?
Je n’avais aucune main disponible pour le remettre en place, il restait néanmoins peu de distance jusqu’au lit : celui de Tyesphaine était le plus proche de la porte.
Avec les courants d’air qui soufflaient sur mes jambes de plus en plus nues, j’étais prise de tremblements. Encore plus que ne pas faire de bruit, l’objectif devient d’atteindre un lieu chaud.
J’utilisai mes pieds pour retirer complètement le pantalon de mon pyjama et m’empressai d’atteindre le lit où je déposai Tyesphaine.
— Whaaa ! Je gèle !
Son lit était froid, Tyesphaine commença à remuer.
— Juste un instant…
Je me glissai sous ses couvertures, j’avais besoin de me réchauffer avant de repartir. À cause du froid, Tyesphaine finit par m’attraper et m’enlacer.
Effet dakimakura, le retour !
Il faisait chaud contre sa poitrine.
— Juste un petit peu encore…
Mais, je finis par m’endormir… et me réveiller au petit matin.
— Mmmmmm…
Une silhouette se tenait au-dessus de moi. Lorsqu’elle devint moins flou, je distinguais Naeviah.
— Mmmmmmmmmm….
Elle ne disait rien, mais me fixait et n’émettait que ce son. Je réalisai soudain que j’avais protégé l’honneur de Tyesphaine mais au détriment du mien. Je m’étais mise moi-même dans une situation dramatique !
Je tournais le regard vers mon amie paladine, elle dormait encore comme une bienheureuse.
— Tu m’expliques ?
Sentant que Naeviah allait hausser, la voix, je pris une décision : je bondis du lit, l’attrapai en lui mettant ma main sur la bouche et l’entraînai dans l’autre chambre.
— Chutttt ! Tu vas les réveiller…
Elle se débattit et finit même par me pincer la cuisse nue.
— Aïe !
Par réflexe, je la relâchai en me préparant à essuyer des cris mais… son visage semblait comme choqué. Elle me regardait comme prise d’horreur, incapable d’agir. Je ne comprenais pas.
Je refermais la porte derrière moi non sans avoir récupérer le pantalon de mon pyjama.
À mon retour, Naeviah avait repris du poil de la bête et croisait les bras en détournant le regard.
— Tyesphaine ne t’a pas suffit ? Tu vas aussi m’attaquer ? Je te préviens, je vais me défendre. Mpffff !
— C’était un malentendu, dis-je en joignant mes mains.
— Mais oui, un malentendu… Perverse.
Elle se retenait de crier, mais son insulte me parut plus dure que d’habitude. Peut-être que cette fois, elle le pensait réellement.
— Je t’assure, tout ça n’est qu’un malentendu. Je t’en prie, crois-moi !
Je lui tournai autour pour essayer de croiser son regard, mais elle tournait systématiquement la tête pour l’éviter.
— Mpfff ! Je m’en fous, faites les cochonneries que vous voulez ! Mais reste loin de moi.
Elle commença à s’éloigner, je tendis ma main pour essayer de la retenir mais elle me glissa entre les doigts. Alors que je le poursuivis, mon pantalon glissa à nouveau sous mon pied et me fit tomber en avant.
Avant que je ne le réalisasse, nous tombâmes toutes les deux sur le lit.
— Tu… tu…
— Désolé, Naeviah… ce pyjama est vraiment trop grand pour moi, en fait…
Lorsque je rouvris les yeux, j’avais la tête sur le ventre de Naeviah. Nous étions toutes les deux à moitié sur le lit et à moitié dehors. La physique de ce monde m’avait prémunie de tomber à des endroits plus gênants. Merci M. Gravité !
Néanmoins l’effet ne fut pas bien différent. Naeviah rougit comme une tomate et grommela :
— Nous… c’est pas un… tonneau…
Je l’avais tellement traumatisée avec cette histoire du tonneau ?
Lorsque je pris le partie de me retirer, j’entendis une voix près de la porte :
— Oups ! J’vous dérange les filles ? J’peux me joindre à vous ? J’invite Tyes aussi ?
— Euh… Mysty… ? C’est un malentendu…
Le deuxième de la matinée.
— Qu’est… qu’est… qu’est-ce que vous racontez toutes les deux ?!!! Aaaaaaahhhhh !!!
Naeviah finit par hurler.
Pendant ce temps, l’instigatrice de toute cette situation dormait paisiblement.
***
Plus tard dans la matinée, pendant que nous nous préparions, une sœur toqua à nos portes pour nous dire que la grande prêtresse Claryss souhaitait nous voir.
Peut-être avait-elle de nouvelles informations sur le livre, pensais-je, mais…
— Désolée, les recherches sont encore en cours. Si je vous ai appelées c’est pour une tout autre affaire. Vous êtes libre de refuser : vous n’êtes que des invitées mais…
Elle s’éclaircit la voix, ce qui n’était pour moi qu’une manière de cacher un certain stress à l’idée de nous demander un service.
— Est-ce que l’une d’entre vous aurait des compétences artistiques ?
Nous nous jetâmes des coups d’œil interrogateurs, puis assez unanimement nos regards se portèrent sur Tyesphaine.
Claryss l’observait également depuis le début. C’était une supposition simplement basée sur son culte : celui de la déesse de la beauté et des arts.
— Je… je… ne suis pas très douée… mais je sais un peu… peindre et sculpter.
De quoi faire des figurines, pensai-je.
Si elle en avait parlé, j’avoue que ça m’était sorti de la tête, mais j’avais gardé en mémoire le fait qu’elle était douée dans les arts.
— La tâche n’a rien de très créatif, si vous avez des bases cela devrait suffire… En fait, il s’agirait de restaurer les enluminures de quelques livres destinées à la vente. Bien sûr, c’est un travail rémunéré, je ne compte pas demander cela en guise de service ou en échange du gîte qui vous est dû en votre qualité de visiteuses. Les aventuriers ne travaillent jamais gratuitement, je le sais bien.
Elle avait l’air de mieux connaître notre statut que certaines d’entre nous.
Malgré ses paroles, le simple fait d’évoquer son hospitalité m’indiquait, au contraire, que refuser risquerait d’avoir des conséquences sur notre séjour.
Tyesphaine nous jeta des regards interrogateurs, je compris qu’elle hésitait.
— C’est à toi de décider, Tyesphaine. Nous n’avons rien de prévu de particulier, ce n’est pas un problème. Puis, je pense que cela te permettrait de faire quelque chose qui sort de l’ordinaire. Tu ne travailles pas tes talents artistiques tous les jours en voyageant.
Je m’abstins de lui indiquer, mais il était préférable d’accepter. De toute manière, nous avions fait le tour de la ville la veille, nous ignorions si nous trouverions quelque chose d’amusant à y faire.
— Travailler avec des pigments de couleurs, c’est pas donné…, fit remarquer Naeviah. Je pense que si tu en as envie, tu devrais le faire. Ne te préoccupe pas de nous, on ne va pas déprimer parce que tu n’es pas là quelques heures. Au contraire, ça nous ferait des vacances. Mpfff !
— Dis pas les choses comme ça ! Tyesphaine ne nous dérange pas, au contraire, répliquai-je.
— Ouais, t’inquiète Tyes ! Fais ce que tu veux, ma grande ! On va pas partir sans toi, t’es not’sœur à la vie à la mort !
Les propos de Mysty et Naeviah en faisaient trop, même si dans des genres très différents.
Comme elles l’avaient souligné, ce n’était pas des adieux, mais les yeux de Tyesphaine devinrent humides. Elle me fait mal au cœur, j’eus soudain l’impression de l’abandonner.
— Je… vais vous aider, dit Tyesphaine timidement.
— Merci infiniment, vous ne savez pas le service que vous nous rendez. Notre experte, sœur Sabila, est en déplacement et cette commande nous est tombée dessus à l’improviste.
