Deux jours s’étaient écoulés.
Nous étions à présent en prison. Ce n’était pas une blague, nous y étions réellement !
En fait, au lendemain de notre intervention dans la maison du riche marchand qui avait récupéré (ou dérobé) nos affaires, la capitaine Isabella avait déposé une plainte. Elle avait demandé à récupérer au moins notre argent ; nos affaires de voyage et les consommables avait été ajoutés en guise de dommages et intérêts, nous n’avions pas vraiment espérer les retrouver, mais avec l’argent nous aurions pu en racheter de nouveaux.
Malheureusement… car les choses ne s’étaient pas passées comme voulu.
On nous avait convoquées au tribunal pour le procès. Contrairement à mon ancien monde, la justice était expéditive dans celui-ci, ce qui voulait dire qu’elle allait également très vite.
Enfin, je généralisais un peu trop en disant cela, il existait bien des procès qui duraient des années, d’autant plus lorsque des personnes importantes étaient impliquées, mais ce n’était pas le cas de quatre aventurières sorties de nulle part.
Condamner des personnalités influentes à la hâte portait préjudice à tout le corps judiciaire qui ne pouvait pas se le permettre. Puis il ne fallait pas oublier qu’il existait des nobles avec des armées au moins aussi puissantes que celles des royaumes. Une condamnation injuste pouvait mener à des guerres entre suzerain et vassaux et l’issue n’était pas forcément connue d’avance.
Généralement, les affaires du peuple étaient réglées en un seul procès, avec peu, voire aucune, enquête. Au fond, il n’y avait pas besoin de mandater un investigateur pour partager deux paysans se querellant pour deux ou trois lopins de terre.
Pour les affaires plus criminelles, le témoignage et l’aveu faisaient office de preuves majeures. Selon la richesse d’une ville et l’importance de la charge, on faisait appel à des prêtres ou prêtresses de Yolean. Certains disposaient en effet de sortilèges permettant d’obliger à dire la vérité mais puisqu’ils n’étaient pas d’une fiabilité absolue (leur efficacité était pondérée par la résistance mentale de la cible), on préférait ne les utiliser qu’avec parcimonie.
Et si lorsque le doute persistait, nombre de royaume adoptaient le duel judiciaire, qu’il fût magique ou par les armes, en guise d’ultime recours.
Tout cela était le fonctionnement normal de la justice dans les différents royaumes du continent… mais nous étions à Inalion, malheureusement. Dans la République, il n’y avait qu’un principe souverain : l’argent.
Et la justice n’était pas épargnée de son influence.
Les tribunaux étaient plus simplistes que dans les autres pays : celui qui avait le plus d’argent à donner gagnait le procès. Bien sûr, ce n’était pas quelque chose d’ouvertement affiché, mais tous les habitants étaient parfaitement au courant, ils grandissaient en en ayant conscience.
Il n’était jamais question d’un pauvre traînant un riche au tribunal, puisque ce dernier gagnait à tous les coups. Et c’était précisément l’erreur que nous avions commises.
On avait mis les formes dans un procès de façade, mais il n’y avait jamais été question de véracité et justice dans les propos des officiels.
La charge avait été rapidement renversée, on avait fini par nous accuser d’avoir pénétrer une propriété privée, d’avoir usurper des identités, d’avoir rompu un contrat de travail, d’avoir fait justice par nous-même et d’avoir user de violence sur le personnel du marchand.
Seul le vol de nos propres affaires ne nous avait pas été imputé. D’ailleurs le tribunal était mêle allé jusqu’à en condamner l’accusé. Mais, malheureusement la somme qu’il devait nous verser ne compensait pas celle que nous devions lui payer.
Abasourdies, révoltées, nous fûmes jetées en prison faute d’avoir les moyens de débourser notre condamnation.
Si nous détestions déjà ce pays, notre haine avait atteint son comble au moment où le marteau du juge avait abattu son verdict.
— Aaaaaaahhhh ! Ce pays est une insulte !! Qu’on le détruise en entier !! cria Naeviah.
Aussitôt, des voix retentirent dans le couloir pour nous intimer le silence.
La cellule où nous étions avait deux fois deux lits superposés, pas de barreaux, mais une porte métallique. Les commodités étaient communes et il n’était pas question — d’après ce que j’avais pu me douter— de promenade à l’extérieur ou de faire du sport ou quoi que ce fût du genre.
Les repas nous seraient glissés par la petite ouverture dans la porte, d’après les dires des geôliers.
Bien sûr, toutes nos affaires nous avaient été confisquées, nous avions pour seules tenues de longues tuniques avec une petite cordelette en guise de ceinture.
