Isekai Dakimakura – Arc 5 – Chapitre 2

La maison de la capitaine Isabella était modeste. Même si elle était en âge de se marier, elle vivait seule.

Pour être exacte, elle n’occupait pas une maison à elle seule, mais une moitié. En effet, c’était une bâtisse à deux étages qui était séparée en deux et occupée par une famille de chaque côté. Il y avait deux entrées, tout était parfaitement séparé de sorte qu’on aurait pu ne même pas s’en rendre compte.

Dans le quartier populaire où elle vivait, c’était la norme. Le prix des maisons individuels étaient sûrement bien trop élevé. Certains bâtiments dans le même quartier étaient encore plus hautes et accueillaient des appartements.

L’intérieur était sobre. Les poutres étaient apparentes et les murs recouverts d’un papier peint sobre. Le sol était en plancher, ce qui m’incita naturellement à retirer mes chaussures, dans un élan de nostalgie japonaise, mais notre hôte ne se déchaussant pas je m’abstins.

Le rez-de-chaussé accueillait un vestibule, ainsi qu’un salon qui était à la fois une cuisine et une salle à manger. Il y avait également les commodités et la salle de bain.

L’étage, situé sous le toit et perdant de fait un peu de place, était composé de deux pièces. L’une était la chambre à coucher d’Isabella et la seconde son débarras et sa salle d’arme. En effet, dans la pièce qui allait devenir notre chambre se trouvaient des épées, des bâtons, des lances et autres armures.

C’était un spectacle était digne de l’image guerrière qu’Isabella donnait.

L’après-midi s’écoula bien vite, nous l’occupâmes à déménager les affaires du débarras à la chambre de notre hôte, tandis que cette dernière s’occupait de son travail à la caserne. Elle n’était pas très méfiante, elle nous avait laissé sa maison avec tout son contenu en nous connaissant à peine.

Pourtant, en revendant certaines de ces affaires, nous aurions eu plus d’argent que ce qui nous avait été dérobé, j’en étais persuadée. Heureusement, nous n’étions pas des voleuses, mais des victimes.

Après avoir effectué le nettoyage, le soir arriva et avec elle Isabella qui nous apporta notre repas.

— J’ai reçu du pain, de la charcuterie, du fromage et des légumes, dit-elle. Si l’une d’entre vous sait en faire quelque chose de correct… Sinon, on part pour des sandwich.

Nos regards se tournèrent immédiatement vers Mysty qui était assise nonchalante sur sa chaise.

— Hein ? Moi ? On dirait que j’suis devenue votre cuistot attitrée. Hahaha !

— Ça me tue de le dire, mais tu as vraiment du talent, avoua Naeviah. Fais-nous donc quelque chose de bon, va !

— On demande avec un « s’il te plaît », tu sais ?

Naeviah me jeta un regard froid et réprobateur, elle n’avait pas apprécié que je la reprenne sur son manque de politesse. En soi, son langage n’était pas grossier, mais j’avais déjà remarqué qu’elle remerciait rarement et n’utilisait pas de marques de politesse pour exprimer ses demandes.

Sur ce point, elle était bien plus aristocrate que Tyesphaine qui se rabaissait constamment au-dessous de nous autres roturières.

Comprenant que ce n’était pas le moment pour lui apprendre les bonnes manières — d’autant que je ne me sentais pas réellement capable de ce faire— je repris la parole :

— Je t’en prie, Mysty, prépare-nous un petit quelque chose. Avec tout ce qui s’est passé dans cette journée… Sniff…

— Je… j’aimerais aussi… s’il te plaît…

Mysty parut se délecter de notre ton implorant, je ne lui connaissais pas avant notre arrivée à Inalion ce petit penchant-là, elle fit exprès de nous faire mariner en surjouant :

— J’suis un peu crevée moi aussi… après tout ce ménage… Puis, ch’suis troublée… avec tout ce qui nous est arrivé…

On aurait dit une grande sœur contente d’être indispensable à ses petites sœurs et qui ne voulait pas qu’elles ne prissent pas l’habitude d’exiger.

Naeviah grommela en faisant la moue, Tyesphaine insista :

— S’il te… plaît…

Je me sacrifiai pour le bien général.

— Mysty, s’il te plaît ! Je te ferais un massage pour détendre tes épaules plus tard.

— Oh ! Cool ! Bah, si c’est demandé si gentiment, j’vais m’y mettre ! Hohoho !

Peut-être était-ce ce qu’elle avait visé dès le départ, en tout cas, elle ne laissa pas cette proposition lui passer sous le nez. Une digne fille de marchands.

Elle s’en alla dans le coin cuisine en emportant le panier apporté par Isabella et se mit à fouiller sans gêne les meubles à la recherche d’ustensiles de cuisine.

— Désolée, elle s’est permis…

— Ne vous ai-je pas dit en arrivant de faire comme chez vous ? m’interrompis Isabella. Je vous l’ai dit, je ne suis pas Inalienne, je ne pense pas en profit. Puis, l’hospitalité est une valeur qui m’est chère, je le prendrai pas mal si vous faites des manières.

— Héhé ! C’est pareil par chez moi, dit Mysty. Si quelqu’un t’invite dans sa tente, faut que tu fasses comme chez toi. Ce sont les bonnes manières !

— Comme je l’avais pensé, vous venez des nomades du désert d’Adular. Votre peuple est réputé pour son hospitalité, son commerce et ses belles femmes. Je confirme au moins deux de ces caractéristiques.

Je ne pus m’empêcher de sourire ironiquement en coin. Était-il possible qu’Isabella aussi était sensible aux charmes féminins ?

Après Syrle, encore une ? Était-ce notre destin de tomber sur des femmes amoureuses des femmes ?

Non pas que cela me dérangeait, mais j’avais un peu l’impression de perdre mes repères dans ce monde. En principe, l’hétérosexualité était prédominante.

Cependant, nul doute que l’aura dakimakura jouait son rôle dans le « hasard » de ces rencontres.

— Héhé ! Merci ! C’est vrai que mes parents m’ont plutôt bien faite.

Pas très modeste notre Mysty, mais assurément une réponse attendue de sa part. Notre hôte parut s’en amuser.

— Je m’en vais retirer mon armure. Je reviens…

Heureusement que les marches de l’escalier menant à l’étage étaient petites, car avec tout son attirail, cela ne semblait pas très évident de les monter.

— Et si nous appareillions la table ? proposai-je à mes deux compagnonnes.

Naeviah m’observa comme si je venais de dire quelque chose d’étrange, tandis que Tyesphaine acquiesça. Comprenant que je ne tirerais rien de la première, c’était avec l’aide de la seconde que je commençais à préparer la table avant de me rendre compte…

— Euh… ils ont les mêmes coutumes dans ce monde-ci ?

La table était un sujet particulièrement marqué dans chaque culture. Même dans mon ancien monde, on ne mangeait pas pareil au Japon, aux États-Unis, en Europe ou en Afrique. Qui mangeait avec des baguettes, qui avec des fourchettes, qui avec ses mains ; qui utilisait des nappes, qui des plateaux, qui rien du tout.

Je n’y avais pas pensé en proposant mon idée, mais ce serait encore une fois l’occasion de dévoiler ma différence d’elfe, ce que je ne désirais pas vraiment. Avec mon mentor, nous n’avions jamais posé une table. D’ailleurs, nous n’en avions pas dans la cabane où nous vivions.

En général, nous mangions à l’extérieur… euh, en forêt, pas dans un restaurant. Une assiette sur les genoux ou une bûche étaient suffisantes pour nous. Habituée aux manières japonais, cela m’avait surpris lorsque ma conscience était peu à peu revenue mais je m’y étais vite habituée.

De la même manière, en aventure, nous n’avions pas ce genre de luxe, nous mangions où nous en avions l’occasion, cela ne m’avait pas dépaysé.

Je pouvais imiter les tables des auberges qui étaient celles que je connaissais le mieux dans ce monde, ou celle du monastère de Moroa, mais je n’étais pas convaincue que c’était la manière « normale » de disposer une table.

— Un souci… Fiali ?

Les yeux bleus profonds de Tyesphaine me dévisageaient comme elle savait si bien le faire. Elle devait connaître les détails de ma physionomie bien mieux que moi-même, j’en étais convaincue.

— Euh… en fait, je sais pas comment faire…, avouai-je. Avec mon mentor, nous ne mettions pas la table. Et chez les humains, je ne connais que les tables d’auberge et de monastère.

— Désolée, j’aurais dû y penser… Tu… tu n’es pas humaine…

Je lus dans son regard qu’elle venait de se dire : « non, tu es une fée », mais cette fois encore je n’en démordis pas.