— En déplacement ?
— Oui, elle est partie acheter des pigments rares qui l’obligent à voyager assez loin. Les pourpres et certains violets sont difficiles à acquérir.
J’avais lu quelque chose du genre dans mes nombreuses recherches. Au Moyen-Âge les couleurs étaient fabriquées avec différents produits parfois difficiles à obtenir, ce qui en faisait des produits particulièrement luxueux. Et toutes les couleurs n’avaient pas le même prix.
En y pensant, dans ce monde-ci, je n’avais croisé personne portant du pourpre.
— Eh bien, bonne chance Tyes ! Nous on va zoné en ville, j’pense.
— Si vous allez à Moroa, dit soudain Claryss, le baron Bellagant m’a dit qu’il souhaitait vous rencontrer. Surtout vous, sœur Naeviah.
— Moi ? Pourquoi ?
— Je l’ignore. Le message m’est parvenu grâce à une de mes apprenties partie faire des courses hier soir. Vous n’êtes bien sûr pas obligées de vous y rendre, mais il serait malgré tout de bon aloi de vous présenter au dirigeant de ces terres. Vous verrez, c’est une personne charmante et raisonnable. Transmettez-lui mes salutations, si vous acceptez son invitation.
Invitation ? Comme je comprenais les choses, c’était plus une convocation.
L’attitude de Naeviah m’indiqua assez rapidement que j’avais sûrement bien compris le message.
Sur ce, nous allâmes au réfectoire prendre notre petit-déjeuner, puis nous nous séparâmes de Tyesphaine.
Mysty lui fit une tape amicale sur l’épaule, c’était la première fois que je me séparais de Tyesphaine depuis le début de mon voyage.
***
Je passe sur le chemin, tout aussi bucolique que la veille. Cette fois, peut-être parce que Tyesphaine n’était pas avec nous, j’avais l’impression que nous manquions un peu d’entrain.
Deux choses notables malgré tout.
La première, c’est qu’en allant prendre nos affaires dans nos chambres, avant notre départ, Naeviah m’avait attrapée par la main et m’avait chuchoté d’une voix honteuse.
— Désolée pour avant…
— Avant ?
— Je… je t’ai pincée… J’espère ne pas t’avoir fait trop mal.
Elle m’avait laissé une marque mais rien de si douloureux non plus. C’était donc pour cette raison qu’elle avait parue préoccupée tout au long du petit-déjeuner… ? Je venais enfin de comprendre.
— T’inquiète, ça va. C’est normal vu la situation.
J’avais failli lui dire qu’elle pouvait recommencer autant qu’elle le voulait, mais je m’étais ravisée en me disant que c’était quand même terriblement masochiste de demander à ce qu’on me pince, non ?
Je notais pour moi-même que l’aura dakimakura pouvait avoir une faille de temps en temps. Sur un coup de sang, on pouvait me « blesser » (enfin, je n’appelais pas ça une blessure à ce stade mais bon…). Ce petit pincement avait sûrement été perçu par Naeviah comme un jeu, enfin sur le moment ; elle l’avait regretté ensuite.
L’intention derrière les actes était donc un facteur important pour se confronter à l’aura dakimakura.
Si on imaginait un psychopathe qui pensait me faire du bien en me plantant un couteau dans le ventre, sûrement l’aura ne m’en protégerait pas.
J’espérais malgré tout ne pas tomber sur ce profil de personne dans ce monde-ci…
L’autre chose notable était que sur le trajet pour rejoindre Moroa, j’avais pu caresser les tanuki que nous avions croisés la veille. Je ne leur faisais pas si peur, manifestement. Ce qui n’était pas le cas de Naeviah et de Mysty.
Malgré leurs tentatives, ils avaient fui. Et pourtant, s’ils avaient su que j’étais sûrement la pire de nous trois…
— C’est pas juste ! Moi aussi j’veux !
— Désolée, Mysty.
— Encore un truc d’elfe… Pourtant t’es la moins versée dans la nature de nous trois.
— La moins, je ne saurais dire, avais-je répondu aux accusations de Naeviah. Mais c’est sûr que je ne suis pas du tout une elfe de la forêt… Héhé !
Malgré ce que j’avais dit, les deux tanuki étaient venus se jeter dans mes bras.
Évidemment, plus que mon patrimoine génétique elfique, j’avais supposé que l’aura dakimakura avait joué son rôle dans l’affaire.
Le jour où nous rencontrerions d’autres elfes, je risquerais peut-être d’être démasquée.
Sans tarder, à peine arrivée dans la citadelle, nous nous hâtâmes de nous présenter chez le baron où on nous demanda peu de justifications : en effet, nous étions attendues.
Le château était scintillant, rien à voir avec les autres constructions locales. À l’extérieur déjà, il était lumineux puisqu’il avait été construit en pierre de taille jaune (au lieu de la pierre presque noire du coin), mais à l’intérieur il était encore plus extravagant. Il me rappelait l’hôtel particulier du baron Utherwiller à Ferditoris, même si le style architectural était bien différent.
Sans être ma spécialité, je connaissais dans les grandes lignes quelques styles architecturaux. Celui du château de Moroa était ancien, massif, avec des arcs pleins romans. Les plafonds n’était pas si élevés et les murs épais, ce qui en faisait une construction solide et écrasante.
À l’opposé des murs, le sol était en marbre ou granit et donnait une allure très guindée, raffinée qui détonait avec le style militaire du reste. Les décorations étaient nombreuses, parfois même trop abondantes. Il y avait vraiment beaucoup de statues mais aussi des tapisseries plus ou moins représentatives.
Et pour finir, je pus sentir à divers moments des effluves de magie m’indiquant la présence d’objets magiques.
C’était ce qu’on m’avait expliqué : seuls les nobles avaient les moyens de se payer des objets magiques utilitaires, là où les aventuriers préféraient ceux les aidant à survivre, comme les armes et armures.
Je ne désespérais cependant pas de pouvoir un jour acheter un sac magique.
Le baron nous reçu dans un petit salon qui débordait encore plus de décorations. Au plafond était peinte une fresque représentant sûrement une scène sacrée, mon éducation religieuse ne me permit que de reconnaître Nyana.
Sur deux des murs, de grandes tapisseries tombaient le long des murs et mesuraient chacune une bonne dizaine de mètres. Il y avait une second étage, une mezzanine avec une rambarde en pierre surplombant le salon à plus ou moins quatre mètres de hauteur.
Au sol, ce n’était pas moins luxueux : nous marchions sur des tapis moelleux aux motifs complexes.
Il y avait un grand tableau sur une des façades, il représentait un ancêtre en atours de guerre. Je ressentis immédiatement de la magie en émaner, même si je fus incapable d’en identifier l’effet.
Assis en face de l’entrée, au bout de la longue table, se trouvait un homme aux longs cheveux noirs attachés en queue de cheval, au long bouc et à la fine moustache. Sur ses genoux, une petite fille qui ne devait pas avoir plus de six ans.
Malgré l’ambiance générale, voir que le baron nous recevait dans une (simple) salle à manger avec sa fille rendait l’échange moins protocolaire.
— Veuillez prendre place, je vous prie, dit-il en désignant des chaises.
Le domestique qui nous avait guidé dans le château tira les chaises devant nous pour nous inviter à nous y asseoir.
— Papa ? C’est qui les charmantes demoiselles ?
— Klara, qu’est-ce que je t’ai appris ? Il ne faut pas parler des inviter comme ça.
J’étais sur le point de lui dire que ça ne me dérangeait pas d’être désignée de « charmante demoiselle » mais je préférais garder le silence et laisser faire Naeviah.
Elle avait mit sa nouvelle robe pour l’occasion, rangea sa robe cléricale dans son sac, et avait laissé sa faux dans notre chambre. Mysty lui avait prêté une de ses dagues magiques en remplacement. D’ailleurs, toutes les deux nous avions gardé nos tenues habituelles faute d’avoir le temps d’acheter mieux avant l’entrevue.
