Après notre combat contre la succube Yvelyn, j’étais restée deux jours complets endormie.
À mon réveil, j’eus droit à des sermons de mes camarades inquiètes. Honteuse de moi-même, je n’avais pas essayé de me justifier. Peu à peu, j’avais réalisé de ce qui s’était réellement passé.
La magie mentale… quelle horreur !
Cela dit, cette magie révélait plus de la magie démoniaque que de celle mentale, donc une forme de magie interdite connue des démons et transmise aux humains qu’ils estiment utiles. Son utilisation était contraignante pour le corps, mais je supposais que les démons, eux, pouvaient l’utiliser sans contraintes.
Malgré la magie de soin, mon état avait été grave. L’entaille que j’avais subi à toute fin m’avait tranchée profondément, d’après ce que m’expliqua Naeviah. De plus, j’avais des os cassés.
Mais, là où avec la chirurgie et la médecine, il m’aurait fallu des mois de convalescence, à mon réveil je n’avais déjà presque plus rien, juste des douleurs fantômes. Les mondes de fantasy sont tellement pratiques à cet égard.
Naeviah n’étant pas réellement une spécialiste de la magie curative, il lui avait fallu beaucoup de temps pour restaurer « ce qui était détruit à l’intérieur ». J’avais déduit lors de cette explication que les connaissances anatomiques des prêtres n’étaient pas réellement précises, mais au fond ils n’en avaient pas réellement besoin : leur magie opérait quoi qu’il en fût.
Malgré les protestations, exagérées à mon goût, je sortis du lit ce matin-là. Jamais en deux vies je n’avais dormi aussi longtemps d’un seul coup, j’avais l’impression d’être assommée par le sommeil.
Profitant de mon réveil, Claryss nous convoqua dans ses quartiers. Après toute cette affaire, on m’avait expliqué qu’elle avait insisté pour continuer de nous loger et s’était excusée de nombreuses fois… en fait, à chaque fois que les filles l’avaient croisée.
L’ambiance dans le monastère était pesante, c’était encore plus silencieux qu’auparavant.
— Si une partie de la ville n’a pas été contrôlée, m’expliqua Naeviah chemin faisant vers le bureau de Claryss, au monastère toutes étaient sous son charme. Cela faisait des mois que la succube était installée ici, elle a débuté par cet endroit son plan d’invasion.
— Ce qui explique qu’elles soient toutes tendues et qu’elles nous saluent sans nous regarder.
Celles que nous croisions ne manquaient pas de nous saluer. D’après ce qu’on m’avait expliqué, nous avions été reconnues comme les sauveuses de la ville. Le baron Bellagant et Claryss avaient été aux premières loges pour savoir ce que nous avions fait pour Moroa, personne ne les avait remis en doute.
Et même si j’avais détruit le sanctuaire, au final, cette action avait plutôt rendu service à la baronnie. Reprenant conscience soudain et réalisant qu’ils vivaient depuis une vie à côté d’un portail démoniaque inactif, sa destruction avait empêché une exode de la population apeurée.
Même si j’étais encore un peu honteuse, c’était un mal pour un bien, une part de moi était fière.
— La magie de destruction, y a que ça de vrai…, marmonnai-je.
Mais, aussitôt, l’index de Naeviah s’enfonça dans ma joue.
— Je ne veux pas t’entendre dire ce genre de choses ! Espèce de maniaque de la magie des ténèbres !
Elle se plaça devant nous les mains sur les hanches et me jeta un regard noir.
Ces mots m’avaient échappés au moment où j’avais repensé à tout ce qui s’était passé.
— Hein ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda Mysty.
— Fiali…, dit Tyesphaine d’une petite voix implorante.
Je détournai le regard en me grattant la joue.
— C’est sorti tout seul…
— Nous n’en avons pas fini toi et moi ! Je ne suis pas ton infirmière attitrée ! Si tu ne fais pas attention à ta propre condition, la prochaine fois j’arrêterai de m’occuper de toi, tu m’entends !
Naeviah me pointait à nouveau de son index. Je me mis à me gratter l’arrière de la tête nerveusement.
— On en reparlera dans un tonneau juste toutes les deux.
— Kyaaa !
Elle ne put s’empêcher de réagir en reculant.
— Tu… tu… !
— Encore le tonneau ? se plaignit Mysty en passant les bras derrière la tête. Faudra qu’on s’en fasse un toutes les deux, vous me rendez curieuse.
— C’est pas la question ! cria Naeviah.
Tyesphaine se mit à rire timidement face à notre spectacle. Heureusement, nous étions seules dans le couloir.
— Bah, en tout cas, moi, je t’ai trouvé super classe ! me dit Mysty. J’pensais pas que t’étais ce genre de filles ! Hé hé ! Tu veux que je t’avoue un truc ?
Mysty passa son bras autour de mon épaule dans un mode de confession amicale, voire intime. J’acquiesçai brièvement.
Elle me chuchota à l’oreille, sans aucune pudeur :
— Tu m’as même un peu excitée. Tu étais si classe ! Hihihi !
Je ne pus m’empêcher de rougir.
Cette aura dakimakura m’apportait bien trop d’attention à mon goût ! Mais cela faisait quand même plaisir de recevoir des compliments, Naeviah n’avait pas arrêté de me sermonner depuis mon réveil et, même si Tyesphaine m’avait simplement expliqué la situation, j’avais bien compris à son regard inquiet qu’elle était totalement d’accord avec Naeviah.
Je réalisais à cet instant, toutefois, que j’avais commis moi-même un impair.
Alors que Mysty se sépara de moi en souriant et en attirant la curiosité des deux autres, je m’inclinais en formant un angle droit.
