Lucilis rajusta une mèche rebelle derrière son oreille. J’étais revenue la voir à notre retour à Ferditoris.
J’avais eu l’impression d’avoir été absente des années durant. Elle m’avait invitée à entrer sans même consulter le baron, cette fois.
Cela m’avait paru plutôt étrange, d’autant plus que nous avions finies par le croiser au détour d’un couloir.
— Dame Fiali est venue me voir, lui avait-elle expliqué.
— Cela fait longtemps, dame Fiali.
Il m’avait fait un baisemain. L’âme japonaise en moi avait toujours du mal à ne pas se sentir gênée par cette pratique mais c’était coutume au sein de la noblesse.
— Bonjour, Monsieur le Baron.
— Lucilis est en congé actuellement, profitez-en pour discuter tout votre soûl.
Le baron était une personne plus gentille que ce que j’avais initialement pensé et plutôt tolérant envers son personnel… à moins qu’il n’agît de la sorte qu’avec Lucilis.
Installées dans un des nombreux salons de l’hôtel particulier, celui que j’avais déjà fréquenté au cours de mes précédentes visites (un des moins luxueux m’avait assuré Lucilis), nous avions commencé à prendre le thé.
— Vous revenez donc du monastère de Moroa ?
— En fait… j’aimerais vous dire que c’est le cas, dis-je un peu gênée. Mais… nous nous sommes perdues et avons fini au nord, dans les Pics des Dragons.
Lucilis me regarda sans afficher la moindre surprise. Au tout début, je l’avais prise pour quelqu’un de froid et de très sévère, mais même si elle s’était révélée être plus accueillante que mes premières impressions, elle restait la domestique d’un noble : elle était éduquée pour ne pas laisser paraître ses émotions.
Son visage était à la fois placide et bienveillant.
Si la noblesse de ce monde était comme celle de mon précédent, laisser paraître ses sentiments et se laisser submerger était une faute à la bienséance, et les domestiques étaient à l’image de leurs maîtres.
— En fait, ça nous arrive tout le temps… Pffff !
Je ne pus m’empêcher de soupirer en laissant tomber mes épaules. Elle pencha la tête de côté d’un air interrogateur et me fixa droit dans les yeux.
Lucilis avait de beaux cheveux noirs corbeau noués en un chignon duquel ressortaient quelques longues mèches qui ornaient son visage. Ses yeux étaient d’un bleu très clair, presque blanc. De même que sa peau qui avait une blancheur soyeuse.
Avec sa petite taille et ses formes, elle était très séduisante.
— En fait, c’est notre plus gros problème : nous n’avons aucun sens de l’orientation.
— Toutes les quatre ?
— Oui ! C’est ça le pire ! Je n’en ai aucun, c’est un fait, mais elles ne sont pas mieux que moi ! Naeviah, une prêtresse d’Uradan, elle est pire encore : elle s’en vante même !
— C’est atypique pour des aventuriers de ne pas avoir de sens de l’orientation, dit simplement Lucilis. Mais j’y trouve un petit aspect adorable.
— Adorable ?
Je me souvenais que certains otaku dans mon précédent monde disaient même que c’était du « statut ».
En vrai, lorsqu’on se perd constamment, on a tendance à l’oublier ce « statut »… D’autant qu’à chaque fois, c’est une réelle source de stress. Seules les personnes qui ne se perdent jamais peuvent le voir autrement que comme une gêne.
— Oui. On dirait un peu… Si vous le permettez ?
— Oui, bien sûr. Je pense qu’on peut dire que nous sommes amies à présent. Vous pouvez me dire ce que bon vous semble, Lucilis.
La soubrette me porta un regard plein de gentillesse, c’était sûrement une des premières fois (voire la première) que quelqu’un lui disait ce genre de choses… je supposais.
— C’est fort aimable de votre part, mon amie. Je vais donc vous prendre au mot.
Elle prit ma main délicatement et la mit entre les siennes tout en me fixant droit dans les yeux.
— Ce petit travers un peu enfantin ne fait qu’accentuer votre douce beauté. Je suis curieuse de savoir si vos compagnonnes de voyage sont aussi mignonnes que vous.