— Je… je vais prendre la direction…

Chose rare. La timide Tyesphaine était plutôt une suiveuse.

— Je m’en remets à toi.

Immédiatement, elle rougit en me regardant éberluée. Avais-je dit quelque chose de mal ?

Je mis cela sur le compte de ses nombreuses étrangetés.

Finalement, sous le regard de Naeviah qui ne daigna pas venir nous aider (je la soupçonnais de le faire exprès à cause de mes précédentes paroles), nous appareillâmes avant le retour d’Isabella.

— Quelle belle table ! nous dit-elle. En fait, elle n’a jamais été aussi belle. Quand je suis seule je pose une assiette et c’est tout…

En effet, j’avais pu le constater : tous les ustensiles et nappes étaient neufs.

— Je crois que vous en avez trop fait toutes les deux, nous reprocha Naeviah. C’est pas la table du duc de Maromago non plus.

— Si tu nous avais aidées aussi…

Elle leva les sourcils et me prit de haut. Elle en avait contre moi, j’en étais sûre. D’un autre côté, je lui en voulais un peu aussi de se comporter ainsi. La pauvre Tyesphaine avait fait de son mieux, ces critiques la touchaient la première.

D’ailleurs…

— Je… désolée… je ne pensais pas… c’est juste que… chez moi…

Elle était noble, forcément ses critères n’étaient pas ceux du peuple. La nappe, les bougies, les décorations et trois changes de couverts était de trop, j’en convenais, mais au moins la table était belle.

— Hoho ! On dîne chez une baronne ce soir ? demanda Mysty en plaisantant.

Tyesphaine baissa les yeux et parut honteuse. Discrètement, je lui pris la main pour la rassurer, elle tourna vers moi une expression reconnaissante.

— Qu’il en soit ainsi ! dit Isabella. Ce soir, nous dînons chez la comtesse Isabella Sarling. Soyez les bienvenues mes chères invitées d’honneur !

À présent vêtue d’une tunique, de braies et de bottes — des vêtements d’homme, somme toute— elle fit une révérence exagérée pour nous saluer.

J’entrais immédiatement dans son jeu, je le trouvais amusant.

— Bien le bonsoir, chère comtesse. Votre invitation me sied et m’honore, moi, la baronne Fiali Lunaphula.

— Bienvenue ! Je vous prie de prendre place.

— Merci infiniment. Hohoho !

Nous surjouions toutes les deux. Les regards de Naeviah et Tyesphaine étaient confus, mais Mysty vint rapidement s’installer à côté de moi.

— Je suis le baron Mysty Lunaphula, merci de prendre bien soin de ma femme. Enfin, pas de trop de cochonneries quand même. Hohoho !

Comment avait-on fait pour en arriver là ?

— Eh oh ! C’est plus le même rôle là !

— Quoi ? J’ai entendu des histoires de nobles qui faisaient des orgies, pourquoi j’ai pas le droit de prendre ce rôle là ?

— Pourquoi il faut toujours que ça finisse comme ça avec toi ?

— Eh bien, désolée, comtesse Isabella. Ma femme est… comment qu’on dit déjà ? Ah oui ! Elle est indisposée ! Elle ne pourra pas s’amuser à faire galipettes avec vous ce soir. Hohoho !

— C’est pas parce que tu mets des « hoho » que ça fait plus noble ce que tu dis !

— Ch’suis pas noble moi, ce que j’en sais. J’ai juste copier le baron d’un livre qu’on m’a lu !

— Je crois savoir de quelle œuvre il s’agit…, dit Naeviah en soupirant. Forcément, venant d’une perverse comme toi, la seule œuvre que tu connais est libertine. Quelle tristesse…

Mysty, contrairement à moi, avait plus de répondant, elle leva les sourcils et afficha une expression de complicité.

— On dirait que notre duchesse Naeviah connaît aussi cette œuvre infâme. Hohoho !

Naeviah réagit de suite en rougissant de colère et d’embarras. Elle se leva et frappa la main sur la table en se défendant :

— Je… je ne l’ai pas lue ! Mais tout le monde connaît au moins de nom Le Baron Noir Immaculé !

Tyesphaine se recroquevilla sur sa chaise en cachant entièrement son visage. J’étais la seule à ne rien connaître de ce livre et je n’avais pas accès à internet pour avoir une ébauche rapide sur le sujet. Bien sûr, j’aurais pu demander à mes amies, mais je m’attendais déjà à la remarque de Naeviah. Pour une fois que je n’étais pas sa cible…

Néanmoins, sans l’avoir lu et sans avoir d’explications, j’imaginais le genre de littérature dont il s’agissait.

— Vous êtes drôles toutes les quatre, vous le savez ?

— On nous l’a déjà dit, avouai-je en me grattant la joue avec embarras. Cela dit, ne tenez pas rigueur de nos futiles discussions : nous sommes des aventurières.

— Cela ne me dérange pas, dit Isabella. J’entends tous les jours les discussions des miliciens et des soldats, je peux t’assurer Fiali que c’est autrement plus graveleux. En comparaison, vous êtes tendres, un peu comme comparer de la soie à du chanvre.

Flatteuse comparaison qui me rassura un peu.

Mysty me fit un signe de victoire, je lui répondis en levant le pouce et elle s’en alla chercher les plats qu’elle venait d’achever.

Alors que je me levai pour aller l’aider, Isabella me dit à voix basse :

— Il est dans la bibliothèque du rez-de-chaussé. Si d’aventure, tu désirais le lire…

Je lui répondis par un sourire gêné et me hâtai de rejoindre Mysty.

Par la faute d’Isabella, je n’arrêtais pas de me demander si le lire ou non. Je doutais que l’œuvre en elle-même parviendrait à me choquer — je venais d’un monde où on était allés très loin dans la perversion, bien plus qu’ici— mais je n’avais pas vraiment envie de ce genre de contenu.

D’un autre côté… je mourrais de curiosité ! Se sentir rejetée par ignorance dans une discussion m’était insupportable.

— Bah, peut-être en pleine nuit, en furtif… J’ai pas besoin de lumière pour lire, me dis-je en posant les assiettes.

Le regard inquisiteur de Naeviah me laissa penser que je devais avoir rougi ou m’être trahie d’une manière ou d’une autre. Il valait probablement mieux laisser tomber l’idée…

Mysty avait fait de la magie une fois de plus ! Ni noire, ni blanche, de la magie personnelle !

En si peu de temps et avec les ingrédients à disposition, c’était un petit festin qu’elle nous régala. Des salades, des légumes sautés, de la viande et tout un tas de petits plats.

Je me répète, mais Mysty aurait facilement pu se reconvertir dans la restauration. Ses plats étaient du niveau des bonnes auberges.

— Je crois que c’est la première fois que ces cadeaux ont été si bien utilisés.

— Vous en recevez souvent ? demandai-je innocemment.

Isabella me répondit par un sourire entendu :

— Je suis capitaine de la garde.

En gros, on l’achetait en lui offrant des pots-de-vins. Même si elle était différente des autres, elle restait une habitante de Lunaris, elle n’était pas insensible à la corruption, ou du moins se pliait à ce système.

J’en pris note intérieurement.

— Mysty… tu… merci beaucoup…

C’est les larmes aux yeux que Tyesphaine croqua dans une tranche de pain moelleuse où reposait un accompagnement de tomate, huile et de quelques herbes taillées finement.

Cette réaction me parut exagérée.

Notre hôte se leva en annonçant.

— J’espère que vous m’accompagnerez en prenant un peu de vin.

Je ne buvais pas, mes compagnonnes non plus, mais je me sentais gênée de refuser après tout ce qu’elle avait fait pour nous. Alors que j’allais m’exprimer, Naeviaht me devança :

— Volontiers.

Satisfaite, Isabella s’en alla dans un coin de la pièce tirer une trappe et descendit au cellier.

Dans ce monde, on ne connaissait pas forcément les méfaits de l’alcool et ce n’était pas moi qui allait en parler. Nous n’avions jamais eu besoin d’échanger à ce sujet avec mes compagnonnes puisque aucune d’entre nous n’en commandait dans les auberges et n’en apportait dans nos provisions. Cependant, nous avions déjà été amenées à en consommer, généralement aux tables de nobles et autres personnes influentes.

Est-ce que le vin était bon ? Mon palais d’enfant ne me permettait pas de le déclarer. C’était du vin, assurément, mais au-delà de cette affirmation… Je fis néanmoins semblant de le trouver bon, ce qui n’était pas du tout le cas.

