Au matin, après un réveil normal de notre côté, et quelques cris dans la pièce voisine où se trouvaient Naeviah et Mysty, nous déjeunions paisiblement.
Aucune de nos camarades n’avait voulu expliquer à Tyesphaine et moi ce qui avait suscité ces cris matinaux. Nous avions bien des idées, néanmoins, mais aucune confirmation.
Mysty finirait tôt ou tard par en parler, m’étais-je dit sans insister pour lui tirer les vers du nez.
C’était alors que nous discutions de banalités qu’un homme s’approcha de notre table. Il était habillé en livrée, j’ignorai à quel noble il était rattaché mais sa tenue était sans équivoque quant à son statut de domestique.
— Bonjour, gentes dames. Veuillez pardonner ma soudaine intrusion et le dérangement occasionné.
Poli. Très poli. Je ne m’attendais pas à moins d’un valet de quelque noble local.
La seule chose surprenante était de savoir pourquoi il nous adressait la parole ? À cause de mon aura ? Ou bien à cause de ma(mes) compagnonne(s) aristocrates ?
Sans offense pour Mysty, je doutais qu’il était venu pour elle.
— Je viens de la part du marquis Olwedon de Salmine. Il m’a chargé de vous remettre en main propre cette missive et d’attendre votre réponse.
L’homme, qui devait avoir la trentaine, très bien mis, posa une lettre cachetée sur la table avant d’aller se placer plus loin en attendant notre réponse. Il se tenait parfaitement droit, d’un air digne inflexible.
Franchement, je n’aurais pas pensé voir ce genre de majordome aussi strict dans la réalité. J’avais toujours pensé qu’il s’agissait d’un fantasme de fujoushi.
Nous nous regardâmes perplexes un instant, puis je fis signe aux autres d’ouvrir la lettre. Il s’agissait de quelques affaires de nobles, la roturière que j’étais préférais se tenir à distance.
Mysty eut le même genre de réserve, elle m’imita et observa Tyesphaine.
— Rhoo ! C’est bon ! Ouvre la, Tyesphaine ! Je commence à m’impatienter !
Naeviah n’aurait-elle pas pu le faire à sa place ?
Quoi qu’il en fût, Tyesphaine la prit calmement, la décacheta et déplia la feuille qui se trouvait à l’intérieur. C’était un papier épais, un peu jaune, rien à voir avec celui parfaitement blanc ou recyclé de mon ancien monde.
L’écriture qui se trouvait dessus, que je voyais grâce à l’inclinaison de la page entre les doigts de Tyesphaine, était incurvée et élégante. Je n’attendais rien de moins d’une personne qui portait le titre de marquis.
Tyesphaine allait la lire à haute voix lorsque je l’arrêtais.
— Je préférerais qu’on la lise chacune à tour de rôle, dans nos têtes.
Naeviah avait déjà compris avant même que je n’ouvris la bouche : il y avait bien trop d’oreilles indiscrètes autour de nous. Le message d’un noble avait attiré l’attention de toute la salle, y compris de l’aubergiste et des serveurs.
Nous avions déjà notre lot de regards, en tant que belles femmes (en toute modestie), mais là c’était encore un cran au-dessus. J’envisageais même de changer d’auberge dans la journée, à vrai dire.
Mysty chercha les indiscrets dans les environs sans aucune délicatesse, ce qui les amena à retourner à leurs affaires. Le brouhaha ambiant qui avait cessé à l’arrivée du messager reprit soudain.
Bien sûr, quelqu’un d’aussi discret que Mysty l’avait fait exprès pour faire passer le message. Je n’avais aucun doute quant à ses capacités de discrétion.
Dans la lettre était simplement écrit :
« Chères aventurières,
Votre présence en notre modeste cité m’a été rapportée hier. Il me plairait rencontrer des personnes aussi distinguées que vous semblez l’être.
Je suis convaincu que chaque partie saurait trouvé un profit certain à notre rencontre.
Aussi, j’aimerais vous proposer de me rendre visite cette après-midi. Vous pourrez donner l’heure à mon messager, j’organiserai mon emploi du temps pour convenir à votre choix.
Agréez, Mesdames, mes salutations les plus distinguées.
Marquis Olwendon de Salmine. »
En silence, je jetais une œillade à mes compagnonnes de voyage. Il n’y avait pas besoin de paroles pour comprendre qu’elles avaient le même genre de pensées que moi.
— Ah y est ! Fini ! Bah, on y va ?
Mysty qui avait été la dernière à lire le message le posa sur la table joyeusement. Avec son sourire innocent, je me demandais si elle était arrivée aux même conclusions que nous, mais je la savais moins naïve qu’elle ne le laissait paraître. D’entre nous, c’était sûrement elle qu’on soupçonnait le moins.
— Oui, allons-y, dit Naeviah.
— Quatorze heures ? proposa Tyesphaine.
— Tu connais mieux les us et coutumes des nobles. Nous nous remettons à toi, Tyesphaine.
Cette dernière approuva et fit approcher le valet pour lui dire que nous acceptions la rencontre et qu’il pouvait lui transmettre l’heure choisie.
Honnêtement, ce que j’avais lu de cette lettre était :
« Salut,
Puisque vous passez par ma ville, je vous ordonne de venir me voir.
J’ai une mission à vous donner. Passez dans l’après-midi, car je préfère manger sans vous. Peu importe l’heure, je serais là car c’est quelque chose qui me tient à cœur.
Blablabla. »
Il était fort possible que mon jugement sur la noblesse était quelque peu biaisé par le fait que j’avais vécu dans un pays où elle avait été destituée. Puis, dans ma précédente vie, j’avais l’habitude de me méfier des riches et des puissants.
Aussi, je n’avais pas vraiment lu ce message comme une invitation mais bien plus comme une convocation.
Une fois le messager partit :
— On a été repérée très rapidement, dit Naeviah.
— Oui, ça m’étonne…, dis-je. Il doit y avoir un espion. Faudra changer d’auberge.
— C’est évident. Même si je me demande encore comment est-ce possible que nous ayons été si rapidement repérées ?
— Ce n’est… pas si grave…, dit Tyesphaine pour nous rassurer. C’est peut-être une bonne personne… Puis, peut-être que ça nous servira également…
Naeviah et moi n’étions pas si convaincues. Cette affaire sentait l’illégalité. Pourquoi convoquer des aventurières fraîchement débarquées en ville si c’était pour une affaire que des soldats auraient pu régler ?
— Moi, j’ai remarqué un mec qui nous mattait pas mal hier, dit Mysty en enfournant du pain dans sa bouche, l’air de rien. J’ai rien dit car j’me disais que c’était juste un prétendant de l’une d’entre nous. Puis, j’pense que quand Nae a cherché des infos en ville, elle a été grillée.
Quand tu regardes dans les abîmes, les abîmes te regardent.
Dans le même ordre logique, puisque Naeviah avait enquêté sur des laissez-passer officiels, les officiels nous avaient repérées.
Logique ! Même si nous n’avions aucune preuve au final.
— Bah, quoi qu’il en soit, dis-je. Nous n’avons plus trop le choix. Puis comme dit Tyesphaine, peut-être que nous pourrions en tirer quelque profit.
— C’est vous qui vous voulez vous inquiéter, dit Mysty. Au pire, on peut se barrer de la ville, on s’en fout.
Même sur ce point, elle était totalement libre. Je préférais néanmoins que nous gardâmes de bonnes relations avec la ville de Segorim et de manière plus large avec le royaume d’Hotzwald. Cela dit, en effet, dans le pire des cas, fuir serait une possibilité.
— Je m’occupe de nos tenues…, proposa Tyesphaine.
Manifestement, notre sortie shopping de la veille lui avait donné confiance dans ses compétences de styliste. C’était plaisant de la voir se mettre en avant.
