Je passerais rapidement sur le voyage jusqu’à Lunaris qui nous prit une semaine.
Je commencerais pas parler du seul point positif des routes Inaliennes : elles sont parfaitement fléchées. J’avais initialement pensé que nous n’en trouverions seulement qu’à proximité de la ville mais c’était une erreur : il y en avait tout le long de notre voyage à intervalles réguliers.
Le pays a même mis en place des codes de couleur pour les principales routes, c’est dire à quel point le système était bien pensé.
La rouge, d’après ce que nous avait expliqué (gratuitement) un marchand Hotzwaldien, était celle qui reliait Liris à Duhmond, une des villes les plus au sud du pays ; elle passait par la capitale, Utora. La jaune reliait également les deux villes mais en longeant la côte et en passant par plusieurs petites villes. Puis, il y avait la bleue, celle que nous empruntions, qui reliait Liris à la frontière est en passant par Lunaris.
La route bleue longeait les montagnes, les Pics de Brukzak. Ce marchand et sa troupe — car personne ne voyagerait seul dans ce monde— , avaient un jeu de cartes très détaillées qu’il n’avait pas hésité à nous laisser consulter. Si sa lecture m’avait apparu comme trop complexe, je pus toutefois y découvrir les noms de quelques localités, des principales montagnes et des cours d’eau.
Cela avait été une bien belle rencontre, très profitable et qui nous avait redonné un peu d’espoir après le désastre qu’avait été Liris.
Cependant, nous n’allions pas tarder à comprendre pour quelle raison la voirie était aussi bien aménagée. Car oui, outre la signalétique, l’état de la route était impeccable (j’ignorais si les autres étaient du même acabit) : elle était parfaitement pavée, y compris les passages dans les bosquets, et il y avait même des aires de repos et des auberges relais.
Après la première impression de Liris, je ne me serais jamais attendue à une telle efficacité dans ce pays. Mais, cette bienveillance n’était évidemment pas gratuite. Tout avait été fait dans un simple objectif commercial.
Les aires de repos étaient toutes payantes, et plutôt chères. La route l’était également. Il y avait au moins un péage par jour à s’acquitter.
Tout comme en ville, la capacité de négociation de Mysty nous fit économiser la moitié au moins de la somme exigée. En général, on nous avait demandé entre 4 et 5 pièces de cuivre par personnes.
Au passage, les pièces de cuivre s’appelaient des « marguerites » à Inalion, en raison de la fleur imprimée dessus. Celle d’argent étaient des « tulipes » et celle en or étaient des « roses ».
Grâce à Mysty, nous finissions par avoir droit à la vraie somme qui était de 2 ou 3 marguerites par personnes. Au final, simplement en péages, nous dépensâmes 70 pièces de cuivre, soit 7 pièces d’argent, l’équivalent de trois tenues complètes (chaussures comprises) ou d’un meuble.
À cela, il fallait additionner le coût du voyage en lui-même, ce qui incluait les nuits passées dans les relais. Car, même si la route était pavée, il était interdit de dormir dessus ou de dresser un campement à proximité, hors des zones prévues à cet effet.
Les patrouilles de soldats qui passaient fréquemment étaient draconiennes, elles avaient pour seul but d’empêcher le brigandage (ce qui était positif, mais pas désintéressé) et obliger les voyageurs à la dépense, voire de distribuer des amendes.
En somme, soit un voyageur dépensait 2 ou 3 pièces d’argent supplémentaires par nuit, soit il devait payer une amende de 5 pièces d’argent par personne pour campement illégale sur territoire privé (amende dont le montant pouvait augmenter en fonction de la bonne volonté des soldats). À choisir, nous avions préféré dormir dans des lits confortables plutôt que prendre ce risque.
Les relais ne manquaient évidemment pas. Il y en avait un tous les dix kilomètres en moyenne.
Résumons tout ça… Notre voyage d’une semaine avait fini par nous coûter la « modique » somme de 75 pièces d’argent, presque une pièce d’or.
C’était extrêmement cher ! Surtout si on comparait à Hotzwald où les péages étaient inexistants.
À la lumière de ce calcul, je finis par comprendre la raison d’exister des bidonvilles de Liris. Entrer dans une ville se payer, en sortir également, et se déplacer aussi. Les marchands qui s’étaient ruinés pour acheter un laisser-passer et entrer à Inalion se retrouvaient soudainement confrontés à la réalité des taxes abusives du pays.
Ceux qui se perdaient trop longtemps à Liris tombaient dans la banqueroute, incapables de vivre en ville et incapables de la quitter. Afin de ne pas finir en prison en voyageant illégalement, ils s’étaient regroupés autour des ordures de la ville et avaient fondés leur petite communauté.
Mais peut-être que ma théorie n’était que partiellement juste, ceux à l’origine du bidonville étaient probablement les citoyens ordinaires tombés en disgrâce, plutôt que des marchands itinérants. Avec une culture tournée exclusivement vers l’argent, l’entraide était presque inexistante. Et piégés hors des murs de la cité, ils n’avaient eu d’autres choix pour survivre.
C’était une bien triste et cruelle découverte sur la prétendue république qui ne permettait pas à ses propres citoyens d’aller rejoindre un village pour y vivre convenablement et les poussait à se regrouper dans la misère la plus infâme, offrant un bien triste spectacle.
La situation de Lunaris était un peu différente de Liris. La bonne nouvelle était qu’il n’y avait pas de bidonville autour de la cité. Par une sorte de curiosité malsaine tacite, toutes les quatre l’avions cherché en faisant le tour des remparts.
Cependant, l’explication résidait simplement dans les quelques villages proches que nous avions vu en procédant sur la route bleue. Puisqu’ils se trouvaient avant le premier péage en quittant la ville, je supposais que les citoyens en faillite les rejoignaient dans le pire des cas.
Désireuses d’aller au plus vite, nous ne nous étions pas arrêtées par ces villages, qui de l’extérieur, nous avaient parus plus pauvres que ceux d’Hotzwald.
Sur quel critère nous étions nous basées pour tirer une telle conclusion ?
Sur l’état des maisons, les vêtements des paysans et leurs outils de travail. Ceux que nous avions pu voir au loin nous avaient parus tous harassés, vêtus de guenilles et utilisant des outils en piteux état.
Mais, parlons plutôt à présent de la ville, la campagne n’est pas mon fort.
Lunaris était plus petite que Liris. J’apprendrais par la suite qu’elle comptait 60 000 habitants à peine. Elle était construite à flanc de montagne.
Sa forme semi-circulaire était intéressante et lui donnait un certain cachet. Et, de fait, la cité était stratifiée en cercles partant de la montagne aux remparts.
L’administration et les nobles avaient généralement des constructions troglodytes, donc dans la partie la plus intérieure. Pour leur part, les riches marchands et bourgeois vivaient dans les strates limitrophes à la noblesse. Et, plus on s’éloignait, plus la richesse et la beauté des bâtiments se réduisaient.
À l’opposé des villes classiques, les secteurs voisins aux entrées, n’offraient pas vraiment un spectacle accueillant aux visiteurs, puisque c’était là qu’étaient les édifices les plus vétustes.
À l’approche de Lunaris, depuis la route bleue, nous avions une belle vue plongeante sur l’ensemble de la cité. La lumière du soleil, se couchant derrière les pics montagneux, illumina de mille feux les dômes dorés des temples.
Naeviah et Tyesphaine, sûrement parce qu’elles s’ennuyaient à force de marcher, se mirent à essayer de deviner à quels cultes ces reflets étaient rattachés.
— Celui-là, le gros, c’est Oblis.
— Forcément…, dit Tyesphaine. Lui… en argent… peut-être Yolean ?
— Mmm… moi, je pencherais plus pour Nyana.
— Tu penses… qu’ils ont un culte académique ?
— C’est vrai que ça paraît étonnant, mais la couleur argent est plutôt associée à Nyana.
Parmi les dômes qui se reflétaient, trois seulement se démarquaient vraiment. Après avoir fixé les deux premiers, elles passèrent au dernier :
— Melphiso ?
— Zephys !
Mis à part sur Oblis, elles n’étaient tombées d’accord sur aucun autre dieu.
Les reflets étaient si brillants qu’il était difficile de distinguer les bâtiments, en plus nous étions encore à bonne distance. Il faudrait sûrement attendre le lendemain pour savoir qui avait raison.
C’était ce que je pensais jusqu’à ce que les deux se placèrent devant moi. Naeviah mit ses mains sur ses hanches tandis que Tyesphaine croisa les siennes, timidement, devant elle.
— Eh ! Fiali, tu pourrais pas nous dire qui a raison ?
— Hein ? Vous voulez que je fasse comment ?
Naeviah plissa les yeux puis pointa les miens.
— Utilise tes yeux d’elfe, pardi ! Pour une fois qu’ils peuvent servir à autre chose qu’à reluquer des poitrines et des fesses…
Elle était dure, mais j’étais habituée avec elle.
— Eh oh ! Je ne regarde ni l’un ni l’autre !!
— Ouais, ouais, t’es une perverse, inutile de t’en cacher.
La remarque avait bien sûr fait rire Mysty.
— En même temps, y a rien de mieux à mater. Héhé !
Bien sûr, Naeviah la fusilla du regard.
Je cédai, je n’avais rien à perdre de toute manière si ce n’était du temps, mais l’insistance de Naeviah m’en ferait perdre également.