J’étais trop dégoûtée pour répondre, je m’assis en boule sur ma couche, dure comme de la pierre, et je ruminais.
Tyesphaine pleurait dans un coin.
— Ça me gratte un peu ces sous-vêtements, dit Mysty. Ça vous dérange si je les enlève ?
Elle qui n’en portait jamais, elle avait été forcée d’en enfiler lorsqu’on nous les avait donné. Il n’était pas question de garder nos beaux sous-vêtements habituels, mais de simples bandes en lin pour la poitrine et une culotte courte pour le bas.
— Fais comme tu veux…
Je m’étais forçée à répondre.
Naeviah frappa quelques coups sur la porte, les autres prisonniers l’insultèrent et elle finit par se faire mal au poing. Résignée, elle vint s’asseoir sur mon lit ; j’avais choisi celui du bas.
— Tu vas tirer la gueule ou nous exploser toute la prison avec ta magie ? me reprocha-t-elle aussitôt.
Je levai les yeux tandis que nous entendîmes Mysty se déshabiller.
— En fait, ça gratte mais si je les enlève, il fait super froid… Que faire ?
Les interrogations existentielles « majeures » de Mysty me passaient au-dessus de la tête cette fois.
— Même si je détruis tout… On fait quoi ensuite ?
— On ravage cette ville en guise de vengeance !
— Tu n’es pas censée être une prêtresse de la déesse de la mort ?
— Justement !
— Il paraît, d’après ton credo, qu’il ne faut pas hâter le départ vers l’au-delà sans raison, non ?
Naeviah gonfla les joues, puis soupira :
— Considérant ce qu’ils ont fait, je suis certaine que la Mère des morts me pardonnera.
— Tu penses pouvoir vivre sans regrets après avoir causé un tel désastre ?
— Je m’en accommoderai… Ils l’ont cherché !
Je savais qu’elle mentait éperdument, elle était juste sous l’emprise de la colère. En prenant conscience de ce qu’elle ressentait, je finis par me calmer.
Au fond, est-ce que cette situation me déservait réellement ?
Aucune de nous n’avait été condamnée à mort. Dans notre cellule à quatre, nous ne serions pas obligées d’interagir avec d’autres prisonniers qui auraient cherchés à nous brutaliser. Il fallait se méfier des gardes, mais nous pourrions les esquiver en évitant de sortir de la cellule.
Avec la magie de Naeviah, nous avions de l’eau pour nous laver. J’avais ma magie pour nous réchauffer et garder l’endroit propre. Ce ne serait pas drôle, ni amusant, mais nous pouvions tenir jusqu’à la fin de notre peine d’un an.
Les ruines elfiques m’avaient attendue des siècles durant, qu’était-ce donc une seule année ?
Le tout était de préserver le moral de mes amies et notre entente. J’étais prête à faire des compromis pour garder notre alchimie de groupe.
— Si tu veux, je peux le faire, dis-je à Naeviah pour la tester. Je pourrai vivre avec des centaines de morts sur la conscience, mais nous risquons de nous faire tuer pendant notre évasion. Tu veux quand même tenter ?
J’entendis les pleurs de Tyesphaine s’arrêter. Elle tourna son regard dans ma direction et me dit :
— Non ! Je… je ne veux pas ! Tu ne peux pas devenir une meurtrière !!
Malheureusement, ce n’était pas sa réponse que j’attendais mais celle de Naeviah. J’essayais de lui faire comprendre par mon regard que je n’étais pas sérieuse, mais elle était trop troublée pour me comprendre.
— Eh oh ! Pas de vilaines pensées comme ça, les filles ! dit Mysty.
Elle vint s’asseoir sur le même lit, derrière moi. Elle me passa les bras autour du cou et posa sa tête sur mon épaule.
— Si tu essayes de le faire, je te ferais des trucs si embarrassants que tu redeviendras ma gentille Fiali ! Hihihi !
Elle me lécha le cou de sa langue, me faisant frémir. Qu’avait-elle en tête ?
En fait, j’avais bien une idée de ce à quoi elle pensait. Je rougis malgré tout alors que je me mis à trembloter.
— Eh oh ! Je plaisantais ! Je voulais juste tester Naeviah ! Je préfère attendre un an avec vous que de générer un massacre… même si j’aime la destruction, OK ?
— Héhé ! Je préfère ça !
Mysty me donna un bisou sur la joue avant de m’enlacer avec plus de force.
— Tu… Pourquoi tu me punis ? J’ai dit que je n’étais pas sérieuse.
