Cette nuit-là, sûrement parce que nous avions dîné tard, je me réveillai avec une envie pressante.
Naeviah dormait profondément. La lumière de l’extérieur filtrait à travers les rideaux de la chambre, elle était largement suffisante pour mes yeux.
Pour ce genre de situation, nous avions bien sûr un pot de chambre. C’était un accessoire indispensable dans un monde où l’eau courante et les toilettes n’existaient pas. J’avais espoir que la noblesse disposait de quelque objet magique bien plus pratique que ces commodités-là…
Toutefois, alors que je pris le pot inutilisé depuis notre arrivée, mon regard s’arrêta sur Naeviah endormie.
— Pas moyen que je fasse ça ici !!
Me voir nue était un fait, mais là c’était autre chose !
J’enfilai mes bottes et ma cape. Elle me serait utile pour cacher mes oreilles en cas de rencontre nocturne et, qui plus est, il faisait vraiment froid hors du lit.
Je comptais aller simplement dehors et revenir.
Je n’eus aucun mal à me repérer, même sans éclairage : je commençais à connaître au moins les couloirs que nous empruntions habituellement.
Mais, au retour, j’entendis du bruit en passant devant les cuisines.
— Sûrement quelqu’un qui vient prendre une collation nocturne… est-ce qu’elles ont le droit d’ailleurs ? pensai-je en arrêtant mes pas.
Le culte de Nyana était bien plus tolérant que ceux que je connaissais de mon précédent monde, mais je doutais que n’importe quelle sœur pouvait se servir à loisir. Il y avait malgré tout besoin d’une réelle discipline dans un lieu de vie commune comme un monastère.
— Bah, je ne compte pas la dénoncer de toute manière… Retournons dans ma chambre et faisons comme si de rien n’était.
Je me mis à marcher sur la pointe des pieds, discrètement, lorsque j’entendis une voix distincte cette fois.
— Non, ne fais pas ça…
Hein ? Il se passait quoi au juste dans cette cuisine ?
De plus en plus intriguée, je décidai que je pouvais au moins me rapprocher pour écouter un peu. Si quelqu’un avait des problèmes, je pourrais toujours intervenir. Je n’allais tout de même pas débouler dans la cuisine en trombe alors qu’il s’agirait d’un malentendu. J’avais vu ce genre de scènes assez souvent dans les fictions de mon ancien monde.
Réfléchir avant d’agir. Je n’étais pas magicienne pour rien.
Ma patience eut d’ailleurs raison. En m’approchant, je me rendis compte qu’il y avait deux personnes.
— Je ne peux plus me retenir…
— Si quelqu’un nous voit…
— Ne t’inquiète pas, tout le monde dort. Je… je t’aime, Marie.
— Moi aussi, Olga.
Hein ? Elles n’étaient donc pas là pour manger ?
Rapidement, il me sembla entendre un bruit suspect que j’identifiais être… un baiser ?
Était-ce réellement ce que je pensais ?
Je m’approchais de la porte sous laquelle filtrait un peu de lumière et écoutais mieux. Je crus entendre des froissements de vêtements.
— Elles ne seraient pas en train de… ?
Je rougis en mettant mes mains devant mes yeux et en baissant les oreilles.
Les gémissements que je commençais à entendre m’indiquaient que j’avais raison… ou alors comme dans les light novel, il y avait un gros malentendu. Je pouvais toujours regarder par le trou de la serrure pour être sûre… mais l’idée me fit peur et je finis par commencer à m’éloigner pour revenir dans ma chambre.
— Ce ne sont pas mes affaires ! Je n’ai rien vu et rien entendu !!
Malheureusement, je n’avais jamais été formée à la discrétion. En marchant mes bottes retentirent et je ne pus empêcher un « zut » en elfique de sortir de ma bouche.
Olga et Marie s’arrêtèrent et se demandèrent s’il y avait quelqu’un.
— Que vais-je faire ?! Le chat ?! Sois pas stupide, ça marche pas en vrai ce truc-là !
À la place, j’optai simplement pour me cacher en attendant qu’elles reprennent leur affaire. J’entrai dans la première pièce que je vis. En principe, dans ce couloir, il n’y avait aucune chambre à coucher, je ne craignais pas me retrouver dans celle de quelqu’un.
C’était d’ailleurs sûrement pour cette raison que les deux amoureuses étaient venues se rejoindre là.
La pièce où j’entrai ressemblait à un débarras. Il y avait beaucoup d’affaires poussiéreuses. La seule fenêtre qui se trouvait dans cet endroit était obstruée par une lourde armoire où je me cachais. J’avais l’impression de jouer à un jeu d’horreur !
J’entendis la porte de la cuisine s’ouvrir, les deux sœurs s’interrogèrent à nouveau et ne voyant et n’entendant personne, elles s’enfermèrent à nouveau dans la cuisine.
— Ouf !
J’essayais de ne pas prêter attention aux sons qui me parvinrent à cette distance, elles étaient cela dit plus silencieuses qu’auparavant, sûrement avaient-elles eu peur à cause de moi. Au fond, j’étais peut-être leur bienfaitrice, leur ayant enseigné malgré moi la discrétion (dont j’étais incapable).
Je ressortis de l’armoire avec l’intention de retourner pour de bon dans mon lit lorsqu’une émanation magique attira mon attention.
Considérant le nombre d’affaires, il n’était pas improbable qu’il y ait un objet magique dans le lot.
Je me mis à le chercher, il me paraissait tout proche.
Finalement, mes yeux s’arrêtèrent sur une épée. Sa magie était faible, sûrement du renforcement de premier niveau, pensai-je. Mais aussitôt, mes yeux s’écarquillèrent.
— Je connais cette épée !
Je la pris et revins dans ma chambre à la hâte. Je n’avais plus en tête l’idée d’être discrète, ma découverte était trop importante.
Je ne rencontrais personne en chemin, et finalement la porte de la chambre se referma derrière moi.
Passant à côté d’un lampadaire, je fis claquer mes doigts pour créer une petite flamme et l’allumais. Puis, je m’en allai secouer Naeviah.
— Réveille-toi. C’est important.
Elle émergea peu à peu.
— Qu’est-ce… ?
— Regarde cette épée.
Elle me dévisagea au lieu d’observer l’épée. Je rapprochais la lampe de l’arme.
— Et ?
— C’est celle de Rorvar !
— Et ?
— Qu’est-ce qu’elle fait ici ?
Elle bâilla et me regarda avec des petits yeux.
— Bah, tu l’as récupérée, non ?
— Non, mais pas du tout ! Je l’ai trouvée dans une pièce du monastère.
Naeviah bâilla longuement, je n’avais aucun mal à comprendre qu’elle était encore endormie. Le bon sens aurait voulu que j’arrêtasse là la discussion et la reprît plus tard, mais j’étais trop troublée pour m’arrêter.
— Il l’a offerte à une sœur qu’il a dragué ? Sur ce, bonne nuit…
— Non attends ! Ça se tient pas.