Aura dakimakura round 2 !
Je soupirai intérieurement, mais décidai d’ignorer ces éloges bienveillants pour répondre à la place à sa question. À cause de l’aura, il était mieux de ne pas développer, je ne savais jamais à quel moment les choses pouvaient déraper.
— Si vous êtes intéressée, Lucilis, je peux vous faire une petite présentation.
— Avec grand plaisir.
Elle retira ses mains et les joignit dans une attitude exprimant l’enthousiasme, mais tout en restant fort mesurée. Je m’arrêtai un bref instant à la considérer, puis commençai à lui expliquer :
— Alors dans l’ordre chronologique de rencontre. Nous avons d’abord, Tyesphaine. Suivant votre conseil, je suis allée à l’auberge de la Perdrix et c’est là que je l’ai rencontrée.
— Le conseil était donc avisé. J’en suis fort aise.
— Oui, merci infiniment.
— Oh ! Je vous en prie, c’est tout naturel. Vous êtes mon amie.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Dans ma précédente vie, j’avais également des amis, je ne pouvais dire, à l’instar de nombre de héros de fictions, que j’étais seule et tout ça, mais cela ne m’empêchait pas d’être contente d’entre ces paroles.
C’était comme s’entendre dire qu’on est mignonne : même si on a l’habitude, ça produit quand même son petit effet.
— Tyesphaine est une noble.
— Ah bon ?
— Oui, mais je ne lui ai pas encore demandé son nom de famille ou ses quartiers de noblesse, j’ai pensé que ce serait indiscret. Peut-être qu’un jour elle en parlera d’elle-même.
— Certes. Délicate intention de votre part, je vous reconnais bien là.
J’en connais d’autres qui ne seraient pas du même avis, mais passons.
— C’est une paladine d’Epherbia, la déesse des fées, de la beauté et des arts. Mais, elle porte constamment une armure noire particulièrement menaçante et elle a la réputation d’être une porte-poisse auprès des autres aventuriers.
— Curieux profil d’aventurier.
— N’est-ce pas ? C’est pourquoi elle était toujours seule. J’ai fini par faire équipe avec elle pour éradiquer la menace des brigands qui sévissaient dans un bosquet au sud… enfin quelque part au sud, désolée, je ne peux être précise lorsqu’il s’agit de localisation.
J’affichais une expression sincèrement gênée. Mon interlocutrice fort compatissante hocha la tête et ne me pressa pas pour en savoir plus.
— En réalité, Tyesphaine porte une armure maudite qu’elle a trouvé dans son héritage familial. Cherchant à fuir un mariage forcé, elle l’a prise dans une réserve de son ancienne demeure. C’est ses propres actions qui ont été la cause de sa solitude.
— Mais c’est également cette armure maudite qui est responsable de votre rencontre à toutes les deux. Comme le disait un grand écrivain : « il n’est de mal dont il ne naisse un bien ».
J’ignorais qui avait dit une telle chose mais je trouvais ces propos bien trop positifs. Néanmoins, Lucilis n’avait pas besoin de savoir que je ne partageais pas cette idée. Sans vouloir la tromper sur mes vraies pensées, elles étaient présentement inutiles ; exprimer mon désaccord n’aurait rien apporté.
— En effet… Après avoir affronté des spectres, nous avons dû prendre la fuite et avons décidé de loger dans une auberge-relais qui s’est avérée être une des bases de l’ennemi. L’aubergiste était de mèche, il attirait les clients et les brigands les dépouillaient pendant leur sommeil. C’est au cours d’une attaque nocturne que nous avons été aidées par Mysty.
— Une seconde compagnonne ?
— Oui, nous sommes quatre à présent. Mysty est une fille du désert, d’après ce que j’ai cru comprendre. Elle est libre comme le vent et très simple. Elle n’a pas l’habitude de s’énerver ou d’angoisser, elle est très facile à vivre.
Bien sûr, je préférais taire les mauvais côtés de mes compagnonnes. Comme le somnambulisme de Mysty.