— J’ai simplement froid sans mes sous-vêtements et tu es toute chaude ! Héhéhé !
— Ne le dis pas comme ça, on pourrait se méprendre !
— Bah, de toute manière, on va finir par le faire. On va se faire chier pendant un an enfermée ici sans un peu de bon temps.
Toutes les trois nous rougîmes jusqu’aux oreilles. Tyesphaine se jeta visage sur le lit pour se cacher, tandis que Naeviah se mit à crier :
— Ça va pas ?! Tu crois qu’on va vraiment faire ça juste pour ne pas s’ennuyer ? Nous ne sommes pas des… Aaaaahhh ! Pourquoi je me retrouve enfermée avec deux perverses dont une magicienne inutile ?!
De mon côté, j’étais déjà dans la gueule du loup, je préférais ne pas bouger et me faire oublier.
— Je vois pas le mal…, dit Mysty. C’est pas parce qu’on aime se faire plaisir de temps en temps qu’on est une mauvaise fille. Mais bon, vous êtes toutes timides, ça changera quand on aura passer quelques mois ici. Han〜 ! En tout cas, j’vais avoir le temps de roupiller tranquillou.
Mysty était la reine de la désinvolture. Eh oh ! Nous étions en prison ! Outre la perte de temps et de liberté, c’était aussi une question d’honneur. Nous n’avions rien fait de mal ! Pourquoi devions-nous être punies au juste ?
Mais je n’avais pas compris quelque chose à cet instant : Mysty n’aurait jamais accepté de se laisser emprisonner, elle n’avait simplement pas dit le fond de sa pensée.
— Au fond, Mysty a raison. Un an passera vite. L’important c’est que nous soyons toutes les quatre saines et sauves. On reprendra notre aventure dans un an et, cette fois, on quittera la ville sans tarder.
Naeviah me fixa en plissant les yeux.
— C’est un trait commun aux pervers de se résigner comme ça ? Je vous trouve un peu trop décontractées toutes les deux…
— Moi, c’est le procès qui m’a crevé. J’ai juste envie de dormir avec Fiali dans mes bras… Mais tu peux te joindre à nous, être en sandwich entre vous, ce serait tellement cool !
Elle se mit à bâiller. Elle n’avait apparemment pas prévu de me lâcher, elle m’enserrait encore de ses bras et écrasait sa poitrine sur mes épaules.
Naeviah grommela et nous sépara.
— Pas de sandwich ! Et pas d’autres cochonneries non plus ! On va plaider notre cause et partir d’ici. Au pire, j’utiliserais cet explosif ambulant qu’est Fiali pour détruire tout ce qui nous fait obstacle.
— C’est vrai qu’on peut juste détruire les murs et partir, dit Mysty.
Elle se coucha sur le lit à côté de nous. Dans son attitude nonchalante, elle ne couvrait ni ses jambes, ni ne faisait attention à sa tunique qui révélait des choses qu’elles n’auraient pas dû.
Par pudeur, je détournais le regard, mais Naeviah s’empressa de la recouvrir.
— Tssss ! Arrête de te dévêtir ! Si ça ne te gêne pas, nous ça nous gêne !
— Ah bon ? Fiali aussi ?
Pourquoi ça aurait dû être différent pour moi ? Même Mysty me voyait comme une perverse ou quoi ?!
Je ne savais que lui répondre… Bien sûr, c’était gênant, mais je n’avais pas envie de lui imposer mes propres conditions de vie.
Je finis par lui dire la vérité :
— Mmm… C’est un peu gênant quand même, mais je ne veux pas t’imposer quoi que ce soit. C’est à moi, de passer outre. Puis… tu es mignonne, donc ça va…
La dernière partie était sortie un peu toute seule. J’étais sûrement stressée à l’idée qu’elle le prît mal ; elle cherchait une alliée et je venais de lui tourner le dos (même si en réalité, je n’avais jamais prétendue être de son côté).
J’aurais dû m’abstenir…
— Oooohhh ! Tu me trouves mignonne ? Héhéhé ! Tu es un amour, ma Fiali ! Je t’aime !!
Elle n’avait manifestement pas tenu compte de la première partie de ma réponse. Elle me reprit dans ses bras. Naeviah nous sépara un peu plus brutalement qu’auparavant.
— J’en ai marre de vous deux ! Allez faire vos trucs de pervers ailleurs !
— Y a pas d’autres endroits ici, Nae, fit remarquer Mysty. Faudra que tu endures ça un an. Héhéhé !
— Plutôt mourir !!