En fait, cela aurait pu être une possibilité, Rorvar était du genre dragueur, mais je doutais fort qu’il ait donné son épée magique ; pour un guerrier, elle a souvent autant de valeur que sa vie.
— On ne peut pas en parler au réveil ?
Je soupirais résignée.
— OK, bonne nuit.
Elle ne dit rien de plus, elle s’endormit aussitôt.
Je ne savais que faire de cette arme, le mieux était sûrement de la cacher et la garder comme preuve de ce que j’avançais. Si j’avais été dans un film d’horreur, on aurait tenté de la faire disparaître pour remettre ma parole en doute.
Je la dissimulais donc sous le lit en posant une alarme magique dessus, puis je retournai me coucher.
— Qu’est-ce qu’elle peut bien faire ici… ?
***
Au matin, après avoir exposé ma découvert…
— Tu… n’aurais pas dû la prendre…, me dit Tyesphaine. C’est du vol.
— Je vais la remettre à sa place après, rassure-toi. J’avais peur de ne pas pouvoir vous la montrer.
— Rien ne prouve que c’est celle de Rorvar, dit Naeviah, en bâillant, assise en tailleur sur son lit.
— Moi j’pense que c’est la même. J’avais jeté un œil dessus l’aut’fois et cette déco, c’est la même. Mais genre exactement la même !
Mysty montra une décoration sur la garde représentant un aigle. En soi, cette épée paraissait pour un néophyte assez quelconque : l’aigle étant souvent utilisé pour évoquer la force et le courage, mais les personnes habituées aux armes pouvaient voir dans ses formes un travail unique.
Qui plus est, en elle-même, elle n’était pas de facture locale : sa forme et ses dimensions ne correspondaient aucunement aux épées longues des gardes de la ville.
J’expliquais tout cela à Naeviah, tandis que Mysty approuvait en hochant la tête.
— Je confirme… que les armes de la garde… sont différentes, ajouta Tyesphaine.
Nous étions trois contre une.
— OK, OK. Même en admettant que ce soit la sienne, et donc ?
Par contre, c’était cette partie-là qui me faisait cruellement défaut. Si seulement j’avais eu la réponse…
— Je ne sais pas encore, mais je pense qu’il y a un truc louche là-derrière.
Naeviah leva un sourcil et me dévisagea sans être persuadée.
Mysty continua de hocher la tête.
— Faites pas comme si vous aviez tout compris ! En fait, ça pourrait être juste un malentendu. Nous n’avons jamais demandé à Rorvar précisément ce qu’il faisait ici. Admettons, une fois encore, qu’il ait contracté des dettes envers le monastère, l’épée serait un moyen de paiement logique.
— En effet, dis-je.
— Puis, qui dit qu’il ne l’a pas tout simplement revendue avant de quitter la région ? S’il avaient besoin d’argent, elle a pu finir dans les mains de l’armurier, puis récupérée par la Grande Prêtresse pour une raison ou une autre.
— Elle était dans un débarras quand même.
— Ce qui indiquerait que le monastère l’ait reçue en paiement, par exemple. N’ayant pas besoin d’argent dans l’immédiat, elles l’ont laissée là, tout simplement. Après, il y aussi la possibilité que Rorvar l’ait perdue sur le chemin qui relit le monastère à Moroa et, apprenant que le propriétaire n’était plus dans le coin, elles l’ont entreposée là sans savoir qu’en faire.
Toutes ces théories, je les avais déjà plus ou moins pensées depuis mon réveil, mais je n’étais pas convaincue pour autant. Cette épée n’avait pas sa place dans un monastère et c’était impensable d’abandonner une arme magique dans un débarras.
Justement, si le monastère l’avait reçue en guise de paiement, Rorvar aurait mis en avant le fait qu’elle fût magique. Quand bien même, le monastère n’avait pas besoin d’argent dans l’immédiat, ce n’était pas un objet à laisser à portée de toutes les mains : le débarras n’était même pas verrouillé.
Puis, considérant le fait que Claryss était du genre à demander facilement des services à des étrangères, pourquoi ne m’avait-elle pas demandé une identification pour être certaine ? Elle se doutait bien qu’en tant qu’elfe j’étais une magicienne.
Enfin, le monastère n’avait pas besoin d’argent pour sa survie, mais il collectionnait les livres. Pour faire l’acquisition de nouvelles œuvres, revendre cette arme serait tout ce qu’il y avait de plus logique. D’ailleurs, il n’aurait même pas été étonnant qu’on me la proposât, considérant que j’étais aussi une utilisatrice d’épée longue.
Trouver un acheteur pourrait s’avérer difficile, mais c’était malgré tout un objet magique. Avec les relations du culte, je doutais que ce serait insurmontable.
J’expliquai tout cela à mes collègues qui parurent plutôt convaincues.
Même Naeviah finit par se ranger à ma cause.
— Tu n’as pas tort… Même si ton cerveau est plein de cochonneries, tu as de bons arguments.
— Héhé !
Je ne relevai pas l’insulte et me focalisai sur le compliment.
— Enquêtons là-dessus ! proposai-je. Cette affaire ne me dit rien qui vaille.
— Je n’irais pas jusque là, mais il y a anguille sous roche.
Mais Mysty et Tyesphaine nous jetèrent des regards embarrassés.
— En fait… je dois finir… aujourd’hui…
— Ah oui ! Les enluminures !
— De mon côté, j’ai promis aux deux jeunettes de continuer mes cours. Je ne reviens pas sur mes promesses, je suis une femme du désert.
Lorsqu’elle présentait les choses ainsi, je ne pouvais la prendre qu’au sérieux. Mysty était fière de sa culture nomade et de ses coutumes.
— Dans ce cas, ce sera encore toutes les deux, dis-je à Naeviah.
Cette dernière lâcha un « mpfff » puis détourna le regard.
— Euh… tu as un truc de prévu aussi ?
Je ne pus m’empêcher de me sentir triste. Allait-elle me laisser seule ?
— Tu as été toute la journée avec moi, quand est-ce que j’aurais prévu un truc ? Idiote !
— Haha ! C’est vrai…
Mysty me prit dans les bras en s’excusant.
— Moi aussi j’voulais venir !! Promis, demain je reste avec toi, ma Fiali !!
— OK, je… ne t’inquiète pas, je ne t’en veux pas. Je comprends…
Tyesphaine baissait les yeux, elle était triste de nous laisser une fois de plus.
J’élaborai à la hâte un stratagème pour les rassurer.
— De toute manière, c’est sûrement mieux comme ça. Si vous changez vos programmes, nous allons attirer l’attention et les sœurs risquent de faire disparaître les preuves. Puis, vaut mieux avoir quelqu’un ici au cas où il se passerait un truc.
— Bien vu, approuva Naeviah.
Elle était passé du doute à l’approbation, j’étais satisfaite de mes compétences d’investigatrice qui avaient permis un tel retournement d’opinion.
— Ouais, pas faux. J’vais les garder à l’œil, t’inquiète.