Après inspection, il s’avéra que le plus grand dôme était bien celui d’Oblis, ce qu’elles avaient toutes les deux deviné. Le second était dédié à Nyana, c’était donc Naeviah qui avait eu raison. Le dernier à Altelyna et elles s’étaient donc trompée toutes deux.
Évidemment, je n’avais pas les connaissances pour les reconnaître du premier coup d’œil, j’avais simplement donné des indices que mes deux amies avaient traduit. À cette distance, même mes yeux ne pouvaient pas voir les détails sauf lorsqu’ils étaient manifestes.
— Altelyna donc…, dit Naeviah. C’est pas illogique puisqu’il s’agit de la ville la plus proche de la frontière d’Oclumos. Pour s’en protéger, c’est normal.
— Altelyna ? C’est pas la déesse de la guerre ? demandais-je.
— Yep ! J’ai vu ses temples parfois, confirma Mysty.
Naeviah ne tarda pas à donner plus d’indications.
Altelyna était effectivement la déesse de la guerre, des armes et des duels. Selon le pays et la région, cette dernière attribution tombait parfois sous la coup de Yolean, le dieu de la justice. Elle était également la déesse de la stratégie militaire. Son arme de prédilection était l’épée longue et la lance. Sa magie : le renfort physique.
On la priait aussi bien pour gagner un conflit que s’en protéger. Elle avait nombre d’adorateurs parmi les soldats, sans grande surprise.
Fatiguées mentalement et physiquement, nous poursuivîmes la route en silence, ce petit jeu de devinette nous avait distrait qu’un bref instant, malheureusement.
C’est au soir, alors que tout était éclairé par des torches que nous atteignîmes les portes. Ces dernières étaient certes fermées, mais il y avait un « service de nuit » pour malgré tout pouvoir entrer.
Dans notre état, nous offrîmes peu de résistance au versement de la taxe spécial et versâmes même un généreux pourboire aux gardes.
Économiser nos dépenses n’était pas notre priorité. Nous étions décidées à quitter ce pays, le plus vite serait le mieux.
***
Bien que fatiguées de notre journée de marche, nous avions pris le temps cette fois de choisir une auberge correcte, éloignée de la rue marchande afférente à l’entrée de la ville.
Pour économiser le prix, notre sélection s’était portée sur une chambre familiale équipée d’un seul énorme lit pour quatre. Les habitants de ce monde était moins gênés de dormir tous dans le même lit. Aussi, qui disait famille, disait un seul lit.
C’était le format le plus économique mais avec le moins d’intimité. La chambre était à peine plus spacieuse qu’un chambre double et le lit prenait presque toute la place.
De toute manière, nous avions décidé de ne pas nous éterniser en ville. Aucune de nous ne voulait rester à Inalion.
Le réveil, ce matin-là, fut particulièrement chaotique.
Je m’étais endormie entre Mysty, qui était en bord de lit, et Naeviah, qui avait préféré cette place pour « avoir les deux plus petites au centre ». Je m’étais demandé, sans oser poser la question, de quelle taille elle parlait, puisqu’elle était un peu plus haute que Mysty…
D’une manière ou d’une autre, j’étais devenue un peu la préposée au rôle de dormir à côté de Mysty puisque Naeviah faisait toujours des crises et Tyesphaine se tétanisait si elle approchait trop.
Honnêtement…quitte à passer pour perverse… elles exagéraient toutes les deux.
C’était ce que j’avais pensé jusqu’à ce matin-là.
Je supposais qu’il fallait donner la faute au froid qui devenait de nuit en nuit plus mordant. Mais l’aura dakimakura avait clairement joué son rôle également.
Je me demandais parfois s’il n’y avait pas un dieu voyeur et pervers qui s’amusait à orchestrer ces situations embarrassantes ?
D’un côté, il y avait Mysty, qui après s’être déshabillé, une fois de plus, avait eu froid et avait enfilé sa tête sous mon pyjama. Je la sentais sous mon aisselle en train de souffler sur ma poitrine. Ses mains étaient enroulées autour de mes hanches.
De l’autre côté, Naeviah était comprimée contre moi et Tyesphaine qui l’avait poussée afin de pouvoir passer ses bras autour de ma tête.
Les seins de Tyesphaine enveloppaient Naeviah, tandis que son menton était posé au sommet de mon crâne. Le bout de mon oreille droite se trouvait entre ses lèvres humides, ce qui me provoquait des frissons incroyables.
Les mains de Naeviah, dans la panique dirions-nous, s’étaient empêtrées dans le bas de mon pyjama et menaçaient de descendre ma culotte.
— Euh… vous… vous pourriez vous réveiller ? J’étouffe… et… je crois que j’ai envie d’aller aux toilettes…
Cette situation était aussi incongrue, qu’embarrassante et dangereuse. Mon cœur battait à mille à l’heure et mon corps brûlait de l’intérieur.
Je répétai ma demande une seconde fois mais toujours pas de réponse. En fait, il me fallut attendre pas mal de temps, coincée de la sorte, avant que Tyesphaine ne se réveillât. J’avais l’impression d’avoir passé au moins une heure, mais je savais que l’impression du passage du temps était relatif, aussi c’était peut-être une exagération.
Je sentis ses lèvres libérer mon oreille, qui était sûrement la pire partie de cette configuration, puis sa poitrine s’éloigna de moi.
Il faisait encore sombre dans la chambre, nous avions fermé les volets. J’ignorais l’heure qu’il était.
Tyesphaine, sans mot dire, se cacha le visage pendant un instant, puis se coucha au bord du lit, par terre.
— Eh ! Tyesphaine ! Aide-moi, s’il te plaît !
Mais, même en répétant ma demande, elle ne répondit pas. Son embarras était tel qu’elle m’ignorait.
Pauvre Tyesphaine ! Ce n’est pas ta faute, juste celle de cette satanée aura et des dieux farceurs (pervers, à tous les égards) !
À mon tour, je me sentais coupable, aussi je n’insistai pas plus.
De toute manière, avec Tyesphaine en moins, je venais de gagner de la marge de manœuvre. Mon bras droit était toujours limité par la tête de Mysty, mais je pouvais tenter de déjà m’occuper de Naeviah pour commencer.
Le départ de Tyesphaine venait de l’agiter. Sûrement avait-elle senti un courant d’air dans son dos puisqu’elle se blottit encore plus proche de moi.
Mon soutien-gorge ne me couvrait plus entièrement et sa main était à présent particulièrement mal placée. La décence m’empêcher de dire clairement où elle se trouvait…
— Ohlà ! Naeviah, réveille-toi. Je… je vois aller aux toilettes et ta main…
Pas de réponse. Étrange, en général, elle n’était pas une grosse dormeuse, toutes les deux nous étions les premières debout.
Je me décidai à gérer la crise la plus urgente : la main de Naeviah. Une seule des deux était vraiment critique, l’autre me tenait la cuisse pour se réchauffer.
J’attrapai son poignet et j’allais l’éloigner lorsque…
— Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi j’ai ma main… à cet endroit ?
— Enfin réveillé ? Je dois aller aux toilettes, tu peux me libérer, s’il te plaît ?
— Qu’est-ce que tu me fais faire ?! Tu ne penses pas que tu viens de franchir une frontière là ?
— Attends ! C’est moi la victime, tu sais ? Je ne t’ai rien fait faire, tu…
— Je ne veux pas t’entendre ! Perverse ! Elfe libidineuse ! Dépravée !!
Les insultes habituelles commençaient à pleuvoir. Quelle que fût l’heure, Naeviah avait toujours une répartie préparée pour moi. Je supposais parfois qu’elle avait un coin de son cerveau qui m’était consacré ; somnolente ou pas, elle arrivait toujours à trouver des reproches.
Je la laissais se défouler un peu, ce qui réveilla lentement Mysty, lorsque je lui fis remarquer en plissant les yeux :
— Je n’exerce aucune force sur ton bras et pourtant tu ne l’as toujours pas retiré…
— Tu… tu… es une IDIOTE !!!
Cette fois, elle retira ses mains en criant et vint tomber sur Tyesphaine en roulant hors du lit. Son visage était rouge alors que des larmes étaient apparues au coin de ses yeux.
J’avais prévenu : cette matinée était sous le signe du chaos.
Mysty qui émergea enfin…
— Je ne vois rien… il fait encore nuit ? C’est tout chaud, c’est marrant…
— Tu… tu veux bien arrêter de jouer avec ça, Mysty ? Ça… ça me chatouille… Hahahaha !
Bien sûr, comme une enfant, lorsque je lui avais dit d’arrêter, elle avait compris l’inverse. Elle s’était mise à me chatouiller avec ses doigts et à mordiller le soutien-gorge qu’elle n’avait sûrement pas encore identifié.
Le problème était que je me retenais depuis un bon moment déjà. Le fait de rire provoquait des contractions abdominales qui titillaient ma vessie. Je me sentis soudain atteindre la zone critique, pas encore la dernière limite, mais je m’y rapprochais dangereusement.
J’étais incapable de me défendre des assauts de Mysty, qui sans comprendre la situation s’en accommodait et en profitait. Ma réaction la faisait rire. Les ignorants sont bénis…
Mais soudain, une sphère de lumière apparut dans la chambre et Naeviah finit par lever la couette d’un coup sec : son embarras s’était transformé en colère.