Je ne les écoutais plus vraiment. Je repensais à l’idée d’une évasion…
— S’enfuir d’ici serait possible, dis-je à basse voix. Ce mur donne sur la rue, non ?
Il y avait une maigre ouverture à plus de deux mètres de hauteur avec des barreaux, c’était notre seul source de lumière.
— Yep, ça va dehors. Mais on est au troisième étage.
— Donc pas bon… Mais par contre, Mysty, tu peux sortir en scorpion et espionner, non ?
— Ouais, j’y comptais bien.
Comme je l’avais dit, elle ne s’était jamais résignée à rester dans cette cellule durant un an, elle venait de m’en donner la confirmation.
— OK ! Ça se précise, dit Naeviah. On va donc tenter…
Je lui mis la main sur la bouche et lui chuchotai :
— Parle pas aussi fort ! Chuuutt !
Naeviah se calma un peu et je lui dis :
— Cela dit, se précipiter n’est pas une bonne idée. Il vaut mieux que Mysty fasse du repérage durant les prochains jours. Je peux facilement détruire la serrure. Le plus difficile sera de quitter le pays sans nos affaires. Mais nous trouverons une solution. Au pire, on peut retourner voir Isabella, je suis sûre qu’elle nous aidera.
Naeviah réfléchit au plan puis me dit sur un ton un peu perplexe :
— Au fait… Pourquoi n’a-t-elle pas été accusée ? Elle était avec nous, non ?
En effet, nous seules avions subi le procès. Isabella avait été simplement amenée à comparaître, elle n’avait même pas pu plaider en notre faveur, l’issue avait été décidée avant même notre arrivée.
— Bah, elle n’est pas descendue dans la salle des coffres, dit Mysty. C’est Fiali et moi qui avons assommés les gardes.
— Dans ce cas pourquoi j’écope la même peine ? Et Tyesphaine aussi ?
C’était des questions pertinentes et dans un autre système judiciaire elles auraient eu leur place, cependant…
— Ne cherche pas de logique, Naeviah. Ce procès était bidon. L’accusé a acheté le juge. Isabella est connue en ville, elle est appréciée, c’est pour ça qu’ils ne s’en sont pas prise à elle. À l’opposé, nous ne sommes que des voyageuses de passage.
Mysty approuva et Naeviah dut se ranger à notre avis, somme toute réaliste.
Au fond, j’espérais que notre évasion ne porterait pas préjudice à notre hôte. Elle avait été si agréable avec nous.
Mais elle n’eut jamais lieu. À peine deux heures après notre incarcération, on nous libéra…
***
— Mille merci, Isabella ! dis-je en marchant à ses côtés.
Nous étions dans la rue en direction de chez elle.
— Il n’y a pas de quoi. Veuillez m’excuser de vous avoir fait attendre si longtemps, il m’a fallu du temps pour récupérer les fonds et le reste de la faute incombe à la lenteur de l’administration.
— Non, t’as été géniale ! dit Mysty. On pensait déjà se faire la malle avec la magie de Fiali.
— Cela aurait été désastreux. Votre condamnation n’était que d’un an, mais la caution était dégressive. Sans aucun doute, quelqu’un vous aurait fait sortir quelques mois après votre incarcération.
— Quelqu’un ?
— Un employeur. La nouvelle n’a pas eu le temps de circuler, mais les riches engagent parfois des repris de justice à qui ils paient les cautions pour leur exiger des services.
— Donc ça n’aurait pas été un bordel qui nous aurait acheté ? demanda Mysty.
La question nous fit grimacer, mais c’était Mysty.
— Vous auriez toujours eu la possibilité de refuser, mais de telles propositions seraient sûrement arrivées. Les condamnés à des peines lourdes ne sont généralement pas « rachetés », mais la vôtre était tellement légère…
— Nous n’aurions même pas dû être emprisonnées à la base, grommela Naeviah.
— Il est vrai que la base de tout le problème était le vol dont vous avez été victimes. Mais que voulez-vous, c’est les règles de cette cité. Pour le meilleur et surtout le pire…
Isabella n’était pas née à Lunaris, c’était sûrement pour cette raison qu’elle pouvait se permettre une telle ironie et une telle critique ouverte, pensai-je. Mais, en réalité, il était plus juste de considérer que les habitants d’Inalion n’avaient tout simplement aucune autre loyauté que l’argent ; je doutais que la patriotisme était une de leurs valeurs.
— En tout cas, toutes mes excuses. Si je n’avais pas proposé de récupérer votre or, vous…
— Non, ne vous excusez pas, Isabella ! dis-je.
— Ouais ! C’est grâce à toi qu’on est dehors. Puis, t’as rien fait de mal !
