La chute fut un peu douloureuse. Personne n’avait pensé à un système pour amortir la chute.
Heureusement, en raison de mon poids et de ma constitution, je n’eus pas de fracture ou autres.
Je ne fus que sonner quelques instants.
À peine repris-je mes esprits que je me mis à considérer l’endroit où j’étais : c’était une prison.
La pièce était petite, sombre et délimitée par des barreaux. Il ne devait pas s’agir d’oubliettes puisque ces dernières —d’après mes souvenirs académiques— n’avaient ni couloir y menant, ni porte, ni barreaux. Si elles portaient ce nom-là, c’était parce qu’il s’agissait d’endroits inaccessibles, y compris pour les geôliers ; une forme de détention sans espoir aucun de libération.
L’endroit où je me trouvais était une prison souterraine : il y avait une porte et des barreaux et je voyais un couloir passer devant. D’ailleurs, c’était de là que provenait la lumière qui me permettait d’y voir (autrement, le lieu aurait été plongé dans l’obscurité totale, même mes yeux ne m’auraient pas permis d’y distinguer quoi que ce fût).
Je fus surprise de découvrir que je n’étais pas seule. Une personne avait été enfermée avec moi.
— Oooh ! C’est toi ?
Il s’agissait de Tyesphaine. Elle ne portait pas son armure mais était malgré tout armée. Drôle de manière de jeter quelqu’un en prison…
Je m’approchai d’elle soulagée.
— Bon, bah voilà la preuve que j’attendais : le monastère travaille bel et bien avec le baron dans ces histoires de disparitions de voyageurs. Rassure-toi, Tyesphaine, avec ma magie ces barreaux ne nous tiendrons pas un instant.
Elle était silencieuse. Tyesphaine n’était de toute manière pas le genre de fille bavarde, mais elle semblait perturbée, j’avais un peu de mal à estimer ses sentiments. Considérant son habituelle sensibilité, j’avais peur que cette trahison ne l’ait choquée. D’ailleurs qui sait ce qu’elle avait subi avant d’arriver en cellule.
— Tu vas bien, Tyesphaine ? Ils t’ont blessée ? Ils t’ont fait du mal ?
Je me doutais que si elle était là, Mysty devait être à quelque part aussi. Avec un peu de chance, Naeviah était tombée dans sa cellule et elles pourraient s’échapper ensemble. Mysty savait désamorcer des pièges et crocheter des serrures, je supposais qu’une simple porte de prison n’allait pas la retenir longtemps.
Toujours pas de réponse. Tyesphaine regardait le sol devant elle, les poings serrés.
Elle était donc bel et bien traumatisée.
Je finis par me placer devant elle puis lui caressais la tête pour la rassurer.
— Tout va bien, Tyesphaine, nous sommes ensemble à présent. Jamais je ne leur permettrais de te faire du mal. Je te protégerai, au péril de ma vie, je te le jure.
S’il y avait quelqu’un qui devait mourir, je préférais que ce fût moi. J’y étais déjà habituée, dirons-nous.
Je me demandais si les dieux allaient jouer à nouveau à la loterie même après une mort héroïque. Peut-être me donneraient-ils des bonus, cette fois… Toutefois, leur simple évocation suffit à me faire grimacer.
— Je préférerais ne plus jamais les revoir…, pensai-je en considérant Tyesphaine.
Je lui attrapai le visage pour l’inspecter : aucune blessure.
Peut-être sur le reste du corps, mais je ne me voyais pas lever sa chemise et baisser ses braies pour vérifier.
Elle restait immobile. Mes caresses sur la tête n’avaient pas l’air efficaces. Son visage était devenu toutefois rouge, preuve qu’elle n’y était pas insensible. Elle avait fermé les yeux et ne semblait pas disposée à les rouvrir.
Me mettant sur la pointe des pieds, je passais mes mains derrière sa tête et essayais de l’entraîner vers moi. Je finis par poser sa tête sur mon torse, un peu comme une maman dorlotant son enfant en pleurs, et commençais à la caresser à nouveau.
Cette fois, elle réagit mais pas vraiment comme je m’y attendais…
Elle m’attrapa par les hanches et me jeta au sol. Sous l’effet de la surprise, je mis quelques instants à réaliser.
Elle se plaça à califourchon sur moi et me fixa droit dans les yeux. Ce n’était pas son expression habituelle : elle était rouge jusqu’aux oreilles mais ses yeux humides étaient comme… pétillants.
— Fiali… je…
Elle se laissa tomber sur moi, posant sa tête sur ma poitrine à nouveau.
Je ne compris pas de suite ce qu’elle cherchait à faire, mais puisqu’elle avait besoin de câlins pour aller mieux, j’étais prête à les lui donner.
Néanmoins…
Ses mains tenaient à présent mes poignets comme pour me retenir au sol et…
— Tu sens si bon… Je pourrais te sentir pendant une éternité…
Elle ne cherchait à être dorloter, elle me reniflait.
— Tyesphaine… arrête… s’il te plaît… ça chatouille…
Son souffle passait au travers de ma tunique et son nez n’arrêtait pas de se heurter à une certaine partie saillante de mon anatomie. OK, ce n’était pas très saillant non plus, mais quand même… Puis, je ne portais pas de sous-vêtements (enfin pas en haut), j’arrivais à tout ressentir.
Tyesphaine s’arrêta pour me regarder avec un sourire malicieux. Elle était de nouveau à califourchon sur moi, je pouvais facilement me rendre compte qu’elle n’était pas dans son état normal.
Qu’est-ce qu’ils lui avaient fait au juste ?
— Fiali… tu… tu es si belle…
— Merci. Tu l’es aussi. Par contre, tu pourrais me dire ce qu’il se passe ? C’est pas que je t’aime pas, mais on dirait que tu vas…
Instinctivement, je cherchais du regard Naeviah. Bien sûr, elle n’était pas là.
— Que tu vas me sauter dessus… enfin, non, ça c’est déjà fait. Bref… si j’en dis plus, tu vas rougir et te sentir mal…
— Dis-le, Fiali… Je ne réagirais pas cette fois…
Elle était vraiment bizarre. Sa manière de parler. Son souffle même. On aurait dit qu’elle était…
— Tu es sûre que tu vas bien, Tyesphaine ? Ton regard fait peur. Tu me donnes l’impression que tu vas… me déshabiller…
Je détournais le visage. C’était embarrassant de dire ce genre de choses, surtout dans cette configuration.
— Puis… ?
— Puis quoi ?
— Et une fois nue ? Tu penses que je ferais quoi, Fiali ?
Elle me faisait de plus en plus peur. On aurait dit qu’elle allait me dévorer toute crue ! On aurait dit un prédateur.
Mais c’était Tyesphaine, une telle chose était impossible ! Elle avait sûrement dû subir quelque chose au monastère qui l’avait stressée et lui avait fait perdre son bon sens.
En réalité, je m’inquiétais réellement pour elle. Avant d’être jetée en prison, ne lui avaient-ils pas fait d’horribles choses ?
— Qu’est-ce qui t’es arrivé, Tyesphaine ? Je me répète, mais t’ont-ils fait du mal ? Tu me fais peur… S’ils ont posé le doigt sur toi, je vais les…
Mais elle ne me laissa pas finir ma phrase, elle colla ses lèvres sur les miennes.
Ce fut un baiser bref. Une fois achevé, elle se coucha sur moi et me susurra à l’oreille.
— Je le savais… tu as si bon goût, Fiali. Tu… tu ne t’en rends sûrement pas compte… mais tu… tu es capable de faire perdre la raison…
À cet instant, je me rendis compte que c’était plus grave que ce que j’avais envisagé. Et pas seulement à cause du baiser, elle s’agitait sur moi d’une manière réellement lascive.
— Qu’est-ce que tu m’as fait ?
OK, ma question était stupide mais sur l’instant, elle était sortie toute seule.
Contrairement à Naeviah, cette fois, j’avais bel et bien ressenti ses chaudes et douces lèvres. Peut-être avait-ce été mon imagination, mais j’avais eu l’impression que ce baiser avait eu une certaine passion, voire de la sauvagerie, comme si elle voulait aller outre. Rien à voir avec un accident.
— Un baiser. Mais j’en veux plus. Tu me… Tu me plais… J’en peux plus de te voir sans te toucher. Je veux te caresser, te toucher, te déshabiller, te…
La suite finit de détruire mes derniers doutes. C’était de la pornographie ce qu’elle venait de me dire à l’oreille ! Et elle n’avait même pas bégayé !
Tyesphaine ????!!!!!
— Bon, d’accord… euh… tu peux me lâcher… ? Je t’aime aussi mais… euh… je vais y réfléchir, OK ?
J’étais déjà fort étonnée par son audace, mais je l’étais d’autant plus que mon aura aurait dû la tenir à distance. Puisqu’elle était d’un naturel bon, elle n’aurait même pas dû songer à l’idée de me forcer.
C’était étrange…
Mais à cet instant, je me mordis la lèvre.
— C’est justement à cause de mon aura. Elle l’a dit : je lui fais perdre la tête. Elle ne sait pas l’expliquer, mais c’est ma faute… cette fois encore… C’est cette fichue malédiction qui me donne l’avantage dans les relations sociales ! C’est elle qui les fait tourner en ma faveur ! Je n’arrête pas de les manipuler, malgré moi…
Je restais silencieuse un bon moment. Tyesphaine ricana de satisfaction avant de se mettre à me léchouiller la joue. À ce stade, elle pouvait viser aussi bien mes lèvres que mes oreilles, dans les deux cas, ce serait terrible.
Elle le faisait exprès. Elle avait perdu la raison. Son désir de me posséder l’avait submergée.
— Au fond, ça devait arriver. C’est ma punition pour tous les profits que j’ai tiré de ce pouvoir. Tyesphaine… j’aurais préféré voir tes vrais sentiments, mais tant pis…
J’arrêtais de résister. Tyesphaine était mignonne et douce. Ce n’était pas réellement ce que je désirais à cet instant, mais si cela lui permettait de se soulager de cet odieuse folie que j’avais engendré, c’était un « sacrifice » bon marché.
Ne sentant plus de résistance dans mes mains, elle passa ses doigts entre les miens.
Afin de ne pas la faire culpabiliser, je m’efforçai de sourire avec gentillesse. Ce n’était pas la faute de Tyesphaine de toute manière, mais bel et bien de la mienne et uniquement de la mienne. Enfin, un peu de celle des dieux aussi qui m’avaient donné cette malédiction mais bon…
Tyesphaine arrêta de me léchouiller la joue et me fixa droit dans les yeux.
C’est à cet instant que je compris m’être totalement fourvoyée.
Sur la condition de Tyesphaine.
Sur notre découverte au mausolée.
Sur l’implication du baron…
— Fiali… je… je te veux pour mienne. Sois à moi, à tout jamais !
Tandis que je me pétrifiai, Tyesphaine passa à l’assaut : elle me mordilla l’oreille.
— Kyaaaaaaaaaaaaaa !!!
Je ne pus m’empêcher de gémir et de m’agiter. Bien sûr, je n’avais aucune chance de lui échapper, elle était bien plus forte que moi. C’était une paladine qui se battait à la force de ses bras (quoi que la rapière n’était pas l’arme qui en demandait le plus).
J’agitais involontairement mes jambes. Je sentis le corps de Tyesphaine écraser et bloquer le mien. Sa poitrine s’appuyait sur mon torse.
— S’il… te plaît… arrête…
— Si tu gémis comme ça pour une oreille, je me demande ce que ça sera lorsque j’arriverais ailleurs…
Bien sûr, elle ne m’écoutait plus. Je l’avais suppliée, mais l’effet était déjà escompté.
Je le savais.
J’avais vu au fond de ses yeux : une source de magie.
Ce n’était pas mon aura qui l’avait mise dans cet état, elle n’était pas assez insidieuse pour provoquer un tel changement de caractère.
Non, je l’avais vue, c’était une magie mentale particulièrement discrète. Même en me concentrant, je n’arriverais pas à la distinguer (en l’état, il m’était impossible de me concentrer de toute manière). Cela n’avait été qu’un bref instant, mais j’étais sûre de moi.
Depuis combien de temps étais-je entourée de personnes ainsi charmées ?
J’avais vu les courants de magie enserrer la tête de Tyesphaine. Ces réactions n’étaient pas les siennes, c’était la magie qui les lui dictait.
Une magie de charme qui l’avait transformée en une prédatrice sexuelle.
Je me rendis compte à cet instant, alors que je me débattais contre ses léchouilles et morsures à l’oreille que nous avions sauté bien vite à la conclusion avec Naeviah ; en effet, nous n’avions pas ouvert les cercueils.
Vandaliser la plaque ne voulait pas dire avoir ouvert les tombes.
J’étais presque sûre à cet instant que les cadavres de Klara et de sa mère reposaient bel et bien au fond du mausolée. La nécromancie n’était pas en état d’induire des contrôles mentaux de cette façon.