— Toutes les trois, nous décidâmes d’affronter les brigands. Mysty était intéressée par se joindre à nous puisqu’elle n’avait rien de spécial à faire et était intéressée par la récompense. Mais, après avoir pris la mauvaise direction, nous nous retrouvâmes à l’auberge-relais de nouveau.
— En effet, il semblerait que l’orientation soit réellement un problème pour vous.
— Oui, un problème majeur ! Plus encore que les monstres !
Je soupirais sachant que nous nous perdrions encore nombre de fois dans la suite du récit.
— En revenant à l’auberge, repris-je, il y avait quelqu’un de suspect : une nécromancienne. La pensant être une ennemie, nous nous empressâmes de l’attaquer pour finalement nous rendre compte qu’il s’agissait d’une prêtresse d’Uradan du nom de Naeviah.
— Il est vrai que leur tenue vestimentaire prête à confusion. Mais je suis contente que tout se soit bien fini malgré tout.
— Elle était coriace de toute manière, Tyesphaine pourra en témoigner… La prêtresse s’appelle Naeviah, c’est une fille mignonne (mais faut pas lui le dire), très intelligente mais très exigeante. Elle est un peu l’opposé de Mysty, elle est pas méchante mais difficile à vivre.
— Je pense voir le genre de profil. Et elle a accepté de vous rejoindre comme ça, sans raison ultérieure ?
— Oh ! Mais il y avait bien une raison : les morts-vivants. Les spectres et autres morts-vivants du bosquet indiquaient forcément la présence d’un nécromancien, elle était à sa recherche également. Aussi, elle a décidé de nous prêter main-forte et nous sommes mises toutes les quatre à la recherche du quartier général des brigands et de leur chef nécromant…
Je poursuivis la narration de nos aventures en essayant de les rendre intéressantes et romanesques. Bien sûr, quelques détails gênants furent éludés. Je finis le récit de nos aventures contre les brigands pour sauter à notre voyage au Pic des Dragons.
Lucilis paraissait réellement intéressée, elle posait maintes questions qui me confirmaient qu’elle n’écoutait pas que par politesse. Je supposais qu’une domestique, même avec un maître tolérant, n’était pas en état de voyager et encore moins de vivre des aventures, je lui offrais donc matière à satisfaire sa curiosité.
Les heures s’écoulèrent, j’accompagnais ce thé délicieux avec les biscuits tout aussi délicieux, puis finalement vint l’heure de partir.
— Je reviendrais vous voir à mon retour de Moroa… enfin, si nous passons en ville.
— Ce serait avec grand plaisir. J’espère que vous ferez bonne route cette fois. En tout cas, vous êtes plus souriante que lors de votre précédente visite. Cela me fait chaud au cœur.
Je rougis et la saluai avant de quitter l’hôtel particulier.
Lucilis était vraiment une chouette fille, j’espérais pouvoir lui ramener des souvenirs de mon prochain voyage et surtout de nouvelles histoires passionnantes.
***
Nous avions pris la décision de partir pour Moroa à l’aube, mais finalement personne ne sortit du lit avant le milieu de la matinée.
Le départ de Ferditoris serait donc repoussé au déjeuner.
— Au moins, on pourra s’arrêter pour acheter quelque chose de bon en chemin, avait dit Naeviah.
L’argument nous avait convaincues.
C’était donc un peu avant midi que nous quittâmes l’auberge.
En marchant dans la rue, dans une avenue que je n’avais encore jamais empruntée (probablement), mon attention fut attirée par une étrange source de magie.
Il s’agissait d’une étrange cabine qui n’était pas sans rappeler celles des téléphones publics : cette arcane des temps oubliées ! Enfin, dans mon précédent monde…
Pendant l’espace d’un instant, je me demandai sincèrement si ce n’en était pas une. Enfin, une version magique du téléphone, puisque j’étais formelle quant à son émanation.
Cette étrangeté dans le paysage urbain était composée de quatre parois de verre avec à l’intérieur une statue en bois représentant une jeune femme qui tendait l’oreille.
— C’est quoi ce truc ? demandai-je à mes camarades.
— T’en as jamais vu ? C’est vrai que tu sors d’un trou paumé aussi…
— Il s’agit d’une borne Katalis, répondit Tyesphaine.