— Et vous… vous nous hébergez… gratuitement… Merci infiniment…
Tyesphaine sortait enfin de son mutisme. J’étais contente, j’avais eu peur qu’elle ne se refermât sur elle-même suite au traumatisme de cette affaire.
Deux heures n’étaient pas très longues en soi, mais devoir subir le procès, puis le dépouillement de ses affaires et ne pas entrevoir d’espoir m’avait un peu marquée aussi. À leur différence, cependant, j’avais une espérance de vie potentiellement illimitée et j’avais déjà vécu ma mort. Sans vouloir me vanter, j’avais un mental plus endurant pour ce genre de choses.
J’avais même réussi à accepter de simplement attendre une année, même si mes amies m’avaient fait revenir dessus avec leur idée d’évasion.
— Sincèrement, ce n’est pas grand-chose. En tout cas, je pense que je vous le devais. Et j’ai bien fait de ne pas attendre, si d’aventure vous vous étiez évadées, une chasse aurait été lancée. En cas de capture, vous auriez été séparées et condamnées soit aux travaux forcés, soit exécutées. Notamment, vous deux qui lancez des sortilèges.
En gros, rien de très réjouissant. Mourir ne me faisait pas peur, mais je ne voulais pas que mes amies eussent à subir une mort minable du genre.
— Euh… oui, vous avez bien fait. Cela dit, on aurait sûrement attendu quelques jours avant d’essayer quoi que ce soit.
— Ouais, Fiali voulait que je fasse déjà du repérage. Elle est maligne, ça se voit que c’est une magicienne. Héhéhé !
— Je ne pense pas… que j’aurais tenu plusieurs jours…, dit à très basse voix Tyesphaine.
Elle avait été dans un tel désarroi psychologique ? Je ne m’étais pas rendue compte de sa détresse, j’avais honte de moi à cet instant.
Cependant, en me tournant vers elle, je me rendis compte qu’elle ne parlait pas vraiment de son état moral. Elle agitait légèrement ses hanches me laissant penser que c’était de ses besoins biologiques dont elle parlait.
Il était vrai que dans la cellule, il n’y avait eu aucune intimité. Même simplement quelques jours nous aurait obligé d’user de commodités devant le regard des autres.
J’étais la seule à l’avoir remarqué et, par délicatesse, je ne le relevais pas.
— Nous essayerons de vous rembourser, dit Naeviah. Puis, nous reprendrons la route. J’espère que cela vous convient.
— Je ne comptais pas vous garder éternellement chez moi. Même si votre présence ne me dérange pas, bien au contraire. À mon âge, je ne trouverais certainement plus de mari. Avec vous à mes côtés, j’ai au moins l’impression d’avoir des sœurs qui m’attendent le soir.
Je pouvais comprendre ce sentiment. La solitude n’était jamais très facile.
— À ton âge ? s’étonna Mysty.
— C’est surtout étonnant que personne ne vous ai passé la bague au doigt, vu votre apparence, dit Naeviah.
Je trouvais ses propos un peu directs, mais en effet Isabella était une belle femme, le genre qui devait avoir des files de prétendants. Et elle ne paraissait pas si âgée contrairement à ses dires.
Cependant, j’avais vu des profils similaires au Japon. Il était assez fréquent que la grande beauté de certaines femmes intimidassent les hommes et qu’elles restassent célibataires jusqu’à la mort.
Puis, après un certain âge, le travail prenait du temps, on finissait par développer des habitudes et on s’habituait à la solitude, m’avait dit l’une d’elles.
En somme, même belle, une femme n’était pas épargnée d’un tel sort. L’amour, le mariage et tout cela, au final c’était une grande loterie.
Avec l’aura dakimakura, j’étais assurée de ne pas subir ce sort, mais je ne comptais pas vraiment me marier. Au contraire, je pensais qu’à terme cette aura maudite m’attirerait des déclarations amoureuses que je devrais refuser. Jusqu’à présent, elle avait pas mal attiré de femmes, plus ou moins entreprenantes. Par exemple, Syrle et Mysty n’étaient pas opposées à se marier avec moi, j’en étais sûre.
En pensant à tout cela, je soupirai tandis que la discussion se poursuivait autour de moi.
— Ma position de chef de la garde n’encourage pas vraiment les déclarations amoureuses. Puis, je pense que la plupart des hommes veulent être le dominant d’un couple, celui qui protégerait la belle damoiselle. Or, je sais fort bien me défendre et, en toute modestie, les personnes qui peuvent rivaliser avec moi l’épée à la main dans cette ville sont rares.
Elle était si forte que ça ?