La personne qui tirait les ficelles était sûrement un magicien versée dans l’envoûtement. Le baron était sûrement sous sa coupe.
Plutôt que d’avoir ramené d’entre les morts Klara, cette personne se faisait passer pour elle. Avec de la magie de polymorphie, c’était facile à réaliser.
Si on cumulait la magie mentale à l’illusion, il était possible de parfaitement copier l’attitude de la cible en se calquant sur les souvenirs et les impressions de son entourage. Qui de mieux placé que son père pour connaître Klara ?
Puis, quand bien même le déguisement ne serait pas parfait, avec la magie de l’esprit il était possible de forcer des idées, d’induire des avis, de réduire la méfiance, de supprimer la résistance et bien d’autres.
Si, comme je le pensais, le baron avait vécu la mort de sa femme et de sa fille comme un trauma, c’était la porte ouverte laissée au magicien.
Mais dans quel but ? Pourquoi ces sacrifices ?
Pourquoi avoir envoûté Tyesphaine pour qu’elle intente à mon honneur plutôt que lui avoir ordonné de me tuer ?
Je ne me méfiais pas d’elle au début, elle aurait pu à tout instant passer sa lame dans mon corps sans que je ne me défendisse.
Je devais découvrir le fin mot de l’histoire. Il n’était plus question d’inconnus qui disparaissaient, mais d’un magicien qui s’en prenait à mes amies.
Si auparavant, j’avais espéré que Naeviah tombât sur Mysty, à présent j’étais on ne peut plus inquiète. Si Tyesphaine était dans cet état, qu’en était-il de Mysty ?
Il me fallait me sortir de là. Il me fallait briser cet envoûtement, mais comment ?
Une idée me traversa l’esprit. Je me souvins soudain des cours de mon mentor.
— C’est risqué… très risqué…
Mais je n’avais pas le choix.
Si j’avais accepté l’idée d’abandonner mon corps à Tyesphaine lorsque je la pensais sous l’influence de ma seule aura, je n’étais plus disposée à le faire à présent. Elle n’était pas elle-même. Jamais Tyesphaine n’aurait fait une chose pareille, elle était la gentille incarnée.
Lorsqu’elle se souviendrait de ce qu’elle m’avait fait, elle mourrait de honte. Mais ce n’était pas sa faute mais de l’odieuse personne qui tirait toutes les ficelles de cette histoire.
Mon corps était crispé et chaud. Si je ne voulais pas qu’on touchât mes oreilles, c’était parce que c’était une zone érogène des elfes. Stupide anatomie, d’ailleurs ! Pourquoi les oreilles ? Le dieu qui avait crée ce monde était un tordu et un pervers ou quoi ?
Si je ne faisais rien de suite, mon corps allait s’engourdir et je perdrais mes chances d’agir.
— C’est bon… tu… Aaahh ! Tu as gagné… Tyesphaine… Fais-moi ce que tu veux… je… je suis à toi…
J’avais du mal à prononcer ces mots. Je devais entrer dans son jeu. Je n’avais aucun moyen d’échapper à sa force sans la blesser, mais je pouvais la tromper.
Comme je l’avais espéré, elle me laissa un peu de répit, elle sépara ses lèvres de mon oreille et me fixa.
— Fiali… tu… tu ne peux pas savoir comme ça me fait plaisir. Je vais te rendre heureuse. Tu seras ma belle et précieuse reine que j’aimerais et chérirais de tout mon corps et de toute mon âme. Je… je…
Je ne voulais pas entendre ces paroles issues du mensonge d’un sortilège. Je pris les devants et l’empêchai de parler en collant mes lèvres aux siennes. Je me retirais avant que ça n’aille trop loin.
Mon initiative l’avait perturbée. Elle resta interdite un instant, puis afficha un sourire prédateur.
— Si c’est ce que tu veux…
Elle s’agita et coinça son genou entre mes cuisses. Je n’aurais qu’une seule chance d’agir, pas plus. Si je ratais… eh bien… inutile de dire ce qui m’arriverait.
Elle lâcha une de mes mains. D’une manière ou d’une autre, elle devait croire que j’avais réellement abandonné toute résistance.
Elle utilisa sa main libre pour commencer à déboutonner ma tunique, tandis que je continuais à leurrer sa vigilance en posant la mienne sur sa cuisse.
Mon attitude embrasa d’autant plus sa passion, ses yeux étaient des fourneaux ardents.
Elle approcha une nouvelle fois ses lèvres. Elle ferma les yeux. Cette fois, ce ne serait pas qu’un bisou, mais bel et bien un long et langoureux baiser.
Je fermais les miens également pour recueillir toute ma concentration. Je fis glisser ma main vers le haut de sa cuisse et visai mon objectif final : son ceinturon.
Par chance, elle l’avait sur elle.
Avant que ses lèvres ne me touchent, je tirai sa dague du fourreau et lui entaillai la cuisse.
La douleur la fit réagir, comme je l’avais espéré. Elle n’était pas envoûtée au point de l’ignorer.
Je saisis cet instant pour lui glisser des mains et prendre de la distance.
Rapidement, je me relevai dans la pénombre de la cellule, dague à la main, les cheveux et les vêtements en désordre.
— Tyesphaine ! Reprends tes esprits ! Tu es sous l’influence d’une magie mentale mais je sais que ton esprit est fort ! Tu peux lui résister ! Écoute ma voix ! Celle de ton amie : Fiali !! criai-je.
C’était rare que je levais la voix à ce point, je ne m’en pensais pas capable. Mais je savais qu’il fallait des actions brutales et fermes pour atteindre le plus profond de sa psyché.
Considérant la qualité de la dissimulation magique, le magicien qui était derrière tout ça était sûrement meilleur que moi. Sur une personne normale, mis à part l’assommer, je n’aurais eu d’autre choix.
Mais plier l’esprit d’une paladine était autre chose. Les quelques jours de séparation étaient sûrement ce qu’il avait fallu pour y arriver. Si nos deux compagnonnes étaient harassée le soir, c’était à cause de leur esprit qui luttait. Je ne m’en rendais compte qu’à cet instant.
Tyesphaine pouvait briser le charme. J’avais foi en elle.
Toutefois, il fallait l’aider à ce faire.
— Tu… tu m’as blessée ? Fiali…
— Écoute-moi ! Je ne veux pas de ton amour, pas dans ces circonstances ! Tu n’es pas toi-même ! Lutte, Tyesphaine !
Mais elle soupira et tira sa rapière de son fourreau.
— Si tu veux me résister, soit. J’aime quand on me résiste. Tu ne seras que plus délicieuse.
Elle se lécha les lèvres langoureusement. Son expression était à ce point différente de la délicate et gentille Tyesphaine que j’eus un doute : et si c’était le magicien métamorphosé en réalité ?
Je chassais ces idées de ma tête, j’avais bien vu une magie active sur elle, elle était envoûtée.
J’inspirai et imprégnai la dague de magie d’ombre.
Tyesphaine passa à l’assaut la première, je me défendis à l’aide de mon bouclier magique.
Nous échangeâmes quelques passes d’armes maladroites. Au fond, nous avions toutes les deux le même handicap : nous ne voulions pas tuer notre adversaire. Pour satisfaire son désir, je devais rester en vie.
Lors d’une ouverture, je lui assenai un habile coup sur l’autre jambe. Une nouvelle entaille, rien de très profond. Le but était de l’obliger à se détourner de son désir à travers la souffrance.
— Libère-toi de tes chaînes, Tyesphaine ! Je n’ai pas envie de te blesser ! Et tu n’as pas envie de me blesser non plus !
— Sois mienne ! Sois JUSTE MIENNE !!!
Tyesphaine prit sur elle et me porta un coup de genou que j’esquivais en me jetant en arrière. C’était ce qu’elle avait voulu. Je heurtais le mur derrière moi, j’avais oublié l’étroitesse de la cellule où nous nous battions.
La pointe de sa lame se dirigea vers moi. Je tournais la paume de ma main vers mon adversaire pour faire apparaître mon bouclier magique…
Mais une vive douleur se produisit à la place dans mon épaule.
— Aaaaaaaahhhh !
Je n’empêchais pas mon cri de douleur de retentir dans la pièce. En temps normal, je me serais contenue.
Mais tout cela faisait partie de mon plan.
Je jouais le tout pour le tout.
La dague qui tomba à mes pieds sur le sol dallé répandit un tintement métallique.
Tyesphaine s’arrêta dans sa position. Ses yeux s’écarquillèrent.
J’avais fait exprès de lui faire croire que j’allais me défendre avec mon bouclier magique pour qu’elle ne retienne pas son coup.
Je savais que plus encore que sa propre douleur, voir la mienne la ferait réagir. Tyesphaine était une gentille fille qui m’appréciait réellement. Je le savais, j’avais tout misé là-dessus.
Elle ne supporterait pas de m’avoir fait du mal. Son envoûtement la transformait en prédatrice mangeuse d’elfette (moi) mais pas en tueuse qui n’avait plus de sentiments pour ses amies.
C’était une logique tordue qui n’avait une chance de fonctionner que dans un monde rempli de magie, justement parce que la magie défiait la logique du monde.
Elle retira rapidement sa lame et la jeta derrière elle. Son visage était en proie aux plus profonds remords.
Tandis que je tombai à genoux, elle se mit à pleurer.
— Fiali… je… je ne… Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Tyesphaine ! Accroche-toi à ce sentiment ! Tu ne veux pas me faire de mal, non ?
Je pris sur moi pour surmonter la douleur ; l’adrénaline devait aider.
— Je veux retrouver ma tendre et douce amie ! Ne fais pas des choses que tu regretteras, Tyesphaineeeee !!!!!
Je jouais le tout pour le tout. Soit elle reviendrait à elle, soit elle allait continuer ce qu’elle avait commencé. Et là, il allait sans dire que je ne pourrais pas l’en empêcher.
Tyesphaine tomba à genoux, elle prit sa tête entre ses mains et se mit à hurler.
— AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHHH !!!
J’eus un pincement au cœur. Un instant, j’eus réellement peur d’avoir pris la mauvaise décision dans la liste des choix.
Et si au lieu de la libérer, j’avais simplement brisé son esprit en le soumettant à des conflits de valeurs personnelles ?
Pour briser les charmes magiques, il fallait souvent une impulsion contraire. Si le charme était faible, une blessure pouvait parfois suffire. Mais là, je savais que notre éminence grise était loin d’être faible. Il avait fallu que je confronte Tyesphaine à une pulsion forte : la peur de me faire du mal, voire de me tuer.
J’avais provoqué le déclic, mais qu’allait-il en sortir ?
Tyesphaine finit par s’écrouler après ce long cri.
Je me hasardais à m’approcher d’elle et lui toucher le visage. Elle respirait, je n’avais pas besoin de prendre son pouls pour m’en rendre compte.
Elle resta étendue au sol quelques instants, puis rouvrit les yeux.
Aussitôt, elle recula comme si elle avait le diable devant elle.
— Fi… Fi… Fi…
Elle n’arrivait pas à prononcer mon prénom. C’était bon signe.
— Tu as repris tes esprits, Tyesphaine ?
Elle baissa le regard et commença à se mettre à pleurer en se cachant le visage.
— Je… je… Qu’ai-je fait ?
— Tu n’étais pas toi-même. Ne t’inquiète pas, je ne t’en veux pas. Vraiment pas. Tu es…
J’hésitais un instant, puis je la pris dans mes bras (tant bien que mal, je commençais à ressentir la douleur à mon épaule).
— Tu es ma précieuse amie ! Je te pardonnerai tout ce que tu me feras.
J’avais mis du temps à le réaliser, mais à présent je le savais : Tyesphaine était mon amie. Elle n’était pas qu’une compagnonne d’aventure. Elle était vraiment mon amie.
Naeviah et Mysty également.
Tyesphaine m’enlaça de ses bras et au lieu de répondre, elle se mit à pleurer comme une enfant. Je la laissais verser son chagrin et ses remords sur mon épaule, tandis que je serrais les dents.
— Qui que tu sois, tu vas payer pour ce que tu as fait à Tyesphaine ! …et à Mysty !
J’étais résolue. Cette histoire était devenue une affaire personnelle.
***
Il fallut un peu de temps à Tyesphaine pour arrêter de pleurer et de sangloter.
Je me doutais bien que cette affaire était loin d’être finie. Si seulement elle avait perdu ses souvenirs de l’incident, cela aurait été plus simple.
— Franchement, Tyesphaine, ne te culpabilise pas. Outre le fait que ce n’était pas de ta faute, tu ne m’as pas réellement blessée.
Elle observa ma blessure à l’épaule.
— Enfin, je parlais avant notre combat…
J’affichais un rire forcé. La blessure brûlait, la lame de la rapière avait ripé sur l’os et avait traversé dans le creux.