— Une borne Katalis ?
Le nom sonnait vraiment bien, on aurait dit un puissant item magique.
— Comment expliquer ça… ? dit Mysty les bras derrière la tête. Désolée, ch’suis pas bonne pour les explications. Tyes, Nae, à vous d’jouer !
Tyesphaine baissa les yeux et se mit à bégayer, aussi c’est Naeviah qui s’y colla. Je commençais à me demander si c’était quelque chose de si honteux, mais en réalité c’était notre paladine qui était un peu lente à trouver ses mots.
— C’est une borne magique qui appartient à la société Katalis. Pour faire simple, les gens peuvent consulter leurs catalogues à divers endroits en ville, puis ils viennent dans ces boîtes, utilisent le mot de commande qui est « Katalis ON »…
Je tiquais à ce mot de commande. On aurait dit de l’anglais, le fameux « ON » de mise en marche.
— Katalis ON ?
— Ouais, c’est ça. Mais faut entrer dans la boîte pour ça marche. Là, tu leur donnes les références du produit et ton adresse et ils viennent te l’amener à la maison.
— Vraiment ?
— Y sont super efficaces ces mecs en plus, dit Mysty. Ils livrent même dans certains coins du désert. Si tu prends un abonnement chez eux, ils peuvent arriver en moins d’une journée. Personne sait comment ils se débrouillent mais ils livrent un peu partout.
— Vous… vous me faites marcher ?
Je n’en croyais pas mes oreilles. C’était quoi cette compagnie dans un monde médiéval fantastique ? L’économie du monde n’était pas globalisé, comment une compagnie pouvait se permettre de livrer dans tous les royaumes, faisant fi des frontières ?
Tyesphaine vint m’apporter un soupçon de réponse.
— Ils ont gagné le soutien de la noblesse… il y a une vingtaine d’années. Ils ont des accords… avec les différents royaumes et paient des taxes. Mais en échange, ils peuvent livrer presque partout.
— C’est dingue quand même ! On dirait une sorte d’A…
— Ouais, j’ai aussi testé, me coupa Naeviah. Cette entreprise est la ruine du commerce normal. Certains ont déjà tenté de les chasser, remontant des doléances aux dirigeants, mais ça n’a que rarement abouti. En plus, ces dernières années pour se développer, ils rachètent des petites enseignes et proposent leurs produits dans leurs catalogues.
— Un artisan de cuir de chez moi passe par eux pour vendre ses armures. D’ailleurs, la mienne vient de là.
Mysty écarta les bras, fit un tour sur elle-même et nous montra son armure de cuir sous tous les angles. Pour qu’une fille avec une telle poitrine puisse se mouvoir aussi agilement en plein combat, assurément, il fallait qu’elle soit de qualité optimale.
Puisque je ne portais pas d’armure, je n’étais pas une grande connaisseuse. Mais je supposais que les guerriers avaient tous leurs artisans de prédilection qui ajustaient mieux certaines pièces, travaillaient certaines d’une autre manière, etc.
C’était comme les sportifs de haut niveau de mon ancien monde : chacun avait ses marques préférées.
— Personnellement, je les aime pas trop, dit Naeviah. Ils prennent trop d’influence commerciale. Lorsqu’ils auront amassé encore plus de puissance, ils pourront s’opposer aux nobles et même aux rois.
— Je suis… du même avis…, dit Tyesphaine.
Sur la base de ce que je connaissais de l’économie de mon précédent monde, je ne pouvais qu’approuver. Aussi, je hochai la tête.
Seule Mysty n’était pas convaincue.
— Vous pensez trop. Y sont super pratiques ! Si là j’ai besoin d’un piolet d’escalade, ch’suis sûre que j’peux me le faire livrer à Moroa pour l’avoir à mon arrivée.
— Sans aucun doute, dit Naeviah. Pour être efficaces, ils le sont. Au point d’être flippants.
— Et pour le paiement, ils font comment ? demandai-je. Il y a un système de carte ? Ou alors c’est la statue qui récupère l’argent ?