— Monseigneur, nous sommes ravies de votre invitation. Permettez que je nous présente…
Naeviah se leva et nous présenta l’une après l’autre. Mysty semblait crispée, mais je l’étais sûrement aussi.
C’était un peu comme à notre arrivée au monastère, très protocolaire et pompeux, le genre d’ambiance où nous autres roturières n’étions pas à l’aise.
Pendant que Naeviah parlait, j’observais la petite fille. Elle avait des cheveux châtains détachés, et des yeux verts. Elle avait une petite robe à sa mesure qui devait valoir plus que tous nos vêtements réunis, enfin je supposais.
Elle semblait intriguée par moi. Je lui souris et elle fit de même.
— C’est un plaisir de vous avoir parmi nous, dit le baron. J’espère que vous appréciez votre séjour dans notre modeste ville.
Modeste ? Je l’aurais pensé plus hautain, mais il ne l’était apparemment pas. Je m’avisais à considérer un peu plus notre hôte : sa corpulence était plutôt massive, un peu comme ce château.
Je m’étais attendue à un noble plus intellectuel comme le baron Utherwiller, mais en observant attentivement la musculature du baron Bellagant, j’en conclus qu’il était sûrement un guerrier. En effet, même si j’étais une gringalet à côté, en tant qu’escrimeuse, je reconnaissais le physique d’un pratiquant des armes.
Après maintes politesses pour simplement dire que tout le plaisir était pour nous, mais que le baron était encore plus honoré que nous l’étions (pour un guerrier, il n’était pas mauvais avec sa langue), il finit par dévoiler ce qu’il attendait de Naeviah :
— Voyez-vous, il est parvenu à mes oreilles que deux étrangers imprudents s’étaient aventurés en forêt. En soi, tant qu’on ne braconne pas, ce n’est pas interdit, mais…
— Il y a des monstres, n’est-il pas ?
— C’est exact. Vous avez parfaitement compris mon embarras, Naeviah, dit le baron avec un sourire satisfait.
— Et vous auriez donc besoin de quelqu’un pour aller mener une enquête, c’est bien de cela dont il est question ?
Naeviah ne tournait pas autour du pot, mais elle restait polie. Le baron ne semblait pas dérangé par cette attitude, au contraire, j’avais l’impression de le voir plus décontracté.
— Au fond, même s’ils sont aptes à le faire, ceux qui pratiquent les armes n’aiment pas les courbettes, me dis-je intérieurement.
Sa fille n’avait eu de cesse de m’observer, surtout mes cheveux. Me rendant compte que porter une capuche chez un noble serait irrespectueux et puisque aucun chapeau ne serait pas à même de cacher correctement mes longues oreilles, je m’étais présentée telle quelle.
La fillette était manifestement intéressée par mes nobles couettes. Je fis exprès de tourner la tête pour qu’elle puisse les voir sous tous les angles. Je pris soin de les laisser onduler et s’agiter, espérant qu’à la manière d’une danse du ventre ou d’un pendule ces mouvements finissent par l’hypnotiser et la séduire.
Quoi ?! Il fallait bien que j’en fasse la promotion ! Si Naeviah était une prêtresse de la déesse de la mort, mon dogme était les twintails ! J’avais déjà commencé mon œuvre de propagation à travers mes compagnonnes, je n’allais pas m’arrêter de si bon chemin ! Mouhahahaha !
— En fait, vous pensez bien que s’il ne s’agissait que de les secourir j’aurais déjà envoyé quelques soldats s’en occuper, dit le baron en caressant la tête de sa fille. Le principal problème est qu’il y a une chimère qui rôde dans ce coin de la forêt depuis des années. S’agissant d’une créature magique, seule la magie est efficace pour la détruire.
— Une chimère ? ne put s’empêcher de demander Mysty.
— C’est un terme vernaculaire utilisé pour toutes les fusions de créatures effectuées par les magiciens, expliquai-je sans y prêter attention.
Réalisant que je venais de prendre la parole, je me tus et mis les mains sur la bouche. Naeviah paraissait mécontente, mais le baron me fit signe de poursuivre :
— Les… Certains magiciens capturent des créatures qu’ils fusionnent par magie pour créer de nouveaux organismes vivants. Des monstres d’une nouvelle catégorie qu’on nomme des « chimères ». La plupart sont stériles mais parfois ces chimères se reproduisent et finissent par créer des races stables.
— Mais pourquoi faire ça ?
— Il y a autant de motifs que de magiciens, mais souvent c’est pour créer des gardiens. Si comme vous le dites, Monseigneur, c’est une chimère résistante aux armes, je ne peux que supposer qu’elle ait été créée pour défendre un magicien. N’étant pas immunisée à la magie, c’est le meilleur moyen pour un mage de s’assurer un contrôle sur elle.
— En effet. Vous êtes bien informée, Fiali. Pratiquez-vous les armes magiques ?
— Oui, Monseigneur.
Je compris à cet instant que Naeviah avait désiré cacher cette information, elle me jeta un bref regard noir qu’elle effaça aussitôt par un sourire de convenance.
Parmi les chimères, certaines étaient immunisées à la magie. C’était souvent celles qui englobaient une créature déjà résistante à la magie à la base. On pouvait techniquement inclure autant de créatures que voulues, mais plus il y en avait et plus on augmentait les risques que la fusion échoue.
Il y avait tout un tas de légendes entourant ce procédé qui n’était pas réellement du goût de tous les magiciens. Par exemple, mon mentor le désapprouvait même s’il m’en avait parlé en détail. Des mages humains étaient sûrement allés jadis jusqu’à fusionner des elfes à d’autres créatures, c’était ce que j’avais immédiatement supposé.
Quoi qu’il en fût, je n’étais pas versée dans la création de chimère et cela ne m’intéressait pas vraiment. D’autant que cela demandait beaucoup de temps et des composants magiques rares, ma magie était quelque chose de plus immédiat et intempestif.
— Une prêtresse compétente et une magicienne, votre groupe semble bien mieux équipé que mes pauvres soldats pour une telle mission.
Je levai la main. J’avais une suspicion depuis un moment.
— Oui ?
— Les deux étrangers ne seraient-ils pas des aventuriers du nom de Eila et Rorvar ?
Je lui brossais une description sommaire des deux.
— On m’a signalé un couple homme femme, c’est fort possible en effet qu’il s’agisse d’eux. Des connaissances à vous ?
— Nous leur avons parlé hier, dit Naeviah qui était à présent inquiète.
Pour nous qui la connaissions, c’était évident, mais elle cachait bien son jeu.
— Nous allons accepter de vous aider, Monseigneur. Pourriez-vous toutefois nous affecter un guide ? Il nous faut aller vite pour les sauver, vous comprenez ?
— Bien sûr, c’était ce que j’avais prévu. Nous parlerons à votre retour de votre rétribution, je ne saurais vous retarder plus longtemps dans cette tâche qu’est la vôtre à présent.
Quelques courbettes et politesses plus tard, nous finîmes par prendre congé et revenir dans la cour du château.
Sur un ton plus positif que cette triste nouvelle que nous venions d’apprendre, je vis en quittant la salle que la petite fille prenait ses cheveux dans chacune de ses mains pour m’imiter. Il n’y a pas à dire : les twintails lui allaient si bien !! Kyaaaaa !!
Dans l’attente de notre guide que les domestiques étaient partis contacter à la caserne, Naeviah avait changé de tenue. Nous étions dans la cour prêtes à partir :
— Tu aurais pu dissimuler le fait que tu étais magicienne… mais tu as bien fait de demander pour Eila et Rorvar.
— Désolée ! Ça m’a échappé !
— Pourquoi fallait pas le dire ? demanda Mysty.
Naeviah fit claquer sa langue.