Honteuse, la main tremblante, elle l’approcha de la blessure. Je déduisis ce qu’elle comptait faire : utiliser sa magie pour me soigner.
Je l’avais déjà vu à l’œuvre une fois ou deux, elle disposait d’un pouvoir de soin au contact, moins efficaces que ceux de Naeviah, mais bien pratique malgré tout.
Sa main s’entoura de lumière et elle la posa sur mon épaule.
La blessure commença à lentement se refermer. La douleur s’apaisait en même temps.
Les traits de Tyesphaine semblaient bien plus exprimer de douleur que les miens. Ce n’était pas les entailles que je lui avais causées, bien sûr, mais le poids de sa culpabilité.
Je supposais que céder à la luxure était sûrement un crime majeur dans l’éthique d’une paladine. Aussi, pour la réconforter, je posais ma main sur celle qui me soignait.
— Détends-toi, Tyesphaine. Je te le répète pour la énième fois, mais je ne t’en veux pas. Et tu n’es fautive de rien envers ta déesse, c’est une magie pernicieuse qui t’as poussé à ainsi agir.
Je sentais être sur la bonne voie. Elle me parut un peu plus sereine.
Me rappelant des préceptes d’art et de beauté d’Epherbia, je finis par lui chuchoter, comme sous le couvert d’un grand secret, en cachant mes lèvres derrière ma main.
— En fait, tu étais très séduisante même dans ton rôle de dominatrice. Tu as failli me faire perdre toute envie de résister tellement tu étais belle. Ta Déesse peut être fière de toi.
Je pensais lui faire plaisir en prononçant ces mots, mais, d’un seul coup, elle rougit au point de faire sortir de la vapeur de sa tête et tomba de côté.
— Hein ? Tyesphaine, tu vas bien ?
Alors que je m’approchais, elle recula aussi vite que possible.
— Fi… Fi… Fi… Tu… tu…
— Euh, désolé si j’ai dit des choses bizarres. Je pensais que ça te ferait plaisir de savoir que tu n’as pas trahi les préceptes de beauté de ton culte.
— Mais… mais… euh…
Elle parlait bien plus facilement lorsqu’elle était envoûtée, je ne pus m’empêcher de le constater. Je lui laissais le temps de se reprendre et de formuler ses pensées.
— Mais… j’ai essayé de te forcer…
Je soupirai longuement.
— Je t’ai aussi embrassé pour te faire relâcher ta vigilance. Disons qu’on est quittes. Puis tu le prends trop personnellement, c’est le propre de la magie d’enchantement et de coercition que de faire faire des choses qu’on ne voudrait pas. Si j’étais frappé par un tel sort ici, je pourrais me mettre à danser nue en imitant un macaque. Ce ne serait pas moi, mais la magie.
— N’empêche que…
— Oh, arrête s’il te plaît ! Si la victime te dit qu’elle ne se sent pas mal, il n’y a pas de raison de t’en vouloir.
— À l’égard de moi-même…
— Rhaaa ! Je dois dire quoi pour que tu te sentes mieux, Tyesphaine ? criai-je. Tu veux que je fasse pareil ici-même pour que tu me détestes et te sentes moins coupable ?
J’étais à bout, je lançais cette idée stupide dans la précipitation.
Néanmoins… Tyesphaine se tut, regarda le sol un instant comme si elle y réfléchissait. Puis, assise par terre, elle croisa ses bras devant elle pour se protéger tout en reculant encore un peu plus. Elle finit par arriver dans le coin de la pièce.
Je ne pus m’empêcher de l’observer abasourdie. Elle pensait réellement que j’allais le faire ?
Je soupirais encore plus longuement qu’auparavant. Puis, je massai l’épaule : la blessure avait totalement disparue. Il restait une légère douleur fantôme que je décidai d’ignorer.
— OK, je te propose quelque chose. Puisque tu te sens si coupable, je vais t’humilier à mon tour. Ce sera qu’une seule fois et ensuite, je ne veux plus entendre parler de toute cette histoire, OK ? Est-ce que le fait d’être punie te ferait sentir mieux ?
Tyesphaine considéra ma proposition un instant, puis, elle acquiesça timidement.
Pourquoi les religieux avaient tous cette tendance à aimer les punitions ? La religion était définitivement quelque chose qui me dépassait.
— OK, ça marche. Apprête-toi à ne plus pouvoir te regarder dans un miroir. Après ça, tu ne pourras sûrement plus te marier.
Elle déglutit et blêmit, mais baissa le regard en guise d’acceptation. Je ne devrais pas dire cela, mais… elle était craquante dans sa résignation !
J’enfouis ces sentiments et prit un air grave et autoritaire. Puis je m’approchais d’elle d’un pas lent.
Je finis par m’accroupir et lui saisir les poignets. Elle se laissa faire.
Je les écartai de son torse et les plaquai contre le mur voisin.
Elle était parfaitement rouge à cet instant, ses yeux étaient prêts à pleurer à nouveau mais ses lèvres restaient collées l’une à l’autre dans une attitude de totale soumission.
— Tu as été une très vilaine fille… Oser m’attaquer, moi. Comment as-tu pu ? En guise de punition, tu vas recevoir la pire des humiliations. Tremble pauvre paladine !
J’en rajoutais le plus possible. J’espérais qu’elle mordît à l’hameçon mais j’étais à deux doigts de mourir de honte moi-même.
Tyesphaine ferma les yeux alors que je mis mon genoux entre ses jambes que j’approchais mon visage.
* Smack *
Le temps s’arrêta. On entendit juste mon bisou sur son front.
Puis je m’écartai et lui sourit de manière espiègle, tandis qu’elle rouvrit les yeux pour m’observer avec suspicion.
— C’est… fini ?
— Oui, c’est fini.
— C’est… tout ?
— J’estime le dommage à la hauteur de cette punition. Tu as dit qu’on serait quitte après, je n’ai pas à me justifier sur mon choix. Allez, soigne aussi tes quelques blessures, pendant que j’ouvre la porte.
Elle resta interdite quelques instants. Elle se rendait sûrement compte que je l’avais trompée, mais elle avait accepté le marché.
Mais contrairement à ce que je pensais, sa surprise passée, elle sourit timidement. Il s’intensifia et finalement, pour la première fois sûrement, je la vis rire à gorge déployée.
C’est moi qui resta bouche bée ne m’y attendant pas. Cela ne dura pas longtemps, toutefois.
— Ex… Excuse… Fiali…, dit-elle en essuyant quelques larmes qui coulaient de ses yeux. Tu… tu es vraiment une… personne incroyable…
Je souris bêtement en me grattant l’arrière de la tête. J’estimais que c’était un compliment.
— Je… te remercie d’être… devenue mon amie. Est-ce que… que… ?
Je crus deviner sa question et, avant qu’elle n’abandonna l’idée de la poser, je lui répondis :
— Oui, tu es la mienne aussi. Je ne te pardonnerais pas aussi facilement sinon. Tu sais, je suis pas si gentille, j’ai un estomac noir.
— Estomac noir ? demanda-t-elle en penchant la tête de côté.
— Désolée, c’était une traduction littérale d’une expression elfique pour dire qu’au fond, même si on ne le voit pas, j’ai une part de ténèbres.
Je me frottais le ventre pour lui faire comprendre l’explication. En réalité, cela n’avait rien d’elfique, c’était une expression japonaise pour désigner une personne comploteuse ou malicieuse.
Si un jour, elles découvrirait la part de ténèbres que je portais en moi, l’accepterait-elle ?
— Tu… n’as rien de méchant, dit Tyesphaine en cachant son rire de son poing. Tu es une gentille elfe.
Ces paroles me firent plaisir, même si je ne pouvais les prendre pour argent comptant : elle ignorait qui j’étais réellement.
Mais laissant de côté ces préoccupations, je me dirigeais vers la porte de la cellule et tendis la main :
« Azaltys Eskyl (Dark Wave) ! ».
Ma magie de ténèbres n’eut aucun mal à désintégrer les barreaux et nous ouvrir un passage vers la sortie.
— Tyesphaine, allons-y. J’aimerais te demander plus d’explications, mais nous avons suffisamment tarder. Naeviah est aussi tombée dans un piège comme le mien et je m’inquiète pour elle. Qui sait ce que Mysty peut lui avoir fait…
— O… Oui…
Mais alors que je lui tendis la main pour l’aider à se relever, des bruits de pas se firent entendre dans le couloir. L’avantage de ma magie était qu’il n’y avait pas eu de nuage de poussière ou de gros fracas, mais elle avait malgré tout émis un grésillement surnaturel audible à proximité.
Les pas se dirigèrent dans notre direction.
Dans la pénombre, j’empruntais la dague de Tyesphaine tandis qu’elle dégaina sa rapière. Nous nous mîmes en position de combat, lorsque deux silhouettes apparurent dans le trou béant.
— J’t’avais dit que j’avais entendu la magie de Fiali…, dit Mysty. Yahooo !
— Sérieux, c’est quoi ces oreilles ? Arriver à distinguer la magie de l’autre elfe perverse à distance… Pffff !
Nos deux amies entrèrent dans la cellule. Tyesphaine et moi nous jetâmes un bref coup d’œil avant de soupirer de soulagement.
***
Avant de chercher une sortie, nous décidâmes de prendre une petite pause pour mettre nos informations en commun. Il n’y avait aucun bruit dans les couloirs de cette prison souterraine, nous pensions être seules.
Nos deux amies avaient apporté avec elles un sac en toile où se trouvaient les armures de Mysty et Tyesphaine. Tout en parlant, j’aidais cette dernière à enfiler la sienne.
— Je ne comprends pas que votre équipement soit là, dit Naeviah. Racontez-nous ce qu’ils vous faisaient réellement pendant que nous étions en ville ?
Elle avait anticipé ma question. Mysty parut réfléchir quelques instants :
— Ch’sais pas !
— Hein ?
— Je me souviens juste que je faisais de la cuisine avec les deux sœurs. J’ai aucune idée de pourquoi je suis là en vrai.
— Et ça te fait pas plus flipper que ça ?
L’expression avec laquelle Naeviah posa cette question était drôle, on aurait dit qu’elle observait une forme de vie extraterrestre incompréhensible ; pour le coup, c’était à se demander si Mysty ne l’était pas réellement.
— Mmm… Puisque vous êtes toutes là, ça va ! Non, je flippe pas ! Tant qu’on est toutes les quatre, on parviendra à se tirer des pires situations, pas vrai ? Hihi !
Assise par terre, en train de mettre ses bottes, elle afficha un sourire à pleine dent.
Cette fille… je te jure !
Je ne pus m’empêcher, cela dit, de sourire à mon tour et de me sentir un peu moins stressée. « Tant que nous étions toutes les quatre », cette phrase résonnait dans mon esprit comme la punchline d’un héros. J’aimais bien.
Mais Naeviah grimaça. Elle ne cacha même pas le dégoût et l’incompréhension sur ses traits.
— Je… comprends…, dit timidement Tyesphaine.
Naeviah finit par lâcher un long soupir.
— Et toi, Tyesphaine, tu te souviens de rien non plus ? Et me réponds pas comme l’autre écervelée que tu te fiches de ce qui s’est passé puisqu’on est toutes ensemble.
Tyesphaine rougit en se remémorant ce qui s’était passé, il lui fallut quelques instants pour rassembler ses souvenirs et surmonter la honte.
— Je… C’est comme si je découvrais mes souvenirs… je… je ne me rendais pas compte…
— C’est normal, vous étiez sous l’effet d’une magie mentale. Certaines effacent tous les souvenirs, d’autres pas. Puis chacun réagit de manière différente à la magie, c’est ce qui la rend si compliquée.
Tyesphaine ne semblait pas rassurée par mon explication.
— Elles… les sœurs m’amenaient dans une salle du monastère. Puis… une d’elle… me faisait m’asseoir et elle me regardait dans les yeux… puis… c’est confus. Je… me réveillais le soir quand vous arriviez… avec le souvenir d’avoir travaillé sur un livre.
— Mais du coup, t’as bossé sur le livre ? demanda Mysty comme si elle n’était pas concernée par tout ça.
— Probablement… pas…
Nous restâmes en silence pour réfléchir à tout ça, mais quelques questions ne tardèrent à me passer par l’esprit :
— Vous vous souvenez qui était précisément la personne qui vous envoûtait ?
— Je me souviens juste qu’y avait des bonnes sœurs…
— Ce ne serait pas Claryss… ? Enfin, je veux dire la Grande Prêtresse ? demanda Naeviah.
Comme moi, elle avait des doutes sur elle. Normal, s’il se passait des choses bizarres dans son monastère, elle devait forcément être au courant et laisser faire. Puis, c’était elle qui nous avait envoyées chez le baron. Et c’était également elle qui avait confié cette fausse tâche de restauration de livre à Tyesphaine.