Elle me darda un regard et un sourire en coin.
— On peut croiser le fer si l’envie t’en dit. Je suis assez curieuse de voir ton style de combat elfique.
Mes pensées avaient été si transparentes ?
— Pou… Pourquoi pas ? Mais je ne suis pas si forte, vous savez ?
— Et pourtant derrière cette modestie, j’ai la nette impression qu’il se cache un mensonge. Haha ! Qu’à cela ne tienne : rentrons ! Vous pourrez récupérer de toutes ces mésaventures. N’ayez aucune crainte, vous pouvez rester le temps qu’il vous plaira.
— Merci beaucoup !
Tyesphaine et Mysty m’imitèrent et la remercièrent, mais je prêtai attention au fait que Naeviah n’en fit rien.
Nous ne tardâmes pas à rentrer. Cette absence d’une seule matinée m’avait parue une éternité.
Immédiatement, je m’assis dans le canapé prise d’une certaine nostalgie.
— J’vais préparer à manger ! Vous avez une envie particulière ? demanda Mysty.
— Tout ce que tu fais est succulent, je te fais confiance.
— Oooh ! Tu es gentille, Fiali !
— Un peu de viande ne serait pas de refus, répondit notre hôte.
— Pareil…, dit Naeviah.
— Je… je n’ai pas de préférence…
— OK ! C’est parti pour de la barbac’ !
Mysty tira la langue et retroussa ses manches. Elle me donnait vraiment l’effet d’être indestructible, comme si rien ne pouvait la rendre triste ou malheureuse. Mais je me trompais sûrement : un tel être n’existait pas.
Encore un repas formidable. Encore une bouteille de vin.
Je n’aimais toujours pas ce breuvage, mais à force je commençais à m’y faire. Isabella semblait réellement l’apprécier, à mon opposé. Je supposais qu’il était impossible de survivre au milieu de soldats sans avoir au moins une addiction à l’alcool.
— J’ai congé cette après-midi, nous déclara-t-elle après le repas. Vous voulez que je vous guide en ville ? Vous voulez faire les magasins ?
— Euh… c’est que nous n’avons toujours pas d’argent, fis-je remarquer avec une pointe de honte.
— C’est vrai…
— On pourrait pas aller à la guilde des aventuriers ? proposa Mysty qui s’assit à côté de moi dans le canapé.
— Y en a-t-il seulement une ?
— Il y en a une, déclara notre hôte. Elle est plutôt active. Leurs tarifs sont différents de ceux de la milice, il y a un marché parallèle au nôtre. Vous pourriez aisément y trouver du travail. Vous voulez essayer ?
— Volontiers, déclara Naeviah. Je l’ai dit avant : je souhaite effacer l’ardoise. Combien nous vous devons, d’ailleurs ?
Isabella parut réfléchir, puis soupira.
— Sincèrement, je préférais que vous ne le preniez pas ainsi… Je l’ai fait de bon cœur. Si vous me remboursez, ma bonne action deviendra juste du business. J’en vois tous les jours des affaires du genre, j’avais espéré une autre conclusion, vraiment.
J’ai retranscrit par la parole « business », puisqu’il s’agissait d’un mot d’argot qu’elle avait employé. Mysty l’avait déjà utilisé également, c’est pourquoi je le connaissais.
— Je peux vous comprendre…, dis-je. Mais je comprends aussi Naeviah. Votre gentillesse nous rend vos obligées. Ne serait-il pas possible de trouver une solution pour satisfaire les deux camps ?
Isabella se mit à y réfléchir. Je remarquai le regard reconnaissant de Naeviah sur moi. C’était rare ces derniers temps.
— Je… Et si au lieu de vous rembourser… nous vous rendions service ? proposa timidement Tyesphaine. Par exemple… nous pourrions nous occuper de… quêtes qui arrangeraient la garde…
— Nous utiliserions l’argent pour nous refaire, tout en aidant la cité, dis-je avec entrain.
En un sens, c’était juste délocaliser le mode de remboursement : argent ou service, c’était toujours un dédommagement, mais si Isabella préférait cette option…
— Mmm… Allons pour cette proposition.
— Yeah ! Trop cool, Isa ! Merci !
Mysty ne se gêna pas pour lui saisir la main et ensuite la prendre dans ses bras.
Elle choqua profondément Naeviah qui écarquilla les yeux. Mais, toute réflexion faite, Mysty avait fait de même avec Syrle et les autres. Elle était amicale, sans arrières-pensées.
Enfin, elle ne prenait pas la peine de dissimuler ses désirs, elle nous avait déjà plusieurs fois proposé de le faire avec elle… Et c’était moi la perverse, au passage.