— Je suis sincèrement désolée de vous avoir inquiétées ! Ce n’est pas forcément le bon endroit pour en parler, mais… je n’étais pas moi-même à cet instant.
Ne l’étais-je pas ? Elle n’avait fait qu’accentuer un de mes défauts, mais c’était bel et bien une partie de moi.
Néanmoins, un tel raisonnement philosophique n’aurait aidé en rien mes excuses, je préférais leur donner la version simple.
— Je l’ai entendue parler d’un sort « d’Exacerbation des Péché » ou un truc du genre, continuai-je. Je suppose qu’elle ne s’attendait pas elle-même à ce que je réagisse de la sorte.
— Exacerbation des pé… Tu es donc une suicidaire au fond de toi ?
Je me redressai et, tout en me grattant la tête, je répondis par un sourire forcé : on pouvait voir les choses ainsi.
— À cet instant, mes sentiments avaient pris le dessus. Je voulais juste la tuer pour protéger tout le monde. Je ne pensais plus aux conséquences, dont ma propre sécurité.
En réalité, je me rendrais compte après cette conversation, que je ne pensais pas tant à la protection des innocents qu’à ma propre gloire. Être confronté à ses vices est une chose difficile, bien peu arrivent à les accepter. Le mien était l’orgueil, c’était peut-être celui qu’il était le plus facile à accepter, puisqu’il reposait sur une haute estime de soi, mais c’était aussi ce qui le rendait si difficile à combattre.
Lorsque j’avais lancé mon sortilège final, ma seule pensée avait été : « Tu pensais pouvoir te mesurer à moi, pauvre misérable ? ». Il n’y avait malheureusement eu de place pour les autres dans mon cœur, ils n’avaient été qu’une excuse pour justifier mes actes de destruction, excuse dont je m’étais moi-même persuadée à mon réveil.
— Quoi qu’il en soit, je ne le ferais plus, promis ! dis-je en joignant mes mains. Et vraiment, sincèrement et absolument désolée !
À part m’excuser, je ne pouvais rien faire de plus.
Mysty m’enlaça amicalement.
— T’étais cool, mais je préfère que tu restes en vie quand même. La prochaine fois tente d’être cool et de pas te faire blesser, OK ?
Elle me donna une bise sur la joue et se sépara de moi. Bien sûr, non seulement moi, mais également Naeviah et Tyesphaine étions devenues rouges.
Mais il s’agissait de Mysty, Naeviah allait ouvrir la bouche pour lui reprocher son attitude, mais laissa tomber. À la place, elle croisa les bras et prit une attitude hautaine.
— Bah, si tu étais sous l’effet d’un sort mental démoniaque, je suppose qu’on n’y peut rien. Je t’excuse pour cette fois, mais ne prends pas l’habitude de me voir comme ton infirmière, qu’on soit d’accord.
— T’inquiète, je ne te vois pas comme ça.
Néanmoins, je ne pus empêcher mon imagination de l’habiller d’un costume d’infirmière…
Les regards se tournèrent vers Tyesphaine. Elle était rouge, troublée au point de croiser ses mains devant elle, elle essaya trois fois de dire quelque chose avant de simplement me poser la main sur l’épaule et de lever le pouce.
— Ex… Excusée…
— Toi alors ! Tu n’as rien d’autre à dire ?
— Laisse-la tranquille, Naeviah, tu sais bien que Tyesphaine est timide.
Elle acquiesça en hochant frénétiquement la tête. Je ne pus m’empêcher de rire de son attitude adorable. Je préférais cette Tyesphaine-là.
L’ambiance redevenue un peu plus légère après avoir mis les choses au point, nous arrivâmes au bureau de Claryss.
Contrairement à notre arrivée, elle nous reçu seule, il n’y avait pas d’apprentie cette fois. Elle nous invita à nous asseoir et nous offrit du thé et des parts d’un gâteau au chocolat délicieux.
— Je ne pourrais jamais assez vous remercier pour ce que vous avez fait, mais profitez autant que vous le désirez de notre hospitalité. Vous êtes les héroïnes qui nous avez sauvés !
Il était inutile de refuser, cela n’aurait crée que plus d’embarras.
Je pris une cuillerée de gâteau, c’était sûrement le meilleur dessert que j’avais mangé depuis ma réincarnation, il me rappelait ceux des bonnes pâtisseries tokyoïtes.
— Whoo ! C’est super bon !
Mes trois amies hésitaient sûrement un peu, mais Mysty la première fut convaincue par mon initiative. Craignaient-elles du poison ou quelque chose du genre ?
— Merci. Je l’ai fait avec un cacao qui vient de loin. Je n’étais pas sûre du dosage de sucre…
La Grande Prêtresse prit un air embarrassée qui me rappelait celui d’une jeune fille, âge qu’elle avait depuis longtemps passé.
— Mignonne…, marmonnai-je.
Mais aussitôt, Naeviah me donna un léger coup de coude dans le flanc. Claryss ne m’avait pas entendu, manifestement. Je n’y pouvais rien si elle l’était, les mots avaient échappés à mon contrôle.
— Mmmm ! C’est vrai qu’il défonce ! Dis, dis ? Je pourrais avoir la recette ? J’suis prête à l’échanger contre une autre.
— Tu cuisines à l’instinct, Mysty. Tu as réellement des recettes à transmettre ?
Elle pensa à mes paroles, puis sourit en guise de réponse. Elle n’en avait pas.
— Bien sûr… Je ne demande rien en échange, vous pouvez l’avoir, ainsi que toutes les autres.
Elle prit un livre sur un coin de table. Il n’était pas collé, une cordelette reliait les pages, il avait tout l’air d’un journal de note.