Elle était forcément impliquée.
— Je… Je me souviens qu’elle… venait voir parfois…, dit Tyesphaine en plissant les yeux.
Elle devait produire un effort de volonté pour recomposer les souvenirs.
— Ouais ouais… je me souviens maintenant aussi…
À l’opposé, Mysty, couchée par terre, agitait ses jambes et levait les yeux au plafond.
— Ah oui ! Ça me revient ! poursuivit-elle. Y avait une meuf avec de sacrées loches aussi !
— Hein ? C’est quoi ce détail sans importance ?! Comment tu veux qu’on découvre qui c’est juste avec ses seins, idiote ? la réprimanda Naeviah.
Mais, à cet instant, une image s’imposa (c’était le cas de le dire) dans mon esprit. Je manquai de sursauter :
— L’apprentie !! C’est forcément elle !
Mysty leva les pouces, tandis que Tyesphaine et Naeviah me jetèrent des œillades confuses.
— Tu… Tu te souviens des filles à leur poitrine ? s’inquiéta Tyesphaine.
— Comment tu peux prétendre ne pas être une perverse après ça ! Elfe délurée reluqueuse de seins !
Naeviah couvrit les siens avec pudeur, mais je lui jetai un regard en coin remplit de taquinerie.
— Chez toi, il n’y a rien à voir de toute façon.
— HEIN ?! TU PEUX PARLER ! Espèce de planche à pain !
Je bombai le torse fièrement.
— Ce qui est rare a de la valeur ! Il n’y a que les connaisseurs qui reconnaissent l’impressionnante magnificence de mes seins !
— Et tu t’en vantes en plus ! C’est quoi cette devise, de toute manière ?! T’es vraiment l’elfe la plus perverse que j’ai jamais rencontrée !
— Je suis la seule elfe que tu aies jamais rencontrée, je te signale. Puis, c’était de toute manière trop tard pour cacher tes seins, je les ai vu plusieurs fois.
Je les avais même sentis en réalité, mais je ne voulais pas jeter plus d’huile sur le feu.
— QUOI ?!!! Moi aussi j’ai déjà vu les tiens ! Ils sont inexistants !
Le rire bruyant de Mysty arrêta notre dispute (sans intérêt), elle était littéralement pliée en deux :
— De toute manière vous êtes plates toutes les deux, cet échange c’est n’importe quoi ! HAHAHA !
Naeviah gonfla les joues et lui jeta un regard noir, tandis qu’à l’opposé je me mis à l’accompagner dans son hilarité. Je ne le prenais pas mal, c’était vrai en plus. Je m’étais juste amusée de voir Naeviah mordre à l’hameçon.
L’ambiance se détendit suite à ces plaisanteries. Malgré le sens de justice qui animait nos deux amies plus religieuses, j’avais l’impression que Mysty et moi ne rêvions que de sortir des geôles et d’aller nous amuser.
En réalité, si je devais être honnête, je ne me sentais pas réellement concernée par le devenir de la ville de Moroa. Même si j’avais juré de me venger pour ce qui avait été fait à Tyesphaine et Mysty, les voir rire avait dissipé mon désir de vengeance.
À présent que j’avais retrouvé les personnes qui m’étaient le plus chères, partir sans se retourner ne m’aurait pas posé de problème de conscience. Il y avait bien Harla et son mari que j’appréciais, mais il était possible de les évacuer de la ville.
Était-ce réellement à nous de continuer à mettre notre nez dans toute cette affaire ?
Mais, une pensée me revint soudain à l’esprit : le livre en elfique. J’étais venue pour ça. Avec tout ce qui s’était passé et le stress de notre situation, prises pour cible par un ennemi dont nous ne savions que très peu, il m’était sorti de l’esprit.
De toute manière, partir en laissant les problèmes derrière nous n’était même pas envisageable avec Naeviah et Tyesphaine.
— C’était donc l’apprentie qui s’occupait de vous envoûter ? demandai-je en reprenant mon sérieux.
— Moi, j’me souviens juste de ses boobs. Mais possible que ça soit elle.
Naeviah donna un petit coup de pied à Mysty. Tyesphaine prit la parole :
— C’était une fille aux cheveux roux… ses yeux… ils n’étaient pas normaux. Je… je ne pouvais pas m’en rendre compte… mais…
— Ouais ! C’est vrai ! Elle avait des yeux qu’on pouvait pas ne pas regarder.
— Les éléments commencent à se rassembler, dis-je. Même si je ne pensais pas cette apprentie impliquée.
— Et le lien avec la fille du baron ? demanda Naeviah.
— J’y pensais tout à l’heure. Nous n’avons pas ouvert les tombes. Rien ne dit que la Klara que vous avons rencontrée soit réellement la fille du baron. À l’heure actuelle, je penche pour un magicien polymorphe qui aurait pris sa place.
— Et il serait également l’apprentie du coup ?
— Ou alors ils sont deux. Quoi qu’il soit, c’est un mage compétent. Même en commençant à avoir des suspicions au monastère, je n’ai vu aucune trace de magie. De même avec Tyesphaine, j’ai à peine pu voir l’aura magique. À ce stade, je pense qu’une partie des sœurs sont sous sa coupe.
Comme si elle continuait de formuler mes pensées, Naeviah ajouta :
— Ce qui expliquerait l’épée au monastère. Les sœurs sont impliquées dans les enlèvements. Elles ne doivent sûrement même pas s’en rendre compte…
— Il y a des chances que Claryss soit aussi ensorcelée, mais on ne peut exclure l’hypothèse qu’elle soit alliée du magicien. Quant au baron, il est clairement contrôlé, sinon nous ne serions pas là.
Naeviah et moi nous arrêtâmes un instant pour rassembler tout ça. Mysty lâcha un long « whaaa ! » avant de confesser :
— Vous allez trop vite, j’ai pas tout pigé. Mais bon, en bref, y a un vilain qui contrôle mentalement tout le monde en ville et surtout au monastère et qui nous a contrôlé Tyesphaine et moi ?
— Oui.
— Quelle gourde j’ai été pour me faire avoir. Dire que j’ai suivi un entraînement contre ça…
— Tu t’es entraînées contre le contrôle mental.
Mysty acquiesça.
— Désolée, mais ce n’est pas forcément le bon moment pour en parler, dit Naeviah. Si nous n’avons plus rien à débattre, sortons d’ici. Cet endroit me donne la chair de poule…
— Attends, j’ai encore deux questions ! dis-je. La première : quel était l’ordre qu’on vous a donné en vous amenant ici ?
Mysty et Tyesphaine se regardèrent et réfléchirent.
— Moi, on m’a dit d’assommer Nae et de l’amener dans une salle plus loin. Là-bas, je devais m’attacher avec elle et attendre.
— Moi… euh…
Tyesphaine était plus hésitante à en parler. Normal considérant ce qu’on lui avait ordonné de me faire.
— On m’a dit… pareil… Je devais mettre Fiali ou Naeviah hors d’état… on ne m’a pas dit qui des deux… puis l’amener là-bas… dans la salle… et la suite était identique.
Bien sûr, elle avait élucidé une partie, mais ça n’aurait rien apporter d’autre qu’un malaise et des remarques désobligeants de Naeviah.
J’entendis à cet instant un mot entrer dans mon oreille, il avait été prononcé si bas, sous-vocalisé, retenu au maximum au fond de la gorge :
— Secret…
Je jetai un regard en coin à Tyesphaine qui était la seule à exploiter cet avantage que j’avais, puis j’acquiesçai. Ce serait notre secret à toutes les deux. Tout comme l’était le tonneau et les bains avec Naeviah.
— OK, il y a donc quelque chose là-bas, dit Naeviah. J’ai du mal à comprendre l’objectif de cette apprentie…
Tyesphaine et Mysty nous pointèrent du doigt : Naeviah et moi.
— C’est vous deux qu’elle veut.
— Je… Nous les avons entendu… Claryss parlait avec elle… pendant notre… au début, c’était Naeviah la cible…
— Mais ensuite, elles ont dit un truc du genre que la magie était très forte chez Fiali aussi et qu’elle ferait bien avancer le projet.
Forcément, je ne pouvais pas ne pas être impliquée. Foutue malédiction de l’aura de dakimakura !
— Je comprends pour moi, vu que je suis une personne d’importance, mais vous êtes sûre pour l’autre elfe dépravée ?
Sans hésitation, elles acquiescèrent.
Eh oh ! N’approuvez pas ses paroles ! Si on parle de quantité et qualité magique, je suis autant de valeur qu’elle !
Je soupirais…
— Et du coup, comment s’est passé votre combat à vous ? Tu as essayé d’assommer Naeviah, c’est tout ?
Je me demandais si elle avait aussi eu un ordre mental du même genre que Tyesphaine.
Naeviah rougit immédiatement et pointa son index vers Mysty d’un air menaçant.
Cette dernière se releva d’un bond et se dépoussiéra.
— J’ai fait une promesse à Naeviah. Je suis une femme du désert, je ne reviens jamais sur mes serments. Je dirais juste que tout est bien qui finit bien.
Quelle réponse de convenance. J’arrivais à la visualiser levant la main comme si elle avait fait une déclaration devant un tribunal.
Naeviah, rassurée, commença à reprendre consistance. Je n’insistais pas plus, mais sa réaction me faisait dire qu’elle avait vécu quelque chose de similaire.
Une main sur la hanche, la prêtresse, désireuse de changer de sujet, se tourna en direction du couloir et dit avec détermination :
— Allons-y ! Pas besoin de perdre plus de temps ! Il faut déjouer les plans de ce magicien !
Nous étions toutes d’accord sur ce point.
Tyesphaine et Mysty, puisqu’elles en avaient eu l’ordre, savaient où se trouvait l’endroit où elles étaient censées nous amener.
Il s’agissait d’une salle pour le moins morbide.
Elle était de forme hexagonale avec des colonnades décorées. Le plafond formait une voûte haute d’une dizaine de mètres qui dénotait avec les couloirs des cellules qui ne s’élevaient pas à plus de deux mètres.
Le sol était fait de petites dalles en marbre. L’architecture et le style avaient l’air différents du château, je ne pouvais que supposer qu’il s’agissait là d’un vestige datant d’une ère antérieure à l’édifice. Le temps ne semblait pas avoir affecté le lieu, tout était dans un état anormalement intact.
Mais, ce qui attira bien plus notre attention et qui nous préoccupa n’était pas la salle en elle-même…
— C’est… horrible…, dit Tyesphaine en se couvrant la bouche et en écarquillant les yeux.
Au centre se trouvait un autel sacrificiel entaché de sang avait séché, incrusté à même la pierre. Tout autour, gravé sur le sol, comme si toute cette salle n’avait été conçue que dans cet unique objectif, des lignes et des symboles ésotériques.
— Voilà où sont passé les disparus, ne tarda à dire Naeviah avec une colère difficile à dissimuler.
Des cadavres boursouflés avaient été abandonnés là comme de simples déchets. Je reconnus à distance les deux plus récents : ceux de Rorvar et Eila. Ils n’avaient pas été que tués, ils avaient été malmenés, leur mort n’avait pas dû être rapide.
Sous terre, sous le château, personne ne les avait entendu crier et leur sang s’était écoulé dans les rigoles alimentant l’énorme mécanisme magique.
Mais dans quel but ?
— Oh putain, même eux ! dit Mysty en retard.
Elle venait à l’instant de remarquer les cadavres d’Eila et Rorvark, reconnaissables malgré leurs mutilations. Elle entra dans la salle pour y enquêter de plus près, nous la suivîmes agitées par un tumulte de sentiments : dégoût, colère mais également curiosité.
— Ce n’est pas de la nécromancie, confirma Naeviah. Ces marques… je ne les reconnais pas.
— De… la nécromancie profane… ?
— Non, tu te trompes, Tyesphaine, répondis-je à la place de Naeviah. C’est du démonisme. Je ne comprends pas tout, mais il n’y a pas de doute possible : ces marques sont l’œuvre d’une magie démoniaque.
A cet instant précis, comme attendant le moment d’entrer en scène, des applaudissements suivirent mon explication.
Nous dégainâmes immédiatement nos armes. Je n’avais ressenti personne en arrivant.
— Je savais que vous étiez une proie de choix, Fiali. Mais si j’avais su dès le début que vous étiez une elfe…
Descendant du plafond en agitant des ailes membraneuses, nous découvrîmes la silhouette de l’apprentie de Claryss.
Quand je vis ces ailes, j’identifiais immédiatement le type de démon dont il s’agissait.
— Et à qui ai-je l’honneur, succube ?
La jeune apprentie posa les pieds au sol majestueusement et me sourit. Elle prit les bords de sa jupe qu’elle leva légèrement tout en inclinant ses genoux pour nous saluer. Une fois de plus, elle exhibait cet impressionnant décolleté.