— Je compte sur toi, dis-je avec un sourire radieux.
Elle me le rendit. Mais Naeviah plissa les yeux et nous fixa :
— C’est louche… Vous êtes louches toutes les deux. Cette nuit, je te tire les vers du nez.
— Gnaaa ?!
Je ne pus m’empêcher de m’écrier de la sorte. Que comptait-elle me faire au juste ?
***
Nous avions eu une discussion quant à quoi porter pour notre rendez-vous auprès du marquis.
Nous avions au fond de notre sac magique les robes de soirées offertes par le Baron Bellagant pour la soirée, c’était sans aucun doute nos vêtements les plus chics.
Mais Tyesphaine nous avait fait remarquer :
— Il a adressé la lettre aux aventurières… et non aux femmes que nous sommes.
— Il veut nous rencontrer pour une mission, donc inutile de nous faire belle, avait résumé Naeviah.
Je n’avais nullement prêté attention à ce détail, je supposais que les nobles étaient formés à déceler ce genre de subtilités…
Aussi, sans nous changer et sans nous perdre, pour une fois (en même temps, cela aurait été difficile d’y arriver, il suffisait de suivre la plus grande avenue de la ville en direction du bastion), nous nous présentions à l’entrée de la zone résidentielle de la noblesse. Malgré nos vêtements d’aventurières, nous avions la lettre de convocation du marquis que nous brandîmes sous le nez des gardes.
Les soldats parurent surpris, mais n’eurent aucun mal à vérifier l’authenticité du sceau nobiliaire. Sans nous demander plus d’informations, on nous ouvrit la petite porte latérale qui nous permit d’entrer dans le quartier le plus riche de Segorim.
Sans pouvoir me retenir, je laissais échapper un « whooo ! » de ma bouche face à ce fastueux décor qui se présentant devant mes yeux. Le rempart servait vraiment à délimiter deux mondes, on avait vraiment l’impression d’avoir été amené ailleurs.
J’ignorais si c’était bien le cas au Moyen-Age européen de mon ancien monde, mais en tout cas, dans ce monde-ci il était de rigueur que les nobles disposassent d’hôtels particuliers dans les grandes villes du royaume. Et pour ne pas être mélangés à la plèbe, ils se regroupaient derrière des remparts et formaient leurs propres quartiers.
Ces hôtels particuliers étaient souvent des résidences secondaires, les nobles à Hotzwald ayant en principe leurs propres fiefs. Le royaume avait un système plutôt féodal, contrairement à ses voisins, ce qui voulait dire que chaque ville n’appartenait pas au roi, mais à son propre seigneur.
De fait, ce dernier pouvait offrir ces résidences à d’autres nobles pour leur permettre de séjourner (et dépenser) sur ses terres, mais certains nobles dépouillés, pour diverses raisons, et n’ayant plus de terres venaient acheter ces hôtels en guise de résidence principale. Souvent, d’une manière ou d’une autre, ils se liaient de vassalité au seigneur local pour essayer de redorer leurs noms.
Tyesphaine et de Naeviah nous offrirent ces quelques explications chemin faisant. Je me demandais i les autres pays avaient également un système de monarchie féodale ou bien penchaient-ils plus vers l’absolutisme ?
En tant qu’ancien(ne) habitant du Japon, je trouvais cela bizarre de penser que chaque ville était comme un petit pays en soi, n’appartenant pas au roi du royaume mais à un vassal.
Tout cela pour dire que ce que j’avais trouvé de l’autre côté du mur était bien plus qu’un quartier riche, c’était un autre monde.
Les rues avaient d’autres types de pavés ; elles étaient plus larges et avaient des parterres fleuris et des réverbères à lanternes magiques (car oui j’avais immédiatement ressenti leur magie). Tout était entretenu dans un état impeccable et il y régnait un silence paisible, parfois entrecoupé par quelques agréables notes de musique provenant de l’intérieur de ces luxueux édifices.
C’était vraiment une ville dans la ville, avec sa propre milice, ses propres commerces et restaurants.
À Moroa, nous n’avions rien vu de tel. La forteresse du baron Bellagant faisait office de grande grange à côté de ces grands édifices aux décorations abondantes et aux courbes élancées.
Et la demeure du marquis ne dérogeait pas aux standards du quartier, elle était même plus riche que les constructions voisines. Je serais bien incapable de la décrire en détail…
Personnellement, je me sentais oppressée et mal à l’aise. C’était vraiment « trop » !
La demeure du baron Bellagant était bien plus modeste, voire rustique en comparaison. Les deux étaient hors de prix, évidemment, mais même dans la richesse il y avait des gradations. Même si le style de l’hôtel du baron Utherwiller ressemblait à celui du marquis —en cela qu’il s’agissait d’un style moins martial et plus courtisan— une fois encore l’échelle était bien différente.
Autant dire que c’était la première fois en deux vies que je me retrouvais confrontée à une telle ambiance imposante et pesante.
C’était dans un salon avec une moquette douce et molletonnée qu’on nous mena. Cette fois encore, on ne nous demanda pas de nous déchausser malgré le revêtement hors de prix. Je supposais que demander de retirer ses chaussures à un convive était une insulte dans la culture hotzwaldienne.
Il nous fallut attendre en silence quelques minutes avant l’arrivée du marquis. Deux valets l’introduisirent tout en nous amenant du thé et des biscuits. Nous étions toutes les quatre installées dans une canapé Louis XV (ou quelque chose d’équivalent).
Imitant Tyesphaine, nous nous levâmes pour saluer l’arrivée de notre hôte. C’était un jeune homme à qui je donnais la vingtaine. Il mesurait environ un mètre soixante-quinze et était androgyne. Honnêtement, avec des habits pour femme, on aurait pu être induit en erreur.
Il portait des vêtements aussi riches que son intérieur : chemise à jabots, surcots, vestons, braies, bottes et des bijoux en veux-tu en voilà. En un sens, il m’impressionnait ; non pas comme le baron Bellagant par son aura guerrière, mais par la quantité d’objets magiques qu’il équipait.
Parmi les bagues qu’il portait à chaque doigt, quatre d’entre elles étaient magiques. Quelque chose dans ses vêtements l’était également, je ne découvris qu’après quelques minutes de discussion qu’il s’agissait du veston en lui-même. Enfin, ses bottes avaient une aura surnaturelle également.
Contrairement à d’autres nobles que j’avais rencontré, il ne portait pas d’armes. Cela voulait-il dire qu’il était plutôt un magicien ou alors qu’il estimait avoir le statut pour s’en passer ?
— Bienvenue, mesdames. Je suis le marquis de Salmine.
Il nous fit à toutes une sorte de baise-main sans nous toucher. Tyesphaine fut la première, cela nous arrangea pour pouvoir copier ses gestes.
Précisons au passage que Tyesphaine ne portait pas son armure maudite mais un manteau de mailles qu’elle avait invoqué. Quand bien même le marquis devait avoir eu l’information, elle avait estimé qu’apparaître dans une armure de paladin noir était irrespectueux.
De même, j’avais caché mes oreilles avec un chapeau jusqu’à l’entrée de la résidence. Lorsqu’on avait proposé de prendre nos affaires, je n’avais pas hésité à dévoiler ma véritable nature.
Nous avions parlé de tout cela entre nous, il valait mieux jouer franc-jeu mais quand même ne pas tout dire. Cacher ma nature d’elfe pourrait nous être reprocher par la suite et c’était malheureusement quelque chose qu’il était difficile de dissimuler tout en suivant l’étiquette d’usage.
Je ne sais plus quel penseur avait un jour dit que le meilleur moyen de cacher un mensonge était de le dissimuler derrière un mensonge plus gros et plus évident encore.