— C’est mon bréviaire de cuisine. Vous pouvez le prendre, je vous l’offre.
— Nous ne voudrions pas…
— N’ayez crainte, j’ai placé une copie dans notre bibliothèque. Vous pensez bien qu’une fidèle de Nyana ne saurait écrire qu’un seul et unique exemplaire de son œuvre, la Déesse nous en voudrait de perdre le savoir.
C’était une explication logique. Je fus sensibilisée à cet instant quant aux difficultés dans un monde sans technologie de pointe de ne pas perdre les savoirs. Si la bibliothèque du monastère prenait feu un jour, ce serait une terrible perte pour le monde.
D’où l’intérêt des copies.
— Whooo ! C’est trop cool ! Merci !
Mysty se leva, enlaça la grande prêtresse qui parut choquée, puis rougit et sourit avec joie. Qu’une inconnue se permette d’être aussi amicale, je comprenais qu’il y avait de quoi être perturbée.
— Vous êtes… amicale…
— Hein ? J’aurais pas dû ?
— Non… non… c’est bon… même les apprenties ne le font pas… snifff…
La fin de sa phrase était à peine audible pour moi, je doutais que les autres l’aient entendue, mais malgré tout, sans comprendre, par simple empathie, Mysty finit par la reprendre dans ses bras.
— C’était pas ta faute, dit-elle en lui tapotant le dos. Puis, le problème est résolu maintenant, faut aller de l’avant.
Ces paroles furent la clef qui ouvrit la boîte de Pandore.
— J’ai… tellement honte… Ouinnnn ! Tout est… de ma faute ! Je suis la chef ici ! OUINNNN !!
Elle se mit à pleurer à chaudes larmes sur l’épaule de Mysty qui lui caressait l’arrière de la tête à la manière d’une grande sœur.
La vraie personnalité de Claryss était moins autoritaire et plus craintive que ce qu’elle m’avait parue. À moins que ce ne fût le regret qui la faisait se comporter ainsi.
J’observais avec interrogation Naeviah et Tyesphaine, toutes les trois nous ne savions pas vraiment comment réagir. Mais, me sentant coupable également, je me levai et je l’enlaçais par derrière. En réalité, j’avais tout aussi besoin de câlins. Je me sentais un peu triste et démoralisée, sans trop savoir pourquoi.
Mon accolade ne fit que redoubler ses larmes. Nous distinguâmes dans ses sanglots qu’elle nous remerciait de l’excuser, qu’elle aimerait nous avoir comme pensionnaires au monastère et qu’elle regrettait tout ce qui s’était passé.
J’avais envie de lui dire que le tort à notre égard était finalement moindre. Nous étions aventurières, nous n’allions pas lui tenir rigueur pour quelques blessures. Mais je compris rapidement qu’elle parlait des autres victimes en réalité.
Lorsque le calme revint, quelques temps plus tard, elle posa sur la table basse un livre relié en cuir avec des fermoirs. Les pyrogravures sur la couverture étaient fines et élégantes.
— C’est le livre que vous cherchiez. J’ignore totalement ce qu’il y a dedans. Il pourrait s’avérer inutile à votre but, mais, quoi qu’il en soit, il vous appartient désormais.
— Oohhh !
Je ne pus m’empêcher de tourner les pages pour dévoiler les lignes élégantes et sinueuses de l’alphabet elfique.
— Il était dans mon bureau depuis le début. Comme ma prédécesseur, j’ai essayé d’en percer les mystères, aussi cela faisait quelques années déjà que je le gardais dans ma bibliothèque d’étude personnelle. Quand la succube a appris que vous veniez pour ça, elle s’est empressée d’aller le cacher pour vous garder dans le coin plus longtemps possible…
Les recherches des archives étaient un simple mensonge. Depuis le début, Claryss aurait pu nous le donner si elle n’avait pas été sous l’influence d’Yvelin.
Claryss prit un sac en toile derrière son bureau et nous le tendit.
— Je… C’est des cadeaux pour vous récompenser… même si, en toute honnêteté, c’est surtout des objets magiques qui nous rappellent les crimes que nous avons commis et que nous souhaiterions voir loin de nous.
Je pris le sac puisque mes collègues hésitaient.
— Grande Prêtresse ?
— Appelez-moi Claryss, s’il vous plaît. Vous êtes plus digne de ce titre que moi, vous savez ?
Il faudrait beaucoup de temps avant qu’elle ne s’en remette, je m’en rendais bien compte.
Naeviah ne parut pas enchantée par cette remarque, mais passa dessus.
— Vous devez vous reprendre, finit-elle malgré tout par dire. Votre sens de la culpabilité est tout à votre honneur, mais vous êtes le guide moral de ce monastère. Les nonnes et les prêtresses sont toutes moralement à terre. Il ne faudrait pas que cet état demeure et qu’une autre créature n’en tire profit.
C’était effectivement un risque. Mais cela aurait été réellement malchanceux de leur part d’attirer une deuxième fois une créature aux capacités mentales. Néanmoins, Naeviah avait raison, il fallait aller de l’avant et faire ce qui devait être fait.
— Merci, Naeviah. Vous avez tout à fait raison. Veuillez excuser mon moment de faiblesse, vous m’avez pris de court. Il faudra du temps pour que nous acceptions avoir été manipulées à mauvais escient. La succube a laissé de profondes blessures dans nos rangs, il nous faudra faire acte de contrition envers les citadins…
— Ils étaient aussi coupables que vous, dis-je. Même si en vrai, vous culpabilisez tous pour rien : la seule et unique coupable était Yvelyn. Vous étiez les victimes.
Naeviah plissa les yeux et me fixa. Je n’en compris pas vraiment la raison à cet instant.