Pendant ce temps, Tyesphaine avait préféré restée au sol plutôt que de revenir sur le lit… sûrement pour rafraîchir ses idées. Je supposais la connaissant qu’elle avait sûrement songé à rouler sous le lit pour s’y cacher, mais le sommier était trop bas et ne lui avait pas laissé l’espace suffisant pour ce faire.
— Qu… Que… que… qu’est-ce que vous FICHEZ ?!!!!
Naeviah se remit à crier en me découvrant à moitié nue. Je ne pouvais qu’imaginer ce qu’elle voyait et qui prêtait à confusion.
Mysty finit par me relâcher en sentant l’air froid lui caresser le corps.
— Brrr ! Ça caille ce matin ! Bonjour !!
— Toi !! Je… Je… C’est quoi ce « bonjour » ? lui reprocha Naeviah immédiatement. Et qu’est-ce que… ?
— Je chatouillais Fiali, répondit innocemment Mysty. Par contre, aucune idée comment je me suis retrouvée dans son pyjama. J’pense que j’avais juste froid. Hahaha !
— Dans ce cas, il fallait garder le tien !!
Mysty répondit en riant sans être nullement gênée par sa nudité.
Ce qui n’était pas mon cas.
— Je… je ne vais plus pouvoir me marier…, marmonnai-je.
— Comme si quelqu’un aurait voulu de toi !
— Moi, j’veux me marier avec elle.
— C’est pas la question !!
Je finis par reprendre mes esprits et remettre de l’ordre à ma tenue, non sans avoir jeté un regard embarrassé à Mysty… qui me renvoya un simple sourire.
— Je… j’en peux plus, je vais aux toilettes…
J’étais presque à ma limite.
— Tu veux pas utiliser le pot de chambre ? demanda Mysty. Il est compris dans le prix, t’sais ?
Naeviah et moi la fixâmes avec de grands yeux choqués : c’était totalement absurde, à la limite de l’hérésie. Je m’attendais presque à voir Naeviah se signer.
— Que… euh… non ! Je préfère aller aux toilettes !
— J’ai pas envie de la voir faire ça ici ! dit Naeviah. Tu es folle, Mysty !!
— Bah, tant pis, va falloir raquer alors…
En effet, c’était un point qui nous avait été signalé la veille : l’utilisation des toilettes était payante. Mais chaque chambre était équipée d’un pot de chambre que le client s’engager à vider dans la rue.
Je ne l’écoutais plus, je m’empressai de mettre mes bottes (mais je gardais le pyjama) avant de me diriger vers la sortie.
— Attends ! Tiens, attrape !
Mysty me jeta une pièce de cuivre.
— Merci…
— Si on te dit que ça suffit pas, tu n’as qu’à les menacer de pisser dans le couloir, ça devrait les calmer.
Je ne ferais jamais une chose pareille ! pensais-je en ouvrant la porte. Cependant, je ne savais pas si j’avais la force de revenir dans la chambre si on me refusait l’entrée…
Par chance, on ne me posa pas de problème.
Les toilettes étaient divisés en deux, un peu comme dans mon ancien monde. Une dame de ménage s’occupait juste de leur entretien et étais assise à l’intersection des deux. C’était la première fois que je voyais une telle chose dans une auberge de ce monde.
Évidemment, c’était elle qui veillait au paiement. Je lui tendis la pièce, elle me remercia et je pus entrer dans les toilettes.
C’est là, enfin seule, que je pus me remettre des émotions. Cette journée commençait déjà sur les chapeaux de roues !
***
Le petit-déjeuner fini, nous décidâmes que nous ne resterions que la matinée et partirions en après-midi. Nous en informâmes l’aubergiste qui affirma le prendre en compte dans sa facturation, mais dans les faits il nous fit payer jusqu’au lendemain malgré tout.
« Journée entamée, journée payée », dit-il. Même Mysty ne parvint pas à négocier de baisse de prix cette fois. Au moins, nous n’aurions pas besoin d’amener nos affaires avec nous pendant notre promenade matinale, il suffirait de revenir à l’auberge avant notre départ de la ville.
À notre départ de l’auberge, il était presque dix heures. Nous n’allions pas avoir beaucoup de temps pour visiter… euh, nous faire plumer. Nous avions déjà une destination à l’esprit.
— Encore des livres ? demanda Mysty. Vous faites pas une fixette dessus ?
En effet, notre objectif était le temple de Nyana où nous espérions pouvoir acheter ou consulter quelques livres.
— Il pourrait y avoir quelques indices qui aideraient Fiali…, dit Tyesphaine timidement.
— Ouais, ouais, j’sais… Mais bon, c’est si amusant que ça de lire ?
Elle nous avait déjà posé la question, nous échangeâmes toutes les trois des regards puis acquiesçâmes.
— Bah, comme disait un des vieux de la caravane : « chacun ses goûts, il ne faut pas les juger ». Mais j’vais vous guider, car toutes seules dans cette ville, vous allez vous retrouver au bordel.
— Pourquoi irions-nous dans un tel endroit ? demandai-je innocemment.
Naeviah prit son visage dans sa main : manifestement, je n’avais pas compris quelque chose. Tyesphaine était déjà rouge, impossible de savoir si elle avait compris ou alors si elle avait juste réagi à la parole « bordel ».
— J’parlais pas en tant que clientes, m’expliqua simplement Mysty. C’est peut-et’ différent par chez toi, mais en général quand les filles n’ont plus d’argent, elles…
— C’est bon, j’ai compris Mysty !
En effet, ce n’était pas mon mentor qui m’avait appris cela, mais simplement le bon sens. Quel que fût le monde, vendre son corps était lucratif pour une femme. Je ne pus m’empêcher de grimacer. Certains points noirs restaient identiques à mon ancien monde, voire bien pires sur Varyavis : il y avait peu de chances que quelqu’un ait pensé au bien-être des prostituées ici. Et encore moins à Inalion où tout se vendait et s’achetait.
Mysty me passa la main sur l’épaule et dit en plaisantant :
— Ton prix sera le mien, ma belle Fiali.
— Un million de pièces d’or, répondis-je immédiatement.
— Whaaaa ! T’es la prostituée la plus chère au monde ! Hahaha !
Naeviah nous attrapa par l’arrière du col pour nous séparer et, tout en plissant les yeux, elle nous pointa Tyesphaine qui était accroupie et se couvrait le visage en pleine rue.
— Arrêtez de raconter n’importe quoi toutes les deux ! À cause de vous, regardez l’état de Tyesphaine !
— En même temps, elle réagit à tous les mots du genre, dis-je en grimaçant.
— C’est ton prix qui est trop cher, ma chère. J’t’en propose 100 pièces, pas plus ! Haha !
— Cent pièces d’or ? C’est déjà pas mal cher…
— J’voulais dire 100 pièces de cuivre. Puis tu pourrais faire un tarif de groupe si j’viens avec Tyes et Nae.
— Cette discussion devient de plus en plus malsaine, Mysty.
— Et qui a dit que j’voulais venir avec toi d’abord !! lui reprocha Naeviah.
— C’est pas le problème !! Arrêtez ! La pauvre Tyesphaine…
Dans un effort surhumain, notre pauvre amie leva simplement le pouce. Nous nous jetâmes des coups d’œil d’incompréhension ne sachant pas si elle voulait dire qu’elle allait bien ou si elle aurait voulu suivre Mysty.
Quoi qu’il en fût, lorsqu’elle se sentit moins embarrassée, nous nous mîmes en marche.
Au passage, elle ne portait pas son armure noire maudite, sûrement pour reposer ses épaules. Je ne pouvais qu’imaginer ce qu’elles devaient endurer au quotidien en portant un tel attirail. Elle portait sa tenue d’aventurière composée d’une chemise, d’un pantalon, de bottes en cuir et d’une cape à fourrure (récemment achetée à Segorim). Malgré son style masculin, il était impossible de la confondre, ses traits délicats, son visage, ses cheveux et également sa poitrine proéminente étaient autant d’indices.
D’ailleurs, je me posai la question à cet instant : combien de kilos devaient peser ses seins au juste ?
Je n’étais pas sûre que ses épaules seraient vraiment reposée, même sans son armure…
Naeviah avait abandonné sa robe cléricale, du moins elle prévoyait de le faire jusqu’à notre arrivée à Oclumos. Je me demandais soudain en y pensant s’il fallait un laissez-passer, ce qui m’amena à le demander à mes amies :
— Ah oui ! Maintenant que tu l’dis ! Pas bête, Fiali !
— Dans notre précipitation à vouloir partir d’ici, j’avais également oublié, confessa Naeviah.
— Je… j’en ai un. Enfin… je n’en ai pas besoin… je peux vous amener…
Tyesphaine venait d’Oclumos et était une aristocrate, ce qui voulait dire qu’elle y aurait nombre de passe-droits. L’idée d’en profiter ne m’enchantait pas réellement, d’autant qu’elle me parut plutôt gênée à cet égard…
— Si tu ne veux pas, on peut acheter des laissez-passer, je suppose.
Mysty et Naeviah parurent surprises. Peut-être était-ce moi qui avait imaginé cet embarras sur le visage de Tyesphaine, j’étais confuse soudain.
— Ne… t’inquiète pas, Fiali… Merci…
Elle me remercia d’une toute petite voix que je fus seule à entendre.