— En politique, il vaut mieux garder des atouts en réserve. Il m’est avis qu’il était déjà fort bien renseigné à notre propos. Pour quelqu’un qui n’a échangé qu’avec une apprentie prêtresse en ville, je trouve cela plutôt étonnant. Je me pose peut-être trop de questions, mais cette mission ne tombe-t-elle pas un peu trop à propos ?
En effet, je le pensais aussi. Pile au moment où nous arrivions, il y avait un problème avec une chimère qui vivait à côté de la ville depuis des années.
Mais peut-être n’était-ce que l’étrange destinée des aventuriers…
Toutes les histoires épiques étaient basés sur une part de hasard, comme si l’arrivée des héros mettait les rouages en route et créait les problèmes.
Il y avait également la possibilité que nous n’entendions parler de cette histoire que parce que nous avions les capacités pour nous en occuper. Admettons qu’aucune d’entre nous n’ait eu de potentiel magique, le baron ne nous aurait pas convoquées et nous n’aurions jamais été au courant.
— Nous en saurons plus en parlant avec Eila et Rorvar.
— Chelou quand même qu’ils soient allés en forêt, ils voulaient partir d’ici…, dit Mysty.
— C’est peut-être en quittant la région que tout cela est arrivé, dis-je.
— Quoi qu’il en soit, restons sur nos gardes. Méfiez-vous toujours des nobles, ils sont éduqués pour vous tromper.
Je m’abstins de lui demander où elle avait appris à leur tenir tête. De toute manière, notre guide ne tarda pas à arriver : un jeune homme barbu en armure de cuir légère, armé d’une hache et d’un arc.
— Bonjour. Suivez-moi, j’ai cru comprendre que c’est urgent… Si j’vais trop vite, dites-le moi, OK ?
Je préférais un langage plus simple comme celui-là, résolument.
Nous nous mîmes à le suivre et quittâmes rapidement la colline où se trouvait le château.
Chemin faisant, Mysty me dit :
— La p’tite cherchait à t’imiter. Elle était trop choupi !
— Haha ! Tu as remarqué aussi ? Ouais, ça lui va bien.
Naeviah nous fusilla du regard, aussi nous arrêtâmes de suite d’en parler. Elle voulait sûrement éviter qu’on ne dise quelque chose de déplacé que notre guide aurait tôt fait de rapporter à notre retour.
Enfin, je supposais.
Le ciel était nuageux, comme s’il indiquait que des choses inquiétantes allaient se produire.
***
Grâce à notre guide nous ne tardâmes pas à trouver les traces des aventuriers que nous avions croisé la veille. Des traces de sang, des lambeaux de leurs vêtements également, puis plus loin leurs armes.
Les chances de les trouver en vie devenaient de plus en plus minces, mais pour en avoir le cœur net il fallait avancer.
Aucune idée de l’endroit où nous allions. Cette fois entre le stress d’un futur combat dont le niveau de menace était inestimable, la peur de perdre mes compagnonnes et celle de trouver Eila et Rorvar morts, je ne prêtais pas la moindre attention à d’éventuels points de repère.
De toute manière, aurais-je été réellement capable de retrouver ma route même si j’avais fait plus attention ?
Depuis notre entrée dans la forêt, nous avancions en silence, nous étions à l’affût du moindre danger. Je supposais que cela convenait très bien à notre guide, les forestiers étaient souvent des personnes peu loquaces (comme mon mentor, en fait).
La forêt était particulièrement dense, le manque de luminosité équivalait à certaines zones de la Grande Forêt. J’y vouais distinctement, mais en cas de combat une source d’éclairage magique serait indispensable à mes collègues.
De plus, un brouillard omniprésent y demeurait. Puisque le soleil brillait au-dessus de la frondaison, cette couche brumeuse restait au sol, mais je me doutais qu’à des heures plus froides de la journée, elle devait remonter jusqu’aux cimes.
Le sol était spongieux et envahis de mousses.
Même pour moi qui avait vécu des années dans la Grande Forêt, la configuration de terrain de cette forêt me laissait perplexe. Elle ressemblait à certains zones maudites que m’avait désigné mon mentor autrefois.
Au niveau des courants magiques, toutefois, il n’y avait pas vraiment d’irrégularités, simplement un phénomène naturel qui voulait que la magie de lumière était un tantinet plus faible sous cette frondaison, tandis qu’à l’opposé celle des ténèbres était un peu plus forte.
Ce rééquilibrage était si faible que je doutais même que Naeviah le ressentît en lançant ses sorts de lumière.
Notre guide qui faisait vraiment bien son travail, allant jusqu’à nous informer de racines dangereuses ou écartant certaines branches pour nous protéger, nous fit signe d’arrêter.
— La chimère est droit devant… son nid est un peu plus loin…, chuchota-t-il.
— Que fait-elle ? demandai-je.
— Elle mange.
— Un des aventuriers ?
La question abrupte de Mysty fit tourner le regard noir de Naeviah vers elle. Elle leva les épaules en souriant maladroitement.
— Non. J’ai repéré les traces d’un sanglier tout à l’heure, c’est sûrement lui son repas.
— Ouf ! Ne perdons pas de temps les filles, allons-y.
— Attendez, chuchota Naeviah. Pendant que nous combattons la chimère, vous, allez fouiller son nid. Si la chimère a un instinct animal, elle a mis Eila et Rorvar dedans.
Le jeune homme grimaça et réfléchit à l’ordre de Naeviah, il devait sûrement peser les risques dans sa tête. Son rôle était de nous guider, pas de prendre part à l’opération ; il était en droit de refuser.
Mais, il accepta.
— D’accord. Mais je n’ai pas les moyens de combattre ce monstre, faites votre travail correctement où vous ajouterez un cadavre de plus à l’addition.
— N’ayez crainte. Par Uradan, je ne vous laisserai pas fouler la plaine des morts aujourd’hui.
La promesse de ne pas mourir faite au nom de la déesse de la mort était-elle convaincante ?
À la place de notre guide, je n’aurais pas été sereine, mais il garda le silence quelques instants, puis hocha de la tête.
Il s’éloigna dans l’intention de contourner le monstre que nous entendions mais ne voyions pas encore. Si notre guide ne l’avait pas signalé, je n’aurais pas reconnu les étranges sons que la chimère produisait, mais à présent je les associais clairement à sa mastication.
— Juste le temps de me lancer un sort de défense, dis-je, et je suis partante. Puisque Tyesphaine n’est pas là, je vais attirer l’attention au corps-à-corps. Mysty, je suppose que tu veux tenter une attaque surprise.
Mysty acquiesça. C’était le style de combat dans lequel elle excellait.
— Je m’en remets à toi, mais reste prudente. Les chimères sont totalement imprévisibles.
— Je te soutiens à distance pour ma part, dit Naeviah.
Cette fois, c’était moi qui acquiesçait. Notre plan (sommaire) était établi, il ne restait plus qu’à attaquer notre ennemi.
Je me lançai mon sortilège de protection sans passer par une quelconque vocalisation (ce qui me permit de ne pas attirer notre ennemi) puis je sortis et franchi la barrière de buisson pour arriver dans un espace un peu plus dégagé, une petit clairière.
La créature apparut clairement à mes yeux : elle était grande… très grande ! D’une hauteur de plus de quatre mètres, elle était imposante et grotesque. La partie postérieure de son corps était celui d’une fourmi géante. Six pattes chitineuses et velues soutenaient son corps massif. Une queue terminée par un dard n’était pas sans m’évoquer les fameuses fourmis de feu. Nul doute qu’elle devait injecter de l’acide ou du poison.
La partie antérieur était, par contre, bien plus difficile à décrire. On reconnaissait vaguement un torse avec une peau grisâtre et des touffes de poils roux. Ses six bras étaient terminés par des griffes, des veines saillantes de couleur orange luisant me laissaient à supposer une nature démoniaque dans cette chimère.