— Vous avez probablement raison, Fiali, mais les souvenirs n’ont pas disparus et même si nous ne dirigions pas nos actions, nous avions toutes l’impression d’être nous-mêmes lorsque nous avons commis tout ces odieux crimes. Mais trêve de plaintes, la spiritualité est le domaine des ecclésiastes, vous êtes des aventurières. Vos aventures ne s’arrêteront sûrement pas ici.
Elle m’invita à ouvrir le sac.
— Ce sont les affaires des malheureuses victimes dont notre sœur Sabine. Comme je le disais, ce serait hypocrite de vous dire qu’il s’agit d’une récompense alors qu’il s’agit d’objet que nous préférons éloigner de nous.
— On va les prendre. Pas vrai, les filles ?
Je ne savais pas si c’était par gentillesse ou cupidité, mais Mysty était disposée à accepter ce dédommagement. Je ne m’y opposais pas. Au fond, c’était du gagnant-gagnant, tous les parties en profitaient. Il était de toute manière impossible de rendre ces objets à leurs descendants, personne ne savaient où ils habitaient et on avait même perdu les noms de certaines victimes.
— Nous resterons une semaine encore, décida Naeviah. J’espère voir des améliorations d’ici notre départ.
Sur ces mots, elle se leva et prit congé. Nous étions encore toutes les trois étonnées de cette initiative qui sonnait comme un ultimatum, mais la suivîmes et retournèrent dans nos chambres.
Le lendemain aurait lieu les rites funéraires pour les victimes tirés hors de la salle de sacrifice. Cette dernière ne fut pas rendue publique, mais on nous informa que le baron avait l’intention de l’ensevelir. J’espérais juste que cela n’activerait pas une quelconque magie.
Parmi les victimes, nous apprendrions que figurait non seulement mère Sabine, une des prêtresses du monastère dont on nous avait déjà parlé, mais aussi une demi-douzaine de nonnes. En fait, il s’agissait de toutes celles qui avaient réussi à résister à l’influence néfaste de la succube.
Lorsqu’on nous avait parlé des disparitions, ces filles n’étaient pas incluses, les citadins ignoraient tout de ce qui se passait au monastère. Pendant des mois, même si elles se souvenaient de leur mort, voire en étaient responsables, elles ne pouvaient les pleurer ou les regretter car la succube avaient fait disparaître leur sens de la culpabilité.
D’ailleurs, en parlant de ce dernier, Naeviah me remonta une fois de plus les bretelles, comme qui dirait. À peine de retour dans notre chambre, elle me dit :
— Je comprends que tu tiennes pour unique responsable la succube, mais tu ne peux réellement pas comprendre leur détresse ?
Elle me prit un peu par surprise.
— Euh… tu parles de ce que j’ai dit avant ? En effet, je pense qu’il est improductif de culpabiliser par rapport aux actions effectuées sous contrôle mental. Par contre, leur peine me touche quand même.
— À la bonne heure !
Naeviah avait l’air fâchée, elle avait ses mains sur les hanches.
— Tu aurais préféré que je leur dise qu’elles étaient coupables parce qu’elles avaient permis à une créature démoniaque de pénétrer leurs esprits ? Personnellement, je ne le pense pas. Tout le monde a des faiblesses, les démons ne seraient pas des démons s’ils n’étaient pas capables de les exploiter.
— Whaaa ! Vous parlez de choses compliquées ! C’est pas comme l’a dit Fiali ? C’est pas la succube la méchante de l’histoire ? nous interrompit Mysty.
Je dirigeais la main en direction de Mysty tout en continuant de fixer Naeviah, l’air de lui dire : « tu vois ? ».
— Je n’ai pas dit ça non plus. Bien sûr, la plus fautive est la succube, mais il y a toujours une part de faute de la victime d’avoir laisser la magie l’influencer.
— Tu penses peut-être être immunisée ?
J’étais un peu irritée par cette manière de voir les choses mais je comprenais où elle voulait en venir : elle m’accusait de ne pas éprouver assez de regrets quant à ce que j’avais fait.
En réalité, je n’en avais aucun.
Bien sûr, je n’aimais pas voir mes amies inquiètes pour moi mais, si c’était à refaire, j’aurais fait de même. Malgré les risques, j’avais pu vaincre une succube et détruire un portail infernal, qu’avais-je à me reprocher au juste ?
Et même si les décombres m’avaient ensevelie, cela aurait été une action héroïque malgré tout.
— Je ne pense pas l’être. Mais quand je vois la facilité avec laquelle tu acceptes tes propres faiblesses… non, ton défaut, ça me laisse perplexe.
— J’étais sûre que le vrai sujet de débat était celui-là… D’un autre côté, tu as essayé de combattre Yvelin au corps-à-corps ? C’était un sacré morceau, je t’assure. Avec ma dague pourrie et sa force de sauvage, si je n’avais pas pris de risque nous serions toutes mortes. Il s’est passé ce qui s’est passé, je ne vois pas lieu de culpabiliser d’avoir fait ce qu’il fallait.
Puis il y avait eu le risque qu’elle décidât d’appeler des amis à elle en ouvrant malgré tout le portail. Quitte à tout perdre, elle aurait pu nous éliminer et reprendre son œuvre depuis le début. À cet instant, j’en venais à me demander si plutôt que fuir, elle n’avait pas cherché à nous tromper et appeler des renforts ; au fond, c’était un démon, la tromperie est leur religion.
Mais nous n’aurions jamais confirmation à ce sujet.
— C’est pas la question, tu…
Naeviah n’eut pas le temps de finir sa phrase que ma tête et la sienne se heurtèrent en même temps que nos lèvres se touchèrent. Cette fois, il n’était pas question d’un peu, elles étaient réellement collées les unes contre les autres.