Je plissais les yeux en fixant la statue. Si on suivait la logique des commandes en ligne de mon ancien monde, elle devait être capable de faire au moins ça.
Mais Naeviah se mit à rire.
— C’est quoi ces idées loufoques ? Haha ! T’es parfois si bête pour une magicienne !
— Eh oh !
— Elle ne connaît pas… elle vient de la forêt…
Tyesphaine s’empressa de me défendre, tandis que Mysty me tapota l’épaule. J’avais soudain l’impression qu’on me prenait de haut, comme la petite campagnarde fraîchement arrivée en ville.
— Tu pensais à quoi avec ton idée de carte ? J’connais pas ce système.
Je ne comptais pas leur révéler le système des cartes bancaires, aussi, je mentis.
— Une sorte de carte de fidélité magique. En la présentant devant la statue, elle vaudrait comme un paiement…
Je remarquai soudain que j’avais juste donner une version magique des cartes de paiement de mon ancien monde. J’aurais sûrement mieux fait de me taire…
— Hahaha ! N’importe quoi !
— L’idée est cool, dit Mysty. Par contre, difficile de se faire du butin si les monstres et brigands se mettent à utiliser un truc du genre.
En effet, je ne pouvais qu’approuver.
— Oubliez ça ! Du coup, le paiement se passe comment ?
— À la réception, répondit simplement Tyesphaine. Tu… tu veux essayer ?
J’en mourrais d’envie, en fait. Mais puisque nous allions quitter la ville, cela me semblait hasardeux. En plus, qui sait si nous arriverions bel et bien à Moroa cette fois… ?
— Une autre fois… Mais je m’interroge quand même comment ils font pour livrer.
— Facile ! Ils ont des entrepôts dans toutes les grandes villes, dit Naeviah.
— C’est quand même très rapide…
— C’est sûr, Tyes ! Mais bon, au final, on s’en fiche, non ? On était pas parties pour chercher un livre pour notre Fiali ?
— Tu as raison, Mysty. Merci pour vos explications, on verra ça une prochaine fois.
— Si tu veux voir leur catalogue, dit Naeviah, le vendeur de sandwich au poulet doit l’avoir.
Mes idées firent volte-face : j’avais envie de voir ce catalogue !
— Bah, si on s’arrête là pour manger, pourquoi pas ? Mais tout d’abord… comment tu fais pour savoir où on peut consulter le catalogue ?
Naeviah afficha un sourire triomphant suite à ma question.
— Je suis trop forte, c’est tout !
Mais Tyesphaine pointa une marque sur l’enseigne du commerçant représentant l’équivalent d’un « K » dans l’alphabet terrestre.
— Tssss ! Tu cherches à me contrarier, Tyesphaine ?
— Désolée… je…
J’étais abasourdie par cette découverte matinale. Dire que j’avais vécu des décennies dans ce monde sans connaître quelque chose d’aussi incroyable.
Puisque personne n’était opposé à l’idée, nous décidâmes de nous arrêter dans ce petit restaurant de rue qui avait des bancs à l’extérieur pour que les clients puissent manger les sandwich qu’ils achetaient.
Ces derniers étaient vraiment bien garnis, le vendeur laissait la possibilité de personnaliser avec un surcoût en fonction du nombre d’ingrédients choisis et selon sa nature (certains valant plus chers que d’autres).
La consultation du catalogue était gratuite, par contre.
Contrairement à la plupart des ouvrages, il n’était pas en parchemin mais sur du papier chiffon. Je remarquai sans mal qu’il y avait un enchantement assez faible dessus. Je pus en comprendre la nature : le papier était traité magiquement pour être imperméable.
À l’intérieur du catalogue, il y avait des dessins pour représenter les différents produits avec des descriptions précises et le prix dans les différentes monnaies du continent. Je me demandais s’il se mettait à jour en fonction du cours de la monnaie, à ce stade plus rien ne m’étonnait.
Il y avait vraiment de tout : du balais aux copies de livres en passant par des chaises de luxe et des équipements de combat.
Ces derniers exigeaient apparemment une autorisation à présenter au livreur.