— En tout cas, tant mieux ! dit Mysty. J’imagine pas le prix des laissez-passer de ce côté-ci. Peut-et’ que Fiali aurait pas été la seule au bordel au final. Haha !
— Comment tu peux rire de ça ?
— On peut rire de tout, disait un vieux de chez moi. Puis, plutôt mourir que faire ça pour l’argent. J’veux ma Fiali à l’œil !
Sur ces mots, en pleine rue (nous manquions décidément vraiment de retenue ce matin-là), Mysty m’enlaça et me fit un bisou sur la joue.
Nos deux amies restèrent sous le choc. Sincèrement, je m’attendais à quelque chose du genre. Aux yeux de Mysty, j’étais une sorte de grande poupée ou peluche qu’elle adorait câliner.
— Mysty, c’est gentil… même si tes paroles sont vulgaires… Mais évite de faire ça en pleine rue, d’accord ?
— OK〜
Je savais qu’elle n’en ferait qu’à sa tête de toute manière, mais bon…
Non sans avoir été agressées par les marchands, nous arrivâmes au temple de Nyana une demi-heure plus tard. La ville n’était pas si grande, mais devoir être arrêtées à chaque fois prenait du temps.
À mesure de notre progression, inconsciemment, nous nous étions toutes rapprochées de Mysty au point de finir presque collées à elle. Elle n’avait pas manqué de nous dire au bout d’un moment :
— Finalement, on pourrait vraiment rester ici. Vous êtes si apeurées que je me sens enfin utile. Haha !
— Tu… Tu te sens inutile en général ?
J’avais eu peur que derrière sa plaisanterie il y avait eu une pointe d’amertume réelle.
— Nope, ça va. Un peu parfois quand vous causez magie. Mais bon, Tyes aussi n’en fait pas donc j’me sens moins seule.
— Euh… je fais un peu de magie aussi…
— Ouais mais c’est pas pareil que ces deux-là. Quand elles causent magie, elles ont les yeux qui pétillent.
C’était la découverte de ce matin-là. Non pas que cela m’eut réellement étonné, j’aimais la magie, mais c’était réellement ce que mes amies pensaient de moi ?
— Je… je n’ai pas les yeux qui pétillent !!! Et ne m’associe pas à cette perverse de la magie !
Une évolution dans mon statut venait d’être apportée.
— Donc je suis juste une perverse de la magie ?
— Non ! Tu es une perverse ET une perverse de la magie ! Tu es doublement la pire !!
Encore une fois, c’était de ma faute, je l’avais cherchée en posant cette question.
Le temple de Nyana était grand, moins que celui d’Oblis qui se trouvait de l’autre côté de cette immense place particulièrement animée (c’était sûrement l’endroit le plus populaire de la ville), mais tout aussi sublime. Le style architectural, à l’instar des autres bâtiments importants d’Inalion, m’évoquait le style baroque, voire rococo. À la différence que puisque Nyana représentait la lune, elle était associée à l’argent et non à l’or ; les statues, le dôme, les portes et bien d’autres étaient argentées.
S’il y avait beaucoup de petits commerces de rue, des charrettes avec des vendeurs à l’étalage, il y avait également énormément de gardes. Plus précisément, c’était des paladins des différents cultes qui s’occupaient de la sécurité des bâtiments (plus que des personnes) et du respect des différentes taxes. Aucun doute que les marchands payaient une belle commission aux cultes locaux.
Nous traversâmes la place et arrivâmes à l’entrée du temple de Nyana, bien moins fréquenté que celui d’Oblis, ce qui était normal dans un monde avec un haut degré d’illettrisme….
— Tirage du thème astrale, 2 pièces de cuivre ! Pas cher ! criait un des prêtres sur une estrade.
Il portait une robe de bure noire avec des motifs jaunes en forme d’étoiles. La tenue était différente de celle du monastère de Moroa que nous connaissions.
— Thème astral ? demandai-je à mes amies.
— Ah oui, ce truc… Une stupidité sans nom, si tu veux mon avis, répondit Naeviah.
— C’est quoi ? demanda Mysty.
— Un… tirage… euh non… une sorte de divination…, expliqua Tyesphaine d’une petite voix.
— Divination, mes fesses ! Désolée…
Naeviah avait quelque chose contre l’astrologie, de toute évidence. Nous la fixâmes jusqu’à ce qu’elle finît par s’expliquer.
— On a eu par le passé des soucis avec un charlatan de prêtre inalien. Il disait aux gens qu’ils allaient mourir sous prétexte que les étoiles le lui avaient dit. L’astrographie est une nouvelle pratique d’Inalion, mais la communauté cléricale a du mal à croire à ces divinations de bas étage.
— Vous ne pratiquez pas de divinations ? demandai-je.
— Bien sûr que si. Dans mon culte, la nécromancie est parfois utilisée pour apaiser les vivants aussi. Et je vous arrête de suite : non, nous ne ramenons pas les morts à la vie mais nous leur permettons de s’entretenir une dernière fois avec leurs proches.
Les yeux de Naeviah parurent fixer quelque chose de lointain, elle me parut triste soudain. Le sujet n’était certainement pas joyeux, mais c’était son travail pourtant.
Elle continua :
— Il y a des personnes… Non, en fait, la majorité des personnes acceptent mal la mort de proches. Certains finissent par surmonter tout seuls, d’autres n’y arrivent pas. Notre rôle à nous autres prêtres d’Uradan n’est pas seulement de veiller au respect des dépouilles, des cimetières, mais aussi à rendre l’idée de la mort moins pensante pour les vivants. Et c’est en cela que nous différons de l’autre branche du culte qui pense que nous avons vocation à décider qui à le droit de revenir.
Elle l’avait déjà expliqué qu’une partie de son culte relevait des morts-vivants. Au final, les cultes étaient très peu structurés dans ce monde contrairement à ce qu’on aurait pu penser de prime abord.
Ce n’était cependant pas très différent de l’histoire des religions de mon précédent monde. La catholicisme, pour ne citer que lui, avait eu différents courants et tous ne s’entendaient pas entre eux. Certains furent même condamnés et exterminés comme les Templiers, d’autres produisirent des schismes…
— En fait, j’pige que dalle…, dit Mysty.
Elle aussi était bien plus grave que quelques instants auparavant lorsqu’elle plaisantait.
— Un jour… je vous parlerai de ma propre expérience.., dit Naeviah en baissant le regard et en se tenant le bras. Mais là, je n’ai pas envie.
Tyesphaine et moi eûmes la même réaction, nous lui prîmes une main et lui caressâmes chacune un bras.
— Eh oh ! Me prenez pas en pitié toutes les deux ou je vous colle des coups de pieds dans le train !!
Nous voulions juste la soulager, mais Naeviah le prit mal malgré tout.
Elle dégagea ses mains et croisa les bras en toussotant.
— Quoi qu’il en soit, quelques cultes ont des formes de divination. Chez Uradan, nous avons la nécromancie et la lecture des entrailles aussi…
— C’est dégueux !
— Quelques prêtres sont spécialisés là-dedans. Ceux d’Albertus le font aussi. Ça sert principalement à prévoir les grands cataclysmes comme les inondations, les tremblements de terre ou les hivers rudes.
— Pratique…, dis-je.
Dans mon ancien monde, nous avions des scientifiques et des appareils de mesures qui ne s’occupaient que de cela aussi, et malgré tout la fiabilité n’était pas assurée.
— Oui, mais c’est pas fiable à cent pourcent non plus. Le futur est en constant mouvement.
Au final, c’était vraiment comme la science.
— Nyana dispose de l’astromancie, qui permet de voir les cataclysmes à travers les étoiles. Il paraît que les prêtresses seraient au courant d’un tas de choses qu’elles refusent de dévoiler par respect envers leurs chère Déesse.
Mon regard se tourna vers le prêtre qui vendait ses services un peu plus loin.
Comme si elle avait lu le doute en moi, Naeviah fit la moue et reprit :
— Précisément. Tu commences à comprendre, la perverse de service. Le culte de Nyana d’Inalion est le seul à pratiquer ce nouvel art divinatoire, l’astrographie, qui n’est pas reconnu par la majorité des paroisses de Nyana des autres pays.
— Je commence à mieux comprendre, dis-je.
— La religion… c’est compliqué, ajouta Tyesphaine.
— Ouais, c’est clair ! dit Mysty. Bref, si on résume : c’est du vent qu’ils vendent bien cher, c’est ça ?
Je fis signe à Mysty de parler moins fort, elle se gratta la tête en jetant des regards autour d’elle. Personne ne nous écoutait, heureusement, le prêtre hurlait au-dessus de nos voix.
— Si on résume, c’est bien ça…, confirma Naeviah. Nyana ne révélera pas les secrets de votre futur à ce prix-là, je vous le garantis. Bon, arrêtons de perdre du temps et allons voir les livres.
Ignorant la foule agglutinée autour du prêtre, nous poursuivîmes vers les portes du temple où il y avait moins de foule. Surtout des étudiants et des érudits barbus. Lorsqu’ils virent approcher des femmes, leurs yeux s’écarquillèrent et leurs mâchoires tombèrent.
J’étais un peu étonnée, je n’avais pas eu l’impression que ce monde était si androcentrique. Le culte de Nyana était composé majoritairement de femmes, pourtant.