Avant cet impact forcé, j’avais senti une main derrière ma nuque.
Nous restâmes quelques instants sans réaction, puis nous séparâmes brusquement.
— Arrêtez !!
Tyesphaine essayait de crier mais puisqu’elle n’avait pas l’habitude c’était un cri timide.
— Je… Vous êtes des idiotes…
Je supposais qu’elle avait voulu mettre fin à notre dispute en nous cognant la tête l’une contre l’autre mais elle s’était quelque peu trompée. Nos fronts s’étaient à peine heurtés, mais malgré tout, rouges de honte, nous nous mîmes à nous frotter le front comme s’il avait été douloureux.
— Haha ! C’était un joli baiser ! dit Mysty sans délicatesse. Par contre, arrêtez vraiment, regardez la pauvre Tyesphaine.
Prenant conscience de ce qu’elle avait fait, elle venait de tomber à genoux et se cachait le visage.
— On a pigé Nae que t’étais inquiète pour Fiali, mais arrête d’en faire trop. Elle a dit qu’elle recommencera plus. Et Fiali, arrête de faire comme s’il s’était rien passé, tu vois bien que ça énerve Nae. Bref, faites la paix sinon je vous attache l’une à l’autre et je vous ferais faire la paix.
Je ne pus m’empêcher de me demander si Mysty comptait « simplement » nous attacher ou bien nous mettre dans une situation fort embarrassante, mais Naeviah n’hésita pas autant que moi. Les larmes lui montèrent aux yeux et s’en alla se cacher sous sa couette.
Mysty leva les épaules en me regardant, je l’imitais en guise de réponse.
Après m’être excusée un bon millier de fois, la question fut définitivement close.
Dans le sac que nous avait donné Claryss et que nous ouvrîmes lorsque la situation revint à la normale, il y avait l’épée longue de Rorvark. D’un commun accord, on me la remit.
Nous avions récupéré les affaires qui nous avaient été prises au château, mais cette épée-là était magique, même faiblement, c’était mieux que l’épée que nous avions achetée à Ferditoris. Elle était de facture humaine, donc plus lourde que l’épée elfique que j’avais à l’époque, mais bon, elle ferait l’affaire.
La meilleure surprise fut l’objet duquel j’avais tiré l’épée longue : un sac magique !
Enfin !!
En réalité, Claryss aurait pu tout mettre à l’intérieur de ce dernier au lieu de nous donner le sac en toile, mais je compris en l’inspectant qu’elle ne voulait réellement pas le voir. Dans la face intérieur, nous découvrîmes gravé nom de Sabine. Il s’agissait d’une simple besace en cuir avec un fermoir en métal, mais elle avait la capacité d’accueillir l’équivalent de quatre sacs à dos. Les objets qui s’y trouvaient ne pesaient qu’un dixième de leur poids.
Il me fallut néanmoins quelques jours pour en identifier toutes les propriétés. Afin que Naeviah puisse y entreposé sa faux (qui s’était réellement avérée problématique au cours de cette aventure), nous lui le confiâmes.
Parmi les cadeaux, il y avait également une potion de soin que nous gardâmes en réserve au cas où. L’idée était surtout d’avoir quelque chose pour guérir Naeviah ou Tyesphaine dans une situation grave. Mysty et moi n’avions aucun moyen de les soigner autrement.
Il y avait également un parchemin magique. Ces derniers se présentaient comme une page de parchemin dont il fallait lire quelques phrases d’activation pour déclencher sa magie. Même une personne dénuée de capacité magique pouvait l’utiliser. Le sort qui y était inscrit n’était cependant pas à mon goût, il s’agissait d’un sort provoquant la paralysie des animaux aux alentours.
— Sûrement un prêtre d’Ilbertus qui l’a offert au monastère, supposa Naeviah. Et comme le reste, il appartenait sûrement à mère Sabine… C’est pratique en voyage en cas d’attaque de bêtes féroces.
Oui, cela permettait de ne pas les tuer. Sans aucun doute, mon mentor aurait reconnu un « semblant de civilité » chez les humains en le découvrant.
Il y avait également une dague magique qui finit dans les affaires de Mysty. Outre le renforcement de sa lame par magie, elle était capable de revenir dans la main de son propriétaire sur simple mot de commande. Mysty était motivée par lui trouver des utilisations détournées, par exemple, de l’utiliser comme moyen de communication à distance.
La dague pouvait se téléporter dans la main de son propriétaire (qui était défini par un autre mot de commande) jusqu’à une distance d’une bonne centaine de kilomètres. En accrochant un message dessus, soit en écrivant directement sur la lame, il était effectivement possible de l’utiliser comme télégramme.
Je reconnus le caractère astucieux de cette idée.
Il y avait deux autres objets : une ceinture qui rendait son porteur plus fort, que nous attribuâmes à Tyesphaine qui se battait au corps-à-corps. Elle grommela un peu que c’était un objet masculin et qu’elle n’était pas très belle, mais finit par la prendre.
— Je… je vais essayer de la rendre plus jolie…
C’était une bonne solution. Puisqu’elle vénérait la déesse de la beauté, elle devait avoir des règles strictes sur ses vêtements et son comportement, je supposais. Quelques jours plus tard, avec l’aide d’artisanes de la ville, la ceinture n’était plus du tout reconnaissable. Mais elle convenait suffisamment aux critères de notre paladine.