Au niveau des pectoraux se trouvait un visage de femme aux yeux fermés mais suintant de sang. Sa bouche était cousue. Au-dessus encore, se trouvait une tête plus massive, au museau proéminent comme celui d’un ours ou d’un chien mais aux traits totalement démoniaques. Les cornes sur le front et une longue queue fourchue qui sortait à l’arrière du crâne finirent de m’indiquer qu’il s’agissait d’un mélange de plusieurs démons et d’une fourmi de feu géante.
Heureusement, il ne semblait pas y avoir de parties rocheuses sur son anatomie indiquant une origine golem, faute de quoi la magie aurait été sûrement inefficace.
Mon manque de discrétion attira immédiatement les yeux rouges luisants du monstre qui arrêta son repas (presque fini de toute manière) et se tourna vers moi en poussant un hurlement féroce et dément.
— Gloups !
Le courage me fit défaut un instant. J’avais affronté bien des créatures, mais c’était la première chimère. À ma plus grande surprise, j’éprouvais un profond dégoût vers cette création contre-nature. J’avais pourtant vécu dans un monde science où la civilisation avait repoussé les limites du concept de nature, mais cette aversion était irrésistible et illogique.
Mais, peut-être était-ce justement parce que j’avais vécu dans un monde de science où la technologie tendait à recréer le genre humain que je réagissais de la sorte. Aux yeux de mes camarades moins instruites en matière de magie, ce n’était qu’un horrible monstre en plus à terrasser. Mais, au plus profond de moi, les chimères étaient sûrement la preuve de la démence des magiciens, lorsque leur hubris les incite à vouloir devenir des dieux.
Je n’étais pas spécialement opposée à cette idée, toutefois : les mages détenaient un pouvoir impressionnant, il était normal de pousser les limites toujours plus loin et finalement d’évincer les dieux, mais, considérant le traitement sadique réservé aux cobayes des créations chimériques et considérant mes connaissances scientifiques, une part irrationnelle de moi s’opposait à ces créatures difformes.
Puis, je me disais sûrement que j’aurais pu être utilisée également dans le processus de création d’une chimère : les elfes étaient rares et avaient des pouvoirs innés intéressants à mélanger à d’autres génomes.
Enfin, il était également possible que mon aversion trouvât sa source dans les explications de mon mentor, qui abhorrait ouvertement les chimères au plus haut point. À ses yeux, elles étaient une offense à la Création et une hérésie face à la nature. Des paroles normales pour un elfe des forêts.
Je raffermis malgré tout ma prise sur mon épée et me préparai au combat, lorsque une boule de lumière fonça en direction de la cime des arbres. Le champ de bataille fut inondé aussitôt d’une lueur blanche rappelant le soleil et je découvris avec stupeur que ce sort mineur produisit un effet inattendu sur notre ennemi qui gémit et parut aveuglé.
— Ah ? Il est aveuglé ! Profitons-en ! criai-je à mes amies.
Aussitôt, je tendis ma main dans la direction de la chimère et invoquais les mots de pouvoir :
« Cendres aux cendres. Que la Parole s’envole et ouvre les fourneaux du cœur du monde ! Embrasez le ciel, embraser mon ennemi ! Syelboer (Fire Ball) ! »
Une boule de flammes traversa le champ de bataille et ne tarda pas à heurter le torse du monstre. Une conflagration se produisit et le corps entier de la chimère fut pris dans les flammes.
Je n’espérais toutefois pas m’en débarrasser avec un sort aussi simple, c’est pourquoi je recouvris aussitôt ma lame de flammes et m’apprêtai à le charger.
Mais je me ravisai alors que je le vis s’avancer dans ma direction sans pousser le moindre cri de douleur ; les flammes s’éteignaient déjà.
— Il est immunisé au feu ! criai-je à l’intention de mes camarades.
C’était malheureusement un trait courant chez les démons, d’après mes sources.
Je fis disparaître aussitôt les flammes de mon épée et me mit à courir autour du monstre. J’avais eu raison car un jet d’acide frappa ma précédente position ; le dard ne servait donc pas qu’à piquer.
« Voradys (Darkness Touch) ! »
Ma lame se recouvrit de ténèbres tandis que je continuais de courir. La chimère me suivit du regard, puis soudain, elle bondit. Ses six pattes étaient capables non seulement de porter sa masse mais également de lui permettre de faire des sauts ?
C’était pour cette raison que je détestais les chimères, on ne pouvait se fier à leur apparence pour déduire leurs pouvoirs !
J’arrêtais mes pas juste à temps pour éviter l’écrasement, mais par contre j’étais à présent engagée au corps-à-corps. Je pris l’initiative de l’assaut et portait un coup horizontal à une des pattes. Je sentis une certaine résistance, mais la magie qui enveloppait ma lame me permit d’en venir à bout et de la sectionner. Un liquide jaunâtre dégoûtant jaillit. Le monstre poussa un cri de douleur.
— OK, les ténèbres passent !
À cet instant, la prière de Naeviah prit fin :
« … souffle sur mes ennemis ! Shi’zar’vorox ! »
Quoi ?! Tout de suite l’un de tes plus puissants sortilèges ? Tu plaisantes ?!
Quelle hérésie de commencer le combat par la grosse artillerie, il fallait réellement que j’éduque Naeviah !
Cependant, ce n’était pas un mauvais choix de sortilège. La colonne de lumière sacrée qui n’affectait que les êtres impurs n’avait aucun risque de me blesser. Naeviah pouvait cibler sans se préoccuper de ma présence au contact.
Cela étant dit, la créature était si grosse que Naeviah n’eut aucun mal à éviter de me toucher.
Puisque la chimère était faite à base de démons, la colonne de lumière sacrée s’avéra particulièrement efficace. Les démons étaient des incarnations de la malveillance et de l’entropie, ils étaient particulièrement vulnérable à ce genre de magie.
Le combat serait réglé plus rapidement que prévu, me dis-je en voyant le monstre se contorsionner sous l’effet de la douleur. Son corps fumait encore, je vis des trous dans sa chair qui attestaient des dégâts subis.
— Bien joué, Naeviah ! Je vais lui porter le coup de grâce !
Je courus aussitôt vers lui, pris appui sur son corps et, comme à mon habitude, m’élançai dans les airs en direction de sa tête. Mais il était trop haut. Je me rendis rapidement compte que je ne parviendrais pas à toucher sa tête. Aussi, je portais une série de trois coups d’épées à son torse avant de retomber au sol.
Un peu à l’instar des chats, mes articulations et mon ossature légère me permirent d’atterrir sans aucun mal.
Mais, à cet instant, la chimère abattit une carte à laquelle je ne m’attendais pas. Se mélangeant à ses propres cris de douleur, le visage dans le torse que j’avais entaillé émit une attaque sonique. J’ignorais si mes collègues entendaient la même chose que moi mais ce hurlement était insupportable ! C’était une attaque de nature magique.
Je vis les effluves de magie déferler tout autour du monstre et pénétrer nos corps. Même en me préparant au pire, et peut-être d’autant plus en raison de la sensibilité de mes oreilles, je perdis conscience de mon environnement pendant quelques instants.
Je n’étais pas tombée à terre, c’était plus comme si mon esprit avait failli quitter mon corps, comme si j’avais failli mourir. Je compris à cet instant que ce visage dans le torse n’était autre qu’une banshee, un mort-vivant célèbre pour son cri mortifère.
Parmi les morts-vivants, les banshee—qui avaient toujours des apparences de femmes— se classaient dans le haut du panier en terme de puissance et elles n’étaient pas moins dangereuses que des démons.