Mais en réalité…
« Whaaa ! Elles sont mignonnes celle-là ! »
« Elles sont dans quel campus ? »
« J’ai envie de m’inscrire dans leur club de suite ! »
Hein ? Club ? Les écoles avaient des clubs ici aussi ?
Ce monde recelait bien des mystères qui m’étaient inconnus. Le problème n’était donc pas le fait que nous soyons des femmes, mais de belles femmes ? Mes amies ne parurent pas avoir entendu ces commentaires, j’étais la seule à me sentir fière… jusqu’à ce que j’entende.
« La petite, tu penses que c’est leur sœur ? »
« Dommage qu’on ne voit pas son visage et qu’elle soit aussi plate. »
Je pris sur moi pour ne pas leur sauter dessus lorsqu’ils échangèrent des propos encore plus graveleuses. Avoir une ouïe anormalement bonne n’était pas toujours un avantage !
Au temple, nous demandâmes à acheter des livres, mais ils coûtaient horriblement chers. Ce n’était étonnant, une fois de plus, puisque tout l’était dans ce pays.
Nous demandâmes donc à en consulter, mais il aurait fallu se soumettre à une inscription payante et attendre une validation du grand prêtre. Nous n’avions pas le temps, aussi nous repartîmes bredouilles.
Puisque Mysty nous mit en garde quant aux prix pratiqués sur la grande place, bien plus élevés qu’ailleurs en ville, nous ne tardâmes pas à décider notre départ prématuré.
Au final, nous ne garderions aucun bon souvenir de ce pays mis à part les biscuits de Liris qui étaient vraiment bons.
J’étais bien incapable de dire si à Lunaris il y en avait également, cette ville ne serait qu’un halte dans notre voyage. J’avais commencé à m’habituer au plaisir de découvrir de nouveaux lieux dans ce monde, mais il valait mieux quitter ce pays avant de nous retrouver plumée et en banqueroute ; je n’avais pas envie que les paroles de Mysty devinssent réalité !
— Si ça ne vous dérange pas, on pourrait prendre cette route là pour rentrer. On a encore un peu de temps pour midi…, proposa cette dernière.
Nous comptions manger à l’auberge vers midi puisque nous avions payé le repas (compris avec la chambre). Autant ne pas gaspiller.
C’est avec cet arrière-goût de frustration que nous fit répondre positivement toutes les trois :
— Faut juste pas se perdre, dis-je. Ici, on est capable de nous extorquer vingt pièces d’or pour juste nous indiquer qu’il faut tourner à droite.
— Haha ! C’est trop ça ! Fiali, tu commences à piger comment ça marche ! Hahaha !
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! s’écria Naeviah. C’est juste rageant !
— Calme-toi… Naeviah…
Mysty cessa de rire et vit tapoter l’épaule de Naeviah amicalement.
— T’inquiète, j’me moque pas de vous. C’est juste que c’est marrant de vous voir toutes les trois galérer dans une ville de truands. Et encore, ici y a des lois. J’ai traversé des patelins où fallait poser des pièges autour de son lit sinon on te sautait dessus la nuit.
— En vrai, nous aussi ça nous est arrivé, dis-je en me tournant vers Tyesphaine.
Cette dernière acquiesça avec insistance. Lors de notre première nuit dans le relais de voyage pendant que nous cherchions les brigands, nous avions connu un épisode du genre. Je ne pouvais pas dire qu’il s’en était fallu de peu, puisque nous avions bien géré la situation, mais si nous avions été de faibles donzelles, cela ne serait pas passé aussi bien.
— C’est vrai que j’vous ai rencontrées juste après. Bah, y a des endroits encore pires. Bref, allons voir dans ces rues. J’gère, t’inquiète !
Malgré ses propos assurés, j’étais bel et bien inquiète ! Aucune d’entre nous n’avait de sens de l’orientation. En ville, nous nous en sortions quand même mieux, mais pas de quoi pavaner.
C’est peu convaincues que toutes les trois nous jetâmes un regard entendu et acceptâmes. Nous devions bien cela à Mysty qui nous avait sauvées d’Inalion et le monstre « argent » qu’ils vénéraient tous.
C’est particulièrement craintives que nous suivions Mysty de près. Elle nous avait parlé de coupe-gorges et d’auberges douteuses, nos imaginations s’affolaient en passant dans ces ruelles à peine assez larges pour une seule personne.
Mysty marchait en tête d’un pas léger, mais ce n’était pas notre cas. À un moment donné, Tyesphaine se colla tellement à moi que je cognais sa poitrine. J’avais pensé sur le moment qu’elle avait juste été maladroite mais en vrai, elle avait peur. J’en connais des personnes qui auraient été envieuses de ma situation.
Bien sûr, Naeviah faisait la fière, même si je savais que ce n’était que façade.
Finalement, nous parvînmes à une petite place où il m’aurait bien été impossible de revenir si je l’avais voulu, considérant le dédale des ruelles que nous avions emprunté.
— En fait, j’crois que ch’suis paumée. Haha !
— Mysty !!!
Naeviah lui sauta au cou, les larmes aux yeux, et se mit à la secouer. Mais Mysty continuait de rire.
Quelques boutiques se trouvaient là, ainsi qu’un vendeur de rue. Il avait une petite charrette et vendait des curiosités.
— Oh là, mesdames ! Vous ne paraissez pas de la ville, vous.
C’était une accroche fréquente ici que je traduisis par : « Oh là ! Vous ne seriez pas de la famille des belles colombes prêtes à être plumées ? ».
J’allais l’ignorer lorsque Mysty lui répondit en souriant.
— Eh ! T’serais pas de la tribu des Sarzarim ?
— Ouais, carrément !
— Oh ! Trop cool ! Un mec du pays !
Mysty s’approcha et tendit la main au vendeur qui répondit par une poignée de main pour le moins complexe. Je me rendis compte à cet instant que nous n’avions jamais réellement pris la peine de demander des informations sur la culture de Mysty et des nomades du désert.
En tout cas, c’était un salut plutôt viril qui s’acheva en tapant coude contre coude.
— Et du coup, tu vends quoi de beau ici ?
— Des Estarids. T’en veux, ma sœur ?
— J’en ai pas vraiment besoin, mais paraît que ceux des Sarzarim sont top.
— Héhé ! T’es bien renseignée, ma jolie.
Nous nous approchâmes sans cacher notre surprise.
— C’est tes potes ?
— Mes sœurs… ou mes meufs.
— Eh oh ! Je ne suis pas ta meuf comme tu dis ! rétorqua de suite Naeviah.
— Hahaha ! Elle a du répondant.
— Ouais, c’est la grincheuse.
— Toiiiii !!
Je saisis Naeviah pour qu’elle ne lui sautât pas au cou. Nous avions enfin un allié potentiel, il n’était pas question de lui faire mauvaise impression. Tyesphaine saisit au vol et m’aida à faire taire notre prêtresse.
— Excusez-la, elle est un peu sauvage, dis-je.
Naeviah m’écrasa le pied puis me mordit la main.
— Aïe !!!
— Lâche-moi perverse ! J’en ai marre de cette ville !!
Le vendeur et Mysty se mirent à rire comme s’il y avait quelque chose que nous n’avions pas saisi, puis il demanda :
— Des estarims, ça vous botte pas ?
Mysty nous expliqua qu’il s’agissait de porte-bonheur fait dans une sorte de corail du désert. Ils avaient généralement la forme d’étoiles et on y inscrivait des dictons ou des phrases de sagesses. On les choisissait face cachée et c’était les dieux qui désignait celui qui correspondait le plus à l’acheteur.
— C’est une spécialité de sa tribu. J’pense que ça peut être pas mal. Puis, Naeviah m’a donné envie avec ses astro-machins.
— C’était l’inverse que je voulais provoquer…
— Pourquoi pas ? dis-je. Nous avons une coutume similaire par chez moi…
Des biscuits avec des messages dedans. Mais bon, une fois encore, cela deviendrait une coutume elfique.
— Combien pour quatre ? demanda Mysty. Je régale, va ! C’est pas tous les jours que j’peux vous offrir un truc de chez moi.
— Merci Mysty !
— Me… Merci…
— Pfff ! J’espère que c’est à la hauteur de ce que tu annonces… Mpff !
Le prix était raisonnable. Je compris à travers l’échange avec Mysty qu’il nous faisait un prix vraiment bas par simple patriotisme. Il en vendait pas mal d’après ses dires, les habitants de Lunaris étaient en quelque sorte fascinés par les astres célestes.
L’homme leva un tissu et révéla un plateau remplis de petites étoiles de la taille d’un biscuit plus ou moins. Mysty nous interdit de lire tout de suite ce qu’il y avait au dos.
— Nous les regarderons toutes les quatre à l’auberge, quand nous serons tranquilles.
— OK…
— D’ailleurs, l’ami, tu pourrais m’aider ? Nous cherchons l’auberge de…
Mysty profita de son achat pour récupérer gratuitement des informations, l’air de rien. C’est ainsi que nous parvînmes à rentrer à l’auberge, avec un peu de retard sur notre planning. Nous commandâmes le plat du jour et en l’attendant nous retournâmes nos estarims pour lire les divinations.
Sur la mienne était écrit : « Les ennemis d’aujourd’hui sont les amis de demain ».