J’étais un peu méfiante envers le marquis tandis qu’il échangeait des banalités et des présentations avec Tyesphaine, notre représentante officielle. Malgré sa timidité, elle n’avait pas trop de mal à trouver les bonnes formules. À dire vrai, j’avais surtout l’impression qu’elle récitait un texte.
Une fois la longue introduction achevée, Naeviah alla droit à l’essentiel :
— Sauf votre respect, Monseigneur, quel est donc le motif de cette invitation ? Je doute qu’il ne s’agisse que d’un échange de politesses.
Je remerciai intérieurement Naeviah mais me demandais si cela n’avait pas été trop abrupte.
La réaction du marquis me fit penser que non, il sourit amicalement et s’assit en face de nous en refusant le thé que le domestique lui proposa. Il ne prit pas mal la volonté de notre amie d’écourter les discussions inutiles.
Croisant les doigts, il nous observa :
— Je suppose que des aventurières trouvent tout cela fort suspicieux… Je peux le comprendre. De plus, il paraît que les aventuriers sont des personnes qui voyagent beaucoup et qui aiment aller vite. Ce serait malvenu de ma part de vous faire perdre votre temps.
Était-ce une forme de reproche ? Finalement, l’avait-il si bien pris ?
Naeviah ne sourcilla même pas, elle se contenta de l’observer impassible.
— Vous êtes un groupe très particulier. Une paladine d’Epherbia, une prêtresse d’Uradan, une nomade du désert et surtout une elfe. Je pensais votre espèce éteinte, si vous permettez ma sincérité.
— Je vous en prie…, dis-je timidement.
J’ignorais si ma réponse était réellement polie, tout me paraissait tellement guindé depuis notre arrivée que je doutais de la bienséance de chacun de mes mots. De mon côté, je n’allais pas m’en offusquer : si je n’avais pas connue mon mentor, j’aurais pu penser être la dernière elfe en vie. D’ailleurs, rien ne m’indiquait que ce n’était pas le cas.
— Mes oreilles, qui s’étendent sur toute la ville, m’ont fait parvenir le fait que vous cherchiez un laissez-passer pour vous rendre en Inalion. Honnêtement, je trouve ce pays répugnant, mais libre à vous de faire ce que vous voulez. Je suis en mesure de vous obtenir ce genre de fastidieux documents sans aucun problème. Comprenez bien que je dispose d’une réelle influence ici.
C’était le genre de phrases prétentieuses qui rendait les nobles si détestables aux yeux du peuple. Je me doutais qu’il ne mentait pas quant à sa capacité de s’en procurer, mais il devait mentir sur bien d’autres sujets.
Ses expressions, son attitude gestuelle, tout était si féminin. Je dirais même que sa délicatesse et la précision de tout son langage corporel était bien supérieur à celui de la majorité des femmes, au point de paraître exagéré.
— Je suppose que cette largesse fera suite à une proposition de mission, n’est-il point ?
Une fois de plus, Naeviah avait une langue bien acérée, mais en toute politesse. Si avec nous, elle criait et nous insultait, avec les nobles elle le faisait avec étiquette. En un sens, elle m’impressionnait.
Le marquis sourit en passant sa main dans sa chevelure.
— En effet, j’aurais besoin de vos services. Outre le laissez-passer, je suis même disposé à vous récompenser.
Les laissez-passer valaient déjà très chers, que pouvait donc être cette mission qui allait nous rapporter plus de deux cent quatre-vingt pièces d’or ?
Cela dit, je me doutais néanmoins que le prix des laissez-passer était surtout pour les marchands et aventuriers, les nobles, eux, devaient s’échanger des faveurs, ils ne payaient pas une telle somme pour un morceau de papier.
Puisque aucune d’entre nous ne l’interrompit, il croisa les jambes et expliqua :
— Il s’agirait de récupérer pour moi l’anneau de mes ancêtres qui m’a été volé par une magicienne de la guilde.
Et nous y voilà ! Cela sentait déjà bien mal engagé. Il s’agissait de s’en prendre à un membre de la guilde pour le compte d’un noble. J’ignorais quelles étaient les relations entre les deux institutions, mais j’étais convaincue que c’était particulièrement risqué de s’immiscer entre elles.
Je me hasardai toute fois à demander :
— Vous ne pourriez pas le récupérer par des moyens officiels ? Vous êtes une personne importante, non ?
— Comme vous le dites, très chère amie. Et malgré cela, on ne veut pas me le rendre. Il s’agissait d’un héritage familial qui m’a été volé par cette mage lorsqu’elle a attaqué mon fief. Il faut admettre qu’à cette période, il était tombé aux mains des monstres. Le temps que je lève une armée pour reprendre mon dû que cette magicienne avait fait main basse sur nombre de mes possessions. La majorité m’a été restituée, rassurez-vous, elle n’a pas fait tant d’histoires sauf pour cet anneau.
— Est-il magique ?
Nous avions convenu d’un code avec Naeviah. Si je disais quelque chose qu’il ne fallait pas, elle devait me bousculer légèrement l’épaule pour m’arrêter. C’est pourquoi, d’ailleurs, elle était assise entre Mysty et moi.
— Oui, il l’est. C’est pour cette raison que Syrle l’a caché et nie l’avoir en sa possession, mais je sais qu’il n’en est rien. Elle possède l’anneau de mes ancêtres qu’on nomme l’anneau de Lowalys l’Auguste.
— Mais pourquoi nous le demander spécifiquement ? demanda Naeviah. Nous n’avons pas de compétences d’infiltration, un forban serait plus avisé.
En effet, mis à part Mysty c’était loin d’être dans nos cordes. Qui plus est, nous désirions vraiment nous tenir à distance des conflits de pouvoirs. Et enfin, le vol était plutôt quelque chose qui nous répugnait toutes les trois.
En admettant qu’il visait à rendre justice pour le compte du marquis, cela rendait l’acte à peine tolérable.
Toutefois, bien loin de ses explications, je supposais que la raison principale qui l’avait guidé vers quatre aventurières fraîchement arrivées en ville était surtout le fait qu’elles fussent des pions sacrifiables.
Si nous échouions, il pourrait facilement démentir son implication. Si nous essayions de nous retourner contre lui, nous n’aurions aucune aide puisque nous ne connaissions personne dans la cité.
Et si nous voulions refuser la mission, il avait les moyens de faire en sorte que nous n’obtiendrions jamais nos laissez-passer.
Tout cela n’était à ce stade que supposition de ma part… non, plutôt des suspicions de ma part ; en effet, il n’avait rien dit de tel et n’avait dissimulé aucune menace dans ses propos (enfin, en tout cas je n’en avais pas détectées).
— J’ignore quelle est votre capacité d’infiltration, néanmoins, j’ai appris il y a quelques jours que Syrle engagerait des domestiques. Des femmes uniquement. Il faut savoir que… comment dire ? Elle est notoirement connue pour avoir un faible pour la gente féminine. Lorsqu’on m’a transmis qu’il y avait en ville un groupe composé de quatre beautés comme vous, j’ai rapidement pensé qu’il était possible de trouver un terrain d’entente.
Ah ? C’était crédible, je le reconnais. En plus d’être des combattantes, nous étions de jolies filles, c’était un fait.
Aucune de nous ne parut particulièrement surprise par l’affection de cette magicienne envers des membres de son même sexe. Je me demandais si ce manque de réaction étonna quelque peu le marquis, il était si doué pour feindre que je ne décelai rien dans son expression.
— Admettons, dit Naeviah. Donc le plan est que nous nous fassions engagée, que nous découvrions l’endroit où elle cache l’anneau et que nous le volions pour vous. C’est bien cela ?
— Mis à part l’usage de cette parole fort discourtoise et impropre à la restitution d’un bien qui m’appartient de droit, je pense que vous avez fort bien résumé la mission que je souhaiterai vous confier. Bien sûr, vous pouvez refuser, mais je doute que quelqu’un d’autre se porte garant pour vos laissez-passer. Les habitants de Segorim sont quelque peu suspicieux, ils pensent que les étrangers sont des espions inaliens, vous savez ?