— Yvelyn suffira. Vous comprenez que nous autres démons n’aimons pas donner nos véritables noms.
— Démons ? répéta Mysty qui se trouvait un peu plus loin, au niveau des deux cadavres qu’elle inspectait jusque-là.
— Tsss ! Quand c’est pas des nécromants, c’est des démons. On a vraiment la poisse ou quoi ? se plaignit Naeviah.
Pour le coup, je pouvais comprendre ce sentiment. Les probabilités étaient contre nous. Néanmoins, contrairement à mon amie prêtresse, je savais pourquoi nous attirions les ennuis. Mon aura attirait les gens respectables mais également les criminels. Nous aurions pu passer par le monastère sans aucun heurts, les sœurs ne capturaient pas tous les passants non plus, mais puisque j’avais attiré l’attention d’Yvelyn nous étions tombées dans cette situation.
— Au début, j’étais intéressée par ton mana Naeviah, mais je suis sûre que celui de cette chère Fiali sera encore meilleur. Au fond, les elfes sont de réelles créatures liées à la magie, ce ne sont pas des usurpateurs. Hahahaha !
Je n’avais pas idée de ce dont elle parlait, mais elle se moquait ouvertement de Naeviah. Je sentais le mana s’accumulait dans le corps de cette dernière alors qu’elle grimaçait.
Derrière moi, Tyesphaine tremblait. Elle avait peur de cette personne qui avait réussi à la subjuguer. J’avais envie de la réconforter, mais je n’avais pas réellement le temps de le faire.
En tout cas, même si c’était déplorable, cette fois, au moins, je n’étais pas à l’origine de tout cela. En effet, c’était à Naeviah qu’elle avait commencé à prêter intérêt. Même si nous étions venues au monastère en raison de ma quête personnelle, mais n’allons pas aussi loin dans les détails…
— Quel est ton but, Yvelyn ? lui demandai-je abruptement.
— Mon but ? Le même que tous les démons, ma chérie ! Servir ma Reine Enallor et m’amuser à détruire votre monde.
Son expression ne cachait plus sa malignité, elle avait un regard dominateur et détestable.
— J’aime la bonne chaire ! Toutes les quatre vous formez un groupe de beautés exquises, particulièrement savoureuses, dit-elle en se léchant les lèvres. J’avais prévu de vous sacrifier comme ces misérables, mais je viens de changer d’idée. Rejoignez-moi ! Régnons ensemble sur la région et ouvrons les portes sur les enfers ! Je vous récompenserai avec lubricité, vos corps hurleront de joie et de plaisir, vous ne connaîtrez ni la vieillesse, ni la souffrance.
Évidemment, les démons cherchent à corrompre les mortels. Si nous la laissions parler encore, elle finirait par nous proposer ce que nous désirions au fond de nos cœurs. J’étais convaincue à cette instant qu’en bonne manipulatrice et tentatrice, elle devait lire nos pensées, mais je ne ressentis aucune agression magique, ce qui tendait à contredire ma théorie.
Yvelyn tourna son regard vers Tyesphaine qui recula de quelques pas. Elle était entrée déjà une fois dans son esprit, j’imaginais qu’elle savait à présent comment la contrôler.
Mais je m’interposai.
— Je ne peux parler que pour moi, mais j’ai déjà la jeunesse éternelle et je ne tiens pas à devenir ton esclave sexuelle. Je sais que tu ne mens probablement même pas quant à ta proposition, mais je sais aussi que tu es un démon et que ta parole ne vaut rien. Tu épuiseras nos corps jusqu’à nous dégoûter du plaisir et nous le rendre douloureux, ou quelque chose du genre. Ou alors tu trahiras ton engagement et nous jetteras après t’être lassée de nous. Ce n’est que dans les contes de fées où les démons tiennent parole ! En réalité, vous n’en avez aucune.
Yvelyn se mit à rire à gorge déployée.
— Décidément les elfes ont appris la méfiance. Et les trois autres ? Je peux vous donner Fiali pour vous amuser, cela ne me dérange pas, je ne suis pas très fidèle, vous savez ? Fufufufu !
Elle essayait de m’intimider, mais c’était stupide et vain : je connaissais déjà leurs réponses.
— Hein ? Fiali ? Tu voudrais que j’en fasse quoi ? Elle me sert à rien. Au contraire, prends-la si tu veux !
— Eh oh !
Mais Yvelyn sourit.
— Si peu d’honnêteté… Repense-y. Je pourrais te permettre d’assouvir tout ce que tu as au fond de…
Elle ne put finir sa phrase. À l’étonnement de tous, c’est Tyesphaine qui passa à l’offensive la première, sans se concerter avec nous.
Elle imprégna sa magie sacrée dans son épée et chargea la succube.
Cette dernière ne fut pas réellement surprise, elle fit apparaître dans sa main une lame d’énergie noire et verte qui crépitait follement, une pure manifestation d’entropie et de chaos, et bloqua l’attaque.
— Ce n’est pas très poli, ma chérie.
— Tais-toi… tais-toi… Tais-toi !!
Tyesphaine, prise d’une agressivité que je lui savais incapable, continua de frapper encore et encore, enchaînant les coups de rapière et de bouclier.
C’est avec un peu de retard que nous décidâmes d’agir mais, à cet instant, il se produisit un enchaînement de choses imprévues.
La première était que des herses tombèrent pour nous couper toute fuite. La seconde était qu’une puissante magie venait de s’activer dans la salle.
Son origine ne faisait aucun doute : un sort de magie interdite démoniaque.
Tandis que Tyesphaine poursuivait les assauts, sans se soucier de l’effet magique qui ne l’affectait que très peu, sûrement en raison de son armure maudite, toutes les trois nous nous sentîmes comme étouffer. Une forte douleur dans la poitrine nous avait pris de court.
Nos forces commençaient à nous manquer, je vis clairement cette puissante magie rituel aspirer notre force vitale et magique.
— Tyesphaine ! cria-je aussi fort que je le pus.
Je ne pensais pas une magie suffisamment puissante pour nous mettre au sol toutes les trois comme ça, d’un coup. Qu’il y ait des êtres plus puissants que nous, ce n’était pas une surprise, mais être ridiculisées de la sorte…
Mon sang ne fit qu’un tour, mon cerveau analysa avec lucidité la situation : ce n’était pas la magie d’Yvelin, mais une magie plus ancienne et puissante qui était contenue dans cette chambre de rituel. Elle n’avait fait que l’activer.
Le but de cette salle était d’aspirer la vitalité des sacrifices pour alimenter autre chose que j’ignorais. Si nous restions là trop longtemps, c’en serait fini de nous.
Sans incanter, je pointai ma main vers la herse et fit jaillir une onde de ténèbres :
« Azaltys Eskyl (Dark Wave) ! ».
Ma magie tira Tyesphaine de sa rage guerrière, je n’entendis plus sa lame heurter celle de la succube.
— Cette aura… impie…, grommela Naeviah en serrant les dents et en se mordant la lèvre jusqu’au sang.
Elle se releva à peine et se mit à prier, tandis que Tyesphaine nous regardait avec horreur.
Derrière elle la succube se délectait du spectacle, elle n’attaquait même pas. Son but n’avait jamais été de simplement nous tuer.
— Vous tuer ? Pas tout de suite. Lorsque vous n’aurez plus aucune force, je viendrais m’amuser avec vous. Contrairement à tous ces menus fretins, vous êtes vigoureuses et alléchantes. Avec ou sans votre accord, je trouverais le moyen de m’amuser. Fufufu !
Tyesphaine accourut, mais la démone lui asséna un coup dans la jambe qui l’entailla et la fit trébucher.
Au même instant, Naeviah termina son incantation :
« … et leurs yeux implorants fixent la vérité. Uvio ! »
Des paillettes de lumière émanèrent de ses mains et vinrent se coller sur nous. Il s’agissait de son sort de soin de groupe. Je compris immédiatement son intention.
Mis à part, Tyesphaine, nous n’avions pas de blessures à guérir, mais cet apport d’énergie sacrée en nous servirait de tampon à l’absorption de nos propres forces vitales. C’était une manière un peu détournée de l’utiliser et dans une autre situation il n’aurait servi à rien, mais grâce à cette initiative.
« Zard (Darkness Arrow) ! »
De mes mains jaillirent une dizaine de flèches d’ombres qui contournèrent Tyesphaine et s’abattirent sur la succube. Cette dernière en para une partie de son épée entropique, mais je vis que deux d’entre elles s’enfoncèrent dans ses bras et une autre dans son torse.
Ce moment d’inattention suffit à ce que Tyesphaine lui portât une charge au bouclier qui la percuta en pleine tête.
Les dagues de Mysty volaient en direction de son dos lorsque la succube disparut en claquant des doigts. C’était de la téléportation et elle ne venait pas d’elle ; encore une propriété de cette mystérieuse pièce.
— Tyes… phaine…, marmonnai-je en tombant au sol.
La zone d’absorption ne s’était pas arrêtée pour autant. Naeviah nous avait juste gagné quelques instants, elle venait de tomber à son tour.
Tyesphaine courut aussitôt et nous tira toutes les deux hors de la salle, puis retourna prendre Mysty (qu’elle avait sûrement jugé plus solide que nous).
À peine toutes les quatre sorties, je vis la magie s’affaiblir et quelques instants plus tard, elle disparut complètement.
Une fois sorties de la zone, nos forces revinrent à elle rapidement. J’avais du mal à comprendre le fonctionnement précis de ce piège, mais il aurait été fort peu judicieux de rester jusqu’à épuisement.
— Merci Tyesphaine…, lui dis-je.
Elle baissa la tête avec frustration. Je lui pris la main et répétai :
— Merci, sans toi nous y serions restées.
— Ouais ! Ch’sais pas ce que c’était que ce truc, mais sérieux !
Seule Naeviah ne la remercia pas, mais lui donna une tape sur le bras qui signifiait la même chose. Naeviah et sa fierté…
J’inspirais profondément, puis me relevait. Je me sentais un peu amoindrie mais je prendrais sur moi.
— Je ne vous poserai la question qu’une seule fois. Je n’attends même pas d’explications…
Je pris l’air le plus sérieux possible.
— Est-ce que vous voulez encore la combattre ? Est-ce que vous voulez qu’on mette fin à ses actions ?
Naeviah me jeta un regard noir.
— Ta question m’offense. Je refuse de laisser une telle créature dans la nature.
— Ouais, elle m’a manipulé et m’a forcé à combattre Nae. Puis, elle a tué tous ces innocents. Pas question de pas les venger.
— Je… Tu… devrais savoir.
Je souris et fit un pas dans la salle. La magie ne se réactiva pas, exactement comme je le pensais. Il fallait que quelqu’un l’active manuellement puis elle restait active tant qu’une forme de vie se trouvait dans la zone. En être sorties l’avait interrompu.
Je me retournai en écartant les bras.
— Cette salle ancienne était destinée à des rituels démoniaques. Des adorateurs humains, elfes ou que sais-je ? Mais ce qu’en revanche je vois parfaitement bien, dis-je en pointant du doigt un mur, c’est que les forces vitales qui nous ont été dérobées sont actuellement acheminées dans cette direction. Si nous tardons, nous perdrons la trace.
Les trois me regardèrent avec perplexité.
— Hein, quoi ? Vous ne me croyez pas ?
— Moi j’te crois, mais tu as rarement l’air aussi enthousiaste, ma Fiali.
— C’est vrai ça. Tu vas pas me dire que ça te fait plaisir tout ça ?
Je touchais mon visage mais ne découvrit rien d’étrange. J’avais l’air heureuse ?
Bizarre…
— Qu’est-ce que vous racontez, je suis juste contente qu’on s’en soit tirées ? Allez, ne perdons pas de temps, trouvons un moyen de sortir de là !
Je m’empressais de récupérer la dague au sol qui me servirait d’arme, puis m’en allait prendre celles jetées par Mysty et la rapière laissée tombée par Tyesphaine.
Pendant ce temps, elles étaient rentrées dans la salle. Mysty s’était approchée à nouveau des cadavres d’Eila et Rorvar et dit à haute voix :
— Ils ont essayé de fuir. Sûrement qu’ils ont eu droit au même sort que nous. Y avaient trouvé le passage secret on dirait… Les pauvres…
À bout de force, la succube les avait facilement cueillis et avait pris plaisir à les achever.
Mysty appuya sur une brique et trifouilla la colonnade proche d’elle. Un pan de mur coulissa et dévoila un escalier qui montait.
— Whooo ! T’es trop forte, Mysty !
— Merci, Fiali ! Je t’apprendrais un jour à l’occaz’, si tu veux ?
— Pourquoi pas… ?
Naeviah s’interposa entre nous avec un regard noir.
— Comme tu l’as dit, trêve de bavardage ! Je suppose que ce passage va nous permettre de remonter d’une manière ou d’une autre. Rappelez-vous : les gens que nous croiserons seront dominés, mais ce ne sont pas nos ennemis.