Lorsque je repris mes esprits, mon épée était tombée au sol, je me tenais les oreilles et la chimère convulsait étrangement. Je vis qu’elle saignait abondamment. Mysty se trouvait sur son dos, elle avait tranché partiellement le dard et une partie de la queue ; à présent, elle était au prise avec la queue fourchue qui essayait de l’estoquer.
Je tendis mes mains et me mit à incanter :
« Par le pacte ancestral des ténèbres, j’en appelle à votre pouvoir ! … »
Mais je n’eus pas le temps de finir que le monstre parvint à déséquilibrer mon amie et la jeta à terre. Elle roula au sol sur quelques mètres.
— Mysty !
— Je… je vais bien…, dit-elle en se relevant, un genou à terre.
Je m’apprêtai à reprendre mon incantation lorsque je vis Mysty irradier d’une lumière bienveillante. Un sort de soin de Naeviah venait de restaurer ses blessures et ses contusions.
Je n’étais malheureusement pas la seule à avoir remarqué le sortilège, la chimère se tourna vers la prêtresse et, d’un seul coup, bondit sans que nous ne pûmes l’arrêter ; elle atterrit à quelques mètres seulement de sa proie. Une patte en moins était insuffisant à l’empêcher de ce faire.
Des sueurs froides perlèrent dans mon dos tandis que mon cœur accéléra. Naeviah n’était pas équipée pour se défendre au corps-à-corps.
J’abandonnai la suite de mon incantation et relâchai mon sortilège. Même s’il était moins puissant, il me fallait un effet immédiat pour laisser le temps à Naeviah de se sauver.
« Zard (Darkness Arrow) ! »
Une dizaine de projectiles en forme de flèches quittèrent mes mains et s’abattirent aussitôt sur le dos du monstre. Je constatai en grimaçant qu’il disposait d’une protection à la magie malgré tout : quelques-uns de mes tirs s’écrasèrent sur une barrière invisible à quelques centimètres de son épiderme. Cette chimère s’avérait plus pénible que ce que je pensais.
Néanmoins, j’étais parvenu à mon objectif, j’avais gagné suffisamment de temps : Mysty, bien plus rapide que nous autres, était déjà arrivée au contact. Elle avait préféré utilisé ses deux dagues plutôt que ramasser ses kama au sol. De toute manière, la magie de feu de ses faucilles n’était pas efficace sur cet ennemi, il valait mieux utiliser sa dague de glace (l’autre était de feu).
Elle courut sous le ventre de la chimère tout le lacérant, puis se plaça juste à temps devant Naeviah. Les crocs de la chimère se refermèrent sur Mysty au lieu de la prêtresse, elle les bloqua tant bien que mal, mais la queue fourchue lui planta traîtreusement le flanc.
— Aaaah ! Nae ! Recule !
— J’ai bien compris !! hurla cette dernière.
Elle reprit ses esprits et commença à courir en direction de la forêt. La chimère, dont les crocs avaient malgré tout blessé Mysty, recula et entra dans une frénésie, puis se mit à attaquer à l’aide de toutes ses armes naturelles : ses six bras démoniaques, mais aussi se gueule remplie de crocs et de sa queue craniale fourchue ; elle concentrait tout dans l’offensive au détriment de la défense.
Contrairement à Tyesphaine, je ne pouvais pas lancer ma barrière défensive à distance, je ne pouvais qu’observer le spectacle impuissante. La pauvre Mysty parut rapidement dépassée, c’est pourquoi elle fit apparaître dans son dos une longue queue de scorpion et couvrit la fuite de Naeviah de son mieux
— Je dois en profiter ! dis-je en reprenant mon arme au sol.
Aussitôt, je me mis à incanter.
« Par les huit sceaux de Targyzor le maudit, Ténèbres, entendez mon appel ! »
Je me mis à courir en direction du monstre en retenant le flot de magie qui menaçait à présent de déborder de moi.
— Mysty, évacue !!!
Mon cri attira l’attention du monstre et laissa le temps à Mysty de se jeter sur le côté juste à temps ; tendant ma main devant moi, je criai :
« Azaltys Eskyl (Dark Wave) ! »
Un cône de ténèbres enveloppa le monstre presque entièrement. Il hurla et je vis avec satisfaction que ses pattes, moins résistantes que le reste, étaient été à présent hors d’usage.
Cependant, le cri de banshee que la chimère relâcha à nouveau m’étourdit quelques secondes. Je perdis derechef le fil du combat.
À mon retour, Mysty était en train de se faire soigner par Naeviah qui était elle-même blessée. Un trou dans sa robe me permit de voir qu’elle avait une blessure au ventre, mais elle s’occupait d’abord de Mysty dont l’état m’apparaissait bien plus critique.
Son armure de cuir était trouée et entaillée à plusieurs endroits et le sol était marqué de son sang. Cette fois c’était certain : le cri de banshee m’affectait plus que mes camarades, une conséquence de mes sens aiguisés.
Sans réfléchir, je repris mon épée au sol, lui injectait ma magie de ténèbres et bondit en direction du monstre. Mon attaque descendante finit de trancher le dard qui m’éclaboussa d’acide. J’ignorais ma douleur et aussitôt m’élançais à nouveau.
Dans sa situation, la chimère ne pouvait plus bondir, elle arrivait à peine à se tenir debout et avait du mal à pivoter sur elle-même tant ses pattes étaient en mauvais état ; ses bras continuaient d’attaquer devant elle.
J’atterris sur son dos et me dirigeai vers sa tête lorsque la queue fourchue me prit pour cible. Je fis apparaître mon bouclier magique et aussitôt la tranchait à l’aide d’une contre-attaque.
Mysty profita de l’occasion que je lui offrais pour passer entre les bras et enfoncer le dard de sa queue de scorpion dans la tête de banshee. Elle l’utilisa d’ailleurs comme pivot pour s’élancer dans les airs et lacérer la gueule principale également.
— Maintenant ! criai-je à l’intention de Naeviah.
Je voyais depuis peu qu’elle rassemblait de la magie.
— Ne bouge pas, elfe perverse !
Je m’arrêtais aussi sec. J’avais confiance en elle, je savais qu’il y avait une raison à ses paroles.
Je compris rapidement lorsqu’elle tendit les mains et vit partir d’elle un rayon de lumière. Ce dernier transperça littéralement le torse de la chimère et passa à moins d’un mètre de moi.
Quelques gouttes de sueur perlèrent sur mon visage : je supposais que ce n’était pas de la lumière sacrée mais de la simple lumière, un sortilège capable de m’affecter malheureusement.
— Le coup de grâce ! criai-je.
— Oui !! répondit Naeviah.
Mysty était encore en pleine chute lorsque Naeviah et moi lui portâmes le coup final. Je bondis dans les airs en tendant ma main, je relâchai à nouveau un Azaltys Eskyl ; la vague de ténèbres enveloppa toute la partie supérieure du corps de notre ennemi.
Pour sa part, Naeviah tendit devant elle son symbole divin et cria : « Jyr’zar’Shir ! ».
Un cône de lumière sacrée anti-démons et anti-morts-vivants enveloppa la partie supérieure de la chimère.
Lorsque Mysty posa pied à terre, le monstre s’écroula en levant un important nuage de terre et de poussière. Il ne bougeait plus, son corps imposant était coupé en deux morceaux. La partie haute semblait calcinée, tandis que la partie basse révélait ses entrailles.
— Il était coriace ce con… han… han…, dit Mysty en se laissant tomber à terre.
— Oui… je m’attendais pas à ça.
— Tu… te défends pour une elfe perverse…
— C’est maintenant que tu le remarques ?
Naeviah semblait épuisée, plus que moi en réalité. Mais elle se dirigea vers Mysty.
— Je te soigne après, la délurée, Mysty a plus besoin que toi.
— J’ai rien dit…
Nous nous approchions de Mysty qui nous observa. Malgré les blessures, elle sourit :
— Avec la boule de lumière, on dirait que j’ai deux anges au-dessus de moi. Haha !