Là, par contre, j’avais l’impression qu’il nous menaçait.
Je tournai mon regard vers Tyesphaine qui restait de marbre, puis vers Naeviah qui dissimulait son agacement. Mysty était comme ailleurs, elle regardait surtout les décorations, ennuyée par la conversation.
— Pourrions-nous nous concerter quelques instants ? demandai-je au marquis.
— Je n’ai pas besoin d’une réponse immédiate. Vous pouvez me la faire parvenir… disons, demain ? J’enverrai mon valet à l’auberge où vous séjournez. Si vous vous décidez avant, vous pouvez également faire appeler mon valet, Baptist, à la porte du quartier. Si vous montrez ma lettre, aucun doute qu’on ira vous le chercher.
— Nous vous remercions chaleureusement, Monseigneur.
Tyesphaine baissa la tête pour le remercier.
Le marquis sourit avec gentillesse et se leva.
— J’ai des affaires urgentes à entretenir, veuillez m’excuser. Vous pouvez prendre votre temps, buvez donc à loisir ce thé raffiné. Vous êtes mes invitées, après tout.
Il écarta les mains et accompagna son geste d’un mouvement de tête mesuré.
— Une dernière question, Monsieur ?
— Oui, chère amie elfe ?
— Êtes-vous magicien ?
Naeviah me donna un coup d’épaule discret. Je n’aurais pas dû le demander !
Le marquis ne s’en offusqua cependant pas. Ses lèvres s’arquèrent sans malice tandis qu’il répondit :
— Je n’ai pas cette chance, voyez-vous. Sur ces bonnes paroles…
Après son départ, les domestiques vinrent nous proposer de nous resservir, mais Naeviah refusa à notre place en disant que nous allions prendre congé.
À peine de retour dans la rue :
— Aahhh !! Il ment comme il respire ! s’écria Naeviah.
Je m’empressai de lui couvrir la bouche de mes mains.
— Oui… j’ai aussi cette impression, dit Tyesphaine.
Mais la réponse la plus surprenante fut celle de Mysty :
— Et après ? Tout le monde ment au final. On en a quelque chose à faire ? Du moment qu’il nous file les laissez-passer, on peut bien tenter sa mission. De toute manière, on va se barrer juste après donc on s’en fiche en vrai.
Très pragmatique et digne d’une fille de marchand.
— De toute manière, j’ai l’impression que nous n’avons pas réellement le choix, dis-je.
— J’ai… aussi cette impression. Même s’il n’a rien dit à propos d’un refus.
— T’as déjà vu un noble menacer ouvertement, Tyesphaine ? demanda Naeviah. Rhaaa ! Ça m’énerve en tout cas !
— Acceptons, que j’vous dis. Au pire, si ça craint trop, on se casse et tant pis.
Je ne pus m’empêcher de sourire en coin. C’était tellement facile de voir le monde comme Mysty.
Je décidai à cet instant de m’inspirer d’elle.
— Ne tournons pas autour du pot. Acceptons la mission et on avisera. Il se peut que les sujets où il mente ne soient pas de notre ressort de toute manière. S’il s’agit d’enjeux politiques qui ne nous affecterons pas, on peut bien fermer les yeux, non ?
— Mouais… je ne suis pas si convaincue.
— Tu proposes quoi d’autre ?
Naeviah rumina et grimaça, puis détourna le regard et me fit signe de la main de poursuivre. Elle s’avouait vaincue.
Je me tournais vers Tyesphaine qui acquiesça.
— Il vaut mieux ne pas s’en faire un ennemi…
Je n’étais pas plus motivée qu’elles ne l’étaient mais je pensais un peu comme Tyesphaine et Mysty.
— Dans ce cas, je vais aller prévenir ses valets de suite. Profitons du fait qu’on soit encore nouvelles en villes, nous aurons un avantage.
Mysty leva le pouce en l’accompagnant d’un mouvement de tête qui me signifiait : « bien vu ! ».
C’est ainsi que je retournais à la grille d’entrée de l’hôtel pour transmettre le fait que nous acceptions la demande du marquis. Puis, avec un petit goût amer en bouche, sans faire de détours, nous quittâmes le quartier noble.
Je ne pus m’empêcher chemin faisant de considérer cette haute tour ronde qui s’élevait au-dessus des hôtels particuliers. Je ressentais de la magie en émaner.
Aucun doute : c’était la guilde de magie de Segorim.
***
Comme je l’avais évoqué, il valait mieux profiter de notre récente arrivée en ville pour agir.
Après avoir accepté, le valet Baptist m’avait remis une lettre avec quelques détails relatifs à la mission. Je supposais que le marquis avait déjà prévu à l’avance le fait que nous n’accepterions pas immédiatement.
Ce document était à détruire après lecture, il n’était ni signé, ni filigrané et n’était même pas sur du papier de qualité comme le précédent. Quand bien même nous souhaiterions l’utiliser pour le faire chanter —on ne savait jamais— il serait aisé pour le marquis de nier l’avoir écrit.
C’est pourquoi, nous le détruisîmes afin d’éviter la classique scène du document compromettant qui tombe de la poche ou autre. Soit les héros de fiction sont stupides, soit ils ont un problème de mémoire pour garder des preuves les incriminant.
Ces informations nous apprirent que la magicienne s’appelait Syrle Orland. Elle vivait dans un manoir à quelques kilomètres de la ville.
Elle n’avait pas placardé d’offres de travail, mais elle avait fait passer le mot à l’auberge du Mulet Blanc, une des nombreuses du quartier populaire. Il n’y avait pas de critère d’âge ou de qualification, elle avait simplement besoin de deux femmes pour remplir la fonction de domestiques dans sa maisonnée.
Pour postuler, il suffisait d’en parler à l’aubergiste qui organiserait un rendez-vous avec elle.
Plusieurs problèmes se présentaient à nous : la distance du manoir.
Nous n’en connaissions pas la localisation précise et, quand bien même, nous aurions de toute manière été capables de nous perdre sur le chemin. Une fois l’anneau en notre possession, il faudrait trouver le moyen de revenir en ville. C’était déjà une première difficulté.
La suivante qui en découlait était le fait que cette distance indiquait que les soubrettes devaient loger sur place. Enfin, c’était ma supposition, mais j’imaginais que deux pauvres femmes n’allaient pas envie faire la route en pleine nuit tous les jours. Puis, les personnes importantes ont besoin d’assistance à toute heure de la journée, la nuit y compris.
Ce n’était pas deux postes de ménagères qui étaient proposés mais bien de domestiques, donc quelqu’un de rattaché à temps plein au domaine et capable de s’occuper d’un peu tout.
La dernière difficulté et, non des moindres, était ce chiffre de deux.
— Qui va s’en occuper ? avait demandé Naeviah lorsque nous en avions parlé dans nos chambres.
— Mysty pour sûr…, avait répondu Tyesphaine.
— Si c’est un truc magique, j’pense que les yeux de Fiali me seraient utiles. Du coup, juste toutes les deux ?
Mais je n’étais pas convaincue qu’il était judicieux de nous diviser. Deux personnes seules en territoire ennemi… Nous étions un groupe de quatre. De quatre belles filles !
Une idée avait surgi dans mon esprit :
— Et si nous tentions d’être engagées toutes les quatre ?
Elles m’avait regardée avec de grands yeux alors que confiante j’avais fait cette proposition.
Une fois mon plan proposé, nous nous étions immédiatement rendues à l’auberge du Mulet Blanc où l’aubergiste nous avait dit de revenir le lendemain après-midi.
— Avec un peu de chance, Syrle passera faire des courses en matinée. Au pire, j’enverrai mon fils la prévenir, avait-il dit.