Bien sûr, pour quelqu’un habituée à des sites avec des millions de produits, cela faisait pâle figure, mais c’était malgré tout impressionnant pour ce monde-ci.
— C’est quoi ces pages blanches ?
À la fin du catalogue, il y avait une demi-douzaine de pages blanches.
Tyesphaine rougit aussitôt. Naeviah n’était pas très à l’aise non plus.
— C’est les articles sexuels, répondit Mysty.
Je la fixais en clignant des yeux.
— Bah, je vois pas comment l’expliquer autrement. Des outils pour les parties de jambes en l’air…
— Quelle délicatesse ! s’indigna Naeviah.
Tyesphaine s’éloigna aussitôt, elle alla se placer quelques dizaines de mètres plus loin en faisant semblant de ne pas nous écouter.
— J’ai peur de ne pas comprendre… Mais du coup, c’est juste des pages blanches, non ?
— Faut dire un mot de passe qu’on doit demander au vendeur. Ça choque les gamins, du coup y ont fait ce système pour que seuls les grands puissent le voir.
— Sérieux ?
— Allez ! J’vais demander.
— J’en étais sûre que ça t’intéresserait, espèce de perverse aux tonneaux !
Naeviah était rouge jusqu’aux oreilles, elle me regardait avec dégoût.
— J’ai rien dit moi !
— Tu n’as rien fait pour arrêter Mysty, non plus ! Perverse ! Délurée !
— Arrête, nous sommes en pleine rue quand même.
Mysty revint insouciante, elle se fichait totalement du regard des passants et des accusations de Naeviah. Pour ma part, j’étais partagée entre la gêne et la curiosité.
Dans un monde du genre, existait-il genre des mangas érotiques ? Ou encore des sextoy ?
N’était-ce pas de ça dont il était question au final ?
À peine Mysty prononça le mot de commande en draconique, que le contenu des pages apparut.
— Aahhhh ! dis-je sur un ton étonné mais mesuré. C’était donc ça… ?
— Kyaaa ! Vous êtes toutes les deux des perverses finies ! Dire que vous infligez ça à mes pauvres yeux !
— Hoho ! Ce machin-là il doit faire mal, non ?
— Je ne sais pas Mysty… j’espère pas pour les clientes qui l’achètent.
— Et ce truc ? J’sais même pas ce que c’est.
— Un engin de torture pour des perverses ! J’en peux plus, je… je vous connais plus !
Naeviah fit semblant de nous bouder, mais je la vis continuer à jeter des regards en coin intriguée par ces pages. Probablement que comme moi elle les voyait pour la première fois.
— Y a même des livres ? J’pige pas ce qu’y a d’excitant dans des livres mais pourquoi pas ?
— L’imagination…, dis-je sur un ton énigmatique de vieux sage.
Je reçus aussitôt un petit coup de pied dans la jambe ; Naeviah n’était pas contente de ma réponse.
Je refermai le catalogue, sentant quelques rougeurs sur le visage, puis le rendit au vendeur en le remerciant.
— OK, merci d’avoir de m’avoir montrer tout ça… même si c’est plutôt bizarre. Je ne pense pas que nous en aurons besoin, du coup vaut mieux partir.
— Que tu dis ? L’autre truc, j’suis sûr qu’on peut s’en servir comme matraque. Haha !
Même moi, je fixais Mysty en soupirant. Elle n’avait donc réellement aucune pudeur ?
L’ambiance resta bizarre jusqu’à la sortie de la ville. Naeviah, Tyesphaine et moi n’osions plus nous regarder ou converser, comme si nous venions de faire quelque chose de honteux. Pour sa part, Mysty sifflotait et marchait joyeusement, l’air de rien.
***
La veille de notre départ.
En secret, j’avais rejoint Tyesphaine à mon retour de chez Lucilis.
— Nous allons vraiment le faire ? Tu es sûre ?
Tyesphaine rougit puis acquiesça avec résolution.
— C’est aussi ta première fois ?
— O… Oui…
— Comment savoir que nous n’allons pas nous tromper ? Nous sommes toutes les deux novices.