Mysty posa la main sur l’épaule de Naeviah et se dirigea en tête vers l’escalier.
— T’inquiète, on tuera personne. C’est pas not’style. Et perso, même si on en arrive là, j’me suis quand même bien éclatée dans cette ville. Ces gens étaient sympas. Vous pensez pas pareil vous ?
Je souris, une fois de plus la simplicité avec laquelle Mysty abordait la vie était rafraîchissante. En effet, même si tout avait été faussé par les plans machiavéliques de notre ennemie, je ne pouvais pas dire que cela avait été un mauvais séjour.
Hors de question de mêler des innocents ! Notre but était la succube et uniquement elle.
J’acquiesçai avec détermination. Tyesphaine fit de même.
Puis, nous empruntâmes les escaliers en direction de la sortie…
***
Comme l’avait supposé Naeviah, dehors les gardes essayèrent de nous arrêter.
Mais, s’ils nous avaient facilement attrapées lorsque nous avions décidé de nous rendre, ce n’était pas la même chose lorsque nous travaillions de concert.
Sans mal, nous parvînmes à quitter l’enceinte du château, non sans avoir dû assommer quelques gardes. La rivière de mana que j’étais seule capable de voir à travers le sol partait de la salle sacrificielle et se dirigeait hors de la cité. Cette magie démoniaque allait droit vers l’ouest, dans l’épaisse forêt.
Nous traversâmes la ville sans qu’aucun civil ne chercha à nous arrêter. S’ils avaient été sous le contrôle de la succube, elle ne leur en avait pas donné l’ordre. Mais plus probablement, elle n’avait pas influencé la totalité de la population, simplement les personnes avec un certain statut.
Les gardes nous poursuivirent jusqu’à l’entrée de la forêt où nous parvînmes à les semer.
C’est à la nuit tombée que nous arrivâmes à destination : un ancien édifice au plus profond de la forêt. C’était là que s’arrêtait le flux de magie démoniaque.
Ce bâtiment semblait plus ancien et délabré que le mausolée, son style architectural était différent… plus agressif. Je n’étais pas experte en architecture, c’était donc un simple ressenti.
Il n’y avait qu’un seul étage. Les murs extérieurs étaient décorés de pointes et de crochets ; je me demandais même si à une époque, il n’y avait pas eu des personnes empalés dessus.
La grande double porte, haute de quelques cinq mètres, était faite d’un bois noir, sûrement de l’ébène. Mon petit doigt me disait que ce n’était pas un arbre qui se trouvait dans la région. Toutefois, les pierres sombres étaient sûrement issues de quelque carrière locale, c’était une des particularités géologiques que j’avais constaté dès notre arrivée.
Sur les battants de la porte était sculpté toute une scène que nous pûmes observer en nous approchant : il s’agissait de démons qui échangeaient avec des humains…
— C’est quoi cette horreur ? dit Naeviah.
Tyesphaine se cachait le visage alors que ses yeux étaient tombés sur une partie de la scène où les échanges étaient plutôt charnels.
— J’ai jamais vu un truc comme ça…
— La région était sous la coupe d’adorateur des démons. Cet endroit et la salle cachée sous le château, elles doivent dater de la même époque. Je ne sais pas ce que nous allons trouver à l’intérieur, mais c’est sûrement notre dernière chance de partir.
Je n’étais pas très rassurante et pour cause, je n’étais pas rassurée.
Les démons étaient des êtres dévouée à la destruction et au désordre, ils étaient autrement plus dangereux que nos précédents ennemis.
Mais alors que nous étions en train de réfléchir, j’entendis des voix au loin :
« Elles sont sûrement là ! Il faut aider notre bon baron ! »
« La Grande Prêtresse a dit qu’il fallait venir protéger cet endroit, vite ! »
Je souris avec ironie. On nous forçait à choisir immédiatement.
J’entendais une foule dispersées dans les environs, sûrement les villageois, les gardes mais aussi les sœurs du monastère qui venaient protéger la succube qui les avait dominés.
La fuite était toujours possible, éclatés comme ils l’étaient nous n’aurions aucun mal à faire une percée, mais si nous attendions…
Plus de personnes que ce que je pensais connaissais l’emplacement de ces ruines maudites, mais personne ne nous en avait parlé malgré nos questions. Était-ce à cause du charme de la succube ?
Ce n’était pas le moment de penser à ce genre de choses, j’informai de suite mes amies de l’étau qui se refermait sur nous.
— Il n’y a pas lieu de discutailler. Nous sommes là pour faire la fête à cette diablesse, non ?
— Même avis ! On va la défoncer et la renvoyer chez elle en morceaux ! Yeah !
— Je… je veux protéger les villageois.
Tout était dit.
Nous ouvrîmes les portes sans savoir ce qui nous attendais de l’autre côté.
L’intérieur était plongé dans une lueur inquiétante, violacée. Des pierres magiques flottaient au plafond et diffusaient cet éclairage tamisé.
Même si c’était grand et haut, l’intérieur était plus simple que ce que j’avais pensé. Il y avait bien sûr des colonnes pour soutenir l’impressionnante structure, chacune décorée à l’identique : une nuée de sauterelles et d’araignées étaient sculptées en relief dessus et donnaient l’impression de grimper jusqu’au plafond.
Deux imposantes statues se trouvaient au pied de quelques volées de marches, ils représentaient des démons aux ailes déployées. C’était la représentation typique : jambes de bouc, gueule de lion, cornes, ailes, griffes et queue fourchue.
Sur la partie élevée du fond de cette immense pièce se trouvait une arche en pierre de style baroque, haute de près de six mètres, avec des sculptures similaires à la porte.
Au sol, un peu comme la salle cachée des oubliettes, il y avait tout un ensemble de tracés complexes qui étaient gravés à même la roche.
Trois silhouettes se trouvaient devant l’arche. Je me mis à rire nerveusement :
— Tout devient clair à présent. Haha !
Ma voix résonna dans cet endroit à l’acoustique impressionnante, étudié sûrement pour faire de grands sermons en l’hommage des démons.
— Yvelin, ton but est d’activer ce portail démoniaque.
— HEIN ?
Mes trois compagnonnes n’avaient sûrement aucunes connaissances sur les démons. Même Naeviah, semblait-il.
Les démons ne vivaient pas dans notre plan d’existence. Ils possèdaient une dizaine de plans appelés les enfers.
Comme nombre de créatures extradimensionnelles, ils ne peuvent séjourner dans le monde matériel, le plan zéro, qu’à l’aide d’une grande quantité de mana qui pouvait être issue soit d’invocations magiques (en général temporaires), soit de sacrifices.
À l’aide de rituel spéciaux, l’énergie vitale ainsi dérobée était convertie en mana qui était dévorée par les démons pour maintenir un corps physique dans notre monde.
Les disparitions en ville visaient à récupérer du mana par ce biais. Bien sûr, les sacrifices de premier choix étaient les êtres disposant naturellement d’une forte réserve de mana, cette dernière venait se cumuler à l’énergie vitale aspirée.
C’était pourquoi Yvelyn avait besoin de Naeviah et moi pour son objectif.
— Ton but est simplement d’ouvrir ce portail pour relier les enfers à cette région et établir un avant-poste démoniaque ! dis-je la pointant du doigt.
Avec mon ton accusateur surjoué, je me donnais l’impression d’être un avocat en plein procès.
Je reconnais avoir pris la situation sur le ton de la plaisanterie, mais en réalité il n’y avait rien de drôle. L’ouverture d’un portail démoniaque permettait non seulement aux démons de le franchir, mais surtout aux énergies néfastes des enfers de se déverser dans le monde matériel.
À terme, si un portail était ouvert suffisamment longtemps, une zone à l’étendue variable (je ne connaissais pas les détails non plus, mais mon mentor, de qui je tenais toutes ces informations, m’avait assuré qu’une région entière pouvait tomber sous leur coupe) finissait par muter, se transformer, et devenir une sorte d’appendice des enfers.
Lorsque cela arrivait, les démons pouvaient séjourner sans aucune difficulté dans notre monde. Il allait sans dire que ces énergies infernales étaient tout ce qu’il y avait de plus nocif pour toutes les formes de vie : faune comme flore, d’ailleurs.
— Bien vu ! Tu as vu juste, Fiali.
Yvelin se mit à m’applaudir.
— Les anciennes peuplades de ces terres avaient étendu le domaine de la Reine ici, mais le portail a été refermé et brisé. Il a fallu des siècles pour le recomposer. Mais avant de le rouvrir, nos chers adorateurs onté été fauchés par la guerre… Quel malheur… Sniff ! Sniff !
C’était la première fois que je voyais quelqu’un utiliser l’onomatopée des pleurs au lieu d’effectivement pleurer. Une preuve de son corps maléfique incapable de ressentir de la compassion pour les fidèles de sa cause.
Tout en l’écoutant, notre groupe s’avança un peu. Naeviah, Tyesphaine et Mysty purent enfin clairement distinguer dans cette pénombre ambiante l’identité des deux silhouettes aux côtés de la démonne : le baron Bellagant et Claryss.
— Pauvres démons…, dis-je ironiquement. J’en ai presque les larmes aux yeux.
— Tsss ! Qu’est-ce que tu peux comprendre, jeune elfe ? Nous cherchions simplement à avoir un chez nous et les humains nous ont chassés !
— À d’autres, tu veux ? Je ne suis pas une experte en démonologie, mais j’en sais suffisamment pour savoir que vous êtes des créatures issues de la destruction, vous n’avez pas de bonté et la cohabitation avec vous n’est pas envisageable, sauf selon vos termes.
Yevelin tira la langue.
— Ah oui, c’est peut-être bien vrai ! Tehee !
Tehee ? Elle avait regardé des anime de mon ancien monde ou quoi ? J’avais bien entendu ? C’était bien un « tehee ! » ?!
À ses côtés, le Baron et Claryss restaient silencieux et immobiles comme des statues. Je n’avais pas besoin de me concentrer sur les flux de magie pour être certaine de leur contrôle mental.
— Des humains lucides comme vous m’auraient été bien utiles pourtant… C’est vraiment dommage que vous ne vouliez pas me rejoindre, on aurait pu gagner tellement de prestige ensemble.
— Désolée, une vie de servitude ne nous intéresse pas…
Je me tournais vers mes amies pour avoir leur approbation, j’avais parlé en leur nom.
Naeviah plissa les yeux et me reprocha :
— Comment tu fais pour savoir tellement de choses sur des sujets pareilles, espèce d’elfe dépravée ?!
— En fait, c’est…
— Mon mentor qui me l’a appris ! répondirent en chœur toutes les trois.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Je l’avais tellement répété que ça ?
— Une dernière question, dis-je, Klara, c’était bien toi ?
Yvelyn sourit et prit les traits de Klara sous nos yeux :
— Tu ne vas pas me dire que tu les aimes enfants, non ? Remarque, je ne suis pas là pour te juger, au contraire.
Je ne pus m’empêcher d’afficher une expression de dégoût. Rapidement, un triste constat s’imposa à mon esprit : j’avais perdu ma meilleure disciple. Cette fois, c’était sûr, Klara ne diffuserait jamais les twintail dans toute la région, puis dans le royaume et le monde.
À cet instant, j’eus envie de pleurer, je baissai la tête pour cacher ma déception.
— J’avais tellement d’espoirs…
Comme pour se moquer de moi, Yvelin fit apparaître des twintail et commença à jouer avec elles.
— Je suppose qu’en vrai c’est plus ça qui t’intéresse. Hihihi !
Cette fois, j’étais sûre ! Elle lisait nos pensées ! Et elle était capable de le faire sans même qu’on ne le remarque.
Enfin, je veux dire, si la lecture des pensées était facile à remarquer, ce serait le pouvoir le plus inutile possible, n’est-ce pas ? Mais face à quelqu’un d’entraîné à percevoir les flux magiques, il fallait faire montre d’une plus grande discretion. Je ne pensais pas me faire avoir un jour.
— Et encore tu n’as rien vu, Fiali.
Son sourire était énigmatique.
— Haha ! Elle te ressemble un peu comme ça, Fiali ! se moqua gentiment Mysty.
— Ouais, c’est la même coupe de cheveux.
— Mi… gnonne…
— C’en est assez ! N’insulte pas mes nobles couettes ! Relâche les victimes de suite et repars en enfer ou je t’y expédierai par la force !
J’étais énervée. Elle se moquait de mes précieuses twintail et pire… elle risquait de dévoiler des choses que je gardais enfouies en moi. C’était pour ça que je détestais les mentalistes ! D’entre tous, c’était les pires ! Pires encore que les illusionnistes !
Au contraire, la magie de destruction n’est pas retorse et vile, elle apparaît pour ce qu’elle est uniquement.
— Euh… laisse-moi réfléchir à ta proposition…, dit Yvelyn en regardant le plafond.