Conformément à mon plan, nous venions de demander une chambre pour quatre dans la même auberge. Le but était de se faire passer pour quatre sœurs nécessiteuses.
C’était une part importante de mon plan. Il fallait qu’on nous pensât dans le besoin pour que Syrle acceptât de nous engager toutes les quatre, au lieu de n’en garder que deux.
Puisque nous ne jouions pas le rôle d’aventurières et que j’étais censée être leur sœur, je cachais mes oreilles et aucune d’entre nous ne portait d’armure ou de tenue cléricale. Nous avions acheté des vêtements civils très modestes.
Tyesphaine et Mysty portaient des vêtements d’hommes, elles jouaient le rôle des grandes sœurs. Naeviah et moi portions de simples robes paysannes (la mienne avait une coiffe pour cacher mes oreilles). Pour rendre notre rôle plus authentique, nous avions un peu rapiécé nos vêtements, les avions usés et salis.
Bien sûr, j’avais pris en compte le fait que des vêtements neufs pimpants rendraient notre mensonge moins crédible.
— Monsieur l’aubergiste, je vous en prie. Même une chambre pour deux nous suffirait. Je vous en prie…
Je joignis les mains pour appuyer ma comédie. Bien sûr, à cette heure-ci, il n’avait plus beaucoup de chambres et sûrement pas une pour quatre personnes.
Mes compétences de comédiennes s’étaient sûrement améliorées dans ce monde-ci (ou alors était-ce à cause de mon aura dakimakura), puisque l’aubergiste prit un air contrits, se gratta le crâne et finit par approuver :
— J’ai une chambre double sous les combles. Je veux bien vous rendre service et vous la louer à toutes les quatre, mais il faudra vous débrouiller, OK ?
— Merci beaucoup !! lui dis-je en exagérant mon air de petite sœur.
Bien sûr, c’était tacite, mais nous allions dîner à l’auberge considérant le geste qu’il avait fait pour nous.
La chambre n’avait rien à voir avec celles de la veille : petite, sale, avec plein d’infiltration d’air. Je ne pus m’empêcher de soupirer en me disant qu’il aurait mieux valu dormir dehors à la belle étoile à ce compte-là.
Mais c’était pour la bonne cause.
Alors que nous déposions nos quelques affaires, c’était à dire nos sacs, avant de revenir dans la salle commune pour manger, Naeviah me prit la main et commença à écrire dans ma paume avec son doigt.
J’avais établi des règles strictes que Mysty avait approuvées : interdiction de sortir de nos rôles avant d’être chez Syrle. Les murs des auberges avaient de nombreuses oreilles, inutile de prendre des risques.
Aussi, pour me communiquer quelque chose d’important, Naeviah avait préféré un moyen que nul ne pourrait intercepter.
C’était un peu long et fastidieux, mais je pus lire : « Tu es une sale hypocrite. Comment tu fais pour mentir ainsi ? ».
C’était ça le message important ?!
Je jetai un regard noir à Naeviah qui leva les sourcils et se mit à siffloter l’air de rien. Ce n’était pas de ma faute si le rôle de petite sœur m’inspirait autant !
Mysty leva le pouce avec un petit air fier et Tyesphaine sourit tout simplement.
En avais-je trop fait ?
Avant de quitter la chambre, je m’empressai de poser une « Alarme magique » à l’emplacement où nous avions réuni nos sacs de voyage. Je serais prévenue mentalement si un intrus venait nous voler.
Au passage, considérant que nous serions examinées par une mage, tous nos objets magiques avaient été déposés dans notre sac magique que j’avais lui-même dissimulé dans un sac à dos de plus grande taille. Pour diminuer les émanations, ce sac était enroulé de tissus où étaient cachées des planches de bois. Ce n’était pas parfait, si je me concentrais dessus je pouvais ressentir malgré tout de très légères émanations, mais ce subterfuge devrait tromper quelqu’un qui n’était pas au courant.
J’ignorais si les mages humains disposaient d’une perception magique semblable à la mienne —probablement ce n’était même pas le cas—, mais si j’étais incapable de ressentir la magie du sac, en principe Syrle devait également l’être.
Détecter des mages simplement à la vue était en principe impossible. Il fallait une examen approfondi ou des sorts d’analyse que j’identifierai immédiatement si Syrle se mettait à les employer.
Le plan n’avait pas encore commencé, mais j’étais confiante. Même s’il était improvisé, à la hâte, avec Naeviah et Mysty nous avions peaufiné tout un tas de détails.
À partir de ce jour, j’étais devenue Katelina. Naeviah s’appellerait Sadalina. Mysty serait Linalina. Et Tyesphaine serait Tinalina.
Nous étions les quatre sœurs orphelines du Professeur Nash, de pauvres filles ayant subi la disgrâce suite au décès de leurs parents qui parcouraient le royaume à la recherche d’un foyer. Quatre sœurs qui s’aimaient plus que tout et qui ne voulaient pas être séparées par des mariages.
J’avais été tellement fière en exposant mon stratagème, mais Naeviah s’était moquée de moi :
— On dirait un roman ! Hahaha !
— Tu… devrais l’écrire… Haha !
— Même toi tu te moques de moi, Tyesphaine ?!
Je ne pouvais pas leur dire que c’était un assemblage de plusieurs œuvres que j’avais lues dans mon ancienne vie.
***
Le repas que nous avions commandé était à base de viande et de légumes, le tout mijoté dans du vin. Je parle de légumes, mais c’était principalement de la pomme de terre et autres tubercules. C’était très modeste, mais pas mauvais.
Étrangement, Mysty trouvait ça vraiment bon, elle venait même de recommander un second service.
De mon côté, pour conclure le repas, je mangeais ce pain un peu dur qu’on nous avait servi. Je me demandais si le ramollir dans l’eau aurait été mal vu, aussi je m’abstins de le faire.
Pendant que mes mâchoires aplatissait cette denrée pour la rendre plus simple à avaler, mes oreilles se perdirent involontairement dans les discussions des tables voisines.
L’auberge n’était pas un taudis, c’était un établissement dans la moyenne. Jusqu’à présent, avec les filles, nous avions plutôt choisi le bas prix du haut de gamme. C’est-à-dire les bonnes auberges modestes. Leur qualité et leurs prix étaient un peu au-dessus des meilleurs de la tranche moyenne mais elles restaient bien moins onéreuses que les vrais établissements haut de gamme.
En gros, nous avions toujours logé dans des auberges de marchands et de bourgeois.
La clientèle du Mulet Blanc, à l’image du bâtiment, était bien plus populaire, moins instruite, avec un langage moins raffiné et fleuri.
J’entendais depuis un moment les différents jugements qu’on portait à nos physiques. Qui était impressionné par « la laiterie » de Tyesphaine, qui parlait des « miches » de Mysty, qui fantasmait sur « le petit cul » de Naeviah et qui encore rêvait de m’étaler dans une grange.
La clientèle à cette heure était quand même principalement masculine, je supposais que la salle irait en se remplissant au fur et à mesure de la soirée ce qui ne ferait qu’augmenter le nombre de grivoiseries. Actuellement, c’était des personnes venues manger, mais bientôt celles venues pour jouer et boire qui composerait la composerait.
De toute manière, nous n’avions pas l’intention de rester au milieu des ivrognes qui tenteraient de nous peloter. Une fois le repas fini, nous avions l’intention de nous enfermer à double tour dans notre chambre.
Je plaignais les serveuses d’endurer ces hommes tous les soirs, la majorité des discussions étaient quand même bien en-dessous de la ceinture. Je me demandais également pour quelle raison Syrle avait choisi cet endroit pour faire passer le message de son recrutement, il n’était pas le plus accueillant pour des femmes.