— Pareil…
Elles me paraissaient d’un coup bien plus motivées, on pouvait dire qu j’avais réussi.
Avant de nous séparer, nous prîmes ensemble le petit-déjeuner, comme les jours précédents.
— Restez sur vos gardes quand même, leur chuchotai-je avant de partir, on ne sait jamais. Une femme avertie en vaut deux.
Elles sourirent et acquiescèrent.
C’est ainsi que pour le second jour d’affilé, Naeviah et moi fîmes équipe. J’espérais malgré tout qu’il n’y aurait pas autant de moments embarrassants que la veille…
***
Au village, nous nous enquîmes rapidement auprès des marchands quant au couple d’aventuriers, mais personne ne semblait les avoir vus. Pourtant, la ville accueillait peu d’aventuriers, ils auraient dû être remarqués.
Les deux armuriers de la ville nous confirmèrent n’avoir jamais vu Rorvar et ne pas commercer avec le monastère qui n’avait pas besoin d’armes. Leur principal client était le château, soit le Baron et ses soldats.
Nous écartâmes définitivement la supposition de la revente de l’épée lorsque l’un des deux armuriers nous dit :
— De toute manière, mes petites dames, on a pas les fonds pour acheter une arme magique ici. Même une lance, ça vaut vraiment cher. Sans la certitude de pouvoir la revendre, jamais aucun armurier ne donnerait autant d’argent pour ce genre d’article.
Je n’y avais pas vraiment pensé, mais c’était logique. En admettant qu’un marchand doive débourser quelques dizaines de pièces d’or pour une arme magique, une sacrée somme, dans une petite ville comme celle-ci, sans guilde d’aventuriers, qui la lui rachèterait ?
Mis à part si elle intéressait la noblesse, ce serait une dépense infructueuse.
Nos pas nous amenèrent finalement auprès de Harla que nous avions aidée la veille. Puisque nous nous y étions rendues plusieurs fois la veille, j’avais mémorisée la localisation de la boutique (et n’avais donc pas à me fier à mon sens de l’orientation inexistant).
C’était faute d’avoir trouvé une piste que nous décidâmes de tenter notre chance dans cette boutique. Néanmoins, nous nous doutions qu’Eila et Rorvar n’auraient pas acheté des épices avant leur départ, encore moins s’ils avaient des problèmes financiers.
— Vous parlez des aventuriers qui ont été attrapés par la chimère ? demanda Harla.
— Oui, c’est eux. Vous les avez vu ou en avez entendu parler ?
Le mari d’Harla se trouvait également dans la boutique, il était en train d’écraser des herbes pour en faire de la poudre ; j’ignorais, bien sûr, de quelles plantes il s’agissait.
— Un peu, dit le mari. Paraît qu’il y a d’autres aventuriers qui les ont sauvés et ont terrassés la chimère qui terrorisait la région.
— Je suppose que c’était vous, mes filles ?
Nous acquiesçâmes. La ville n’était si grande, c’était normal que les informations circulaient vite.
— Vous savez s’ils sont toujours en ville ?
— Désolée, Fiali, nous l’ignorons, répondit Harla.
— Ils ont disparus ?
— C’est ce que nous craignons, répondit Naeviah à ma place.
— Ce ne serait pas les premiers…
— Hein ?
Nous nous dévisageâmes avec Naeviah. Personne ne nous avait parlé de disparitions.
— Il y a donc d’autres problèmes en plus des Pousse-branches et des chimères ?
— Oui, cela fait quelques mois qu’ont commencé de mystérieuses disparitions. Très peu parmi les résidents, mais j’ai entendu qu’on avait perdu la trace de certains marchands itinérants. Une de mes connaissances d’ailleurs, un marchand qui passe tous les trois mois, les communautés voisines qui l’attendaient ne l’ont plus revu après sa dernière visite.
— Parmi les rares citadins disparus, précisa le mari, c’est surtout des miséreux et quelques veuves.
— De quelle nombre parlons-nous ? demandai-je peut-être un peu froidement.
— Une vingtaine parmi les résidents. Difficile à estimer pour les autres. En fait, je vous parle de tout ça, mais il faut rien répéter, d’accord ? Nous prenons des risques à parler de ce genre de choses, les autorités disent que c’est des fausses rumeurs et s’énervent contre ceux qui répandent la rumeur.
Harla me prit la main chaleureusement.
— Vous m’avez sauvée. Vous êtes de braves filles. J’aimerais autant qu’il ne vous arrive rien, c’est pour ça que je vous en cause malgré tout.
— La ville est partagé concernant ces rumeurs, expliqua le mari en arrêtant de moudre. Puisqu’on a jamais retrouvé de cadavres ou rien, c’est difficile d’y croire…
Je commençais vraiment à penser qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond dans cette ville. C’était plus un mauvais pressentiment qu’une certitude quelconque.
Pourquoi y avait-il si peu de touristes ? Pourquoi les marchands itinérants que nous avions escortés n’avaient-ils pas fait une halte en ville avant de poursuivre leur route ?
Puis, pourquoi y avait-il des monstres si près de la ville et aucun soldat pour s’en occuper ?
Et enfin, pourquoi le monastère avait l’épée d’un aventurier présumé disparu ?
Bien sûr, ce dernier point n’était pas encore élucidé. S’agissant d’aventuriers, nous risquions d’avoir du mal à trouver des preuves ne serait-ce que concernant leur éventuelle disparition. À qui pouvions-nous demander une telle chose ?
Devions-nous inspecter toutes les routes qui sortaient de la ville à la recherche d’indices attestant d’une attaque-surprise sur eux ?
Naeviah me prit de court :
— Nous avons entendu à notre arrivée des rumeurs concernant des ruines perdues. Vous en sauriez plus à leur sujet ?
C’était ce que nous avions déjà considéré hier : si quelqu’un les avait découvert et avait chamboulé son écosystème cela expliquait la venue des monstres à proximité de la ville. Il n’était pas impossible que l’espèce de loup étrange qu’avait vu Harla était lié à tout cela.
On pouvait admettre soit que le monstre était suffisamment intelligent pour faire disparaître entièrement ses victimes, soit qu’il avait un pouvoir pour ce faire. Il était également possible que quelqu’un en ville le contrôlât et le fît attaquer les personnes gênantes.
Tellement de théories qui commençaient à se présenter à mon esprit !
— Ouais j’en ai entendu parler… Mais… cette forêt est vraiment dangereuse. Même si j’ai vu à quel point vous êtes fortes, il vaut mieux que vous vous en teniez à l’écart.
— Ayez confiance en nous ! Nous ne ferons rien d’inconsidéré, nous cherchons à savoir ce qu’il se passe pour rendre service.
Ce n’était pas un mensonge, mais une extrapolation de la vérité. Je voulais savoir parce que je commençais à me méfier du monastère. Je n’arrêtais pas de me dire qu’il y avait peut-être quelqu’un de dangereux à l’intérieur de ses murs et que nous étions mises en danger en y entrant. Si, en plus de veiller à notre sécurité, nous pouvions sauver la ville, c’était faire d’une pierre deux coups.