Elle me présenta un doigt particulier. Avec cette apparence d’enfant c’était relativement choquant.
En prenant bien gare de ne penser à rien, je tendis ma main et sans laisser le temps à quiconque de réagir avant moi :
« Syelboer (Fire Ball) ! »
C’était un pari risqué que je faisais à cet instant, j’aurais pu tuer le Baron et Claryss. Mais comme je m’en doutais, ils n’étaient pas si faibles à se laisser abattre pour si peu.
Soudain, un mur de glace jaillit du sol et bloqua ma boule de feu.
Je ne m’attendais pas à en finir en une seule attaque de toute manière.
— Mysty, occupe-toi de Claryss. Il ne faut pas qu’elle puisse soigner les autres.
— OK ! Enfin de l’action !
Mysty fit tourner ses kama dans sa main et fit apparaître dans son dos sa queue de scorpion.
— Tyesphaine, tiens occupé le baron. Je m’occupe d’Yvelyn !
— Entendu…
Je n’avais pas donné d’ordres (conseil) à Naeviah, elle l’aurait sûrement mal pris. De plus, son rôle restait sensiblement le même que toujours : appuyer l’offensive si elle le pouvait et donner la priorité à la guérison.
Je sentis malgré tout une certaine colère dirigée contre moi de la part de cette dernière, mais nous n’avions pas vraiment le temps.
Je fis apparaître aussitôt mon armure magique et imprégnai ma dague de magie de ténèbres, lorsque la contre-offensive arriva.
Yvelyn s’envola et projeta des sphères noires où se mélangeaient des filaments d’énergie de multiples couleurs. C’était la première fois que je voyais une attaque du genre. Sûrement de la magie démoniaque.
En même temps, Claryss commença à incanter en draconique :
« Que ton prisme nous inonde, Ô Lune majestueuse qui éclaire la destinée et les connaissances ! »
Mysty, sans que je n’eus à insister, comprit qu’il valait mieux l’arrêter tant qu’il était encore temps : elle fonça à pleine allure sur elle, kama en avant.
Pour la couvrir, je tendis mes mains et essayai d’intercepter les sphères démoniaques à l’aide de mes flèches d’ombres. C’est difficile de le reconnaître, mais ses sphères étaient plus puissantes que mes flèches, surtout sans passer par une incantation en bonne et due forme.
Mais j’avais gagné suffisamment de temps pour que Mysty les esquivât. Je me protégeais moi-même en bloquant une des sphères à l’aide de mon bouclier magique et en interceptant d’un coup de dague une autre qui se dirigeait vers Neaviah.
Cette dernière ne me facilitait pas le travail. Je pensais qu’elle aurait compris son rôle, mais à la place elle se mit à incanter en vue de lancer sa colonne de lumière :
« Que s’ouvrent les mains de la Fossoyeuse divine… »
Sans la magie que j’avais injecté dans la lame, aucune doute qu’elle aurait été brisée en percutant la sphère magique, elles étaient plus puissantes que ce que j’avais pensé. Je ressentis vivement la violence du choc dans mon poignet. La magie interdite n’était vraiment pas à prendre à la légère.
Au même moment, le baron, un guerrier de toute évidence, courut et lança une attaque spéciale à l’aide de son épée longue. En portant un coup descendant, il projeta une vague d’énergie devant lui qui me visa. Mais Tyesphaine s’interposa avec son bouclier magique et bloqua complètement l’attaque, avant de le charger.
Si elle pouvait l’occuper, cela me serait suffisant. Devoir se battre avec l’idée d’épargner deux ennemis était contraire à la philosophie de la magie de destruction.
Plus ou moins en même temps, les incantations des deux prêtresses prirent fin. Malheureusement, Mysty n’était pas encore arrivée au corps-à-corps avec Claryss, malgré sa vitesse incroyable.
« L’incroyant hérétique mérite ton châtiment éternel. Lumière de nos cœurs joins-toi à nos prières, que mon âme devienne catalyseur, que mes mains deviennent votre portail. Dra’Yva ! », cria Claryss.
« Que s’abatte son souffle sur mes ennemis ! Shi’zar’vorox ! », cria Naeviah.
La colonne de lumière sacrée s’abattit sur la succube sans qu’elle n’ait pu rien faire pour l’arrêter. Elle toucha également Claryss qui se trouvait à côté, mais elle ne parut pas être affectée, ce qui nous prouva qu’elle n’avait pas été corrompue, juste contrôlée.
Je poussai aussitôt Naeviah, trop proche de moi, et serrai les dents prête à encaisser. Une pluie d’étoiles filantes tomba tout autour de moi et recouvrirent une zone de quelques mètres. J’interposai mon bouclier magique mais je n’en sortis pas indemne. C’était un sort de lumière, un peu différent de celui de Naeviah, et surtout bien plus imposant. Malgré mes précautions, mon amie fut touchée également par le sort.
Puisqu’il ne s’agissait pas d’une lumière consacrée (donc relative à l’énergie sacrée) nous fûmes toutes les deux affectées sans considération pour notre morale.
* Slash *
Un double coup de kama entailla les bras de Claryss et mit fin à l’attaque que nous subissions. Apparemment, elle semblait capable de maintenir la zone de bombardement ; sans Mysty, c’était la mort assurée. Je ne sous-estimerai plus une prêtresse, promis !
Le baron et Tyesphaine étaient entrés en combat, ils échangeaient des coups d’épées et de bouclier. Je ne pouvais pas bien voir comment se profilait ce combat, j’étais trop occupée de notre côté, mais j’entendais le vacarme qu’ils produisaient.
— Je te soigne…
Je voulais dire à Naeviah de penser déjà à elle, mais lorsque je vis la succube à terre, blessée par la colonne de lumière, je préférai lancer une offensive sans tarder. Il fallait l’arrêter pour libérer nos deux autres ennemis. Même s’ils étaient trois à attaquer, il suffisait qu’Yvelyn seule tombât pour que le combat prît fin.
Prenant sur moi, j’ouvris la bouche et incantait à la hâte :
« Portail Obscur aux mille visage grimaçants et aux infinies complaintes, que s’abatte ton courroux et se déchaîne ta noirceur. Exulte sur le monde ton sombre apocryphe. Suil’Kyos (Darkness Gate) ! »
Un portail s’ouvrit devant moi et un rayon de ténèbres se dirigea vers la succube déjà affaiblie.
Malheureusement, je compris à cet instant qu’elle m’avait simplement feintée : elle bondit de côté et esquiva sans mal mon sort. Elle était certes blessée, mais pas à ce point.
Imitant Naeviah, Claryss se mit à lancer un sort de soins sur la succube. Ce n’était pas la même incantation et elle ne ciblait qu’une seule personne, ce qui me faisait dire que la magie curative de Nyana était inférieure à celle d’Uradan… ou alors Claryss avait donné la priorité à la magie de dégâts dans son cursus.
J’étais déjà étonnée que des prêtresses aient des sorts d’attaque aussi redoutables que celui que Claryss venait de lancer, mais par la suite Naeviah m’expliquerait que les sorts du culte de Nyana étaient les plus agressifs de toute la prêtrise et ressemblaient beaucoup à ceux des mages.
Comme quoi, défendre des livres et des connaissances demandait une certaine forme brutalité dans ce monde.
Quoi qu’il ne fût, Mysty ne la laissa pas finir : à peine ouvrit-elle la bouche pour lancer un sort que Mysty se rua sur elle et lui porta un coup de genou dans le ventre, suivit d’un coup de pommeau de dague à l’arrière de la tête.
Comme je l’avais déjà remarqué, les attaques de Mysty étaient vraiment précises, elle connaissait bien l’anatomie humaine. Claryss tomba assommée au sol, ou du moins le pensais-je.
Au même instant, d’un coup adroit, Tyesphaine désarma le baron Bellagant. J’ignorais par quelle magie elle y été arrivée avec une rapière mais le résultat était là.
Derrière moi, Naeviah finissait sa prière :
« Déesse adorée, préservez votre fidèle et ses ouailles d’un voyage éternel dans les limbes infinies. Car les voix de ces mannes résonnent dans la nef sacrée et leurs yeux implorants fixent la vérité. Uvio ! »
Des paillettes de lumière vinrent se coller à ma peau et à la sienne, rapidement nos blessures et notre douleur disparurent.
— Merci, Naeviah !
— Fais un peu plus attention, idiote !
Je ne répondis pas à sa provocation qui signifiait sûrement : « c’est moi qui te remercie d’avoir essayé de me protéger, même si tu n’y es pas arrivée… idiote ».
Le combat semblait tourner à notre avantage. Seule la succube paraissait en état de poursuivre le combat. Mais elle ne paniquait pas, elle me sourit avec prétention.
— Si vous pensez avoir gagner… ? Pauvres folles ! Les survivantes imploreront mon pardon à genoux !!
Elle fit apparaître une énergie noire en forme de lame dans sa main, la même que dans la salle secrète, s’envola et piqua sur moi. Je préférai être sa cible plutôt que la voir charger Naeviah de toute manière. Je bloquais son attaque à l’aide de mon bouclier magique qui se brisa aussitôt.
— Quoi ?!
Elle était si forte que ça au corps-à-corps ? Je n’allais pas tarder à m’en rendre compte.
L’énergie magique que j’avais injecté dans ma lame s’était dissipée, avant qu’elle ne portât un second coup, je me hâtai de l’imprégner à nouveau.
* Cling *
Juste à temps ! Je parvins à interposer la dague chargée de magie de ténèbres.
J’avais abandonnée l’idée d’utiliser la magie de feu sur elle, j’avais l’intuition que les démons étaient immunisés aux flammes. Par la suite, j’apprendrais que ce n’était pas systématiquement le cas, cette vision d’associer le feu aux enfers étaient surtout issue du christianisme, dans ce monde il n’existait pas une telle règle.
Du coin de l’œil, étant obligée de me mettre sur la défensive, je vis que le combat entre Tyesphaine et le baron avait repris. Elle avait hésité à l’estoquer et ce dernier avait tiré sa deuxième arme : une hache d’infanterie qui grésillait d’électricité.
Encore plus étonnant, Claryss se releva et commença à se transformer. Des poils gris poussèrent sur tout son corps, son visage s’allongea pour former une gueule animale et sa taille augmenta drastiquement, ainsi que sa musculature. Elle déchira totalement sa robe et ses sous-vêtements alors qu’elle prit la forme d’un loup-garou.
— Hein ? C’était pas prévu ça ! cria Mysty surprise.
Désolée, personne ne s’y attendait réellement. D’un seul coup, l’avantage venait d’être renversée, la succube avait retournée le jeu en sa faveur.
Au début, j’ignorais ce que faisait Naeviah derrière moi, j’étais obligé de tout donner dans ce combat de corps-à-corps. La succube était plus lente et moins agile que moi, mais elle était autrement plus forte. Chacun de ses coups faisait trembler mes bras. Dire qu’elle était encore sous la forme de cette pauvre Klara…
À un moment donné, lors d’une de mes esquives, sa lame toucha un pilier qu’elle trancha avec facilité. Non seulement elle était forte mais sa lame magique était extrêmement aiguisée. Je déglutis et continuais à esquiver et interposer à l’occasion mon bouclier magique.
Lors d’une autre esquive au cours de laquelle je me baissai, je profitai de l’ouverture pour lui enfoncer ma dague dans le ventre et relâcher ma magie de ténèbres. J’avais un pitié pour son apparence, dire que je devais blesser une petite fille qui aurait pu devenir ma disciple. J’étais sûre qu’elle le faisait exprès, d’autant qu’elle avait gardé ses twintails attachées. Les démons étaient les pires ! Les PIRES !!
Mon attaque produisit l’effet escompté, un trou se creusa dans son ventre, je pus voir ses intestins.
Malgré la douleur que cela devait lui occasionné, elle me porta un coup de pied si violent que je fus projetée comme une poupée en chiffon contre un mur. Je sentis la douleur dans mes os alors que je m’écrasai et retombai au sol.
À cause de la douleur, je n’avais pas pu amortir le choc, j’avais juste réussi à maintenir ma main fermée sur la dague.
Si je n’avais pas hésité, j’aurais sûrement pu la tuer lorsque j’avais relâché ma magie, mais au dernier instant j’avais réduit ma puissance magique.
Sonnée, je me mis à quatre pattes et entendit le hurlement de colère d’Yvelyn.
— OUUUUAAAAAAAAAAAAHHHH !!!!
Je crachais du sang en me tenant le flanc. Elle m’avait sûrement cassé quelque chose. La douleur était vive.
Mais aussitôt :
« Je vous implore Déesse d’entre les morts, que l’oubli n’emporte point cette enfant. Puissiez-vous reporter son ultime voyage. Oraya ! »
Une boule de lumière me toucha et dissipa une partie de la douleur et des blessures internes. Cette fois, il faudrait plus qu’un seul sort pour me remettre totalement d’appoint, mais grâce à Naeviah je pus me relever et reprendre le combat en ignorant la douleur.