Néanmoins, elle ne venait qu’en journée, peut-être l’endroit lui avait paru plus respectable qu’il ne l’était réellement (je n’imaginais même pas le niveau des auberges bas de gamme).
Au sein de toutes ces discussions sans intérêt pour sa savoir si j’avais 12 ans ou bien 14, il y en avait une que seule mes oreilles purent entendre puisqu’elle se tenait dans le coin le plus éloigné de notre table.
Un petit groupe de deux hommes et une femme parlaient de Syrle :
— Berz (l’aubergiste) a dit que les quatre vont postuler chez Syrle. Les pauvres…
Pourquoi nous plaindre ? Parce que nous allions devenir des bonniches ? Le travail était si dur ?
Je n’allais pas tarder à avoir la réponse à mes interrogations.
— Molly, tu as bossé chez elle, non ?
— Elle est si horrible que ça ?
Voilà qui m’intéressait sans aucun doute. Qui était donc cette mage qui avait dérobé l’anneau familial du marquis ?
— Je n’ai pas bossé chez elle personnellement. Tu connais Sabry, non ?
— Ouais, vaguement…
— Elle y a bossé. Syrle est une vraie perverse. Paraît qu’elle lui faisait faire le ménage à poil et qu’elle la forçait à dormir avec elle. Puis, elle aurait même failli la trousser. La pauv’Sabry a vite fait de s’enfuir sans demander son reste.
Je m’empêchai de grimacer. Finalement, j’avais comme l’impression que mon aura dakimakura était un réel aimant à pervers. Je cherchais la raison pour laquelle les dieux m’avaient donné une telle malédiction : était-ce pour compenser le fait que je n’avais pas eu de relations amoureuses dans ma précédente vie ?
Ah oui ! J’avais failli oublier ! C’était juste des tirages aléatoires sur un jeu ! Un grand merci les dieux !!
Quoi qu’il en fût, je comprenais un peu mieux pourquoi elle voulait uniquement des femmes pour ce poste. J’avais initialement pensé que c’était pour des raisons pratiques étant elle-même de sexe féminin, mais si les rumeurs concernant Sabry étaient vraies, c’était plus une question de goûts personnels.
J’avais un peu honte de m’avouer qu’à sa place j’aurais également engagé que des femmes… mais pas pour leur faire des choses indécentes, qu’on soit d’accord !!
— Fiali, un souci ? me demanda Tyesphaine.
Je supposais que l’étonnement et l’inquiétude devait se lire sur mon visage.
— Non, c’est rien…
Je décidai à cet instant qu’il valait mieux taire cette information qui pourrait nuire à notre mise en scène au cours de l’entretien. Je leur dirais une fois sur place.
De toute manière, le savoir à l’avance ne changerait pas le fait que Syrle était une perverse et qu’elle essayerait sûrement quelque chose sur nous. Entre les bijoutières qui veulent acheter mon corps, les druides qui nous invitent derrière les buissons, cela commençait à devenir une habitude.
C’était si difficile d’être une belle femme…
Le repas fini, nous montâmes dans notre misérable chambre. Il y faisait si froid, il y avait un courant d’air qui passait par la fenêtre malgré les volets que nous avions pris soin de solidement fermer et la porte avait au moins trois centimètres d’écart avec le plancher.
— On va bien geler cette nuit, dit Naeviah en grimaçant.
— Tant qu’on est sous les couvertures, ça devrait aller encore, dis-je. Mais nous n’allons pas nous coucher déjà, si ?
Il était même pas vingt heures, j’étais loin d’être fatiguée. Puis il y avait beaucoup de bruit à l’étage du dessous.
— Vous voulez qu’on fasse un tour ? proposa Tyesphaine gentiment.
— Et se perdre ? Puis, je te rappelle que c’est dangereux pour les quatre sœurs que nous sommes : nous ne savons pas nous battre.
Je fis un clin d’œil exagéré pour leur faire comprendre qu’il valait mieux ne pas sortir de notre rôle.
Mysty la première comprit mon intention et me rendit le clin d’œil.
— Finalement, il ne reste rien d’autre à faire que nous glisser sous les couvertures, dit Naeviah en grimaçant. On tiendra toutes les quatre là-dedans ?
Honnêtement, nous serions à l’étroit mais puisque Mysty allait sûrement m’enlacer, cela ferait économiser de la place. Puis Naeviah n’était pas bien épaisse. Tyesphaine, malgré sa taille non plus, d’ailleurs.
Quatre hommes n’auraient jamais tenus là-dedans.
— Nous… pourrions essayer… déjà, proposa Tyesphaine.
— Pourquoi pas ?
Nous définîmes l’ordre dans le lit que nous déplaçâmes contre le mur pour éviter les éventuelles chutes. J’avais lu autrefois qu’il y avait une sorte d’instinct primitif dans la disposition du lit dans une pièce. En principe, la tête était rarement du côté des ouvertures.
Même si le Japon était paisible et que beaucoup aimaient coller leurs lits contre le mur pour gagner de la place, néanmoins, c’était quelque chose que je n’avais jamais pu faire.
Mon lit était toujours à une dizaine de centimètres des parois et, pour cause, cela permettait de limiter les risques d’intrusion d’insectes. Pendant des années, on m’avait qualifiée de maniaque bizarre de penser ainsi. Surtout l’été, j’avais peur que les immondissimes « G », les imaginer me tomber dessus pendant mon sommeil suffisait à me terroriser. J’avais même acheté secrètement du ruban adhésif spécial que j’avais coller aux pieds du lit pour éviter qu’ils ne montassent dessus. Il allait sans dire que j’étais angoissée à chaque fois que je devais dormir dans un futon plutôt qu’un lit.
Puis un jour, j’avais fini par découvrir que nombre de peuples de régions plus infestées d’insectes le faisaient également. C’était là que j’avais fini par assumer ma peur de ces vilaines bêtes à pattes.
Je déteste les insectes ! Réellement ! Et dire que mon mentor m’avait parlé d’araignées géantes ! Pire encore : de mille-pattes de la taille d’un petit bus !
Aaaaahhhh ! Rien que d’y penser, j’avais envie de vomir !
Avec ce froid, il y avait toutefois peu de risques de voir des insectes, c’était au moins un mal pour un bien.
Mysty, la plus agitée, allait dormir contre le mur. Je serais à côté d’elle… par la force des choses, puisque Tyesphaine et Naeviah avaient peur qu’elle ne vînt se coller à elle (ce qu’elle ferait inévitablement dans des circonstances pareilles). Ensuite, viendrait Naeviah et Tyesphaine tout au bout.
Pourquoi Naeviah entre Tyesphaine et moi ? Simplement pour une question de taille et de poids, il valait mieux mettre les plus légères au centre pour éviter de surcharger le sommier.
L’ordre décidé, nous nous allongeâmes sur le lit toute habillées…
— Ça ne va pas, dit Naeviah. Tyesphaine est à moitié dehors.
— C’est pas grave…
— Je préférerais que tu ne tombes pas malade, lui dis-je.
— Merci…
— Bah, Tyes pousse un peu plus vers l’intérieur.
Naeviah fut poussée contre moi et je fus poussée contre Mysty.
— Moi ça me va, dis-je. Je te gêne pas trop Mysty ?
— Tu écrases les nichons mais bon c’est pas grave. Haha !
De toute manière, je savais qu’on en arriverait là.
— Ouais, mais moi ça me va pas…, dit Naeviah. Soit je dois monter sur Tyesphaine, soit comme là, je suis à moitié sur la perverse.
— Héhé ! Cette fois c’est toi la plus perverse des deux, on dirait.
Naeviah me jeta un regard meurtrier. Il était vrai qu’elle avait une de ses jambes entre les miennes et son épaule était appuyée sur ma poitrine, mais, ainsi, au moins je ne mourrais pas de froid.