Bien sûr, le couple ne pouvait s’opposer à ma vile aura dakimakura. Ils se jetèrent des coups d’œil et, malgré leurs réticences, ils finirent par nous en dire plus.
— Nous sommes dans cette ville depuis une vie, dit l’homme. Cette rumeur existe depuis qu’on est mômes. Personne n’a jamais retrouvé ces ruines dont on parle tant. Mais un aventurier qui est passé il y a quelques mois disait les avoir trouvées. Il n’a jamais donné la localisation mais s’en est vanté à l’auberge.
— Tout le monde s’est moqué de lui, bien sûr. Et il est parti le lendemain sans rien dire. Vous imaginez bien que l’aubergiste ne l’ayant pas vu sortir de sa chambre a fini par propager des tas de rumeurs. Comme quoi il aurait été repris par les ruines. Ou encore qu’il était revenu en fantôme. Certains allèrent même jusqu’à dire qu’il n’avait jamais existé que c’était une sorte d’illusion d’un esprit malicieux.
Dans les mondes où la pensée rationnelle était encore peu développée, j’imaginais que c’était ainsi que naissaient les légendes. Un lézard devenait un dragon et une épée plantée dans la forêt devenait Excalibur.
Discerner le vrai du faux était difficile. La suite simplifierait un peu notre enquête…
— Si personne n’a trouvé les ruines, par contre il y a une zone dans la forêt qui a été interdite par les autorités il y a fort longtemps.
Harla tourna un regard noir vers son mari.
— Pourquoi tu leur parles de ça ?! Ça n’a rien à voir, tu le sais bien ! En plus, si elles vont y fouiller…
— Désolé, c’est sorti tout seul.
Je jetai un regard en coin à Naeviah qui acquiesça.
— Nous allons sûrement repartir dans les prochains jours, n’ayez crainte, personne ne saura que vous nous en avez parlé. Puis, on ne dirait pas comme ça, mais nous sommes réellement fortes, vous savez ?
Je pris la pose, gonflant mes biceps, mais Naeviah ne joua pas le jeu et vint tâter mes petits bras, dévoilant l’absence totale de musclulature.
— Qu’est-ce que tu fais, Naeviah ?
— J’ai cru que Rorvar t’avait contaminée, mais ça va, tes bras sont tout flasques…
— Eh oh ! Je suis une guerrière ! Me prends pas de haut comme ça !
— Ton style c’est des sauts et des acrobaties, ainsi que des attaques magiques, c’est normal que tu sois aussi peu musclée.
— Mes jambes sont musclées, rétorquai-je un peu vexée.
— Ah bon ? J’ai pas vu ça !
Je ne savais même pas pour quelle raison je me vexais, je n’avais jamais aimé les muscles. On me sous-estimait…
Notre petit duo fit rire le couple, ce qui eut un effet bénéfique sur notre conversation.
— D’accord, je pense que vous êtes de braves filles, vous n’irez pas même si on vous en parle.
Cette dernière partie était fausse, mais je me dispensai de le dire.
— Dans la forêt se trouve le mausolée de la famille Bellagant. Il paraît qu’un monstre redoutable en protège l’entrée et que seuls ceux ayant le sang des Bellagant peuvent passer sans se faire attaquer. C’est un endroit interdit par le baron.
Donc l’endroit idéal pour y cacher des prisonniers ou des cadavres. De mon côté, c’était tout décidé : il fallait y aller.
Naeviah avait sûrement lu mes pensées, elle remercia le couple et acheta quelques graines que je ne connaissais pas. Elle dût insister pour avoir le droit de payer, Harla voulait à tout prix nous les offrir. Finalement, elle accepta notre argent, bien que je me doutais qu’une généreuse ristourne avait été appliquée sur la note.
— On mangera ça en chemin. Pas de temps à perdre, dit Naeviah.
— Ça se mange comme ça ?
Elle sourit de manière hautaine, puis prit la tête en partant vers la forêt… ou plutôt le château, je dus lui prendre la main pour la remettre sur le bon chemin.
***
Seules il nous aurait été impossible de trouver le mausolée.
J’avais dû calmer les ardeurs de ma camarade et engager un guide. Il nous avait fallu près de deux bonnes heures pour en trouver suffisamment peu scrupuleux pour accepter de nous amener à proximité de cette zone interdite.
On parlait de mausolée, mais le terme me paraissait impropre face à cette énorme structure en pierre qui se dressait devant nous.
Le bâtiment était très beau, dans un style ancien, avec des colonnes, de nombreuses statues et des gravures. Mais la forêt avait repris ses droits et de hautes herbes l’encerclaient, tandis que des lierres avaient poussé sur ses façades.
— C’est vraiment ici qu’ils amènent les cadavres de la famille du baron ? m’interrogeai-je à haute voix.
Vu l’état d’abandon, j’aurais plutôt pensé que personne n’y venait plus depuis fort longtemps.
— Moi… j’vais pas plus loin. Même si vous me donnez le double, c’est hors de question.
— Le baron vous fait si peur ? demanda Naeviah.
— Non… c’est… des fantômes se trouvent dedans… et des morts aussi… et la malédiction.
— Parfait, c’est un travail pour moi ! s’exclama Naeviah.
Le forestier n’avait même pas prêté attention au culte que priait la prêtresse, sa cliente ; il parut étonné. Je pointai du doigt le symbole divin en lieu et place d’explications.
— Vous savez s’il est encore utilisé ? réitérai-je.
— Y me semble bien que oui… mais pas souvent… surtout depuis la mort de la fille du baron.
— La fille du baron est morte ?
— Ouais… c’était y a pas mal d’années… cinq ans au moins.
— Vous parlez de Klara ?
Je pris le forestier par les épaules. Cette révélation m’avait piqué au vif. Toute cette histoire devenait de pire en pire. Dire qu’au départ nous étions juste venues pour consulter un livre…
— Euh… j’sais pas… j’connais pas son nom.
Forcément, le bas peuple n’avait pas eu la chance de rencontrer le baron et sa fille en personne.
— Calme-toi, Fiali. Il a peut-être plusieurs filles. Je commence à y voir plus clair dans cette histoire.
— Ah bon ?
— Lorsque les rites funéraires sont mal menés, les morts peuvent ne pas retrouver le repos. Parmi tous, ceux qui portent le plus de regrets sont les enfants. Il est impératif de leur dispenser les bons rites faute de quoi ils ne trouvent pas le repos et reviennent à la vie.
Si je me souvenais bien de ce que m’avaient expliqué les filles, les nobles n’étaient pas incinérés, ce qui favorisait d’autant plus l’apparition de morts-vivants.
Je déglutis. Notre dernière expérience avec les morts-vivants s’était soldée par un combat contre un nécromant. J’espérais qu’il n’y en avait pas un d’aussi puissant à l’intérieur.