Tyesphaine et Naeviah donnèrent des avis plus élaborés, du genre : « un peu fruité, c’est agréable » ou encore « on dirait une cuvée Oisilleux, non ? ». Mysty resta plus simple en affirmant simplement qu’il était bon.

Isabella proposa une seconde bouteille, mais cette fois nous la déclinâmes. Après nous avoir fait conter nos aventures, du moins une partie, nous prîmes la direction de nos sacs de couchage. Isabella en avait emprunté dans les réserves militaires.

La maison se rafraîchit rapidement le soir, l’isolation n’était pas comparable à ma précédente maison à Tokyo. Cependant, je pense que le problème ne venait pas tant des murs que des fenêtres et du toit qui n’étaient pas si bien élaborés.

Isabella nous avait fourni un petit poêle que nous remplîmes de bois que je ne tardai pas à embraser par magie. Il diffusait une agréable chaleur, nous nous plaçâmes tout autour pour en profiter.

— C’est marrant, dit Mysty. C’est un peu comme un campement dehors mais à l’intérieur. Ça me fait bien marrer.

— Il t’en faut vraiment pas beaucoup toi…, dit Naeviah.

— Héhé ! La vie est plus amusante comme ça. Penser trop, c’est finir par déprimer. Faut que vous vous amusiez plus les filles !

J’aurais bien aimé appliquer ce conseil, mais mon cerveau n’avait pas de bouton ON/OFF pour l’empêcher d’analyser et réfléchir aux situations.

— En tout cas… c’est gentil de sa part… Dehors… on aurait été morte de froid…

— Ou on aurait fait le tapin, dit Mysty en rigolant.

Je lui donnais un coup de pied en même temps que Naeviah.

— Y a rien de drôle !! dîmes-nous en duo.

— Bah, ouais, c’est pas du tout marrant, en vrai… Je riais parce que j’étais contente qu’on ait échappé à ça.

Une forme d’humour pour exorciser le mal ? Je comprenais bien le principe, nous utilisions ce genre de méthode dans la culture japonaise face aux situations critiques. Plutôt qu’en avoir peur et sombrer dans le désespoir, il valait mieux en rire pour aller de l’avant.

Je me rendis compte à cet instant que nos comportements à toutes les quatre au cours de la journée avaient été différents de nos habitudes. J’avais été un peu plus irritable. Naeviah aussi. Mysty avait dit plus de choses insensées et Tyesphaine avait été encore plus timide.

Était-ce la conséquence de l’odieux larcin dont nous avions été victimes ? Ou bien de la situation dans laquelle il nous avait mises ? Ou bien n’était-ce qu’en raison de l’enchaînement rapide de tout cela ?

Quoi qu’il en fût, je décidai de me montrer plus ouverte et tolérante envers leurs réactions. Dans les prochains temps, il me faudrait faire un effort pour ne pas leur en tenir rigueur.

— Évite d’en parler malgré tout, Tyesphaine s’est cachée dans son sac de couchage.

Suite aux paroles de Naeviah, nous tournâmes nos regards vers Tyesphaine et découvrîmes qu’en effet elle avait rentré la tête dans sa carapace.

Je soupirai.

— Tu vas bien au fait, Tyesphaine ? Sans ton armure, tu n’as pas de problèmes de santé ?

Elle fit juste sortir sa main et leva le pouce en guise de réponse. Nous ne tirerions rien de plus d’elle après les propos de Mysty.

— J’espère qu’Isabella retrouvera rapidement nos affaires…, dis-je. J’aimerais bien repartir.

— Ouais…

Peu à peu, après tout ce qui s’était passé, nos yeux se fermèrent d’eux-mêmes et la discussion s’interrompit. Cette nuit fut longue et reposante : nous dormîmes comme des loirs.

***

Privées d’argent, nous décidâmes de rester sagement à la maison en attendant que l’enquête ait porté ses fruits.

— Un peu de repos pour une fois, c’est pas si mal, dit Mysty. J’aime bien ne rien glander parfois.

J’étais un peu étonnée qu’une fille tout le temps si dynamique et enthousiaste accepta aussi facilement de rester cloîtrée, mais elle avait toujours été imprévisible.

Depuis la disparition de mon mentor cela faisait longtemps que je n’avais pas passé de journée en intérieur. Dans mon ancien monde, la plupart de mes activités étaient indoor, comme on aimait les nommer en japonais.

Bien sûr, dans le monde de Varyavis, rester cloîtrer était rapidement limité : pas de commandes en lignes, pas de jeux vidéo, pas de light novel et pas d’anime. La base de la base d’une bonne journée confiné, non ?

Même les jours d’étude avec mon mentor, lorsqu’il pleuvait des cordes, nous étions obligés de sortir pour diverses tâches triviales comme puiser de l’eau ou chasser (enfin, c’était lui qui s’en occupait, je ne faisais que le suivre et transporter).

De fait, c’est avec une certaine nostalgie que j’entrevis le programme de la journée.

Contrairement à Mysty, je ne comptais pas la passer à dormir ou me prélasser ; je n’étais pas une grande dormeuse. En effet, notre amie, aussitôt nous eûmes décidé de ne rien faire, elle retira ses vêtements et se glissa dans son sac de couchage. La vitesse et le naturel dont elle avait fait preuve me fit rire.

Pour une fois, aucune d’entre nous ne lui fit de remarquer sur sa nudité : elle était en période de repos, elle pouvait faire ce qu’elle voulait.

La matinée était bien avancée à notre réveil, la fatigue de ces derniers jours avait été plus conséquente que je ne l’avais pensé. Notre première activité fut simplement de trouver à manger, d’autant que notre cuisinière attitrée n’était plus disponible.

Dans mon ancien monde, je serais directement allée ouvrir le frigo, mais même s’ils existaient dans celui-ci chez les nobles, sous la forme de coffres réfrigérés magiques, Isabella n’en disposait pas.

En ouvrant les différents placards et le cellier, nous trouvâmes rapidement de quoi nous contenter : du pain, des biscuits, du fromage et de la charcuterie.

— Désolée pour l’intrusion…, dis-je à petite voix alors que j’entrai dans le cellier.

L’entrée était sous la trappe que nous avions vu Isabella ouvrir la veille. L’endroit était exiguë, à peine de quoi accueillir une personne. J’avais été désignée à ce rôle par simple déduction logique : j’étais la plus petite et je voyais dans le noir.

À l’intérieur, il n’y avait globalement que du vin et d’autres alcools, ainsi que des pommes de terres, des oignons et patates douces. C’était ces dernières qui m’intéressaient.

Je remontais avec mon butin, non sans me sentir un peu coupable.

— Elle… elle a dit de faire… comme chez nous…, me rassura aussitôt Tyesphaine.

Elle avait sûrement vu la culpabilité dans mon expression.

Isabella n’avait jamais mentionné le cellier, j’avais eu de fait quelques réticences à y descendre. D’un autre côté, il n’était pas caché ou verrouillé, c’était un placard souterrain de la maison.

J’acquiesçai et chassai mes doutes. Mis à part, sa chambre personnelle, le reste de la maison nous était ouverte (et encore, c’était d’un commun accord tacite que nous nous refusions d’entrer dans sa chambre, la veille nous y avions déplacé les affaires du débarras, nous la connaissions fort bien).

— Allez, ne traînons pas ! Aux fourneaux toutes les deux ! nous exhorta Naeviah.

Elle n’était pas la seule à avoir faim.

— Le souci, c’est que je ne suis pas vraiment experte en cuisine, dis-je…

— Tu crois que je suis un cordon bleu, elfe perverse ?

— Je… je n’ai jamais cuisiné…, confessa Tyesphaine.

Je profitai de l’occasion pour persifler.

— C’est normal Tyesphaine : tu es une noble après tout.

La concernée baissa la tête en paraissant gênée.

— Je… je suis désolée… J’aimerai que vous… me voyez comme une fille normale…

— Aucune d’entre nous ne l’est, dit Naeviah qui n’avait pas encore compris mon attaque.

Je décidai d’être un peu plus agressive.

— Oui, ne t’inquiète pas. Personne ne choisit sa naissance et la tienne te sied honorablement.

Elle rougit de plus belle. Impossible de lui faire un compliment sans l’embarrasser. Mais à force, nous y étions habituées. En général, il suffisait de la laisser dans son monde quelques instants et elle finissait par se calmer toute seule.

— Ce que je ne m’explique pas, cela dit, c’est que Naeviah ne sache pas cuisiner et soit si nulle dans les tâches ménagères. Tu étais traitée en princesse dans ton temple ?