— C’est vrai… il aurait fallu demander conseil à quelqu’un de plus renseigné… mais…
— Naeviah aurait refusé de se joindre à nous. Et Mysty est trop… enthousiaste, elle en aurait trop fait.
Tyesphaine acquiesça une fois de plus. Nous nous arrêtâmes devant un édifice, c’était notre destination.
— C’est donc juste nous deux…
— Juste… deux…
Tyesphaine était rouge au point que je me demandais si elle n’allait pas s’évanouir.
À quoi pensait-elle encore ?
Je ne parlais que d’acheter une carte, il n’y avait pas lieu de se mettre dans un tel embarras.
C’était notre plan secret. Sachant que Naeviah refuserait catégoriquement et que Mysty, trop bavarde, finirait par vendre la mèche, nous avions décidé d’en acheter une en secret.
Les cartes étaient chères et sûrement imprécises. Je n’étais pas bon juge pour estimer de leur exactitude, malheureusement. Mais elles étaient malgré tout moins chères que ce que j’aurais imaginé. Elles nous étaient accessibles.
Ma base d’estimation était le monde médiéval de la Terre. Imprimer une carte sur parchemin était cher et il fallait des compétences techniques rares. Aussi, j’avais été très surprise d’apprendre qu’il existait une petite boutique commerçant diverses cartes de la région.
Je m’étais demandée si elles étaient légales. Au final, rien n’empêchait un espion d’un pays voisin d’en acquérir pour faciliter les mouvements de troupes en cas d’invasion. Mais Tyesphaine m’avait assuré qu’Hotzwald s’en fichait. J’en déduisis donc que soit le royaume se considérait comme plus puissant que les autres, soit les cartes circulaient déjà depuis belles lurettes.
La boutique était installée dans ce coin perdu de la ville aux loyers peu chers. Je supposais que les cartes étaient un produit de niche. Probablement que les autres aventuriers n’en avaient pas besoin, ils avaient le sens de l’orientation, eux.
L’intérieur était poussiéreux et mal entretenue, pire que l’extérieur. Le plancher craquait et les vitres étaient devenues opaques à force d’accumuler la saleté. Un rideau séparait le petit espace de vente du reste de l’étage où habitait le vendeur. D’ailleurs, il régnait en ce lieu une forte odeur de nourriture.
— Que puis-je pour vous… mes petites dames ?
Le fait que sa clientèle soit composée de deux femmes parvint à étonner le vendeur. C’était un homme fin, à la chevelure blonde coiffée en arrière. Il était habillée comme un érudit, mais avait sur l’épaule une serviette indiquant qu’il sortait de cuisine.
— Nous voudrions une carte pour nous rendre à Moroa, dis-je aussitôt. Vous auriez quelque chose du genre ?
— Moroa ? Drôle de destination… Mais j’ai ça. Vous savez, à la base, je dessine des cartes pour le plaisir. J’ai travaillé longtemps comme cartographe, j’ai côtoyé des aventuriers célèbres…
Quelqu’un d’aussi jeune avait-il vécu tellement d’aventures ?
Même si j’étais curieuse de lui poser la question, la politesse m’en dispensa.
Il continua de monologuer pendant d’interminables minutes, nous vantant ses mérites comme s’il cherchait à se faire engager dans une grande entreprise.
C’est là que je déduisis qu’il s’agissait simplement d’un vantard, sûrement que tout cela n’était rien d’autre qu’un mensonge.
Mais de toute manière, je m’en fichais, ce que nous voulions était une carte, tout simplement.
Après une bonne heure, il nous en trouva une qui nous parut simple à lire.
— C’est une carte étudiée pour les femmes, dit-il. Vous savez, la gente féminine vient souvent me demander des cartes. D’ailleurs, même la noble comtesse de…
Il se remit à fabuler dans son coin, se vantant d’avoir vendu à la moitié des dames du royaume.Pendant ce temps, Tyesphaine et moi l’écoutions d’une oreille tout en fixant la carte comme pour nous imprégner de ses informations.
Une partie de moi était malgré tout curieuse de savoir ce qu’il appelait une « carte pour femme ». Aussi, je lui posai la question.