— Nous allons y aller. N’ayez crainte, Uradan veillera sur vous aussi longtemps que vous attendrez à cet endroit, dit Naeviah en commençant à dessiner sur les arbres.
Elle utilisait une craie et écrivait des prières en mortuaris qui demandaient la protection et repoussaient les morts-vivants. Sur une des dernières, elle écrivit :
« Ne me dénonce pas, Fiali, je sais que tu sais me lire. »
C’était du bluff ?!
J’étais un peu étonnée, mais en y repensant le mensonge était sûrement enseignée dans le cursus de prêtrise…
L’homme prit confiance dans le faux rituel et jura de nous attendre sans dépasser la frontière de la zone. Naeviah lui conseilla quand même de se cacher, car la déesse le protégerait uniquement s’il ne se mettait pas en danger.
Pour notre part, nous descendîmes de la colline sur lequel nous nous trouvions et qui nous avait permis d’avoir une vue surplombante sur le mausolée.
— C’était du bluff ?
— Tu as bien vu à quel point il était terrifié, non ? Au moindre cri, il aurait pris ses jambes à son cou et nous aurait abandonné. Je n’ai pas envie que nous nous perdions et que le monastère lance des battues pour nous retrouver. En plus, on apprendrait que nous sommes allées traîner dans un coin interdit.
J’avais du mal à comprendre qu’elle acceptât cette fois d’avoir un guide, mais cela m’arrangeait donc je ne voyais lieu de m’en plaindre.
— C’est quand même risqué d’y aller juste à deux…, dis-je.
— Tu veux peut-être qu’on retourne chercher Tyesphaine et Mysty ?
— Ce serait le plus sage, mais bon… puisqu’on est là.
— T’inquiète. Protège-moi, je m’occupe des morts, tu verras.
— Tu les supportes vraiment pas ?
— Quelle question !
À peine avait-elle entendu le mot « mausolée » dans la même phrase que « disparitions », son cerveau avait dû entrer en ébullition. Sa formation l’avait ainsi éduquée, je supposais.
— Bah, allons déjà voir et si c’est trop dangereux, on s’enfuira, OK ?
— On va y arriver les doigts dans le nez, je t’assure. Mais bon, si tu as la frousse…
Je souris. Elle était intraitable lorsqu’il s’agissait de morts-vivants.
Nous arrivâmes rapidement devant l’entrée, c’est là que nous découvrîmes la créature qu’avait aperçu Harla : un loup géant, plus grand qu’un humain, couché sur les marches d’entrée. Sa fourrure était noire mais une partie de son corps était recouvert d’écailles reptiliens ; d’ailleurs, il avait deux têtes dont une de lézard. Dans son dos, ce que Harla avait appelé des branches, se trouvaient de longues pattes insectoïdes assez similaires aux ravisseuses des mantes religieuses.
Il se leva et grogna dans notre direction.
— C’est pas un mort-vivant, dis-je à Naeviah. Un démon, peut-être ?
— Je ne sens pas d’aura impie sur lui. C’est sûrement autre chose.
— Une créature magique sûrement.
— Quoi qu’il en soit, je te soigne, mais reste prudente !
Naeviah recula en canalisant de la magie.
Pour ma part, je lançai ma protection magique et dégainai mon épée. Difficile d’estimer la menace d’une créature inconnue.
Mourir à cet endroit ne m’enchantait pas mais si c’était ce que le destin me réservait… J’espérais juste que Naeviah parviendrait à s’en tirer.
La créature, sans surprise, me chargea. Sa technique de combat était celle d’un chien, il s’élança en avant, bondit et referma ses mâchoires sur moi.
Une offensive trop rudimentaire pour m’atteindre. Je l’esquivais sans mal, mais je me rendis rapidement compte que ses ravisseuses, appelons-les ainsi, étaient par contre très rapides. Je n’avais pas la capacité d’enchaîner deux esquives aussi rapprochées, je fis donc apparaître mon bouclier magique pour me protéger.
Elle m’en protégea totalement.
Je tendis ensuite la main tout en bondissant sur le côté pour m’éloigner de la zone d’attaque des ravisseuses, bien plus dangereuses que les mâchoires à mon sens, et lançai sans incanter un cône de ténèbres : Azaltys Eskyl.
Le sort fut couronné de succès : il perdit une partie de son pelage et des trous apparurent dans ses écailles. Même si mon sort n’était à puissance maximale, il était malgré tout particulièrement solide pour se permettre de l’encaisser de la sorte.
Il m’attaqua à nouveau.
Malgré sa masse, il était rapide, un des ennemis les plus vifs que j’avais affronté jusque lors. Il réduisit la distance entre nous en levant un nuage de poussière et attaqua cette fois d’abord avec ses ravisseuses. Puisque j’avais cru deviner son plan d’action, je décidai de les esquiver en attendant l’attaque de morsure qui suivrait.
— Une… deux… trois et quatre !
Les quatre pattes heurtèrent le sol autour de moi, j’utilisais des pas chassés pour les esquiver in extremis.
Comme je m’y étais préparée, le loup se propulsa en avant pour me mordre.
Je me jetais sur le côté en dressant mon bouclier magique, j’espérais le prendre de vitesse mais sa masse était si importante que les mâchoires me frôlèrent malgré mon anticipation. Sans le bouclier, un morceau de bras aurait sûrement été emporté. À la place, je fus éjectée et m’écrasai dos contre une colonne.
« Ô Déesse qui règne au Royaume de l’Oubli, que la voix de votre fidèle parvienne jusqu’à vous. Rappelez-vous des noms des mortels, vous qui êtes la gardienne de ceux qui ont jadis existé. Zer’Halthior ! »
Naeviah tira deux sphères de flammes noires sur le monstre qui ne parvint pas à les esquiver. Elles creusèrent deux trous supplémentaires dans son pelage et exposèrent ses chairs. Le loup saignait et grognait, il se tourna vers la prêtresse.
Le choc m’avait un peu sonnée, j’avais mal au dos. Pendant quelques instants, je me demandais même si ma colonne vertébrale n’avait pas été endommagée, mais tout avait l’air de bouger normalement.
Le loup me faisait dos à présent. C’était l’occasion rêvée :
« Par le pacte ancestral des ténèbres, j’en appelle à votre pouvoir ! Que la nuit antédiluvienne me transsubstante ! Ô sceaux infernaux déversez vos flèches obscures ! Zard (Arrow Darkness) ! »
Alors qu’il courut vers Naeviah, les flèches s’enfoncèrent dans ses pattes et il s’écroula en glissant au sol sur quelques mètres.
— Naeviah, bouge de là !
— Je sais !!
Elle se mit à courir, mais n’était pas vraiment rapide. Le sport ne faisait pas partie de ses attributions, manifestement.
Je fis de même en chargeant le monstre. J’imprégnais des flammes dans ma lame.
C’était le moment idéal pour prendre l’avantage. Le principal problème que je rencontrais était sa masse et ses gueules, mais immobilisé, il me faudrait juste m’occuper de ses ravisseuses.