Je remerciai une fois encore notre bienfaitrice, Tyesphaine fit de même et nous sortîmes toutes ensemble pour nous rendre à la guilde des aventuriers.
***
À Lunaris, la guilde n’avait pas siège dans une auberge comme à Ferditoris, mais avait ses propres locaux et, pour cause, il y avait bien plus d’aventuriers à Inalion qu’à Hotzwald.
La définition du métier était un peu différente dans la République. Si à Hotzwald et dans les autres royaumes, le terme regroupait à la fois les voyageurs, les mercenaires, les garde du corps et les homme-à-tout-faire, les aventuriers inaliens étaient plutôt des sédentaires.
Considérant la sécurité sur les routes principales, il n’y avait pas besoin d’aventuriers pour assurer la protection des convois. Le métier de garde du corps était couvert par la guilde des gardes du corps et le principe d’homme-à-tout-faire n’existait pas réellement, puisque tout Inalien était prêt à n’importe quoi pour de l’argent.
Enfin, le voyage avait un coup élevé dans la République, aussi les aventuriers remplissait exclusivement des missions d’extermination de monstres dont ne s’occupait pas la garde ou l’armée. En ce point, ce n’était pas très différent des quêtes que nous trouvions à Ferditoris, à un petit détail près…
— Les quêtes de la guilde sont celles soit trop dangereuses pour que la milice s’y frotte ou bien trop éloignées, avoua Isabelle. En effet, quand il s’agit d’aller aider un village à une dizaine de kilomètres, les gardes refusent en général : trop loin, pas assez payé, trop de péages. Et quand les monstres sont puissants, ils préfèrent ne pas risquer leur vie pour des clopinettes.
— En gros, les aventuriers font le sale travail ? demandai-je.
Isabella n’eut pas besoin d’approuver, la réponse était évidente.
— C’est pourquoi, les aventuriers inaliens sont soit des idéalistes qui vont bientôt avoir une place au cimetière, soit des combattants d’élite. Les missions ne sont jamais simples, j’aurais préféré vous trouver du travail plus paisible en réalité…
J’espérais quand même qu’Isabella exagérait. S’il y avait autant d’aventuriers, c’était bien parce que le métier rapportait gros et les risques modérés, non ?
Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil autour de nous : il y avait une vingtaine d’aventuriers aux allures très différentes les uns des autres, tous assis autour de tables, en train de discuter, de boire ou de manger, mais aussi de lire des annonces de quêtes. Chacun semblait parfaitement à sa place, comme s’il passait ses journées en ce lieu.
— La guilde sert aussi de taverne pour les aventuriers, m’expliqua Isabella. Seuls ceux qui sont reconnus comme tels, après avoir effectué une inscription, peuvent y manger à prix raisonnable. Les personnes extérieures paient plus cher qu’un restaurant normal.
— Je suppose que l’inscription est payante ?
— Et que la ristourne sur les consommations est un moyen d’inciter à s’inscrire…, dit Naeviah avec un cynisme non dissimulé.
Isabella acquiesça.
— La guilde se couvre comme elle peut. Rien n’empêcherait, techniquement, des aventuriers indépendants d’aller chercher leurs propres contrats ou de venir ici fureter les annonces pour les accomplir à la place des membres. Mais la guilde négocie avec les commanditaires qui sont obligés, sous peine de dédommagements coûteux, de ne confier la prime qu’à ses représentants.
— Chaque annonce doit être payante, je suppose.
— Je vais vous surprendre, mais non. La guilde garde une part importante sur la récompense en guise d’intermédiaire, généralement de l’ordre de vingt cinq à trente pourcent du contrat. Si elle faisait payer ses services aux marchands ou à la milice, ces derniers finiraient par se dispenser des services de la guilde. Chaque mission menée à bien rapporte de l’argent à cette dernière. Celles qui échouent ou ne sont pas choisies ne leur font rien perdre de toute manière.
— Pour le coup, c’est un système honnête, même si c’est un peu coûteux, dis-je. Les aventuriers n’ont pas à chercher leurs contrats et sont assurés d’être payés à la fin.
Connaissant la ville, je voyais bien venir les commanditaires refuser de payer une fois la mission accomplie, ce qui arrivait parfois dans les autres royaumes également. Pourquoi ce genre de pratique aurait été absente d’un endroit aussi avide d’argent ?
— En effet. En plus de la part de la guilde, une autre partie est prélevée par l’état. Comptez que moitié de la prime n’est pas perçue par les aventuriers.