Le dernier objet était une belle trouvaille également. Il s’agissait d’une chemise de mailles. Les anneaux rivetés les uns aux autres étaient fait dans un métal brillant et argenté particulièrement léger. Je n’étais pas experte en métaux mais Tyesphaine écarquilla les yeux en disant que c’était du « Dohif », un métal rare qui était plus résistant que l’acier mais quatre ou cinq fois plus léger. Une sorte de super aluminium, me dis-je intérieurement.
L’armure était magique de surcroît, ce qui la rendait très résistante. Initialement, on voulut que je la prenne, mais je refusais.
— J’ai déjà mon sort d’armure magique et mon bouclier, je pense que celle qui a la défense la plus moindre est Naeviah. Si un jour, elle se fait attaquer pendant que nous sommes toutes à l’avant, elle lui sera utile. Puis, elle est suffisamment légère pour ne pas t’encombrer, et tu peux la mettre même sous tes vêtements.
L’idée fut accueillie par Tyesphaine et Mysty, mais Naeviah ne parut pas si contente. Son regard suspect m’indiqua rapidement qu’elle avait compris : il n’y avait que nous deux pour porter cette armure, les seins de Tyesphaine et Mysty n’y entreraient pas.
Du coup, la porter était comme admettre être plate.
Je lui susurrais à l’oreille dans un moment d’inattention des deux autres :
— J’ai bien vu que tu en as plus que moi. Tu peux accepter l’armure sans souci. C’est moi la plus plate.
Mais elle rougit, me plaqua sur le lit et voulut me crier dessus. À la place, elle se mit presque à pleurer :
— C’est vraiment pas juste !
Remarquant que Tyesphaine et Mysty nous observaient, elle me dit :
— Aide-moi à l’enfiler. J’ai jamais porté d’armure, même au temple. Je trouve ça encombrant et moche, mais je le fais pour vous. Pour que vous ne vous inquiétiez pas !
Je compris que ces mots m’étaient destinés.
C’était de jolis « cadeaux » que nous avions reçus, même s’il y avait eu un lourd tribut de sang pour finalement atterrir entre nos mains.
***
Pendant la semaine, nous reçûmes également une invitation chez le baron.
Lui aussi voulait nous exprimer son éternelle reconnaissance. Yvelyn, parmi ses nombreuses formes, se faisait passer pour Klara. Au début, il avait cru à un miracle, d’autant que Claryss avait appuyé que Klara était effectivement revenue d’entre les morts.
Mais à mesure qu’il se rendit compte de petits détails qui avaient changés chez sa fille, malgré les incroyables capacités d’imitation de la succube, il avait commencé à émettre des doutes. C’était sûrement à cette époque qu’Yvelyn avait fait détruire les épitaphes des cercueils. Elle craignait qu’en les voyant le baron ne finisse par fermer définitivement son esprit.
C’est aussi à cette époque qu’elle avait commencé à être plus invasive dans son esprit. Klara passait des heures seule à seule avec son père, la succube lui lavait littéralement le cerveau, implantant le fait qu’elle était bien Klara, sa fille bien-aimée.
Pendant des années, il avait maugrée son chagrin, il avait refusé les demandes de remariage, souhaitant rester fidèle aux deux femmes de sa vie, mais suite à toute cette affaire, le baron Bellagant nous déclara sa nouvelle résolution au cours d’une entrevue :
— Les idées noires sont les fenêtres par lesquels entrent les démons et les vices. J’aimerai toujours Joana et Klara, je ne les oublierais jamais… mais il est temps d’aller de l’avant. Je dois remplir ce cœur d’amour où je mettrais à nouveau en péril ma population. Grâce à vous, j’ai enfin pris ma décision.
Et suivant cette dernière, pour faire d’une pierre deux coups, il décida d’organiser une fête en notre honneur. La veille de notre départ, la ville entière célébrerait. Le baron distribuerait boissons et nourriture et organiserait une petite réception au château avec juste les plus notables.
Bien sûr, en tant qu’invités d’honneur, nous y étions plus que conviées. On se chargerait de nous habiller et nous pomponner pour la fête.
Cela me gênait au plus haut point, faire la fête avec des nobles… j’avais peur de dénoter. Puis, je n’avais réellement pas envie de diffuser partout dans l’élite du royaume le fait que j’étais une elfe.
Mais y échapper était impossible, malheureusement.
Par chance, j’appris la veille de la fête qu’il y aurait peu d’invités provenant hors de Moroa, pour la simple raison que les messages avaient pris trop de temps pour circuler. Malgré tout, on s’attendait à une bonne soixantaine de convives dont plus de la moitié des nobles et les autres de riches marchands influents.
La semaine fut globalement occupée entre les cours d’elfiques dispensés à Naeviah et Tyesphaine, la lecture du livre en elfique, l’identification des objets magiques, mais aussi des cours de bienséance que me dispensait Tyesphaine pour être présentable à la cour.
Bien sûr, Mysty n’y échappa pas non plus, elle était encore pire que moi ! Par contre, j’imaginais que sa poitrine détournerait un peu l’attention sur ses mauvaises manières… Je n’avais pas cet argument à mettre en avant.
Naeviah connaissait déjà les règles de l’étiquette, elle aida même Tyesphaine à nous les enseigner.
Finalement, les jours passèrent rapidement, le soir précédent la fête arriva. Le planning du lendemain semblait fastidieux et chargé.
Nous devions arriver au château en après-midi pour les derniers essayages. Les robes et les bijoux seraient à nous après la réception, ainsi qu’une récompense (le baron tenait réellement à ce que nous restions jusqu’au bout, il aurait en effet pu nous la remettre avant la fête).
Nous avions également prévu de saluer Harla et son mari, de faire un tour à un orphelinat qui travaillait avec le monastère, de commander les derniers vivres que nous viendrions chercher le lendemain de la fête, en quittant la ville.