Comme je le pensais. Lorsqu’il me vit arriver vers lui, il tourna sa tête de lézard dans ma direction et ouvrit grand sa gueule. Je vis à cet instant une lueur verdâtre apparaître au fond de son œsophage et je compris immédiatement.
Arrêtant ma course, je fis appel aux forces magiques pour activer en vitesse un de mes rares sorts défensifs. Si mon instinct s’avérait erroné, je ne m’en sortirais pas sans y laisser des plumes.
Il s’agissait d’un écran défensif contre les énergies magiques. Il était possible de choisir entre les quatre éléments primordiaux uniquement et c’était un choix à définir au moment du lancement de sort. Les effets dureraient quelques minutes, et je ne pouvais superposer plusieurs sorts du genre, c’est pourquoi je ne l’utilisais presque jamais.
Je savais que je ne serais pas protégée totalement, l’énergie qu’il s’apprêtait à me lancer était un mélange d’élément, mais je choisis l’eau.
Un souffle acide quitta sa gueule. Il était impossible à esquiver tant la zone touchée était large, surtout à cette distance.
Une barrière jaune apparut devant moi et retint une partie de l’acide qui m’était destiné. En magie, l’acide était un mélange d’eau et de terre. Il m’aurait fallu avoir une protection contre les deux en même temps pour ne rien subir, or je n’en avais pas la capacité.
Je sentis l’acide me brûler les bras et le visage, une partie de mes vêtements partirent en fumée. Mais aussitôt le souffle finit, je contre-attaquai à l’aide d’une boule de feu qui le toucha de plein fouet.
Sa fourrure prit feu et retarda sa remise sur pied.
Je me mis à courir à nouveau alors que j’entendis la voix de Naeviah :
« Je vous implore Déesse d’entre les morts, que l’oubli n’emporte point cette enfant. Puissiez-vous reporter son ultime voyage. Oraya ! »
Une boule de lumière fonça sur moi et soigna entièrement mes brûlures. Néanmoins, l’acide était encore là, il continuait de ronger mes chairs, les brûlures ne tarderaient pas à réapparaître.
J’espérais avoir le temps de terrasser notre ennemi avant de finir en poussière.
Arrivée à portée des ravisseuses, elles m’attaquèrent toutes les quatre en même temps. C’était une erreur grossière qui témoignait de l’état de stress du monstre. Je les esquivais sans mal et en tranchait deux d’un coup horizontal.
Le temps qu’il réarme les deux ravisseuses intactes pour réitérer l’assaut, je bondis sur son ventre où j’enfonçai mon épée et déchargeai mes flammes magiques.
L’explosion de feu gronda en même temps que son cri lupin.
Je me jetais en arrière en effectuant un salto.
À cet instant, un rayon de lumière qui ne m’était pas inconnu me passa à côté et frappa le monstre. Naeviah avait visé la tête de lézard qu’elle estimait sûrement la plus dangereuse : excellente déduction ! Au terme du sort, la tête avait été en grande partie désintégrée ; le loup s’agitait à présent en tout sens, gravement blessé.
— OK, c’est le moment du coup final ! dis-je en serrant les dents luttant contre la douleur provoquée par l’acide.
— Faut pas le dire deux fois !!
« Portail Obscur aux mille visages grimaçants et aux infinies complaintes, que s’ouvre ton courroux et se déchaîne ta noirceur. Exulte sur le monde ton obscur apocryphe. Suil’kyos (Darkness Gate) ! »
« Astre des Dieux, entends ma prière, ô douce litanie. Que ta lumière m’imprègne, que ton châtiment s’abatte. Forgaer ! »
Des portes s’ouvrirent devant moi et un rayon noir en jaillit.
En même temps, Naeviah tendit la main d’un geste théâtral et un rayon de lumière pure jaillit de la sienne pour la seconde fois dans le combat.
Nos deux rayons touchèrent le monstre en même temps. C’était l’union de l’ombre et de la lumière. Une explosion pyrotechnique se produisit au point d’impact, nous obligeant à fermer les yeux un bref instant.
Le monstre fut coupé en trois morceaux, tandis que deux sillons partant de nos positions respectives formaient une croix au sol.
Je repris mon souffle, Naeviah fit de même. Le cadavre commença à se transformer en paillettes lumineuses et à se décomposer.
— Une invocation ? Han… han… , demanda Naeviah.
— Aucun doute la dessus. Han… han…
Naeviah accourut vers moi. J’étais blessée même si l’acide avait cessé de faire effet au moment où le monstre avait cessé d’exister (cependant, s’il était invoqué, il n’était sûrement pas mort définitivement, nous venions juste de le renvoyer dans sa dimension d’origine).
Dans un élan de joie victorieuse, je tendis ma main ouverte vers Naeviah qui l’observa éberluée un bref instant, puis, comprenant de quoi il était question, elle la topa de la sienne.
— Finalement, on gère même à deux.
— Faut croire que lorsqu’il s’agit de détruire, personne ne nous arrive à la cheville. Mpfff !
Satisfaite, Naeviah croisa les bras et me regarda en coin en esquissant un sourire. Je passais mon index sous le nez en affichant un sourire également et l’observait de même.
Puis…
— Ouille ouille ! En fait, ça brûle ! Tu peux me soigner, s’il te plaît ?
L’adrénaline retombant, je commençais à ressentir la douleur.
— Tsss ! Toi, je te jure… Fais un truc pour ces vêtements, t’es à moitié nue !
— Moitié… tu exagères…
Mais il était vrai que j’étais contente que notre guide ne fut pas parmi nous : on pouvait voir une partie de ma poitrine.
***
Remise de nos blessures et ayant repris nos forces, nous entrâmes dans le mausolée.
L’intérieur était aussi somptueux que l’extérieur le laissait à présager. Au rez-de-chaussée, il y avait plusieurs autels dédiés à Uradan : Naeviah ne manqua pas de faire une prière devant chacun d’eux, tandis que je l’attendais sagement et respectueusement.
Une partie de l’étage était envahi par la végétation, il faudrait réellement que le propriétaire des lieux s’en occupât mieux, faute de quoi l’édifice ne tarderait pas tôt ou tard à s’effondrer.
Il n’y avait qu’un escalier qui descendait dans les sous-sols, je déduis, sans que Naeviah ne me l’expliquât, que dans ce monde-ci les nobles surtout était amateurs de cryptes.
— Je passe la première. Petite question, toi qui est experte de ce genre d’endroit…
— Oui ? En effet, je suis habituée aux cryptes et mausolées…
— Est-ce que… ça va peut-être te paraître idiot… Est-ce qu’il y a généralement des pièges dans ce genre d’endroits ? Du genre, pour défendre les biens des sépultures ? Ou protéger les cadavres des nécromants ?
Naeviah me fixa :
— En quoi c’est stupide ? C’est peut-être la chose la plus intelligente que tu aies dit de la journée !