Ma remarque ne manqua pas de faire mouche, elle prit aussitôt une expression des plus agacées.

— Tu… Et toi alors ? Tu ne sais rien faire non plus, je te signale ! Sans ta magie !

— Bah oui, comme tu le soulignes, c’est parce que je suis née avec de la magie que je n’ai jamais appris certaines choses. Mais je me demande pourquoi une certaine prêtresse s’est dispensée de leur apprentissage, c’est tout. Mmm… à moins que… À moins que tu ne sois née avec une cuillère en argent ?

Je lui jetai un regard plein de sous-entendus. Elle s’approcha de moi en colère, on aurait pu penser qu’elle allait me frapper mais…

— Je t’en pose des questions, espèce de perverse magique ! Tu es aussi inutile que moi !

— Non, j’ai ma magie.

— Tu n’as que ça !

— Ne… ne vous battez pas les filles… la violence… c’est mal…

D’un autre côté, nous l’utilisions constamment. Mais je ne voulais pas en arriver là, je voulais juste dissiper le mystère sur la noble extraction de Naeviah.

— Je vais t’en donner de la violence, moi !!

J’étais de toute manière à l’abri derrière mon aura dakimakura, elle ne pourrait pas me frapper, c’était évident. Une fois de plus, j’essayai de ne pas trop penser à l’injustice que représentait cette malédiction.

Elle me sauta dessus, me fit tomber sur le canapé voisin et commença à me chatouiller.

Eh oui ! Messieurs et Mesdames les divinités, voilà une des failles de cette aura ! Les chatouilles ne sont pas considérés comme un acte de violence, même s’ils peuvent le devenir. Techniquement, on pourrait sûrement me torturer par ce biais.

— HAHAHAHAHAHAHA !!!

— Tu l’aimes bien ma cuillère en argent, hein ?

— Hahahaha ! C’est… indécent… ce que tu dis… Hahahaha !

Réalisant mon sous-entendu, Naeviah redoubla de force dans ses chatouilles. Je n’avais pas besoin de chercher Tyesphaine pour la savoir rouge pivoine en train de se cacher.

Je n’étais pas une fille chatouilleuse, enfin, c’était ce que j’avais toujours pensé. Mon mentor ne me l’avait jamais fait ou alors uniquement à un âge dont je ne pouvais me souvenir. Considérant son grand sérieux, je doutais même qu’il en connaissait le principe.

Même si en temps normal, les doigts de Naeviah n’eurent aucun mal à provoquer le fou rire, à ma grande surprise.

Je voulus contre-attaquer, mais en vain. J’étais totalement à sa merci.

Cela dura quelques minutes, puis, elle s’éloigna de moi et s’en alla s’asseoir dans un fauteuil en face.

— Alors, on fait moins la maligne, la perverse ?

— Tu… Tu as l’air plus perverse que moi en ce moment…

J’étais décoiffée, mes vêtements défaits et Naeviah était assise les jambes croisées en face de moi telle une sorte de bourreau ou une dominatrice satisfaite.

— Tu… Il faudrait te couper la langue, tu es la pire !!

Je souris satisfaite à mon tour. J’avais eu la victoire finale. Cependant, la question de l’origine de Naeviah passa à la trappe, ce qui en faisait plutôt un match nul.

Une fois le calme revenu, toutes les trois nous nous interrogeâmes quant à quel plat préparer :

— Vous avez une idée toutes les deux ?

— Sandwich… ? proposa Tyesphaine.

— Nous avons des pommes de terre, ce serait dommage de ne manger que des sandwichs, non ? Ah tiens ! Ça me fait penser à quelques recettes simples que m’a appris mon mentor, si vous voulez essayer.

— J’ai rien de mieux à proposer…

— Des recettes elfiques ? Ohhh !!

Tyesphaine était déjà bien trop motivée, elle croisait ses mains alors que ses yeux pétillaient. Je ressentais d’un seul coup une grande pression peser sur mes épaules. D’autant qu’en vérité c’était bien plus de la cuisine de mon ancien monde que elfique.

Mis à part la viande grillée, je n’avais pas appris grand-chose comme recette de mon mentor (il aimait bien cuisiner des légumes aussi, mais je n’avais pas appris).

— Bon, eh bien, c’est décidé. Ne vous attendez à rien de fabuleux, je suis une piètre cuisinière, habituée aux rations de voyage.

— Il… me tarde de…

— Espèce de taré des fées, va ! ne put se retenir de lui reprocher Naeviah. Bah, on s’en contentera. Fais de ton mieux, perverse !

Elle prit un air hautain que je ne tardais pas à détruire en lui tendant une patate et une couteau.

— Je n’ai pas dit que j’allais cuisiner seule.

— HEINNN ?!

L’expression de choc sur son visage était un pur bonheur, un des petits plaisirs de la vie. Je ne pus m’empêcher de me mettre à rire face à tant de sincérité.

— Je… je ne sais pas faire ça !!

— Tout le monde peut apprendre, tu sais ?

— Arrête de te foutre de moi !!

— Hahahaha !

Naeviah continua de se défendre, elle essaya bien de refuser mais finit par céder (à cause de l’aura dakimakura ?). Quand je me tournai vers Tyesphaine, elle se désigna du doigt.

— Moi ?

— Tu ne veux pas participer à l’élaboration d’une recette elfique ?

— Ohhhh !! D’ac… d’accord !

— Espèce de manipulatrice ! Tu sais bien que Tyesphaine ne refusera pas si tu utilises les mots fées ou elfes !!

Qui sont au passage séparés, mais Tyesphaine commençait à contaminer tout le monde avec cette idée.

— Désolée toutes les deux, je voulais juste rigoler. Haha ! Je vais confier ça à quelqu’un de plus expert que nous.

Sans incanter, je fis appel à mon sort de « Domestique ». Un petit lutin de lumière apparut et saisit le couteau dans ma main.

— Il va s’occuper d’éplucher les patates douces et de préparer les légumes, mais la cuisine sera quand même notre œuvre. Je compte sur vous pour me seconder !

— Oui !!

— Mmmm…

— Je compte sur VOUS pour me seconder ! répétai-je.

Je jetai un regard insistant à Naeviah qui finit par accepter malgré elle.

Avec le travail efficace de mon sortilège, il n’y avait pas grand-chose. En réalité, j’aurais pu tout confier à mon domestique magique, mais je pense l’avoir déjà dit, sa cuisine était fade. Un sort de ce niveau de complexité ne comprend pas le plaisir du palais, il prépare uniquement des plats nutritifs. Il valait mieux l’utiliser comme assistant pour les tâches ingrates.

Ma cuisine était simple, c’était de la survie plus qu’autre chose. J’avais développé cette compétence les jours où, démotivée, je n’avais pas voulu pas sortir de chez moi pour aller au konbini ou supermarché. Le principe reposait sur l’utilisation de tout ce qui se trouvait dans le frigo pour concocter quelque chose de mangeable.

Cette fois, cependant, j’avais un public à nourrir, j’essayais réellement de rendre ma cuisine plus savoureuse.

Normalement, je n’aurais pas pensé à rajouter des herbes pour assaisonner, mais je fis l’effort d’en rajouter dans les patates douces sautées que je cuisinais. Le feu était alimenté par ma magie, les ingrédients coupés par Naeviah et Tyesphaine après avoir été épluchés par mon sort. Un vrai travail de groupe.

Nous n’avions pas d’huile, mais j’utilisais un morceau de graisse pour le remplacer. Le goût n’en fut que meilleur. J’ajoutais d’ailleurs du lard, des poivrons et des courgettes pour rendre le plat plus variés. J’aurais bien aimé y mettre également des œufs et du fromage fondant, mais nous manquions des premiers et le seul fromage disponible était de la tomme. Cela dit, c’était un mal pour un bien, je me souvenais que Naeviah n’aimait pas le fromage et le lait.

J’avais également hésité à utiliser le sel contenu dans un bocal. En soi, c’était ce qu’il fallait pour la recette qui serait un peu fade sans, mais j’étais au courant qu’à l’échelle locale certaine ville imposaient des taxes sur le sel, un peu comme la gabelle au Moyen-Âge. Isabella nous accueillait à ses frais, je me sentais coupable d’abuser, aussi je n’en mis qu’une minuscule pincée qui disparut dans la grande quantité d’aliment présent dans la poêle.

Encore une fois, j’avais eu de la chance : je n’avais pas pensé que le lard et le saindoux utilisé pour la cuisson étaient déjà salés. Avec plus de sel, j’aurais tout gâché.

L’odeur attira notre animal paresseux, nous vîmes Mysty descendre les escaliers…

— Ça sent bon… Vous avez cuisiné quoi les filles ?