Aussi, on pouvait dire qu’avant notre départ, c’était le dernier soir paisible.
Mysty, couchée sur son lit en train d’agiter ses jambes, nous surprit toutes en déclarant :
— Fiali, viens ! On va dans un tonneau !
C’était totalement sorti de nulle part. Nous étions toutes en train de préparer nos sacs pour le surlendemain ou de lire, tout simplement. Cette demande tomba tel un couperet.
— Hein ?
— Bah, j’avoue que j’suis un peu en colère contre toi.
— Ah bon ?
Elle n’avait pas du tout l’air en colère.
— Tu as embrassé Nae et prit un bain avec elle…
— C’était une purification, la corrigeai-je. Et le baiser, c’était une idée de Tyesphaine.
— Tu as aussi fait des choses avec Tyes dans la prison, j’en suis sûre.
Elle m’avait ignorée. D’où lui venait cette certitude au juste ?
— Il n’y a qu’avec moi que tu ne fais rien. Tu me détestes, c’est ça ?
— Euh… ? Je te rappelle que tu dors fréquemment dans mon sac de couchage.
— Justement ! Je suis en manque de Fiali ! Depuis que nous sommes au monastère, on a pas dormi ensemble ! Et vous m’obligez même à porter cette camisole de force !
— Un pyjama. J’y peux rien s’il fait trop froid et même toi tu ne fais moins de somnambulisme…
— Tu m’en veux ! Du coup, je veux prendre un bain dans un tonneau aussi ! Vous n’arrêtez pas d’en parler avec Nae comme si c’était un truc de malade, j’veux un tonneau !
A l’opposé, Naeviah grimaça et s’écria :
— Hééééé ! C’est pas un truc génial du tout ! J’ai été victime de cette elfe délurée !
— Voilà ! J’veux pareil ! J’veux être victime !!!
Mysty tenait des propos de plus en plus incohérents, elle était même un peu enfantine dans sa manière de faire un caprice. Je la trouvais craquante.
Au fond, je n’étais plus à ça près. J’avais dormi tellement de fois contre son corps nu, un bain n’y changerait rien. Puis, je n’avais pas envie qu’elle m’en veuille.
— Bon d’accord, mais il n’y a pas de tonneaux ici, tu sais ?
— Il y en a un ! J’ai tout préparé ! Allez, viens !
— Je décline toute responsabilité, dis-je en la laissant m’entraîner.
— Fiali… Mysty…
Tyesphaine serrait contre elle son coussin et se cachait. Je voyais la vapeur sortir de sa tête.
Naeviah était blême et affichait une expression de dégoût. Elle leva les épaules :
— Tu verras Mysty, tu ne verras plus jamais les tonneaux de la même manière. Tu as été prévenue, moi je l’ai appris à mes dépends.
Mais Mysty était décidée, elle n’écoutait personne. Elle me laissa à peine le temps de prendre de quoi me changer qu’elle me tira jusqu’à la salle de bain.
Elle avait tout préparé : un tonneau avec de l’eau chaude nous y attendait. Il était un peu plus gros que celui que nous avions utilisé pour la purification.
— Tu ne veux pas plutôt te baigner dans le bassin ? C’est un peu stupide d’utiliser un tonneau alors qu’il y a plein de place à côté…
— Tonneau !
Mysty se jeta dedans et me fit signe du doigt de la rejoindre. Je soupirais longuement et finis par me résoudre à y entrer. C’était le soir tard, nous étions seules cette fois encore.
En réalité, j’avais déjà pris un bain, c’était le second de la soirée…
Malgré le froid, Naeviah et Tyesphaine me virent revenir nue en courant dans la chambre. Je n’avais même pas pris le temps de me sécher. Je plongeai au fond de mon lit en tremblotant.
— Plus… jamais avec elle…
— Hein ? C’était bien Fiali, non ? s’étonna Naeviah. J’ai à peine eu le temps de la voir.
— Que… s’est-il passé… ?
Je sortis la tête de la couette.
— Personne ne doit jamais savoir ! PERSONNE !!
Aucune des deux n’osa de suite prendre la parole, mais après peu j’entendis Naeviah qui marmonna :
— C’est Fiali qui… mais… qui est donc cette Mysty ? Gloups !
Ce secret est encore à ce jour bien préservé. Mysty, tu es une fille redoutable !
***
La soirée eut lieu le lendemain de cet incident.
En fait, toute la journée s’écoula à une vitesse incroyable. Je la vis à peine passer.
Les robes qu’on nous avait confectionnées pour la soirée étaient clairement du plus bel aloi : un luxe sans nom, mais je ne voyais pas à quelle occasion je serais amenée à la porter à nouveau. En plus, même dans le sac magique, toutes les quatre prenaient une place incroyable !
Tyesphaine me laissa sans voix dans sa belle robe rose et bleu clair. Son corps était comme taillé pour porter ce genre de vêtements. Ses courbes généreuses et sa taille de guêpe sortait d’un tout autre moule que nous autres roturières.
Le travail des couturières était remarquable, aucune de nous détonait. La robe rouge de Mysty lui donnait un air de femme fatale au cœur de braise. Naeviah portait du noir, elle avait refusé de porter autre chose. Comme je n’arrêtais pas de le penser, ses manières étaient bien trop aristocratiques pour une enfant du peuple. L’éducation cléricale ne justifiait pas tout.
Ma robe était verte et blanche. Sincèrement, j’étais sceptique au début, mais au final elle était très agréable à porter et les nombreux éloges de la soirée me confirmèrent qu’elle m’allait bien.