— Merci…
— En effet, en général, ils sont piégés. Mis à part les nobles, rares sont ceux qui se font enterrer. On parle encore d’enterrement parce qu’à une époque c’était les rites funéraires classiques, mais dans la plupart des nobles avec un peu de richesse ont des mausolées familiaux. Il n’est plus question de mettre en terre.
— Et les moins aisés ?
— Un cimetière personnel dans leur domaine.
— Dans leur cas, c’est bien de l’enterrement donc ?
Naeviah acquiesça.
— Néanmoins, les cryptes sont rares. C’est seulement les nobles les plus influents et riches qui se permettent le luxe de creuser parfois des dizaines de mètres sous terre pour y laisser leurs morts. À en juger par l’édifice, je pense que la famille Bellagant l’a simplement récupéré et y a ajouté ses propres défunts.
— Sur quel élément te bases-tu pour déclarer ça ?
Elle s’arrêta devant un mur, coupa le lierre avec la dague prêtée par Mysty et, en balayant la poussière de la main, elle révéla une sculpture murale.
— Un dragon ?
— Dans les ruines de la période Siem, il y avait souvent des représentations de dragons. Les plus vieux donjons datent de cette époque.
Je la regardais un peu éberluée : bien sûr, ça ne me parlait pas du tout. Je supposais que même les historiens de ce monde avaient vu l’intérêt de séparer la trame historique en périodes pour en rendre la compréhension plus abordable.
— Et ça remonterait à quand ?
— Pfff ! J’imagine que tu n’as jamais étudié l’histoire… J’ai l’impression parfois de parler à un génie sorti d’une caverne…
— Je prends ça comme un compliment… même si je sors plutôt d’une forêt.
Elle me jeta un regard peu convaincue, puis leva les épaules avec dédain.
— Nous remettrons à plus tard les cours d’histoire, toutefois. Sache seulement que la période Siem et la seconde plus ancienne, elle suit la période Glev qui marque le début de l’humanité et suit les guerres contre les créatures non-humaines…
Elle plissa les yeux.
— Peut-être même des elfes. Les historiens ne sont pas tous d’accord quant à notre ennemi de l’époque. À titre personnel, je pense qu’il n’y en avait pas qu’un, mais passons.
— Je vois. J’aurais été donc ton ennemie à l’époque… Peut-être que je t’aurais capturée pour faire de toi mon esclave personnelle. Fufufu !
Naeviah fit un bond impressionnant en arrière, je ne l’en pensais pas capable elle qui était nulle dans toutes les activités sportives.
— Tu… Arrête de dire ce genre de choses ! Idiote ! Perverse ! Elfe délurée !!
Elle pointait la dague dans ma direction. C’était précisément la réaction que j’attendais.
Puisque je ne pouvais pas l’empêcher de me donner ces sobriquets (pas mérités du tout), il me semblait de bonne guerre de la taquiner un peu.
— OK, j’arrête. Mais j’aurais été une gentille maîtresse pourtant…
— Gnnnn ! Juste à t’imaginer me donner des ordres me donner envie de m’enfoncer cette dague dans la gorge.
— N’en fais rien, je veux entendre la suite… Puis, j’ai beau dire ça, c’est les humains qui ont manifestement gagné la guerre, sinon mon peuple n’en serait pas là. Probablement que cela aurait été plutôt l’inverse, j’aurais été ton esclave.
Naeviah sembla songeuse puis finit par rougir.
— Arrête avec ça ! Je… je n’aurais jamais voulu d’une bonne à rien comme toi à mon service.
Je ne pus m’empêcher de sourire en coin et de refaire face à la sculpture.
— Et donc, c’était quand ? Et quel lien avec les dragons ?
Naeviah reprit son calme et se rapprocha, non sans me faire sentir qu’elle se méfiait.
— On admet que la période Siem commence il y a 5000 ans plus ou moins, en l’an 4002 du calendrier de Noreis. Elle débute avec la fondation de la première grande ville humaine, Ylyr, et donc la naissance de notre civilisation.
— Avant ça vous n’en aviez pas ?
— Nous étions en guerre contre des créatures puissantes, les humains de l’époque vivaient en tribus guerrières nomades. Quant au lien avec les dragons : aucune idée. J’ignore si un historien a réussi à le dévoiler, mais dans l’école cléricale on nous apprend que la plupart des tombeaux des nobles de cette période étaient ornés de décorations de dragons.
Ces explications me laissèrent perplexe et songeuse. J’aurais aimé en savoir plus, mais ce n’était pas réellement le meilleur moment et le meilleur lieu.
— Merci pour les explications. Du coup, il y a des pièges. On fait quoi ? On revient avec Mysty ?
— Tsss ! Toujours à compter sur les autres ? Tu ne penses pas qu’on peut s’en sortir toutes les deux ? Au pire je te soigne.
Je réfléchis un peu à cette proposition :
— En gros, tu me demandes de passer devant et de subir les pièges pendant que tu me soignes ?
— C’est l’idée, oui. Sauf si tu as mieux…
— Eh oh ! Je souffre, tu sais ! Je n’ai pas envie de me faire ratatiner, démembrer pour que tu me soignes.
— Ce que t’es chochotte par moment…, dit-elle en levant les épaules. On rentre donc bredouilles ?
L’idée ne me plaisait pas vraiment… Je grimaçais.
— Probablement qu’il ne doit plus en rester. Si cet endroit a plusieurs millénaires et qu’il est toujours utilisé par la famille Bellagant, ils doivent être désactivés, dis-je pour me persuader.
— Oui, voilà, c’est sûrement ça !
— J’espère que tu es consciente du fait que tu ne m’encourages pas vraiment, Naeviah !
Elle prit un air dédaigneux et détourna le regard. Je la fixais quelques instants en plissant les yeux.
— C’est bon, fais-moi confiance. Je ne voudrais pas que mon esclave elfe meurt bêtement, je ferais tout pour te garder en un morceau, promis.
— On dirait que l’idée de m’avoir à ton service te plaît bien finalement.
— Pas du tout, mais c’est toi qui a lancé cette idée d’abord !
Je soupirai et me dirigeai vers l’escalier. Je fis réapparaître mon armure magique et dégainai mon épée.
La crypte devait sûrement descendre sur plusieurs étages, mais nous remarquâmes que quelqu’un nous avait de toute évidence précédé. Divers pièges avaient été désactivés, nous n’eûmes qu’à suivre le passage.
Il nous mena jusqu’à une petite pièce où se trouvaient deux tombes enchâssées à même la paroi. Deux statues brisées découraient la salle, tandis qu’une trace sur le mur indiquait qu’il y avait eu jadis un tableau accroché ; il était disparu.
— Des pilleurs de tombes ? demandai-je à Naeviah.
— Qui que ce soit, il voulait faire disparaître l’identité de ces défunts. Regarde, même les épitaphes ont été vandalisées.
Les cercueils n’avaient pas été touchés, seulement les statues, le tableau et les épitaphes.