— Tu… peux venir un peu de mon côté… si c’est nécessaire…
C’était un peu inattendu de la part de Tyesphaine, mais j’avais remarqué qu’elles se faisaient confiance avec Naeviah. Je supposais qu’elle n’aurait pas dit la même chose à Mysty.
Naeviah hésita mais finalement repartit du côté de Tyesphaine.
— Ouais mais… j’ai quand même peur que tu m’assommes avec tes seins.
— Eh ?
— Haha ! C’est vrai que Tyes en a de super gros !
— Je… Désolée…
— Ne t’excuse pas, ce n’est pas ta faute, lui dis-je.
Elle semblait commencer à déprimer. Nombre de femmes auraient aimé avoir son physique, je ne voulais pas qu’elle commençât à complexer.
— Autre problème, repris-je, actuellement tu es habillée donc tu ne le sens pas trop, Mysty, mais le mur est super froid. Si tu dors avec une épaule appuyée dessus toute la nuit, ou avec le dos collé dessus, tu vas chopper un truc…
— Au pire, Nae peut me guérir, non ?
— Tssss ! Fais attention à ton corps, bon sang ! Je ne suis pas là pour que vous preniez des risques inutiles !
Cette phrase m’était également destinée en réalité. Je fis semblant de ne pas l’avoir entendue.
Il me vint soudain une idée pour résoudre notre problème :
— C’est peu conventionnel, mais je sais ce qu’on pourrait faire.
Les trois se turent pour écouter ma solution.
— Il suffit que deux dorment dans l’autre sens. En gros, la tête de l’autre côté, ainsi on prendra moins de place. Je propose une grande et une petite.
Elles réfléchirent à mon idée qui, comme je le pensais leur parut étrange.
— Ça veut dire avoir les pieds de l’une d’entre nous dans la figure ? demanda Naeviah.
— Oui. Mais c’est la seule solution géométrique.
— Au pire, je veux bien ceux de Fiali dans la mienne. Ils sentent bon.
Naeviah donna une petite tape à Mysty qui se mit à rire.
— Tirons ça au sort, proposai-je.
C’est ce que nous fîmes. Naeviah et moi serions d’un côté et Mysty et Tyesphaine de l’autre. Pour les coussins supplémentaires, nous utiliserions ceux que nous emportions dans notre sac magique. Je doutais que ce détail mettrait à mal notre déguisement.
Une fois en place…
— Les pieds de Naeviah ont une odeur normale. Haha !
— Eh oh ! C’est malpoli !! Je les nettoie tous les jours !
— J’ai pas dit qu’ils puent, mais t’as sniffé ceux de Fiali ? C’est vraiment autre chose ces elfes. Haha !
— Chut ! Mysty !
Naeviah lui donna un petit coup de pied justement pour la faire taire.
— Oups, désolée !
— Je… ne sais pas si je peux…
Tyesphaine semblait plus embarrassé que d’habitude.
— Désolée, la vue de mes pieds doit être disgracieuse…
En vrai, mes pieds étaient au niveau de sa poitrine, mais les savoir si proches pouvait être dérangeant, je le concevais.
— Non, c’est…
— Moi j’ai pas confiance dans l’autre perverse de Mysty, dit Naeviah. On échange de place, elle va se mettre à faire des trucs à mes pieds, j’en suis sûre.
— OK, OK…
Tyesphaine ne protesta pas, aussi nous échangeâmes nos places. Avec notre disposition actuelle, personne n’était à moitié dehors et personne n’avait besoin de se coller au mur. En terme de place c’était efficace, j’étais contente de mon idée.
Puisque nous n’avions rien à faire et puisque les bougies fournies par l’auberge étaient presque épuisées, nous finîmes par nous changer et entrer pour de bon dans le lit, même s’il était encore très tôt.
— Tu gardes ton pyjama cette nuit, tu m’entends Mysty !
— Je le fais pas exprès de l’enlever. Puis, qu’est-ce que t’en as à faire toi ? T’es même pas à côté de moi.
— Là n’est pas la question !
— J’vais essayer… Pffff…
J’étais sûre qu’elle finirait par l’enlever. Comme j’étais sûre que ses pieds finiraient à un moment donné dans mon visage. Qu’il en fut ainsi, pensais-je en commençant à me détendre.
Oubliant notre comédie, nous parlâmes un peu avant de nous endormir, malgré le bruit provenant de la salle principale de l’auberge où les alcooliques hurlaient.
La nuit fut particulièrement froide, un vent du nord se mit à souffler. Je fus réveillée plusieurs fois par le courant d’air et, finalement, fatiguée et à moitié consciente, j’engouffrais ma tête entière sous la couette. La chaleur corporelle qui émanait de chaque côté eut tôt fait de me réchauffer.
Tout devint confus pendant la nuit, mais je sentais du mouvement dans le lit, les filles avaient le même problème de sommeil que moi.
C’est au matin que je pus constater l’étendue des dégâts : mon corps était prisonnier des longues jambes de Tyesphaine et de Mysty ; ma tête reposait sur l’épaule de Naeviah, qui en bout de lit avait fini par avoir tellement froid qu’elle avait fait comme moi et s’était blottie sous la couette. Mon bras était retenu elle, d’ailleurs, elle avait mit ma main dans son pyjama.
Mysty enlaçait une de mes jambes, l’autre avait glissé à l’intérieur du pyjama de Tyesphaine à la recherche de chaleur (et l’avait trouvée entre ses seins, manifestement). Le pied de cette dernière était appuyé sur mon visage.
Cette fois, Mysty n’avait pas réussi à retirer ses vêtements, mais elle avait sûrement essayé et était à moitié découverte. Cependant, considérant la scène de guerre qui avait eu lieu dans ce lit, aucune de nous n’était entièrement couverte par son pyjama : qui avait une moitié de culotte qui débordait, qui un sein…
À mesure que les yeux s’ouvrirent, nous nous rendîmes compte être plus ou moins bloquées : si nous forcions, nous risquions de déchirer nos vêtements.
— Euh… bonjour les filles…
— ‘jour, mes sœurs !
C’est vrai, nous étions censées être des sœurs, dans l’état de crise je l’avais oublié.
— Pas de panique, repris-je aussitôt. Nous sommes coincées, c’est un peu gênant, mais si nous communiquons, nous pouvons sûrement…
Quelque chose interrompit ma phrase, un membre appuya mon entrejambe par mégarde. Sûrement Tyesphaine qui commençait à paniquer.
— Hiii ! J’ai dit d’atten…
Mais on ne m’écouta pas. Peut-être par inconfort ou par gêne, ce monstre absurde que nous formions désormais s’agita et tout devient plus confus encore.
Nous ressortîmes du lit à moitié nues, les cheveux ébouriffés et couvertes de honte. Par miracle, nos vêtements étaient intactes, mais il faudrait sûrement revoir quelques coutures.
Je gonflais les joues agacée qu’on ne m’ait pas écoutée. Tyesphaine avait les larmes aux yeux et Naeviah était rouge jusqu’aux oreilles.
Seule Mysty se mit à rire :
— C’était vachement drôle comme jeu ! Faudra qu’on se refasse ça ! On dirait une sorte de salade de sœurs ! Haha !
Je trouvais la comparaison amusante. J’esquissai un petit sourire avant de remarquer le regard sombre de Naeviah qui me reprochait encore quelque chose.
— On est d’accord… ce qui s’est passé dans ce lit cette nuit doit rester un secret à jamais scellé. Je ne veux plus jamais en entendre parler, c’est entendu ?
Tyesphaine approuva par de grands hochement de tête, elle se retenait de pleurer. Je l’entendis marmonner bien bas :
— C’est… fichu pour le mariage… ma pureté… Sniff!
Hein ? Qu’est-ce qui lui était précisément arrivé ? J’étais perplexe.
Mysty continuait de rire, la pudeur et la honte lui étaient inconnues.