Hein ? Quels ennemis ? Une phrase très vague qui signifiait en somme que je rencontrerais dans ma vie des personnes avec qui je ne m’entendrais pas mais avec qui je deviendrais amie.
D’ailleurs, Naeviah pouvait correspondre à cette divination, puisque nous avions commencé par l’affronter avant de devenir amies.
En soi, ce n’était pas très différent des divinations de mon monde : de simples phrases suffisamment générale pour toujours trouver une réalisation ou un interprétation.
Naeviah eut : « Quand le cœur flanche, demande de l’aide ».
Tyesphaine : « Les rêves sont cruels. Ne les abandonne pas ».
Et Mysty : « Tu perdras quelque chose de cher, mais trouvera un trésor en remplacement. »
Nous mîmes nos estarims en commun pour partager nos divinations. Naeviah et moi étions les plus perplexes. Mysty lâcha un « oooh », puis vint m’enlacer :
— J’serais toujours ta meuf ! Moi, j’deviendrais pas ton ennemie, promis !!
— C’est bon, j’ai compris Mysty.
Puis, aussi brusquement, elle me relâcha et s’en alla enlacer Naeviah :
— Pareil, si tu as besoin d’aide, demande ! J’suis là pour toi !
— Tu… Tu vas me lâcher avant que je te trucide ! Depuis quand tu es aussi…
Mysty ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase qu’elle sauta au cou de Tyesphaine. La pauvre paladine n’eut pas le temps d’esquiver. Elle était assise tranquillement sur sa chaise, mais lorsqu’elle avait commencé à se douter des intentions de Mysty il était déjà trop tard.
— J’ai rien compris à ton histoire de rêve, mais si tu veux du soutien et des bisous, ch’suis là ! OK ?
— Hiiiiiiiiiiiiii !!
Je séparai Mysty de Tyesphaine avant que les lèvres de la première n’atteignent les joues de la seconde. Tyesphaine parut comme traumatisée, elle se figea sur sa chaise, son esprit ailleurs.
— Arrête, nous sommes en public, dis-je à Mysty.
— OK, je vous ferais plus de câlins quand on sera dans notre chambre.
L’évocation de la chambre suffit à raviver un souvenir qui me fit tomber les épaules. Trop peu de temps s’était écoulé, je n’avais pas encore pu enterrer la honte.
Finalement, nous rangeâmes nos estarims dans nos poches et mangeâmes dans le silence. Ces petites étoiles étaient au final notre meilleur souvenir de la ville. Elles étaient simples, mais jolie. Chacune avait une couleur différente avec des reflets particuliers. L’initiative de Mysty avait été couronnée de succès.
C’est en me disant qu’il devait certainement y avoir d’autres choses intéressantes en ville que j’ouvris la porte de notre chambre. Il était temps de plier bagage et de partir.
Mais, je me pétrifiai sur place.
— Hein ? Y avait pas ton armure ici, Tyes ? Et les sacs…
— Merde ! On nous a…
Nos affaires avaient disparues !
***
— Qu’est-ce que vous voulez que j’vous dise, mes petites dames ?
Nous étions descendues demander des comptes à l’aubergiste. Puisque nous louions une chambre dans son établissement, nos affaires étaient sous sa responsabilité.
Tout avait disparu : nos sacs, la robe de prêtresse, la chemise de mithril et la faux de Naeviah, mais également le bouclier et l’armure de Tyesphaine. Sans oublier une grande partie de notre argent.
Car oui, j’en ai peut-être déjà parlé mais l’argent dans ce monde est encombrant et lourd. Même si individuellement chaque pièce ne pesait, selon mon estimation, qu’une dizaine de grammes, le problème était que nous en portions beaucoup.
D’autant que, puisque tous les commerces n’avaient pas de pièces d’argent à portée de main pour faire le change ou rendre la monnaie sur une pièce d’or, il était donc indispensable d’avoir majoritairement de la petite monnaie. Et dans ce monde, il n’était pas question de billets ou de compte bancaire.
Chacune de nous était partie de l’auberge avec une petite bourse remplie de quelques piècettes, le reste avait été caché par Mysty dans différentes doublures de nos sacs.
Au final, plus que l’argent, c’était bien les affaires de Tyesphaine qui m’inquiétaient le plus : c’était des héritages familiaux auxquels elle tenait beaucoup.
De mon côté, j’avais l’essentiel de mes affaires sur moi : vêtements, épée magique, un peu d’argent, on ne m’avait causé grand tort au final.
— Nous avons loué dans votre auberge, c’est votre responsabilité ! cria Naeviah en attirant l’attention des autres clients.
J’étais de son avis, mais je voyais bien au visage de notre interlocuteur que ce n’était pas le premier vol de cette auberge.
Il fit signe à sa femme de prendre le relais, passa son torchon sur l’épaule et nous invita à monter jusqu’à notre chambre.
— J’vais voir ça de plus près…
Nous ouvrîmes la porte, la chambre s’offrit à nos regards.
L’aubergiste put confirmer que tout était bien en ordre, le lit était fait, rien n’était cassé… justement, rien n’était cassé.
— La serrure me semble bonne… Vous avez fermé à clef ?
— Oui, répondis-je en essayant de garder mon calme.
J’avais l’impression de voir où il voulait arriver, son regard inquisiteur cherchait des preuves contre nous.
— Ouais, elle n’a pas été forcée…, confirma-t-il après avoir inspecté la serrure. Et la fenêtre ?
— Nous n’avons touché à rien ! répondit Naeviah cette fois. Tout est comme nous l’avons trouvé.
L’aubergiste s’approcha de la fenêtre ouverte, un simple système à espagnolette. Il inspecta le rebord.
— Pas d’effraction ici non plus. Elle était donc ouverte quand vous êtes rentrées ?
— Oui ! Vous allez nous écouter à la fin ?
J’eus envie de m’effondrer : c’était précisément ce que l’aubergiste avait tenu à entendre. Je n’avais pas les capacités de négocier de Mysty mais j’étais plus psychologue que Naeviah, manifestement. Je vis d’ailleurs à l’expression de Mysty qu’elle avait réalisé la même chose que moi.
— Bah, y sont passés par la fenêtre. Si vous la laissez ouverte, j’peux rien pour vous, vous savez ?
— Quoi ?! Mais c’est…
— Inutile, Nae, l’interrompit Mysty. Laisse tomber.
— Comment ça ?! Tu rigoles ! Mes précieuses affaires, elles ont été…
D’entre toutes, la plus choquée était Tyesphaine. Je voyais bien que son sourire était forcé et qu’elle retenait les larmes. Je pouvais comprendre l’affection qu’on portait envers des objets, j’avais été pareille dans ma précédente vie.
Mais depuis que j’étais revenue sous les traits de Fiali, je n’avais plus développé d’attachement particulier de ce type. Il fallait dire que l’industrie du loisir laissait un peu à désirer dans ce monde, pas de quoi commencer des collections de mangas, d’anime ou de jeux vidéo.
— Désolé, j’peux rien pour vous. S’y sont passé par la fenêtre que vous avez laissé ouverte, c’est pas de ma faute.
— Comme si vous auriez assumé dans le cas inverse…, marmonnai-je.
J’ignorai s’il m’avait entendue ou non, il se dirigea vers la porte et nous dit simplement :
— La chambre est payée jusqu’à demain, profitez-en mes p’tites dames.
— Pas question que je reste dans un établissement de la sorte ! cria Naeviah. C’est un scandale !
— Ah ? Si vous ne comptez pas l’utiliser, vous pouvez laisser les clefs à l’accueil. Y a des clients qui seraient intéressés…
Sur ces mots, sans attendre notre réponse, il s’en alla. Il ne fallait probablement pas s’attendre à plus de la part d’un aubergiste Inalien ; business is business, j’avais bien cerné la politique de ce pays.
— Désolée les filles, dis-je en m’inclinant à quatre-vingt-dix degrés.
— Hein ? De quoi tu t’excuses, perverse ?
— J’avais laissé mon alarme magique au niveau de la porte, mais je n’ai pas pensé à en mettre une sur la fenêtre. Ce qui arrive est entièrement de ma faute. Je vous rembourserai aussi vite que possible.
L’aubergiste n’avait pas totalement tort : le ou les voleurs n’étaient pas passés par la porte, je pouvais le certifier également. Inclinée, j’esquissai un sourire douloureux en pensant que finalement Mysty avait vu juste lorsqu’elle avait anticipé notre ruine dans cette cité. J’espérais juste qu’elles ne me demanderaient pas de les dédommager avec mon corps…
— Raconte pas n’importe quoi ! Les victimes ne sont jamais fautives de leur sort ! C’est ridicule !
— Mais… J’ai bel et bien laissé la fenêtre ouverte.
Je m’en souvenais malheureusement. Pour aérer, je l’avais laissée ouverte. Nous étions au troisième étage, j’avais douté du fait qu’en pleine journée quelqu’un y grimperait. J’étais convaincue de ma culpabilité : c’était bien moi qui l’avait laissée ouverte.
— C’est… à cause de moi que… tu l’as ouverte…, avoua Tyesphaine en rougissant en baissant le regard.
— Ah oui, c’est vrai ! s’écria Mysty. En fait, c’est moi qui t’as dit de l’ouvrir, Fiali ! Tyes était rouge et avait l’air de ne pas se sentir bien, j’pensais qu’on pouvait aérer un peu.