— Tu… tu… tu es coriace… han… han…, dis-je en imprégnant à nouveau la magie dans ma dague.
— Je… je te déteste ! Je vous déteste ! Mon plan était parfait ! Et vous avez tout fait foiré ! Avec votre énergie, il n’était plus question que de quelques mois pour achever mon œuvre. J’aurais pu jeter tous ces humains infectes dans le puits sacrificiels ! Mais non !
Je croyais comprendre. En fait, elle était restée discrète jusqu’à maintenant en tuant que des voyageurs afin de ne pas attirer les forces militaires du royaume. Mais elle disposait d’un monastère et d’une ville entière à sacrifier. Elle attendait simplement d’avoir assez d’énergie accumulée pour passer aux choses sérieuses et tuer tout le monde.
En quelques mois encore, combien d’autres sacrifices aurait-elle accumulé au juste ?
Quel plan monstrueux. Tout ceux qui ne se soumettraient pas à son autorité seraient passés par le fil de l’épée par ceux sous sa domination et ces derniers se jetteraient d’eux-mêmes dans les flammes pour la satisfaire.
— Si tu t’étais contentée de nous donner le livre, nous serions reparties aussitôt, tu sais ?
J’étais sûre de l’énerver encore plus. Un ennemi sous l’emprise de la colère était plus susceptible de faire des erreurs. Accusée d’avoir elle-même entraîné sa perte, elle me jeta un regard enragé tout en se tenant le ventre.
Pendant ce temps, Tyesphaine était toujours en plein combat contre le baron, mais sa hache avait l’ étrange propriété magique la rendant capable de s’allonger ce qui empêchait la paladine de passer à l’assaut. Mais la défense était le point fort de Tyesphaine, elle tenait bon. De ce côté-là, le combat se poursuivait sans déborder sur le nôtre.
Je vis que Mysty avait bien plus de mal avec son adversaire, la prêtresse loup-garou. Elle esquivait agilement les coups, s’aidant de sa queue de scorpion pour réaliser des acrobaties qu’elle n’aurait pu autrement. Mais, Claryss ne se laissa pas faire.
Levant les bras, elle se mit à briller et dégagea autour d’elle une vive lumière dans une dizaine de mètres de rayon. J’étais impressionnée par ses sorts. Les zones d’effet était larges et leurs puissances offensives vraiment terrifiantes. Elle cumulait en plus de cela le physique d’un lycanthrope.
— Quelle horrible adversaire…, pensais-je.
Mysty sortit de l’attaque en fumant, brûlée.
Mais alors que Claryss relâcha son attention, le temps d’un battement de cil, une dague gelée fonça dans sa direction et s’enfonça dans sa jambe. Mysty esquissa un sourire victorieux.
— Goûte donc mon poison.
Mysty était capable de créer par magie divers poisons de son choix qu’elle enduisait sur ses armes. Elle n’avait que peu utilisé cette capacité, puisque nos précédents ennemis étaient soit des morts-vivants, soit étaient trop gros pour être affectés par la quantité qu’elle produisait.
C’était sûrement le premier combat difficile contre un humain dans laquelle je la voyais engagée.
Mais Claryss retira la dague et reprit l’assaut. Je me demandais si elle avait un sort pour soigner ce genre de blessure dans son répertoire de prières, mais peut-être n’était-ce pas le cas.
Délaissant ce combat, je revins sur mon adversaire qui avait cessé de pester et de m’insulter de tous les noms. Elle s’essuya la bouche et me fixa droit dans les yeux avec un air hautain.
— Succombe à tes propres faiblesses, elfe !
Je vis trop tard la magie se concentrer dans ses yeux. À force de la voir lancer des sorts d’attaque, j’avais oublié qu’elle était avant tout une mentaliste.
Des motifs magiques s’y dessinèrent et je me rendis compte qu’une magie venait de me traverser l’esprit. J’ignorais laquelle à vrai dire. Je fermais les yeux et pendant quelques instants je me tins à l’écoute de mon être pour savoir ce qui y avait changé.
Mais je ne vis aucune différence.
Elle avait échoué. Mon esprit était tout simplement trop fort pour elle.
— Peu importe tes tentatives, je te détruirais toi et tous les autres démons, dis-je avec confiance. Si je suis la dernière elfe encore en vie, je serais donc la plus puissante des elfes ! Appelle donc ta Reine, je m’occuperai de son cas également.
Mes paroles irritèrent la succube. Elle semblait particulièrement dévouée à sa reine démon. Bien sûr, j’essayais de l’irriter pour la pousser à commettre des erreurs.
À cet instant, j’étais décidée à remporter la victoire, j’ignorais jusqu’à ma propre douleur.
Quelques os brisés, qu’est-ce donc pour moi ?
J’inspirai et m’avançais vers elle d’un pas lent et décidé. Je pris par surprise aussi bien mon ennemie que Naeviah qui marmonna derrière moi :
— Eh, tu fiches quoi au juste ?
Je n’avais pas besoin de lui expliquer, je pouvais m’occuper de cette succube toute seule.
Yvelyn fit apparaître sa lame noire et bondit sur moi en tenant son ventre.
— Pauvre sotte !
J’interposais mon bouclier magique qui avait eu le temps de se régénérer pendant notre échange, il se brisa immédiatement ; la lame poursuivit dans sa lancée, elle trancha de mon épaule à mon flanc dans une entaille oblique.
Au même instant, mon visage fut recouvert de sang de mon ennemie ; ma dague venait de trancher la gorge de la succube. Ignorant la douleur, je l’enfonçai dans son bras et fit exploser la magie. Il se détacha et tomba au sol.
— Hahahahaha ! me mis-je à rire. Tu pensais m’avoir avec juste ça ?! Retiens bien mon nom, pauvre débile !
Malgré le sang qui s’écoulait de ma blessure, je lui portais un coup de poing en plein visage.
— Je suis FIALI ! La dernière des elfes ! La porteuse d’Abysse !
Un nouveau coup heurta le ventre de la succube. Ma main s’enfonça dans la blessure et je sentis le contact visqueux avec ses entrailles.
Je vis du coin de l’œil que Mysty venait de finir son combat. Esquivant un coup de griffes de Claryss, devenue bien plus lente en raison du poison, elle lui enfonça le dard de sa queue dans la poitrine. La grande prêtresse reprit forme humaine et tomba au sol inconsciente.
De son côté, Tyesphaine était passée aux choses sérieuses. Arrêtant d’hésiter, elle entailla le bras de son adversaire, lui porta un balayage du pied pour le faire tomber, puis lui asséna un coup de bouclier pour l’assommer. C’était brutal, plutôt inattendu de la belle et élégante Tyesphaine. Mais le résultat était là.
— Fiali !! Tu fiches quoi bon sang !!! hurla Naeviah avec des yeux inquiets.
Ignorant la succube tombée au sol qui se contorsionnait de douleur, je me tournais vers mon amie et levait les épaules.
— Bah quoi ? Je m’occupe d’elle, c’est tout.
Imprégnant la magie dans ma lame, je posais le pied sur Yvelyn et d’un coup ferme lui tranchait une aile. Elle hurla.
Alors que j’allais faire de même avec la seconde, Naeviah m’attrapa par derrière.
— Arrête ! Tu saignes abondamment. Tu es en train de te tuer.
— Allons, allons. C’est trois fois rien.
Profitant de la dissension dans nos rangs, Yvelyn s’échappa et fonça vers l’arche. Prononçant quelques paroles en abyssal, elle commença à l’activer. Les lignes au sol se mirent à briller et je vis qu’elles convergeaient vers le portail.
Elle avait décidé de fuir en laissant tomber son projet. En l’activant, même un bref instant pour repartir chez elle, elle allait sûrement gaspiller le travail d’années de sacrifices.
Je ne comprenais pas pourquoi elle ne se téléportait pas comme l’autre fois. Je compris plus tard que cette propriété présente dans la salle de sacrifice ne permettait pas d’en revenir, c’était une simple procédure de fuite reliant au sanctuaire démoniaque.
Dommage pour Yvelin.
— Qu’est-ce que tu racontes, ton cœur a été sûrement touché !
— Soigne-moi au lieu de me crier dessus. En plus, elle va s’enfuir. Il faut que je lui apprenne que ce n’est pas bien de s’en prendre à nous.
J’entendis la succube marmonner à distance :
— Ça… n’aurait pas dû se passer ainsi… ma magie… elle a fonctionné… je devais simplement exacerber… son pire péché… Pourquoi ?
Je ne pus m’empêcher de rire. Je n’avais donc pas de péché ? Quelle précieuse découverte !
Yvelyn s’accrochait frénétiquement à l’arche alors qu’elle attendait son ouverture.
« Venus de par-delà des limbes et des confins du temps, Ô Chaos Primordial, Essence des Ténèbres Originelles, entends mon appel… »
Malgré l’étreinte de Naeviah, je me mis à incanter mon plus puissant sortilège.
Yvelin devait disparaître, elle et son portail. Elle devait comprendre que nul ne devait oser s’opposer à moi et à mes amies !
C’était les pensées qui s’agitaient en moi. Je comprendrais plus tard que j’étais bel et bien sous l’influence de son sort.
Mon principal péché était…
…
L’orgueil.
Naeviah me lâcha alors que des vents magiques se déchaînaient autour de moi.
Aussitôt, je tendis les mains sur lesquels apparurent des pentagrammes magiques. Une sphère rouge sang se forma devant moi, illuminant mon visage d’une lueur funeste.
J’étais décidée à faire tout partir en fumée.
— Vite ! Évacuez le baron et la Grande Prêtresse ! Je m’occupe de cette idiote ! cria Naeviah en panique.
Elle savait ce qui allait se produire, cette fois encore.
« Devant moi se dresse l’infâme, que l’Innommable m’ouvre ses bras et me tende les clefs. J’en appelle aux Abysses des éons… »
Un point noir se forma au centre de la sphère. Rapidement, il prit la forme d’un œil reptilien. Des effluves de magie de ténèbres s’échappèrent de ce globe oculaire et des tentacules semblaient s’en extirper.
— Pitié ! Pitié !!! Je ferais ce que vous voudrez ! Je… je peux me mettre à votre service ! hurla la succube.
Elle se rendait compte être dans une impasse. Elle s’agenouilla.
Ces paroles me rendirent heureuse. Quelle joie de voir un ennemi si redoutable me supplier de lui laisser la vie sauve.
J’en étais si euphorique que je ne sentis même pas la magie curative de Naeviah fermer une partie de mes blessures. Dans mon état, je ne me rendais pas compte à quel point ma blessure était profonde.
À l’intérieur du sanctuaire, c’était une véritable tempête de magie. Les lignes d’activation du portail démoniaque étaient presque toutes allumées.
— Désolée, c’est trop tard. Je ne peux plus annuler mon sort. Les ténèbres ont faim, elles veulent la destruction. Mais tu dois bien savoir ce que c’est… Démon !
Mon sourire était ironique mais je ne mentais pas. À ce stade, je ne pouvais plus que décharger mon sort.
Mes bras se recouvrirent de tatouages rouges luisants, tandis qu’un cercle magique apparut à mes pieds.
Je sentis les bras de Naeviah m’enlaça la taille. Elle cherchait sûrement l’endroit le plus sûr pour se mettre à l’abri, sans m’abandonner.
Le nom de mon sortilège s’inscrivit au dos de mes mains.
« Hylfan’Lisith (Abyssal Profanation) !! »
Un vortex de ténèbres quitta mes mains et se dirigea vers le portail.
— AAAAAAAAAAAAAAAHHHHH !!!
Le hurlement de la succube entra dans mes tympans alors que tout se fissura au passage de la sphère de ténèbres.
Puis, tout devint noir. L’explosion fut aperçu de loin, les citadins contrôlés qui affluaient vers le sanctuaire s’arrêtèrent pour l’observer. La majeure partie de l’édifice tomba en poussière et un trou de quelques mètres de profondeur se trouve encore à ce jour à l’endroit où l’explosion se produisit.
Le sort d’Yvelyn prit fin avec sa mort, je repris mon état normal et m’écroulais en sombrant dans l’inconscience, à cause de la fatigue et des blessures.
On me rapporta les faits suivants : avant que le reste de l’édifice ne nous ensevelisse Naeviah et moi, elle m’entraîna à l’extérieur.
— C’est vraiment une habitude détestable que la tienne ! Arrête d’essayer de nous enterrer, bon sang !!
J’imagine que c’était ce qu’elle avait hurlé à cet instant.
Le sanctuaire, le portail démoniaque, Yvelyn et le contrôle qu’elle exerçait sur la région, tout prit fin avec mon redoutable sortilège.
Moroa était à nouveau libre.