De mon côté, je supposais qu’elles exagéraient toutes, mais j’eus malgré tout quelques doutes en découvrant de la bave sur mon pyjama et sur mes pieds. Mais, était-ce vraiment de la salive ?
***
L’entretien eut lieu en après-midi dans la salle commune de l’auberge. À cette heure, elle était vide.
Nous avions de la chance, Syrle était effectivement passée en matinée pour faire ses courses et dès qu’elle avait été aperçue, on lui avait signalé quatre filles qui voulaient postuler.
Syrle était une femme qui devait avoir plus de la trentaine. Elle mesurait plus ou moins un mètre soixante cinq, selon mon estimation. Ses cheveux détachés étaient d’un roux foncé qu’on pouvait désigner d’auburn. Ses yeux, à l’opposé, étaient bleu clair. Elle portait une robe de magicienne de même couleur. J’entends par là une authentique robe de magicienne, comme dans les fictions. La sienne était décorée de symboles mystiques. Elle portait même un chapeau.
Pourquoi personne ne m’avait dit qu’il y avait des magiciennes de ce genre dans ce monde-ci ?
Elle avait de nombreux bijoux dont des bagues (au moins une d’elles magique), mais pas celle que nous cherchions (sur la lettre que j’avais détruite, il y avait un croquis de la bague dont la caractéristique principale était un saphir taillé en forme d’étoile).
En décryptant furtivement les symboles magiques, je pus déduire que sa spécialité était la magie de terre.
Certains m’étaient inconnus, elle en avait aussi bien sur sa robe que sur son collier et devaient sûrement être liés à la guilde de magie de Segorim. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, il y existait une base symbolique universelle. Qu’on fût elfe, humain ou géant, ces formes arcaniques restaient sensiblement les mêmes.
— Je me nomme Syrle Orland, la mage de Saphir. On m’a informée que les sœurs Nash souhaiteraient travailler pour moi ? Néanmoins, je n’ai besoin que de deux domestiques.
— Bien le bonjour, je suis la Tinalina, la plus âgée des sœurs. Voici…
Tyesphaine nous présenta en essayant d’hésiter le moins possible. Je sentais malgré tout une certaine nervosité chez elle, mais probablement parce que je la connaissais bien.
Syrle l’écouta sans l’interrompre.
— Nous sommes très liées entre nous et, suite à divers événements dramatiques, nous sommes dans le besoin. Je sais que cette demande vous surprendra sûrement… Même si nous sommes payées seulement pour deux, nous aimerions rester ensemble.
Tyesphaine avait dû produire un sacré effort, elle qui était si timide.
Toutefois, nous n’avions pas réellement le choix : elle avait bien plus l’air d’être la grande sœur que nous autres et c’était le rôle de la plus âgée de faire une telle demande.
— Vous voulez que je ne vous paie que pour deux ?
— Nous préférerions pour quatre, à vrai dire, dit Naeviah cette fois. Néanmoins, nous sommes conscientes que cette demande serait insensée. S’il n’y a du travail que pour deux, il n’y aucune raison pour vous de nous engager toutes les quatre.
— En effet, dit Syrle en croisant les mains. D’autant que ma domesticité loge à domicile, vous savez ?
Elle semblait sévère comme femme, ses yeux paraissaient nous sonder en détail. Elle ne dégageait pas d’autre magie que celle de ses objets, j’étais à peu près certaine qu’elle ne nous analysait pas magiquement en tout cas.
— Nous en sommes conscientes.
— Nous… nous ferons des efforts, dit Tyesphaine. Même si vous ne mettez à disposition qu’une chambre, nous nous arrangerons. Nous… ne voulons pas être séparées !
Sa voix devint plus forte. Je la trouvais d’un seul coup très investie dans son rôle, cela me donna un peu de motivation.
— Madame, vous n’avez rien à perdre et tout à gagner, dis-je de ma voix la plus délicate possible. Le travail serait le même, la paie aussi et chacune mangera moitié moins. À la place, vous… vous aurez quatre jolies filles à votre service, n’est-ce pas merveilleux ?
Je le reconnais, c’était un coup bas. Je connaissais son inclinaison pour la gente féminine (d’un seul coup, les paroles du marquis me revinrent à l’esprit, c’était ce qu’il avait sous-entendu) et j’avais confiance dans notre beauté. Toutes aventurières que nous étions, nous étions belles !
Si elle était aussi perverse qu’on le prétendait, cet argument devait avoir un certain poids.
Elle me sourit, puis m’ignora et reporta son regard sur Tyesphaine.
— Est-ce que vous savez lire et écrire ?
C’était une question à laquelle nous étions préparées, nous avions pensé à nos rôles.
— Oui. Notre père était professeur et médecin. Il nous a appris.
— Fort bien. Donc l’une d’entre vous pourrait au moins tenir un rôle d’assistance.
— Sans aucun doute ! répondit Naeviah immédiatement.
— Avez-vous des connaissances en magie ? Vous n’êtes pas sans savoir que je suis une magicienne, n’est-ce pas ?
Encore une question que j’avais savamment anticipée. À sa place, je m’en serais également enquis.
— Je… il paraîtrait que j’ai le don de magie, dis-je. Notre père est mort avant qu’un magicien ne pût le confirmer, je n’ai jamais appris le moindre sortilège.
Dans l’éventualité où elle nous sonderait magiquement à un moment donné, il valait mieux ne pas complètement mentir. Elle ne pourrait sûrement pas dévoiler tout mon énorme potentiel de destruction (hihi !) mais il n’était pas impossible que ma trace magique résonnât d’une manière ou d’une autre. J’ignorais quelle méthode les humains avaient pour révéler le don. Me faire passer pour une magicienne potentielle m’avait paru sage.
Puis…
— Comprenez que c’est également la raison pour laquelle nous ne pouvons pas être séparées, dit Naeviah à basse voix. Katelina pourrait être prise pour cible. Nous avons ouï dire que les magiciennes étaient parfois les cibles d’enlèvements.
Personne n’était un monstre au point de séparer des sœurs comme nous, non ? La petite sœur avec un potentiel magique qui finirait sur un marché aux esclaves ou autres n’était-ce pas source à s’apitoyer ?
— J’en ai assez entendu, dit Syrle. Vous m’intéressez. Si vous arrivez à me prouver au cours de la semaine quant à votre utilité, j’accepterai même de vous payer toutes les quatre. Dans le pire des cas, il y a assez de travail en ville.
C’était une réponse froide et autoritaire, mais au moins elle allait dans notre sens.
Syrle finit de boire sa tasse de thé, puis se leva.
— J’ai des affaires à régler à la guilde de magie, je serais de retour dans une heure environ. Soyez prêtes à partir aussitôt de retour. Votre nouveau logement est mon manoir à présent.
— Merci infiniment, dit Tyesphaine en s’inclinant.
Nous l’imitâmes en la remerciant.
Elle sourit en coin une nouvelle fois avant de poser son chapeau sur sa tête et de quitter l’auberge.
À peine partie, pour tromper les spectateurs, nous nous enlaçâmes pour faire semblant d’être contente de notre embauche.
— On pourra rester ensemble ! C’est… je suis si contente, Tinalina !
Je vis que ma réplique tira une petite larme à l’aubergiste et sa femme. Je devais sérieusement penser à une carrière d’actrice. Héhé !
Même si je souriais innocemment, intérieurement, j’étais inquiète : l’étape une s’était bien passée, mais c’était clairement une mission qui n’était pas faite pour notre petit groupe.
Puis, j’avais de sérieux doutes.
Syrle semblait être une bonne personne, bien qu’elle m’intimidait par son air très strict. J’avais toujours eu du mal avec les personnes du genre.
Sans oublier, que potentiellement nous venions de nous jeter dans la gueule du loup… une charmante louve dévoreuse de jeunes filles…