La ville était en fête également, il y avait des lumières partout. Jusqu’à tard, les citadins dansèrent et burent à notre gloire. Du moins au début, à mesure que l’alcool s’écoulait, on oublia peu à peu le prétexte.
C’était une célébration à la vie, un moyen pour le peuple de décompresser après tout ce qui était arrivé.
Dans le château, un groupe de musicien (local ou non, je l’ignorais) jouait une douce musique classique. Je n’étais pas assez experte pour juger de leur niveau de compétence et, pour être honnête, je n’ai pas eu le temps de beaucoup les écouter.
En tant qu’héroïnes de la cité, nous étions les curiosités autour desquels ces personnalités s’agglutinaient. Je pus cacher mes oreilles d’elfes sous mes cheveux et un chapeau qui allait bien avec ma robe, mais j’étais convaincue que mon stratagème avait été éventé. Par politesse, personne ne m’interrogea à ce propos.
Je ne pus voir mes amies de la soirée. Nous fûmes emportées par le flot festif.
Ce ne fut que tard dans la nuit, alors que le bas peuple avait commencé à retourner dans leurs domiciles que nous parvînmes à nous retrouver sur un balcon. Nos visages paraissaient épuisés, surtout Mysty et moi.
— Nous allons vraiment partir demain… ? demandai-je.
— Pourquoi, tu veux rester ?
Naeviah s’adossa contre la rambarde pour m’observer. Pour ma part, je luttais pour ne pas m’affaler dessus.
— C’est juste que je suis fatiguée… et vous ?
— Épuisée… Sérieux, j’veux plus de ce genre de fêtes ! On arrête pas de me dire que j’cause bizarre, mais que j’suis super mignonne.
— Normal, tu ne parles pas comme tu le devrais, lui reprocha Naeviah.
— C’est une fête… en notre hommage. Mysty peut parler à sa guise, dit Tyesphaine.
La voix de la diplomatie et de l’entente était celle de Tyesphaine.
— Dites, vous aussi vous avez reçu des propositions… de mariage ?
Ma question laissa un blanc, puis :
— Trois de mon côté, répondit Mysty. Des marchands qui aimaient bien mes seins et le fait que j’sais tenir un commerce.
— Quatre… et deux femmes…, avoua Tyesphaine en fixant le sol.
— Deux femmes ? Le mariage est possible entre femmes ?
Ce monde était à ce point tolérant ?
— Raconte pas n’importe quoi, espèce de perverse ! C’était des demandes pour devenir amantes, j’en suis sûre.
Tyesphaine acquiesça.
— Trois aussi de mon côté, reprit Naeviah. Quelle bande de lourds, chaque fois qu’il y a des aventurières, ils tentent tous le coup. En plus, c’est juste de la tromperie, ils ne vont pas se marier avec des gueuses…
Je doutais fort qu’elle le fût mais considérant la véhémence de ses propos, je préférais ne pas la contredire.
Finalement, je vis que leurs regards étaient braqués sur moi. Je me pointais de l’index, elles hochèrent la tête.
Tout en me grattant la joue et en fixant le ciel étoilé j’avouais :
— Dix… et six femmes… et même un cuistot…
Dix-sept au total. Avec l’aura de dakimakura, je ne jouais pas dans la même classe que les autres, je m’en rendais bien compte. J’avais honte, j’avais peur de paraître m’en vanter. Je les trouvais toutes les trois plus belles que moi, je trichais, c’était tout.
En plus, j’avais surtout trouvé cela pénible : avoir dix-sept déclarations à refuser.
Naeviah soupira et secoua la tête. Elle semblait frustrée. Tyesphaine sourit en cachant ses lèvres derrière son poing. Et Mysty m’enlaça par-derrière.
— T’as trop la côte, toi ! Faut qu’on fasse gaffe ou un jour quelqu’un risquera de te chopper pour t’enfermer.
C’était malheureusement un risque. Ma seule consolation était que cette personne ne me ferait pas de mal en principe.
— Tu parles, s’ils la connaissaient, personne n’en voudrait. Le pauvre qui la séquestrerait, je le plains d’avance.
Naeviah et sa langue de vipère.
— Eh oh !!
— Bah, en attendant, c’est nous qui t’embarquons ! J’espère que t’es pas déçu, Fiali. On est que trois. Haha !
— Me charrie pas avec ça, c’était pénible, mais vraiment…
— Hahaha !
Tyesphaine riait de plus en plus fort. Elle était si heureuse que c’en était contagieux. Je me mis à rire aussi et Mysty me suivit.
— Quelle insouciance toutes les trois… Pffff ! Et sinon, quelle est notre prochaine destination, ô noble Fiali ?
— Je vous en parle demain.
— Quel mystère…
— Dites les filles ? Vu qu’y a encore de la musique, on se fait une petite danse ? proposa Mysty.
— Hein ? Mais je sais pas danser moi !
— Dit celle avec 17 propositions… Tyesphaine, apprends-lui. T’es douée pour enseigner et tu as plus de patience que moi avec cette perverse.
— Je suis pas perverse… Mysty l’est plus que moi…
Loin de s’en défendre Mysty fit un signe de victoire avec ses doigts, ce qui désespéra Naeviah.
Sur le balcon où nous étions seules, nous nous mîmes à danser.
Tyesphaine dit à très basse voix pour être entendue de moi seule :
— Tu es notre charmante elfe perverse. Héhé !
Je grimaçai.
— Pas toi aussi, Tyesphaine ?!
Mais, en guise de réponse, elle se contenta de rire timidement.
Le lendemain, nous quittâmes Moroa où nous avions autant de bons et de mauvais souvenirs. Nous nous fîmes la promesse d’y revenir un jour.
FIN ARC 3 – Le vrai monastère de Moroa