— Ra… raconte pas n’importe quoi ! Les anges ne sont pas des perverses comme Fiali… Mpfff !
Je me contentais de lui sourire, puis lui dis :
— Tu te trompes, Mysty. Je ne suis pas un ange et tu n’iras pas encore au paradis.
Elle cligna des yeux puis sourit amicalement sans rien me demander de plus.
Naeviah commença à la soigner, tandis que je vis que son armure magique commençait d’elle-même à se réparer. C’était très pratique, son enchanteur avait eu une bonne idée, même si c’était dommage de ne pas pouvoir profiter un peu plus du dévoilement de ses formes de guerrière.
Quoi ?! C’est sexy les guerrières à moitié nue après un combat !
Si Naeviah avait pu lire mes pensées, aucun doute qu’elle m’aurait encore plus accablée d’insultes.
Je m’assis à côté de Mysty.
— Hiiiiiiiiiii !!!
Je sursautai aussitôt en sentant quelque chose de froid me toucher la hanche.
— Hahahaha ! C’est trop drôle !
Mysty, qui avait pensé la même chose que moi, avait mis le doigt dans l’un des trous de ma tunique.
— Je te jure, Mysty… tu es vraiment une perverse…
Je détournai le regard pour qu’on ne me voit pas sourire. Je ne pouvais m’empêcher de dénoter que nous avions eu le même genre d’idée.
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité…, marmonna Naeviah en continuant de prodiguer ses soins à Mysty.
Pour une fois, je préférais me taire.
Un bruit à l’orée de la zone de combat attira mon attention, je vis la silhouette de notre guide. Il avait sur chaque épaule l’un des aventuriers.
Tout était bien qui finissait bien.
***
Nous avions passé le reste de la journée prises entre le chemin de retour, les soins apportés à nos deux compagnons aventuriers et un peu de repos.
La pauvre Naeviah avait été beaucoup sollicitée, c’est pourquoi nous fîmes une pause dans une des tavernes de la ville. Malgré sa fierté, elle finit même par faire une petite sieste assise sur sa chaise, ce qui ne manqua pas d’attirer nos regards, à Mysty et moi.
Elle était mignonne lorsqu’elle dormait ainsi mais ses insultes à répétition me manquaient un peu.
Finalement, après avoir acheté quelques biscuits et gâteaux, nous étions rentrées au monastère rejoindre notre chère Tyesphaine.
— Qu’est-ce… qu’ils faisaient dans la forêt ? demanda-t-elle suite au récit de nos aventures.
Nous étions dans nos chambres, la nuit était déjà tombée et, le repas fini, nous prenions le dessert. Nous avions déplacé une table entre deux des lits que nous utilisions pour nous asseoir tandis que avions disposé sur une nappe les pâtisseries achetée plus tôt. Une théière au centre donnait tout l’air d’un tea time entre filles… quoi qu’on aurait pu également parler de pyjama party puisque nous en portions toutes. Nos vêtements dans un coin de la pièce étaient en train d’être nettoyés par mes sorts.
— Ils nous ont dit être partis à la recherche de ruines car ils manquaient un peu d’argent lorsqu’ils sont tombés sur la chimère qui les a pris pour dessert, expliquai-je en enfournant un biscuit en bouche. Si nous étions arrivées quelques dizaines de minutes plus tard, ils auraient été dévorés, c’est sûr.
Je vis que Naeviah avait une expression dégoûtée en m’observant.
— Tu crois que c’est judicieux de croquer un biscuit en expliquant ça, elfe perverse ?
— Haha ! C’est vrai, j’avais pas fait attention.
— J’avais pas fait attention, m’imita-t-elle. Tssss ! Toi, je te jure !
Mais Tyesphaine semblait soucieuse.
— Étrange… ils avaient dit vouloir partir… s’ils n’avaient pas d’argent…
Nous l’observâmes toutes les trois un peu surprises. Lorsqu’elle s’en rendit compte, elle rougit et agita les mains devant elle.
— C’est… juste une pensée… c’est rien…
Je comprenais qu’elle trouvait ça bizarre, mais c’était leurs propres paroles donc il fallait bien les tenir pour vraies. Peut-être savaient-ils quelque chose concernant un trésor local dont ils avaient préférés ne pas nous parler en tant qu’aventurières rivales.
— En tout cas, je suis crevée ! dit Naeviah sur un ton hautain. Arrêtez de me prendre pour une potion de soin sur pattes.
— Hahaha ! T’es sûrement le plus mignonne des potions, dit Mysty.
Elle était couchée sur un des lits et agitait ses pieds derrière elle joyeusement. Personne n’aurait pu deviner qu’elle avait combattu quelques heures auparavant et qu’elle avait été blessée. La magie de soin était réellement pratique, bien plus efficace que la médecine de mon ancien monde.
— Même avis ! dis-je.
Immédiatement, Naeviah rougit jusqu’aux oreilles et détourna le regard.
— A… arrêtez de raconter n’importe quoi toutes les deux ! Je suis pas une potion, OK ! La prochaine fois je ne vous soignerai plus par magie, je vous mettrais des bandages, ça vous apprendra !
Nous nous mîmes toutes les trois à rire, nous savions qu’elle ne le ferait pas. Cela la contraria néanmoins.
Aussi, elle voulut d’abord me pincer, moi qui était à demi-couchée à côté d’elle, puis se ravisant, elle chercha à me chatouiller le pied.
— Tu vas payer… elfe perverse !
— Si tu fais ça, tu seras aussi perverse que moi ! Stop, Nae… Hahahahaha !
Sous l’effet de ses chatouilles, j’explosais de rire : j’étais sensible à ce genre de choses. Bien sûr, Mysty avec un air félin se rapprocha discrètement et s’occupa de l’autre pied.
— Ai… aide-moi, Tyesphaine !! Hahahahahaha !
Mais cette dernière me regarda avec un regard gêné et finit par se cacher le visage. Je dus durement lutter pour me tirer de leur agression, je contre-attaquai d’ailleurs en visant les aisselles et les flancs de Naeviah. Comme je le pensais, elle était aussi sensible que moi.
Mysty, qui n’était là que pour semer le chaos, laissa tomber mes pieds et changea de cible pour ceux de Naeviah.
— Arr… arrêtez… je… je vais vous tuer… Hahahahahahaha !
Elle en pleurait tellement elle n’en pouvait plus.
Finalement, prenant pitié d’elle, j’arrêtai et bientôt Mysty fit de même.
— N’empêche, ch’sais pas pourquoi vous êtes aussi chatouilleuses, moi ça me fait rien.
— En général, les gens qui disent ça sont les plus fragiles aux chatouilles…
— Pour une fois, je suis d’accord avec la délurée.
Mysty nous jeta un regard de défi et se coucha sur le ventre.
— Vous avez qu’à essayer. J’m’en remets à vos doigts de fées…
— De fées ? marmonna Tyesphaine à elle-même en me regardant.
J’étais la seule à l’avoir entendue, il fallait l’ouïe fine d’une elfe pour ça.
Je jetai une œillade à Naeviah qui semblait d’accord pour coopérer et relever le défi.
D’un commun accord, je pris les pieds de Mysty tandis que Naeviah s’attaqua aux aisselles.
Mais, comme elle l’avait annoncé, nos doigts ne produisirent aucune réaction.
— C’est pas possible…
— Tu es bien humaine, Mysty, si ?
— Bah ouais, ch’suis pas une elfe. N’empêche ça serait cool que j’sois une elfe du désert, on serait un peu comme des cousines. Hihi !
J’ignorais ce qui passait par sa tête à cette instant, mais elle sourit à l’évocation de cette image hypothétique.
Lasse de nos essais infructueux, nous nous éloignâmes de Mysty.
— Elle est monstrueuse cette fille… Pfff… !
— Je suis d’accord avec toi, Naeviah. C’est pas possible, j’y crois pas.