Elle n’était pas habillée.

— Comment tu fais pour ne pas avoir froid ? demandai-je avec une goutte de sueur sur la joue.

— C’est tout ce que ça te fait, elfe délurée ?!! TOI, l’exhibitionniste du désert ! Tu remontes t’habiller sinon pas de déjeuner !

— Oui maman

— Je ne suis pas ta mère !!

En riant, Mysty retourna dans notre chambre s’habiller… enfin, elle revint en pyjama, elle était vraiment en mode repos. Même moi, dans ma période hikikomori, je ne restais pas en pyjama à la maison toute la journée…

Une fois toutes les quatre attablées, j’apportai les assiettes bien remplies. Sans me vanter, niveau quantité c’était respectable. Cela dit, pour les grosses faims, il y avait encore du pain, de la charcuterie (jambon et lard) et du fromage sur la table.

— Ohhh !! Ça m’a l’air super tout ça ! C’est qui qui a eu l’idée ?

Naeviah me pointa immédiatement du regard. Contrairement à mes deux autres amies, Mysty paraissait véritablement tentée par ce plat.

Je reconnaissais que l’apparence n’était pas des plus attrayante, d’autant qu’il y avait un peu de brûlé par endroit (j’avais essayé de mettre dans mon assiette tout ce qui l’était). On ne le dit pas assez mais c’est difficile de cuisiner sur une flamme magique.

Tyesphaine était sûrement déçue du plat elfique que je lui apportais. Naeviah ne cachait pas ses réticences et sa prudence.

— Bon, j’attaque !!

Mysty ne se fit pas prier, elle planta sa fourchette et mit en bouche.

— Whaaaa !! C’est vachement bon !!

— Vraiment ? Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ?

— C’est simple mais bon ! Il y a des trucs à améliorer, mais j’adore ! J’en referai à l’occasion.

Je ne doutais pas qu’entre ses mains ce plat de survie deviendrait de la haute gastronomie, mais cela me faisait plaisir de recevoir des compliments.

Je goûtais à mon tour… En effet, c’était plutôt réussi. En tout cas, cela convenait à mon palais, il restait plus qu’à satisfaire nos deux autres compagnonnes.

Je n’eus pas le temps de parler que Mysty leur dit :

— Si vous ne goûtez pas, je ne cuisinerai plus pour vous ! Il ne faut pas juger avant de goûter ! Puis, il n’y a que des bonnes choses et Fiali a fait de son mieux !

Lorsqu’elle le disait ainsi, j’avais l’impression d’entendre une mère féliciter le premier plat raté de sa fille adorée.

Les deux ne parurent pas si convaincue, mais je trouvais le bon argument :

— Vous vous souvenez du plat de Mysty ? Celui qui ressemblait à de la… Eh bien, au final nous n’avons fait qu’en manger toute la semaine. Je ne me prétends pas au niveau de notre magicienne de la cuisine, mais… s’il vous plaît, goûtez.

— J’suis pas magicienne.

— C’est une expression. Tu es juste douée à un niveau impossible, de fait qu’on pourrait penser à de la magie.

— Kyaaaa ! Tu es si gentille, ma Fiali ! Tu es parfaite à marier !

Mysty, assise à côté de moi, ne tarda pas à m’enlacer et plonger ma tête dans sa poitrine.

Notre petite scène parut vexer Naeviah et embarrassa Tyesphaine qui répétait « marier » dans sa barbe. Finalement, elles firent l’effort de goûter.

— C’est bon ! dit simplement Tyesphaine.

— C’est pas mauvais, en effet…, dit plus modérément Naeviah. Je m’attendais à un truc plus… libidineux, mais c’est un plat normal.

— Comment ça pourrait-être libidineux au juste ?

— Avec toi et ta magie on sait jamais. Imagine qu’en le mettant en bouche il y a des tentacules qui s’agitent dans ma bouche.

— Tu racontes n’importe quoi, Nae ! Personne ne mange des trucs à tentacules ! Hahaha !

— Le poulpe et le calamar sont super bons pourtant…, marmonnai-je.

Les regards se tournèrent vers moi avec suspicion.

— Tu… as mangé ce genre d’horreurs ?

— Je… je… ne savais pas que ça se mangeait… C’est pas utilisé que pour l’encre… ? demanda Tyesphaine.

— Oh ! J’sais même pas ce que c’est vraiment ! C’est pas une sorte de poiscaille ?

— J’en parlerais une autre fois… Allez, mangeons tant que c’est chaud !

Je me demandais soudain si dans les villes balnéaires les mollusques étaient mangés ou non ? En tout cas, aucune de mes compagnonnes n’avait de culture culinaire tournée vers la mer, manifestement.

***

Le repas fini, nous nous mîmes à étudier au rez-de-chaussé.

Je confiais la vaisselle à mon sort de « domestique », bien trop pratique dans ces circonstances, et nous attaquâmes directement par des cours de théologie. En effet, je savais que mes deux élèves, très motivées, ne me laisseraient plus partir une fois les cours d’elfique débutés.

Mysty, à la manière d’un chat, s’était mise à paresser sur le canapé. Elle n’avait pas voulu remonter, sûrement pour rester avec nous même si elle ne désirait pas prendre part à nos « devoirs d’école » comme elle disait.

Je pouvais la comprendre, il est parfois agréable de sentir des présences familières à portée d’oreille, même si on interagit pas avec elles.

Le cours de théologie professé par mes deux amies passa vite. Il était amusant de constater qu’elles n’étaient pas toujours d’accord sur certains sujets. La religion était tout aussi sujette à débat dans ce monde que dans mon précédent.

Cependant, ces divergences me permettaient d’en apprendre davantage que ce qu’elles pensaient. Je commençais, à défaut de connaître les dogmes et les lithographies, à comprendre la logique de leurs cultes respectifs. C’était important pour moi, cela me permettrait de mieux cerner leurs opinions.

Lorsqu’on a affaire à un religieux, connaître son culte est la clef d’une bonne négociation. Les athées sont plus difficiles à cerner à cet égard, ils n’ont pas de texte sacré pour compiler leur code de conduite.

Nous passâmes aussitôt après la théologie aux cours d’elfiques.

Une fois de plus, je ne pouvais m’empêcher de remarquer à quel point elles étaient sérieuses et motivées. En fait, très souvent, je me sentais même coupable d’être une si mauvaise enseignante. Je pensais qu’elles auraient pu progresser bien plus avec quelqu’un de plus pédagogue.

Malgré les heures passés, elles n’arrivaient pas à tenir de conversations faciles. Il fallait dire que l’elfique était une langue particulièrement complexe pour des humains et, pour cause, il y avait nombreuses subtilités basées sur nos sens surdéveloppés.

Ainsi, par exemple, nous avions cinq verbes pour simplement exprimer l’équivalent « d’entendre », plus une flopée de synonymes. Ces cinq-là différaient sur le distance d’écoute, qu’elle fût plus ou moins éloignée. Ayant été humaine, je pouvais facilement comprendre ce qui les butait. Avec un oreille humaine on pouvait comprendre les trois premiers mais les deux autres verbes se référaient à des distances d’écoute que le spectre humain ne percevait pas.

Et, d’ailleurs, puisque je parle de spectre d’écoute, nous avions également une flopée d’adjectifs pour exprimer plus précisément les nuances de sons aiguës ou graves. Bien sûr, personne ne parlait d’ultrason ou d’infrason ici, mais les oreilles elfiques étaient capables d’en percevoir.

Ajoutons à cela le fait que nous avions des verbes basés également sur la consistance du terrain. Ainsi, il y avait le verbe « entendre quelque chose sur terrain ferme » mais également « entendre quelque chose sur de la mousse ».

Et pour couronner le tout, il était possible par un système complexe de mots-valises de mélanger les trois catégories de verbes. Ainsi, un son entendu à distance sur un terrain meuble et de nature grave était un mot à lui tout seul.

Les mêmes nuances, voire pire encore, existaient sur la magie. C’était un pan que je n’oserais pas attaquer avec elles avant bien des années, mais le langage elfe était particulièrement méticuleux sur la nature, les sensations et la magie.

Puis, la grammaire générale était si différente de la langue commune. Par certains aspects, l’elfique m’avait rappelé le japonais, mais vraiment à moindre part.

Si je ne l’avais pas apprise enfant, alors que la mémoire de ma précédente vie ne s’était pas encore éveillée, je n’aurais sûrement jamais été capable de parler correctement ce langage.