Plus elles ne parlaient, plus les souvenirs s’affinaient dans ma mémoire. À l’origine, nous avions aéré pour Tyesphaine. Néanmoins, cela n’avait rien à voir avec l’air, elle avait été embarrassée de devoir se changer en notre présence. Je l’avais su mais j’avais ouvert par souci de l’odeur que nous laisserions derrière nous.
— C’est… ma faute… Pardonnez-moi !!
Tyesphaine se couvrit le visage en commençant à pleurer. Mais aussitôt…
— D’un autre côté, c’est parce que Mysty venait de t’inspecter la poitrine que tu as failli t’évanouir, dis-je en me tournant vers la coupable.
Mysty leva les yeux et passa ses bras derrière la tête :
— C’est vrai… J’voulais voir s’ils avaient grossis.
— Je t’ai pourtant assurée qu’à notre âge ça ne pousse plus.
— Ouais, mais ils avaient l’air plus gros qu’hier, j’t’assure. Puis, t’étais aux toilettes, je m’ennuyais moi.
— Tu tripotes Tyesphaine quand tu t’ennuies ? Et en plus tu me donnes la faute ?
Tyesphaine était rouge pivoine, elle menaça de s’écrouler une nouvelle fois.
— ON S’EN FICHE !!! C’est la faute d’aucune d’entre nous ! cria Naeviah pour nous interrompre.
Elle était rouge de colère et non d’embarras.
— Les coupables sont les voleurs, c’est tout ! Si je les attrape, je leur ouvrirais les portes du royaume de la Déesse avant l’heure, je vous jure !!
Naeviah était attachée à ses affaires également. J’en prenais note.
— Elle ne t’en voudras pas de le faire ? Uradan est là pour…
— Ta gueule Fiali ! Tu prends encore tout à la légère ! Nous avions toutes nos affaires ! Même les laissez-passer et notre argent ! Je vous rappelle qu’il faut payer tout au long des routes ici !! Puis, sans l’armure de Tyesphaine nous n’irons pas loin !
En effet, si on se faisait attaquer, Tyesphaine serait plutôt inutile. Sans armure et bouclier, avec sa seule rapière… Néanmoins, elle avait la possibilité d’en créer une par magie, mais comme elle nous l’avait déjà dit, son corps devenait faible lorsqu’elle « trahissait » son armure maudite. Et nous ignorions s’il y avait des effets supplémentaires en cas d’éloignement prolongé. Lorsqu’on parlait d’objets maudits, il n’y avait pas de limite, elle pourrait fort bien mourir si elle ne la récupérerait pas dans les prochains jours.
— Désolée Naeviah. C’est vrai que j’ai pas perdu grand-chose, c’est plus facile pour moi…
— Tu… Tu es toujours comme ça !
— Comme quoi ?
— Laisse tomber… Il faut retrouver nos affaires !
Mysty referma la porte et s’assit sur le lit.
— Le souci c’est comment ? T’sais Nae, les vrais voleurs refourguent illico leur butin justement pour qu’on ne les retrouve pas. D’ailleurs, en général, ils ont déjà des acheteurs avant même de cambrioler.
— T’es drôlement renseignée, quand même. Tu as volé combien de personnes au juste ?
Je me mis devant Naeviah et la fixait droit dans les yeux avec mon regard le plus sévère.
— Arrête de dire ce genre de choses ! Mysty n’est pas comme ça, tu le sais bien ! Je sais que tu es en colère, mais ne finissons pas par nous en prendre les unes les autres.
Naeviah soutint mon regard. Malgré mon aura dakimakura, elle ne voulait pas perdre la face contre moi. Sincèrement, je n’avais pas la fierté de vouloir la soumettre ou quoi que ce fût du genre, je voulais juste être sûre qu’elle avait compris le message.
Mais je n’eus pas le temps de me retirer du conflit que je sentis un bras passer autour de mon cou et soudain ma tête cogna celle de Naeviah. Sans nous laisser le temps de comprendre, Mysty nous attrapa et nous attira sur sa poitrine (couverte de son armure).
— Allez ! On va pas se discuter. Pis, t’sais bien que j’vais pas le prendre mal. Nae est juste en colère.
— Je… Je ne voudrais pas que ça s’envenime, dis-je.
— Je… je ne le pensais pas… vraiment…
— Voilà ! Tu vois, ma choupi Fiali ! Nae ne le pensait pas. On est toutes sœurs, c’est cool ! Pas de stress ! Héhéhé !
Naeviah m’avait reproché ma nonchalance, mais elle n’était en rien comparable à celle de Mysty, m’était avis.
Lorsqu’elle nous relâcha, Tyesphaine, qui était embarrassée, pour ne pas changer, fit une proposition :
— Nous pourrions… aller voir la garde…
L’idée était logique, c’est ce que j’aurais fait immédiatement dans mon ancien monde, mais elle ne m’était pas passée par l’esprit dans celui-ci. Pourquoi ?
J’aurais pu m’inventer des excuses et d’autres, mais je me rendis tout simplement compte que contrairement à la personne que j’étais autrefois, ici j’avais tué. Mon épée avait pourfendu des monstres, mais également des brigands, donc des humains.
Au fond, je m’étais habituée à simplement me faire justice toute seule. Le fait de déléguer ma défense à une autorité m’était simplement devenue une pensée étrange. Était-ce quelque chose d’inquiétant ou de normal ?
Toutes les trois nous considérâmes cette proposition…
— Je doute qu’ils nous aident réellement, dit Naeviah. S’ils sont comme l’aubergiste… Puis, ils prendront des semaines et nous n’avons plus d’argent.
— Et sans compter le fait qu’ils vont nous en demander, de l’argent justement, ajoutai-je.
Comme si la milice allait travailler gratuitement pour quatre aventurières ! Tout était payant dans ce pays, depuis l’eau aux informations. Si les Inaliens avaient eu les connaissances scientifiques nécessaires, j’étais convaincue qu’ils auraient mis des taxes sur l’air respirable.
— J’ai un peu de pognon, dit Mysty en se rasseyant. En fait, c’est une vieille habitude, mais…
Elle retira ses bottes et y glissa la main. Elle en tira quatre pièces d’or.
— Tu caches de l’argent à cet endroit ? demanda Naeviah.
— Yep ! J’ai même hésité à en foutre dans le soutif de Tyes, y a de la place pour quelques pièces.
La concernée rougit et cacha sa poitrine avec ses mains, tandis que nos regards étaient tous braqués dessus.
— Il… n’y… en a pas…
— Ouais, ch’sais, j’l’ai finalement pas fait. J’aurais dû !
Je pris une des pièces et me mit à la renifler sans penser à mal.
— Elle pue les pieds…
— En même temps, ça fait des jours qu’elle traîne sous mes panards. Ch’suis sûr que j’ai même la trace. Regarde !
Elle tendit les pieds dans ma direction pour me montrer que le motif de la pièce s’était effectivement imprimé sur sa peau. Bien sûr, comme Mysty ne portait pas de sous-vêtements, elle n’aimait pas porter de chaussettes non plus. Comment faisait-elle pour supporter le froid, je l’ignorais ?
— C’est vrai, juste là et là. T’as des pieds en or maintenant. Haha !
— C’est ben vrai ! Hahahaha !
Mais le regard glacial de Naeviah m’invita à arrêter de rire et me taire. Elle en avait contre moi, manifestement.
— Tant pis ! Essayons de voir la garde. Je ne supporte pas l’idée de ne rien faire. Et remets ces pièces à leur place, c’était une bonne idée, même si c’est immonde, dit Naeviah.
— Eh oh ! Mes pieds ne sont pas immondes ! Dis-lui, Fiali !
— Si je le dis, elle va me traiter de perverse. J’ai pas trop envie…
— Tu le penses donc quand même… ?
Naeviah croisa les bras et me jeta un regard plein de dégoût, comme si j’étais un déchet au bord de la route. En fait, quoi que je fisse et disse, je serais toujours une perverse à ses yeux.
***
Un des avantages du système inaliens de milice était qu’il n’y avait personne pour venir réclamer ou presque.
À notre arrivée, la caserne était presque vide. Deux personnes se tenaient devant nous et attendaient d’être reçues, mais la capitaine qui n’avait rien à faire, de toute évidence, et qui passait par là s’enquit de la raison de notre venue et nous amena directement dans son bureau.
— Je suis la capitaine Isabelle Sarling. Je commande cette caserne. Expliquez-moi donc ce qui vous amène ici.
Elle était une femme aux longs cheveux noirs détachés et aux yeux marrons. Sa forme de visage plutôt arrondies et délicate, ainsi que ses petites lèvres brillantes en raison de l’utilisation d’un baume, contrastaient avec sa lourde armure de plaque et son tabard de la garde. Elle me parut bien trop douce pour occuper un tel poste, mais j’étais dans un monde de fantasy, ce n’était pas si surprenant en réalité.
Le bureau était plutôt grand mais simple. Il y avait deux drapeaux entrecroisés contre un mur : l’un étant celui du pays et l’autre celui de la ville. Je supposais que dans la caserne, elle seule disposait d’un bureau individuel. De toute manière, les miliciens normaux ne savaient pas lire et écrire, il ne leur aurait servi à rien.
— Combien ça va nous coûter ? demanda Mysty sans détour.