— Les cartes pour femmes utilisent moins de repères géométriques mais plus de repères visuels, déclara-t-il. Regardez !
Sur la carte se trouvaient effectivement tout un tas d’indications destinées à retrouver le chemin pour Moroa. Elles étaient du genre :
« Traverser le pont à tête de lion. Attention, celui avec la tête de lion cassé n’est pas le bon, revenez en arrière et avant d’arriver au bosquet, prenez la route qui descend avec le rocher en forme d’œuf à côté du champ de blé. »
Même si je ne trouvais pas ça très flatteur, ça me parlait bien plus que si on m’avait dit : « direction sud-est puis tournez au 36e kilomètres ». C’est pourquoi, sans tarder, nous finîmes par lui l’acheter en notant cette boutique dans nos tête pour de futurs achats.
***
En quittant Ferditoris, nous nous jetions des regards complices avec Tyesphaine. Nous étions détentrices d’une puissant artefact qui nous permettrait de dissiper la malédiction pesant sur notre groupe.
Le seul problème était qu’il fallait la consulter dans le dos de Naeviah.
Si cette dernière la voyait, nous étions bonnes pour les reproches et les moqueries.
Aussi, nous avions mis au point une subtile stratégie.
— Je… je vois allez au petit coin…, dis-je avec un air gêné. Pause, cinq minutes. OK ?
— Tsss ! On va encore prendre du retard, grommela Naeviah. Dépêche-toi, il va pas tarder à pleuvoir. Il faut qu’on trouve un abri pour la nuit… sinon il faudra utiliser encore ton sort.
— Il marche bien. Tu lui reproches quoi ?
J’étais vexée : ma magie était très efficace.
— Je lui reproche rien. C’est juste que dormir à même le sol, c’est pas si confortable.
— Miss Naeviah s’est embourgeoisé après quelques jours à l’auberge ?
— Tu dois pas aller pisser, Fiali ? demanda Mysty.
— Quelle délicatesse ! Faudra que je t’apprenne un minimum de bienséance à l’occasion, dit Naeviah.
— Je… je t’accompagne…, dit Tyesphaine.
Mysty ignora Naeviah, s’assit sur un rocher et nous salua de la main alors que nous nous éloignions. Tyesphaine était rouge mais le devint encore plus lorsque Naeviah dit en croisant les bras.
— Fais gaffe quand même. Avec cette elfe délurée, on sait jamais.
Un peu plus loin, à l’abri de leurs regards, nous tirâmes la précieuse carte de mon sac.
— Alors si j’en crois cette carte… c’est pas le rocher marqué du chiffre 4 qu’on a dépassé avant ?
— Oui… donc le prochain c’est… le champ de tulipe sur la droite… et ensuite…
Mais à cet instant, quelques gouttes d’eau tombèrent sur ma tête. Je levai les yeux pour remarquer qu’il commençait à pleuvoir.
Non, en fait, la pluie tomba immédiatement. Comme si quelqu’un avait ouvert les vannes d’un barrage.
Nous nous empressâmes de nous mettre à l’abri, mais lorsque nos regards se portèrent sur la carte, l’encre avait déjà commencé à couler. Contrairement au papier, la carte était couchée sur un parchemin, elle ne craignait donc pas vraiment l’eau mais l’encre qui se trouvait dessus était pour sa part très soluble…
— Oh non !! criai-je.
Malgré nos efforts, cette quantité d’eau était suffisante pour la rendre illisible.
C’est déprimée et trempées que nous revînmes auprès de nos deux compagnonnes qui s’abritaient sous un arbre.
— Nous avons entendu Fiali crier, dit Naeviah. Tout va bien ?
— Non… un désastre s’est produit, dis-je en retenant mes larmes. Mais je peux pas en parler…
Mysty vint me poser la main sur l’épaule et dit :
— T’inquiète c’est pas grave. Ça arrive quand on est prises par surprise. Faut juste nettoyer tes fringues, personne ne te jugera !
Elle leva le pouce pour accompagner son sourire réconfortant, mais le malentendu me donnait encore plus envie de pleurer. En plus, je ne pouvais pas le dissiper sans nous trahir.