— Pourquoi vous arrêtez ? Ça me relaxait…
C’était pas des massages que nous voulions te faire, Mysty !
Je me tournais vers Tyesphaine.
— Tu es chatouilleuse ?
Sans aucune hésitation, elle acquiesça avec de grands mouvements de tête.
— À la bonne heure ! Et si on se défoulait sur elle ? demanda Naeviah.
— J’ai peur qu’elle nous en veuille… Tyesphaine ?
La simple proposition lui fit monter les larmes aux yeux alors qu’elle se recroquevilla dans un coin du lit comme une enfant battue.
— Je peux pas, Naeviah… désolée…
— Pffff ! L’envie des chatouilles m’est passée de toute façon. Haaaaaaannn〜 ! Je ne tiendrais pas longtemps, deux imbéciles m’ont fatiguée aujourd’hui.
Elle s’en alla se rasseoir à sa place en bâillant. Pour ma part, je n’étais pas si fatiguée.
Depuis le début de la soirée, j’avais remarqué que Tyesphaine avait touché quelques fois ses épaules, aussi je lui demandais.
— Tu as mal aux épaules ?
— Je… je ne suis plus habituée à être assise pendant des heures…
Je pouvais comprendre, j’avais passé ma précédente vie assise, pouvait-on dire.
— Si tu veux, je peux te faire des massages. Je ne suis pas très douée mais ça peut te faire du bien.
— Faire du bien… ?
Je me demandais soudain si le principe de massage était diffusé dans ce monde. Probablement pas. La médecine et tout ce qui révélait du corps était assez peu développé, puisque la magie curative avait pris la place et était plus efficace encore.
— Moi, ça fait un bail que j’en ai pas eu ! Après Tyes, j’veux bien que tu me masses ! dit Mysty.
Elle bâilla aussitôt, j’étais à peu près sûre qu’elle s’endormirait avant son tour.
— C’est quoi… le principe… ? demanda Tyesphaine.
— Il s’agit juste de toucher et malaxer les muscles et les nerfs, expliquai-je. Quand les gens sont fatigués, ils ont tendance à devenir durs et crispés.
Tyesphaine baissa le regard et parut incroyablement gênée. C’était sûrement trop pour quelqu’un de timide comme elle.
Le visage de Naeviah entra dans mon champ de vue, ses yeux plissées me dévisageaient.
— Toucher… malaxer… c’est encore un truc pervers d’elfe ? Toute ta culture est basée sur ce genre de choses ?
— Eh oh ! Je ne te permets pas ! C’est pas un truc pervers, c’est médical !
— Mmmmm…
— Eh bien ! Regarde et tu comprendras.
Je m’approchais de Tyesphaine.
— Je peux ? Tu veux bien ? Si c’est trop, tu n’auras qu’à dire stop, j’arrêterai de suite.
Tyesphaine parut hésiter quelques instants, puis elle acquiesça. Naeviah continuait de me jeter un regard dubitatif et Mysty… eh bien, en fait, elle s’était endormie entre temps. Elle était tombée un peu plus tôt que prévu.
— Je ne vais faire que les épaules, tu peux soit te coucher sur le ventre, soit rester assise, comme tu préfères.
Tyesphaine se coucha sur le ventre. C’était sûrement mieux, je m’attendais à ce qu’elle s’agite vu qu’elle avait l’air très sensible.
— On peut le faire avec des huiles et d’autres baumes aussi pour augmenter l’efficacité, mais je ne suis pas une experte, donc je vais m’en passer. C’est une technique contre la fatigue des voyages.
— Ou un rite nuptial…, marmonna Naeviah de mauvaise foi.
La remarque ne manqua pas de toucher Tyesphaine qui sursauta sur le lit. Pauvre Tyesphaine !
— J’y vais !
— O… Oui…
Je mis mes mains sur ses épaules et commençai à les masser. Dans ma précédente vie, j’avais seulement masser mes parents, mon père avait souvent les épaules très raides après ses longues journées de travail. J’étais loin d’être compétente mais on m’avait dit que je m’en sortais bien.
Ses muscles étaient en effet particulièrement crispés. Malgré son physique très féminin, je me rendis rapidement compte en touchant à peine ses omoplates qu’elle avait une vraie musculature. Si mon style de combat préconisait avant tout la finesse et la vitesse, elle portait une armure toute la journée, les muscles que nous avions développés étaient forcément différents.
— Mmm… ça fait vraiment du bien ? demanda Naeviah perplexe.
Tyesphaine avait enfoncé son visage dans son coussin, elle ne répondit pas.
— En principe…, répondis-je à sa place. Peut-être que je n’y mets pas assez de force. Je vais changer de zone aussi…
Je me mis à masser sous les omoplates en mettant plus de force dans mes doigts et à ce moment-là Tyesphaine s’agita.
— Je te fais mal ?
Elle nia de la tête. Je continuais.
— N’empêche, je ne vois pas ce qu’il y a des biens à se faire toucher le dos par une elfe dépravée…
— Si tu veux, je peux tenter sur toi après. Mysty s’est endormie de toute manière.
— Ouais, pourquoi pas…
Mais les soubresauts de Tyesphaine redoublèrent et, finalement, elle commença à geindre.
— Tyesphaine ? Tu vas bien ? C’est pas censé faire ça normalement…
— Aaaahhhh !! C’est… Aaaaahhhh !!!
Ses gémissements de plaisir, qu’elle n’arrivait plus à retenir, parvinrent distinctement à nos oreilles. En fait, depuis le début c’était efficace, elle préférait simplement ne pas répondre.
— Je continue ?
— Ouiii !
Cette réponse énergique ne lui ressemblait pas. Avais-je enclenché quelque chose d’étrange en elle ?
Son visage était rouge comme une tomate, je le voyais à peine puisqu’elle le cachait dans le coussin. Mais de plus en plus agitée, elle le tournait de côté pour reprendre son souffle ; je pus y voir apparaître des larmes, tandis que ses gémissements étaient toujours plus forts.
Même moi, je finis par rougir. J’étais au courant qu’il y avait des personnes comme elle qui étaient extrêmement réactives aux massages, mais je ne pensais pas que ce serait son cas. Ses pieds, dans mon dos, n’arrêtaient pas de se mouvoir frénétiquement et je sentais clairement les mouvements de ses hanches puisque j’étais assise sur ses fesses.
— Aaaaaaaahhhhhhh !!
Elle hurla de plaisir encore plus fort qu’avant. C’était comme une explosion finale, elle se relâcha complètement et son corps devint comme flasque.
C’est à cet instant que Naeviah m’attrapa et me tira hors du lit.
— Qu’est-ce que tu lui fais au juste ? Ça va pas chez toi ?! Perverse ! Délurée ! Dépravée ! Elfe licencieuse !!!
— C’est pas…
— Je veux pas entendre tes excuses ! Tu arrêtes ça tout de suite !!
Pour une raison inconnue, Naeviah avait aussi des larmes aux yeux, elle semblait tout autant en colère que choquée.
Finalement, interdite de massage, Naeviah et moi retournâmes dans notre chambre pour y dormir. Mais les massages de Tyesphaine avaient inquiété notre prêtresse au point qu’elle se coucha la tête tournée vers moi, me dévisageant dans la pénombre et qu’elle me demanda plusieurs fois : « tu dors ? ».
Je supposais qu’elle avait peur de s’endormir avant moi.
Parfois, je me demandais si elle le pensait vraiment que j’étais une perverse. Le fait qu’elle restait malgré tout dans notre groupe était sûrement la preuve que non, mais…
Je finis par fermer les yeux et ignorer ses interrogations, elle s’endormit avant moi. J’hésitais à lui faire une blague, mais je me ravisai pour cette fois.
Finalement, la fatigue du combat me rattrapa à mon tour et je fermais les yeux.