— Cela dépendra de ce que vous me direz, mais j’écouterais déjà votre plainte sans vous la facturer.
C’était étonnant, je ne m’étais pas attendue pas à ce que se plaindre à la milice serait gratuit. Mysty fut autant surprise que moi, ce qui invita la capitaine à nous expliquer :
— Vous savez, normalement nos services ne sont pas payants. Mes hommes en profitent c’est tout.
Je répondis par un sourire gêné ; elle le savait, mais n’en faisait rien…
— Puis, vous êtes des étrangères, ça se lit sur vos visages. Et vous semblez désespérées. L’une d’entre vous n’est même pas humaine, de surcroît.
J’essayais de ne pas me démasquer mais notre interlocutrice avait les yeux braqués sur moi.
— Je reconnais une elfe quand j’en vois une, ce n’est pas une capuche qui va me tromper.
— Vous… vous connaissez les elfes ?
Plus encore que le fait qu’elle m’ait dévoilée, le fait qu’elle parlait des elfes comme si de rien n’était me surprit.
— J’en ai croisé une il y a quelques années. J’ai même pu m’entretenir avec elle. Une personne brillante et pleine de bon sens. Mais si vous vous demandez si mon traitement de faveur provient de là, ma réponse est non. Je m’étonne juste de voir un groupe de quatre belles aventurières passer le pas de ma caserne, c’est tout. Bien qu’en soi, ce ne soit guère anormal : vous êtes des cibles privilégiées.
Elle se référait sûrement au fait que nous étions de « faibles et innocentes jeunes femmes », des proies appétissante pour les rupins de la cité, un peu comme des vautours tournant autour d’une charogne.
Démentir me semblait inutile à ce stade, je préférai poser cartes sur la table.
— Je suis bien une elfe. Mon nom est Fiali. Nous voyageons en direction d’Oclumos et avons été victimes d’un vol à l’auberge du Poney Boiteux.
— Il faut que vous fassiez quelque chose ! dit Naeviah en s’emportant et en claquant sa main sur le bureau. Notre argent, nos affaires personnelles, même nos sous-vêtements étaient dedans !
— Moi, ch’suis tranquille de ce côté-là…, dit Mysty avec désinvolture.
Le regard noir de Naeviah s’arrêta sur elle l’invitant à cesser ses plaisanteries.
Étant la plus calme et la plus apte à cette tâche grâce à mon aura, je pris le soin de présenter mes amies et d’expliquer notre situation. Néanmoins, pendant tout ce temps, la réelle question qui me tourmentait concernait cette elfe qu’elle avait rencontrée. Je me jurais de lui poser la question plus tard, lorsque mes amies seraient moins perturbées.
— Je vois… Piètre situation. Je vais aller inspecter l’auberge de mes propres yeux, neuf fois sur dix le voleur est le tenancier, vous savez ?
— Le sale enfoi… !
Naeviah parvint à temps à se contenir, je ne pensais pas qu’elle aurait été capable de telles grossièretés.
— En fait, je suis magicienne, dis-je. J’avais laissé un sortilège sur la porte en notre absence.
— Donc personne n’est passé par la porte, c’est ce que vous voulez me dire, Fiali ?
Perspicace et renseignée sur le fonctionnement de la magie. Elle avait deviné que je parlais du sort d’« Alarme ». Et surtout pas une once de surprise sur son visage sérieux et distant.
— Oui. Je pense que le voleur est bien passé par la fenêtre… que nous avions laissée ouverte.
— Même si tel était le cas, un vol reste un vol.
— Ah voilà ! À la bonne heure ! ne put s’empêcher de crier Naeviah.
— Puis, il arrive que certains tenanciers… Non, en réalité, assez souvent, les tenanciers travaillent avec des voleurs justement pour s’en prendre à des victimes faciles comme les voyageurs. Rien ne le disculpe pour le moment.
— Euh oui…
En tant qu’ancienne habitante du Japon, ce genre d’idées ne me serait jamais passée par l’esprit. Quel hôtelier vendrait ses clients à des voleurs ? Ce serait contre-productif, plus personne ne viendraient à cause de la mauvaise réputation de l’établissement.
Mais, dans ce monde, les réseaux sociaux et internet n’existaient pas. Les touristes de passage ne pouvaient pas connaître la réputation d’un établissement. La devanture et la localisation de l’auberge étaient généralement les seuls critères de choix.
Même à Mysty, qui l’avait choisie, avait pensé notre auberge correcte, c’était dire que nous étions loin de nous douter de ce qui serait arrivé. Néanmoins, à ce stade, rien n’était certain, même s’il était malhonnête, l’aubergiste n’y était peut-être pour rien.
— En tout cas, ne vous inquiétez pas, je m’engage à les retrouver et les punir.
— Vous pensez qu’ils sont plusieurs ? demandai-je.
— Certainement. Le vol a eu lieu en journée, en passant par la façade la plus visible du bâtiment, au troisième étage. Il fallait plusieurs personnes pour faire le coup discrètement. S’il était seul, l’enquête de voisinage nous l’indiquera très rapidement, je vous l’assure.
Je n’y avais pas pensé, mais cela semblait logique.
— Qui plus est, cette armure dont vous parlez (nous ne lui avions pas dit qu’elle était maudite) n’est pas commune, elle devrait être facile à retrouver si elle est vendue au marché noir. Il suffira de remonter la piste. Je vais signaler vos affaires aux miliciens. Les forbans ne penseront sûrement pas que vous ayez fait remonter l’affaire jusqu’à nous, personne ne le fait jamais.
Et pour cause, il faut payer ! Imaginons que nous ayons perdu tout notre pécule, comment une telle chose aurait-elle été possible ?
La capitaine se leva soudain.
— Grâce à vous, j’ai du travail qui m’attend.
— Euh… merci, capitaine.
— Merci à vous ! remercia Naeviah avec entrain.
— Merci… beaucoup… j’espère que vous trouverez… mon armure…
— Ne vous inquiétez pas. Au fait, je suppose qu’après tout cela vous n’avez sûrement pas assez d’argent pour vous loger, non ?
Avec ce que nous avions dans nos poches et en comptant les repas et les extras, nous pouvions tenir quelques jours, voire une bonne semaine. Avec les pièces d’or cachées de Mysty, que nous ne comptions pas révélé, toute capitaine qu’elle fût, nous pouvions tenir plus longtemps.
En fait, l’argent n’était pas le problème immédiat, c’était bien plus les affaires personnelles de Tyesphaine, et celles de Naeviah. Quoi qu’en y pensant, dépouillées de nos vêtements de rechange, il nous en faudrait de nouveaux. Avec le froid, nous n’avions pas le luxe de nous en passer… cela coûterait pas mal d’argent et nos réserves s’épuiseraient rapidement.
— Euh… quelques jours, tout au plus, dis-je assez honnêtement.
— Venez donc loger chez moi. C’est un peu étroit, mais je ne vous demanderai rien. Puis, au moins, je vous aurais facilement à portée de main pour la suite de l’enquête.
Nous nous regardâmes toutes les quatre avec étonnement. Dans une autre ville, dans un autre pays, nous aurions réagi avec embarras mais joie, mais là… nous étions simplement abasourdies et suspicieuses.
Elle remarqua sûrement nos réactions bien trop timides puisqu’elle afficha un sourire et nous expliqua en plaisantant :
— Je ne vais pas vous manger, rassurez-vous. Je peux comprendre cependant que vous ayez des appréhensions, la ville ne vous a pas fait un bon accueil, ça c’est sûr… Mais, à la base, je ne suis moi-même pas originaire d’ici et j’ai peur qu’on s’en prenne aux quatre belles jeunes femmes que vous êtes.
Elle passa la main dans ses cheveux dans un geste très féminin.
— Mais vous pouvez refuser et aller dormir dans la rue. Je trouverais cela désolant, mais c’est votre droit.
— Je m’en passerais bien ! dis-je la première. Nous… nous acceptons votre hospitalité, capitaine Iseballe Sarling.
— Isabelle suffira.
— Merci… infiniment, dit Tyesphaine en levant sa jupe en guise de salutation.
On sentait bien son éducation aristocratique. Naeviah l’imita, elle aussi avec grâce et élégance.
— C’est super sympa. Merci, Isabella !
Bien sûr, Mysty et moi étions plus modestes.
— Parfait ! Voilà qui est décidé. Je ne peux vous obliger, mais cela m’aurait fait mal au cœur d’abandonner des invitées aussi prestigieuses que vous. Allez, suivez-moi : je vais donner ordre à l’un de mes hommes de vous amener chez moi. N’hésitez pas à y prendre vos aises.
— Merci encore.
Je n’étais pas vraiment rassurée par ce développement un peu trop facile, voire commode. J’avais un peu l’impression d’être un prospecteur qui découvrait une grosse pépite mais qui doutait que le ciel ait pu lui faire un si beau cadeau.
Dans ce pays de pourris, une personne qui agissait par bonté et devoir avait sûrement quelque chose à cacher. Mais en soi, ce n’était qu’un préjugé de ma part : aucun peuple n’est composé uniquement de bonnes ou mauvaises personnes, et certains rejettent les valeurs de leur éducation.
Ayant moi-même été une personne marginale dans ma précédente vie, je me hâtai de revoir mon jugement et laisser sa chance à la capitaine Isabella.