— J’ai une idée mais il me faut ton aide, dis-je. Je peux tenter au moins de recomposer vaguement les épitaphes en utilisant mon sort de « Réparation magique ».
— Ça marchera vraiment ?
— Si on arrive à regrouper au moins les plus gros morceaux, en principe ça fonctionnera.
— Très bien ! Faisons ça !
Nous nous aperçûmes rapidement que les morceaux où figuraient les écritures avaient été réellement réduits en poussières, mais j’avais confiance dans mon sort.
Nous parvînmes à remettre en place les plus gros débris sur les tombes, puis je lançais mon sort sur chacune. Il fallut quelques minutes à ma magie pour redonner forme aux épitaphes.
Dommage pour nos malheureux vandales ! Ils n’avaient sûrement pas prévu qu’une elfe passerait avec ce simple sortilège.
La poussière et les petits débris furent attirés par ma magie qui les ressouda ensemble malgré leur état.
Nos yeux s’écarquillèrent alors que nous lûmes les épitaphes au nom de Joana Bellagant et de Klara Bellagant. La première était morte six ans de cela, la seconde l’année suivante.
— C’était donc vrai…
— Tssss ! Cette histoire sent mauvais. De plus en plus… Qu’est-ce qu’il a fait ce satanée baron ?!
Naeviah était en colère. Je supposais qu’elle avait la même présomption que moi : le baron avait relevé par nécromancie sa femme et sa fille. S’il avait fait interdire l’approche du mausolée, c’était pour qu’on ne découvre pas la vérité : ni plus ni moins.
Je commençais à entrevoir que nos pauvres aventuriers avaient été éliminés de la circulation, sûrement avoir enquêté du côté du mausolée. Le baron nous avait envoyé les libérer de la chimère pour pouvoir les interroger et leur faire avouer ce qu’ils savaient.
Tout commençait à se mettre en place. Les sacrifices devaient servir à nourrir la pauvre Klara. Elle avait l’air si humaine, pourtant.
— Certains morts-vivants qui dévorent de la chair humaine arrivent à tromper les apparences, m’expliqua Naeviah après lui avoir exposé mon idée. Je pense qu’on tient le fin mot de l’histoire. Il est temps d’arrêter tout ça !
— Tu as raison. Retournons chez le baron lui demander des comptes !
Nous nous empressâmes de quitter le mausolée et de rejoindre notre guide qui n’avait pas bougé. Entendant les cris du monstre que nous avions combattu à l’entrée, il avait refusé de quitter la (fausse) protection divine.
Le bluff de Naeviah nous avait bien servi.
***
De retour en ville, en milieu d’après-midi, nous avions pour intention de nous rendre au château.
Mais rapidement, nous reprîmes notre calme et nous rendîmes compte que s’il était un nécromant capable de relever sa fille et sa femme, il y avait un risque que notre ennemi soit trop fort pour nous deux.
Nous nous ravisions :
— Il n’est pas au courant de ce que nous avons découvert, dis-je à Naeviah au coin d’une rue. Rentrons, informons nos amies et allons-y toutes ensemble demain.
— En plus, j’ai un peu peur pour elles. L’épée se trouvait au monastère. Il m’est avis qu’au moins une des sœurs est de mèche avec le Baron.
— La Grande Prêtresse Claryss ! C’est sûrement ça !
Elle semblait avoir de bon rapport avec le seigneur local puisqu’elle nous avait fait parvenir sa convocation.
Décidées, nous prîmes la route du monastère avant de tomber sur un groupe de quatre soldats. Notre guide se trouvait devant eux.
— C’est elles ! dit ce dernier en nous pointant du doigt. C’est elles qui m’ont payé !
Aussitôt, les quatre soldats nous entourèrent.
— Veuillez nous suivre au château. Nous avons appris pour votre infraction : vous vous êtes rendues au mausolée.
Je fis dos à Naeviah, j’étais prête à me battre contre eux, même s’ils étaient plus grands et costauds. Même en considérant la trahison de notre guide, nous venions d’entrer en ville, ils avait été trop rapidement au courant. Plutôt que de penser que notre guide était allé spontanément les voir, je pensais plutôt qu’il avait été intercepté et avait vendu la mèche. Ce qui impliquait qu’ils fussent déjà au courant avant même notre retour.
Il ne me fallut pas longtemps pour me rendre compte que c’était probablement les autres guides que nous avions consulté avant d’embaucher celui-là. La rumeur était rapidement arrivée aux oreilles de la garde.
— C’est parfait ! dit Naeviah. Nous comptions justement parler avec le baron Bellagant. Veuillez-nous amener jusqu’à lui !
Je sentis par le contact avec son dos qu’elle avait peur, elle était nerveuse. Et il y avait de quoi.
Même si je devais y laisser la vie, j’étais décidée à la protéger.
Mais nous n’étions assurément pas dans la meilleure configuration de combat. Si j’étais confiante dans mes capacités de combat rapproché, je savais que Naeviah courrait un grand risque avec deux soldats déjà engagés.
J’entrai donc dans son jeu.
— Le chef de cette cité est un nécromant, nous en avons la preuve. Il a utilisé la nécromancie pour relever sa fille Klara !
— OOOOOHHHHH !!
Les passants qui s’étaient agglutinés furent choqués par ma déclaration. Je souris intérieurement en me rendant compte que je venais de couper l’herbe sous les pieds des gardes : ils ne pouvaient plus nous faire disparaître sans éveiller les soupçons. Ils allaient être obligés de réellement nous amener face au baron.
Naeviah me toucha la main, je compris qu’elle me remerciait de cette bonne initiative.
— Oh ? Curieuse accusation… Nous allons vous amener au baron, vous répondrez devant lui de votre délit.
— Parfait. Allons-y sans plus tarder ! dit Naeviah.
Nous fûmes rapidement escortée jusqu’au château. Comme je l’avais prédit, ils n’essayèrent pas de nous éliminer dans une ruelle sombre et isolée, mais j’étais convaincue qu’ils l’auraient sûrement fait autrement.
Les quatre soldats restèrent professionnels, même si on sentait manifestement leur animosité.
Après nous avoir désarmées (ce qui n’était pas forcément un problème pour nous deux), ils nous menèrent dans la salle du trône qui était vide.
— Placez-vous là et là. Ne posez pas de problème, ce serait des facteurs aggravants, dit le chef de la garde qui s’était joint au peloton de gardes. J’ai plus ou moins compris la situation. Patientez un instant, le baron va vous recevoir.
Nous suivîmes les instructions, nous comptions avoir une réelle entrevue avec le coupable. Au pire, nous n’avions pas besoin d’armes pour passer à l’action.
Le trône était distant d’une dizaine de mètres, nous avions suffisamment de sorts qui dépassaient cette portée d’action.
Mais, ce à quoi nous ne nous attendions pas, c’était de voir le sol se dérober sous nos pieds.
Avant de chuter, je vis le chef de la garde près d’un pilier : il avait activé un mécanisme.
Nous sombrâmes dans les ténèbres, chacune de notre côté…