Mais le but était que Tyesphaine et Naeviah pussent s’exprimer au moins de manière compréhensible. De toute manière, elles ne pourraient sûrement jamais parler l’elfique comme des elfes.

Et malgré tout, elles m’en demandaient toujours plus et m’en voulaient même lorsque je leur répondais : « nous verrons ça une autre fois, je pense qu’à ce stade c’est un peu trop tôt… ».

D’un autre côté, je les comprenais : j’avais toujours détesté les professeurs à l’école qui n’allaient pas au bout de leurs explications.

L’après-midi passa rapidement grâce à l’assiduité de mes élèves, et c’est avant que le coucher du soleil que notre hôte débarqua soudainement.

— Nous avons retrouvé l’armure et une partie de vos affaires ! nous annonça-t-elle sans même nous saluer. La milice ne peut pas agir, je compte y aller à titre personnel. Si vous voulez vous joindre à moi…

L’enquête avançait. En moins d’une journée, Isabella avait fini par retrouver nos biens.

***

La milice ne pouvait pas intervenir, nous avait annoncé Isabella. La cause nous apparut évidente lorsqu’elle nous avait expliqué les détails.

Le soir du même jour, une vente aux enchères aurait lieu dans l’hôtel particulier d’un riche marchand. S’agissant d’une propriété privée, d’un riche qui plus est, et sans preuves tangibles, il était impossible à Isabella d’organiser une opération officielle.

Son réseau d’informations avait toutefois été attiré par la présence d’une armure noire magique dans les annonces des ventes.

À Lunaris, ce genre d’événement était soumis à des taxes, des autorisations payantes et un certain contrôle. Mais, comme dans ce pays la règle première était l’argent, la municipalité avait eu un pot-de-vin conséquent permettant à la vente aux enchères de Royim de se passer du moindre contrôle. La mairie y trouvait son compte et la dispensait de devoir envoyer des employer tenir l’inventaire et rechercher l’origine des biens vendus.

Pour entrer, il fallait des invitations qui se monnayaient rubis sur ongle. Il n’était pas illogique d’y trouver des objets magiques mis en vente puisque la clientèle était riche et avait les moyens de dépenser des centaines de pièces d’or.

Grâce aux contacts d’Isabella, nous avions pu entrer en étant engagées en tant qu’agent de sécurité. Je m’étais inquiétée quant au fait qu’Isabella serait rapidement reconnue, mais lorsque je lui avais partagé mes craintes, elle m’avait affirmé :

— Ne t’inquiète pas, Fiali. Je suis capitaine d’une caserne dans un quartier populaire, mes accréditations ne me permettent pas d’intervenir ici sans raison aussi personne ne m’y connait. Les riches ont leur propre police qui s’appelle « fortune ».

Je n’avais pu m’empêcher de grimacer. L’argent dominait tout dans ce pays, y compris la justice. C’était pourquoi il nous tardait de le quitter.

Nos compétences de combat furent mises à l’épreuve, même Naeviah, qui était la moins habile s’avéra être dans les critères de recherche de la sécurité. Bien sûr, elle ne pouvait pas se permettre de s’afficher en tant que prêtresse. Pourquoi un membre du clergé occuperait un tel emploi ?

Néanmoins, après coup, cela aurait pu facilement se justifier au nom de la rémunération, cette ville comprenait bien cet argument.

Le plan que nous avions échafaudé avant notre admission était simple : repérer les objets et les récupérer avant la vente. Il était préférable ne pas faire de vagues en public, nous étions toutes d’accord sur ce point.

Notre position nous permettrait d’aisément explorer l’hôtel et d’avoir une vue sur les objets. C’était ce que nous avions pensé mais une fois dans cette immense bâtisse, on nous affecta à une certaine zone.

— Vous serez de faction jusqu’à demain matin dans ce secteur. Du couloir ici, jusqu’à l’autre là-bas, nous dit le chef de la sécurité. Et n’oubliez pas de jeter un œil à l’extérieur ! Il y a des pièces ici qui valent plus que vos vies !

Je n’étais pas forcément convaincue par cette assertion, mais dans un pays régné par l’or, c’était normal de se l’entendre dire.

Il y avait un groupe par couloir et par pièce, on ne pouvait pas dire que le propriétaire des lieux lésinait sur les moyens.

— Comment va-t-on s’y prendre ? demandai-je.

— Il faut déjà localiser la salle de stockage, répondit Isabella avec ses cheveux en chignons. L’une d’entre vous est discrète ?

Nos regards se tournèrent vers Mysty.

— Ouais, c’est vrai que vous êtes nulles en discrétion. J’m’en occupe !

— Merci Mysty !

Sans tarder, les bras derrière la tête, elle quitta le couloir où nous étions de faction. Sûrement en raison de nos capacités physiques, on nous avait attribué l’un des coins les plus à risques puisqu’il s’agissait d’un long couloir à l’arrière du bâtiment, l’endroit où une intrusion était le plus probable (même si elle me paraissait suicidaire).

En tout cas, s’il devait y en avoir une, nous laisserions sûrement les voleurs faire pour récupérer nos biens à la sortie… Enfin, s’ils se trouvaient bel et bien dans cette vente. À ce stade, il n’y avait malheureusement aucune garantie.

— N’empêche, elle m’énerve quand elle se vante comme ça…, grommela Naeviah.

— D’un autre côté, elle a raison : on est nulle en discrétion. Si ça n’en tenait qu’à moi, je…

— Tu ferais tout exploser avec ta magie. On sait !

— Héhé ! On dirait que vous commencez à vraiment bien me connaître.

Naeviah leva les sourcils, croisa les bras et m’ignora tandis que Tyesphaine se mit à rire timidement en couvrant sa bouche.

— C’est vos méthodes habituelles ? demanda Isabella en plissant les yeux.

Parler d’exploser un hôtel particulier devant la capitaine de la garde n’était peut-être pas la meilleure chose à faire, je commençais à me sentir mal à l’aise.

— Je… je ne l’ai jamais fait… enfin pas comme ça.

— Mais tu as failli nous ensevelir bien deux fois avec ton sort de bourrin, dit Naeviah.

En temps normal, j’aurais été fière et contente mais face à Isabella, j’essayai de me défendre :

— Tu exagères tellement… C’est un sort comme un autre…

— Ah bon ? C’est comme ça que tu le prends ? Je croyais que rien n’égalait ta magie de destruction, c’est ce que tu n’arrêtes pas de nous dire.

Naeviah ! Lis entre les lignes !!

Mais soudain Isabella se mit à rire. Elle avait entendu nos histoires la veille, mais nous n’étions pas allées dans les détails. Fatiguées et stressées par la journée que nous avions passées, nous n’avions pas pris le temps de présenter nos capacités.

— Intéressant ! Vraiment intéressant. On aurait tort de juger un livre à sa couverture… Tu parais si inoffensive, Fiali.

Je n’étais pas sûre de devoir le prendre bien ou mal, mais tant qu’elle n’essayait pas de me jeter en prison…

— Fiali… est douce… et gentille… mais elle a un côté ravageur… Haha !

Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire au juste, mais Tyesphaine n’acheva pas la phrase et couvrit sa bouche en riant.

— En fait, vous vous moquez de moi, c’est ça ? C’est pas parce que je suis la plus petite que je suis faible et fragile. Ma magie est redoutable !

— On… le sait… Fiali… Haha !

Tyesphaine était la seule à rire à ses propres blagues, j’étais plus curieuse que jamais quant à ce qui passait dans sa tête.

— C’est bien la seule chose pour laquelle tu es douée, je l’admets. Tu n’as certes pas de mérites puisque ça vient de ton sang, mais ta magie c’est quand même quelque chose…

C’était rare que Naeviah me complimente (à moitié), je ne pus m’empêcher de la prendre par les épaules en la fixant :

— Répète un peu ça ! Ma magie est comment ?

— T’emballes pas la perverse ! Et je t’ai déjà dit de ne pas me toucher, je ne voudrais pas que tu me fasses un môme ou un truc du genre !

— Je te l’ai déjà dit que je ne sais pas faire ça ! Ma magie a des limites.

— Donc tu admets être nulle ? Voilà, tout est dit…

Elle détourna le visage avec un air hautain. Je gonflai les joues, vexée, et finit par lui dire avant de m’éloigner :

— Un jour je vais vraiment le développer ce sort, faudra pas te plaindre auprès de mon futur enfant.

Bien sûr, je n’aurais jamais fait cela. Déjà, parce que considérant l’orientation de ma magie, c’était parfaitement impossible. En effet, ma double spécialité ténèbres et feu me rendait assez nulle dans toutes les magies créatrices.

Puis, plus important encore, je ne comptais pas donner vie à un être par vengeance. Déjà que j’éprouvais des difficultés à concevoir la natalité pour des raisons plus « légitimes »… Au fond, l’existence est le résultat d’une ou deux volontés égoïstes, personne ne peut demander à l’être qui va naître son avis.

La réaction de Naeviah fut exactement celle que j’attendais.

— Tu… Tu m’approches plus à moins de cinq mètres ! Sale perverse ! J’hallucine ! Qu’est-ce que tu veux me faire ?!

— Admets que ma magie est surpuissante et je ne ferais rien !

— Va mourir !

— Hahaha ! Je vais prendre ça comme une preuve de ma victoire.

Isabella se remit à rire, plus bruyamment cette fois. Tyesphaine était en train de se cacher derrière un rideau, rouge comme une tomate et à deux doigts de pleurer ; rien d’anormal.

— Vous êtes vraiment des filles marrantes ! J’espère que j’aurais l’occasion moi aussi de voir cette magie dont tu es si fière, Fiali.

— Je parais être si fière que ça ??

Je n’avais pas non plus envie qu’on me prît pour une sorte de folle aux chats version boule de feu !

Isabella ne répondit pas, malgré mes demandes répétées.

Finalement, Mysty revint dans le couloir.

— OK ! J’ai trouvé !

— Tu as trouvé nos affaires ? demanda Naeviah.

— Nope, mais j’ai découvert l’endroit où ils entreposent tout. C’est en bas, dans un sous-sol. Y a qu’un escalier pour y aller et pas de fenêtres. Si vous voulez, je peux aller y jeter un œil furtif, question d’être sûre.

Elle pensait sûrement y entrer en se transformant en scorpion. En principe, ce serait assez discret, d’autant qu’elle pouvait marcher au plafond mais si quelqu’un la repérait, il voudrait l’écraser, c’était évident.

J’avais peur pour elle considérant la quantité de gardes qui patrouillaient.

— Pour le moment, ils sont encore en plein préparatifs, dit Isabella. Même si on trouve le moyen d’y entrer, il y aura des personnes dedans. Puis, considérant les allées-venues…

Nous restâmes en silence quelques instants à réfléchir à ce qui nous pourrions faire. Si encore nous avions la certitude que nos affaires étaient là-bas, il suffirait d’invoquer notre droit dessus, mais là…

— J’me répète mais j’peux sûrement y arriver.

— Trop risqué, dit Naeviah.

À cet instant une idée me traversa l’esprit. Je supposais qu’elle serait absurde, un simple réflexe de personne ayant vécu sur Terre au XXIe siècle, mais…

— Ils aèrent comment au sous-sol ?

Les filles tournèrent leurs regards vers moi avec moult interrogations, aussi je m’expliquai de moi-même :

— Si c’est un coffre-fort, je suppose que la porte qui y mène est épaisse, parfaitement hermétique et il y a sûrement un système qui court dans le mur pour qu’on ne préfère pas l’attaquer à la place de la porte.

C’était un principe souvent oublié, mais la plus solide des portes sur un mur fin en plâtre était une protection inefficace. Il suffisait d’attaquer le plus fragile de deux. L’hôtel était entièrement construit en pierre de taille, un matériel des plus solides. La porte était sûrement en métal avec des tiges qui devaient entrer dans le mur pour qu’on ne puisse pas la sortir facilement de ses gonds.

S’il n’y avait pas de fenêtres, comment l’air pouvait y entrer ?

Je doutais fortement du fait que les commissaires-priseurs travaillaient à la cave la porte ouverte.

Exposant ce point de vue aux filles, Mysty réagit la première.

— C’est pas con du tout ce que tu dis ! En plus, c’est vrai que la porte en métal était fermée.

— Il doit y avoir un système qui laisse entrer l’air, dit Naeviah.

— J’ai… déjà vu des manoirs avec des tubes d’aération…

Mon regard se détourna des filles et se fixa plus loin dans le couloir.

— Est-ce que par hasard ce serait pas un truc du genre ?

En hauteur, il y avait une grille qui fermait une ouverture assez petite, de quoi faire passer un enfant au mieux.

Je ne m’en rendais compte qu’à cet instant, mais j’entendais des voix lointaines en sortir. J’avais cru au début qu’il s’agissait de celles des autres gardes dans les couloirs voisins, mais en réalité elles passaient par cette grille et provenaient du sous-sol.

Le hasard avait voulu que nous ayons été mis de faction dans le couloir où sortait l’aération (ou une des aérations).

— Tu n’es pas seulement une destructrice, mais aussi une excellent enquêtrice. Admirable, Fiali.

Une fois de plus, Isabella semblait m’avoir pris à la bonne. Nul doute qu’il s’agissait d’un effet de l’aura dakimakura, elle n’avait fait de tels commentaires qu’à moi, à aucun des autres filles du groupe.

— J’vais jeter un œil…

Mysty fit attention qu’il n’y eut pas d’inconnus qui passaient (quelques gardes traversaient de temps en temps notre couloir), puis se transforma en scorpion sous le regard surpris d’Isabella.

— Voyez-vous ça…

— Gardez-le secret, s’il vous plaît, lui demandai-je.

— Pour sûr.

Je me retins de faire de commentaires mais les insectes me provoquaient toujours autant de dégoût. Même en sachant que c’était Mysty, je n’aurais pas voulu qu’elle me grimpât dessus. C’était un secret que je comptais emporter dans la tombe, faute de quoi je voyais déjà venir le chantage de sa part. Et encore, les scorpions me faisaient moins peur que les araignées ou les horribles G !!

Mysty disparut dans le conduit dont Isabella ouvrit la grille. Je l’entendis s’éloigner et descendre ; j’avais l’impression à sa position approximative que le conduit était raide.

Puis, elle entra dans la salle et les voix couvrirent ses petites pattes.

Il nous fallut attendre quelques minutes avant de la voir revenir. Elle reprit forme humaine derrière Naeviah qui sursauta de surprise.

— Haha ! T’es trop marrante !

— Me refais plus jamais ça, idiote !

Mais Mysty se contenta de lui donner un bisou sur la joue avant de s’approcher de Tyesphaine et de moi.

— L’armure est en bas. J’ai vu aussi ta faux, Nae, et aussi le sac magique. Y avait aussi nos robes et tout.

— En gros c’était eux qui ont commandité le vol ?

— Ne tire pas de conclusion hâtive, Fiali, me reprit Isabella. Le travail d’enquête m’échoit, mais si on ne veut pas que vos affaires disparaissent, il faut agir soit immédiatement, soit entre la fin de la vente et la remise du produit.

— Il vaut mieux agir maintenant, dit Naeviah. Si je me fiche de rendre malheureux des voleurs, les clients eux ne sont pas coupables. Ils ne pourront se plaindre d’avoir investi pour rien.

— Je suis de ton avis.

— OK !

Tyesphaine acquiesça et Isabella leva les épaules.

— Et comment va-t-on s’y prendre ? Mysty doit y aller seule ?

J’observais la grille, puis déclarai :

— Je pense pouvoir passer aussi. Ce sera un peu étroit, mais je peux t’accompagner, Mysty. Ils sont combien en bas ?

— Une dizaine, mais on ne dirait pas des guerriers. Le souci c’est que même si j’entre en scorpion, je ne peux pas prendre les affaires sans qu’ils ne voient.

— Et je suppose que tu ne peux pas non plus porter les affaires en te transformant…, dit Naeviah sur un ton résigné et insatisfait.

Mais je me hâtai de la rectifier.

— Sa transformation est assimilable à un effet magique de transmutation de type terre. En principe, elle se transforme avec tous les objets qu’elle est capable de porter. Ce n’est pas le cas de tous les pouvoirs de ce genre, mais si le sien ne le permettait pas, elle se retrouverait nue à chaque fois.

Ces connaissances magiques étaient pointus même pour un pratiquant de la magie noire, d’autant plus lorsqu’il était lui-même incapable d’utiliser l’élément « terre ».

Isabella siffla face à mes capacités de déduction et mes connaissances magiques. C’était plaisant de recevoir des éloges, une fois de plus.

— Ouais, comme dit Fiali. J’sais pas trop quelle est la limite, mais j’suis pas à poil quand je me détransforme… sauf si je l’étais avant de me transformer.

— Le problème est qu’on ignore comment réagira l’armure de Tyesphaine. Tu n’as jamais eu recours à des pouvoirs de transformation, je suppose, non ? demandai-je.

Tyesphaine secoua la tête pour signifier la négative.

— Il vaut mieux que je vienne aussi, au cas où il faut porter l’armure.

— OK〜 !

Nous nous hâtâmes de passer à l’action.

Le conduit était à peine suffisant pour moi. Si je n’avais pas été aussi souple et aussi fine (merci ma corpulence d’elfe), je ne serais jamais parvenue à m’y glisser.

Même Mysty, qui était plus agile que moi et à peine plus grande, aurait été coincée. J’avais retiré une partie de mes vêtements pour y entrer, j’avais juste ma tunique et mes bottes, et de fait j’avais froid.

Mais je pris sur moi et descendis lentement.

Mon arrivée ne resta pas inaperçue, je ne pouvais pas me contorsionner dans le conduit d’aération et ne pas faire de bruit en plus.

Je n’aurais jamais pensé faire une infiltration de jeu vidéo dans un monde de fantasy. Une part de moi y prenait grand plaisir, mais une autre avait franchement peur. Le risque de se retrouver coincée dans un tel endroit, incapable de bouger, était très angoissant.

Lorsque j’arrivais à la sortie du conduit, je tombai d’une hauteur de deux mètres environ. Je parvins à me réceptionner sans mal, mais je dus offrir un spectacle intéressant aux hommes qui avaient assisté à la scène. En effet, ma tunique, remontée sur ma tête en glissant et en tombant, avait dû donner une vue intégrale de mes sous-vêtements.

Malgré la honte, c’était plutôt un mal pour un bien : personne ne vit mon visage au moins.

Je remis de l’ordre dans ma tenue, désarmée, et entendis Mysty profiter de la diversion pour assommer les commissaires-priseurs, conformément au plan.

Deux d’entre eux essayèrent de s’enfuir en courant vers la lourde porte de métal, mais je les rattrapai en courant. J’en balayai un qui tomba à terre, tandis que l’autre s’assomma lui-même en cognant la porte sous l’effet de la peur.

Mysty achevant de mettre K.O. les autres, nous eûmes soudain champ libre pour agir.

Comme elle l’avait indiqué nos affaires étaient presque toutes là. Il manquait les rations, le matériel de voyage et notre argent, mais les robes de luxe, celles de maid, les objets magiques, les potions et même le grimoire que j’avais commencé à écrire étaient là.

Les laissez-passer avaient également disparus : normal, ils étaient nominatifs, ils ne pouvaient rien en tirer et en plus ils constituaient des preuves de leur forfait.

Nous n’avions pas le temps de traîner, je mis tout ce que je pus dans le sac sans fond tandis que Mysty essaya de se transformer en prenant l’armure de Tyesphaine : elle tomba au sol en tintant sans fusionner avec elle.

— C’était à essayer, dis-je. Attends Mysty, je vais essayer de la mettre dans le sac sans fond…

J’essayais avec un gantelet, il entra sans contre-effet particulier.

— Si tu te transformes avec le sac, c’est bon.

— Cool !

Mais nous rencontrâmes malgré tout un problème : la capacité de contenance du sac magique. Même s’il était souvent appelé « sac sans fond », c’était loin d’être la vérité. Sa capacité était simplement supérieure à un sac normal mais il avait malgré tout ses limites.

— Je vais prendre le plastron, le reste entre sans problème.

Par chance, le ganbison qui n’était pas magique n’avait pas été jeté non plus. À quelque part, on désirait vendre l’armure dans son intégralité.

Cette armure de tissu que Tyesphaine portait sous son harnois maudit n’avait rien de particulier, mais il aurait été désagréable de porter l’armure de plaque à même la peau ou sur des vêtements normaux. Elle était de plus ajustée à sa corpulence, il nous aurait fallu du temps et de l’argent pour en retrouver une autre à sa taille en ville.

Mais, à cause du ganbison, il n’y avait plus de place pour le plastron.

— OK, je passe la première. Crie si t’as un souci, ma Fiali.

— Ça marche !

Une fois Mysty dans le conduit, je m’accroupis et bondis jusqu’au rebord du conduit et me hissai, tant bien que mal jusqu’à l’étage, avec la gêne de traîner le lourd et encombrant plastron. Je fus aidée dans les derniers mètres par une corde (servant normalement à tenir des rideaux) que me jetèrent les filles.

Fort de notre butin (qui était le nôtre en vrai), nous quittâmes l’hôtel sans demander notre reste et rejoignîmes la maison d’Isabella.

— On a réussi !! s’écria Mysty une fois rentrée.

— Je… je retrouve enfin mes affaires… Quel bonheur ! dit Naeviah.

— Mon armure… je ne suis même contente de la retrouver mais bon…

Je comprenais le sentiment partagé de Tyesphaine : dans son cas, c’était plus une nécessité qu’un vrai désir.

Néanmoins, elle fut heureuse de retrouver son bouclier féerique.

D’ailleurs, les petits achats comme les statuettes, les jeux et tout ça, se trouvaient également dans le sac. On en avait juste retiré l’argent et les périssables. Je supposais que le sac aurait été vendu avec des surprises à l’intérieur. Les sacs surprises étaient une pratique courante au Japon durant la période du Nouvel An, il fallait croire qu’elle existait ici également.

J’étais certes contente, mais je ne pus m’empêcher de ressentir encore plus de haine à l’égard de cette ville. J’avais fait une croix sur nos affaires, mais les retrouver raviva certains souvenirs agréables : la petite boîte en bois qui contenait la figurine de Marissa la Sombre était un instant serein que j’avais partagé avec Naeviah à Moroa, par exemple. Et il y avait un souvenir dans la plupart de mes affaires.

Même si je ne voulais pas retomber dans le matérialisme qui m’avait été propre au cours de ma précédente vie, je me rendis compte que j’avais eu tort de prendre tout cela à la légère. Les objets n’étaient certes pas aussi important que des êtres vivants, mais il rassemblaient les instants et les sentiments de leurs porteurs ; ils valaient la peine qu’on se battît pour les récupérer.

— On va pouvoir repartir ! s’exclama Mysty.

— Mais comment ? dit Naeviah. Nous avons nos affaires, certes, mais nous n’avons plus les laissez-passer et notre argent a disparu. De plus, il nous en faudra racheter nos provisions et affaires de voyage.

Nous n’avions plus de couvertures ou de sac de couchage, luxe que nous avions gagné en même temps que notre sac magique. Avec le froid de la saison, dormir sans sac de couchage impliquerait d’utiliser ma magie. Même si cela ne me gênait pas, le feu féerique diffusait sa chaleur de la même manière qu’un feu normal. L’humidité et la froideur du sol restaient des problèmes.

Puis sur de longues périodes, dormir à même le sol nous détruirait le dos et nous provoquerait des courbatures.

— Restez encore quelques jours, proposa Isabella. Je vais plaider en votre faveur pour récupérer des laissez-passer et de l’argent. Nous avons les preuves nécessaires pour amener cela en justice. Ce ne sera pas long.

Isabella était une bonne personne, j’avais confiance en elle, mais j’aurais préféré quitter cette ville au plus vite.

Outre notre incapacité à le faire efficacement, nous lui devions bien cela. Elle nous avait hébergées et c’était la seule à avoir écouter notre détresse. Puis, sans ses efforts, nous n’aurions jamais retrouver nos affaires.

Nous nous observâmes avec les filles et, sans communiquer, nous parvînmes à la même conclusion :

— Merci infiniment, Isabella. Nous nous remettons à toi quelques jours encore, dis-je.

— Je… Cela me fait plaisir de vous avoir avec moi un peu plus. Puis, en ma qualité de capitaine, je me serais sentie mal à l’aise que des victimes prennent la fuite comme des voleuses. Vous n’avez rien à vous reprocher.

C’était vrai, mais je n’étais pas une héroïne qui revendiquait la justice et le bien. J’aurais facilement ravaler ma fierté si nous étions parties dans l’heure.

— Allez, mangeons quelque chose, repris-je sur un ton plus joyeux. Toutes ces émotions ne vous ont-elles pas ouvert l’appétit ?

— J’crève la dalle ! avoua Mysty. J’vais me mettre aux fourneaux de suite !

— Je vais nous déboucher une petite bouteille de vin que je garde pour les grandes occasions. Vous me ferez bien l’honneur de m’accompagner, n’est-ce pas ?

Une fois encore, difficile de refuser quoi que ce fût à notre bienfaitrice.

La soirée s’écoula paisiblement. Nous avions moins de poids sur nos épaules après avoir retrouvé nos affaires, mais la fatigue était telle que cette nuit-là encore nous nous écroulâmes assez rapidement une fois entrées dans nos sacs de couchage.

Lire la suite – Chapitre 3