— Et l’inscription sert à quoi ? demanda Naeviah. Et il arrive quoi aux petits malins qui ne passent pas par la guilde ?
— En fait, on peut faire des missions pour la guilde sans s’y inscrire. La part prélevée est dans ce cas maximale, tandis que les inscrits voient cette dernière largement réduite. Quant à ceux qui tentent de passer outre le système de la guilde, en général, ils ne perçoivent rien du tout. Avec les exclusivités négociées par la guilde, si admettons, un aventurier irait tuer des monstres, puis irait négocier directement avec le commanditaire, ce dernier refuserait de la lui donner et, pour cause, il a déjà payé d’avance la guilde au moment où la quête a été placardée par les aventuriers. L’organisme n’aime pas les payeurs insolvables, elle prélève les donneurs de quête d’avance et les rembourse en cas d’échec de mission ou si personne ne souhaite la mener à bien.
— En gros, un tel petit malin rendrait uniquement service à la guilde en travaillant gratuitement.
— Tout à fait. L’inscription est vraiment recommandée : frais amoindris, possibilité d’accéder à des emprunts monétaires, accès aux tarifs préférentiels de la taverne et même des renseignements gratuits.
— En effet, je ne vois pas de contreparties, dis-je.
— Il n’y en a qu’une : celle de ne pas travailler avec une autre guilde du pays.
Ce qui sédentarisait encore plus les aventuriers et en en faisant finalement un ordre de chasseur de monstres locaux.
— Bah, pour notre part, inutile que nous nous inscrivions, nous ne comptons pas rester, dit Naeviah.
Après ces longues explications, nous restâmes en silence un instant, attendant notre tour pour accéder au tableau de quête.
J’en profitai pour observer les aventuriers autour de nous. Ils avaient des apparences très bigarrées, aucune armée n’aurait jamais proposé une telle diversité : parmi eux, une brute musclée jusqu’au menton en peau d’ours, une magicienne en robe rouge à la poitrine débordante, un guerrier en armure intégrale et armet, un casque intégral qui ne laissait même pas voir ses yeux.
Il y en avait un qui attira encore plus mon attention : un homme fin et grand, habillé d’une armure de cuir limite sado-maso, avec des cheveux longs coiffés de côté et une faux avec un manche en os.
— C’est un paladin d’Uradan, nous dit Naeviah en chuchotant. Ils sont rares.
— Oh ! Tu en avais déjà parlé, mais je ne m’attendais pas à en voir un.
— Celui-là… Il me semble être un sacré poseur. En général, ils sont bien plus sobres. Tsss !
Naeviah n’avait pas sa robe cléricale, je lui sentis une pointe de jalousie.
— Pourquoi tu ne portes pas ce genre de fringues, Nae ? Ce serait vachement marrant en plus.
— Ça… ça va pas !! cria-t-elle en virant au rouge.
Naeviah se tourna vers Mysty avec un air menaçant, tandis que l’attention des aventuriers se dirigea vers nous. Timidement, Tyesphaine s’inclina pour s’excuser du bruit, je l’imitai.
— Non, mais je te jure… Quoi ? Tu as un problème ? me demanda Naeviah toujours rouge, tout en croisant les bras.
En effet, je m’étais mise à l’observer sans m’en rendre compte.
— Non rien…
Mais mon esprit était déjà en train de l’imaginer avec une tenue semblable à celle du paladin, voire pire.
Redoublant de rougeur, Naeviah me saisit par le col et me fixa droit dans les yeux. Elle avait des larmes dans les siens, tant l’humiliation était grande.
— Tu… Tu… Tu… tu étais en train de m’imaginer, pas vrai ? Perverse !
— Non, je… je n’imaginais rien…
Je ne pouvais croiser son regard en mentant de la sorte, ce qui me rendait encore plus suspecte.
— Tu l’as imaginé !! Je te déteste ! Tout ça c’est ta faute, Mysty !!
— Moi, je kifferai pourtant ! Peut-êt’ même que j’porterais les mêmes fringues ! Haha !
— Grrrr !!!
En grognant, Naeviah passa sa honte sur moi : elle se mit à me secouer comme un prunier. Puisqu’il ne s’agissait pas d’une action douloureuse pour moi, l’aura dakimakura ne l’en empêcha pas.
Tyesphaine s’empourpra et finit même par sortir du local en courant afin de reprendre son calme à l’extérieur. Son imagination était pire que la mienne, fallait-il croire.
À son retour, nous pûmes enfin accéder au tableau des quêtes. Il y en avait une dizaine, mais nous décidâmes rapidement, sous les conseils avisés d’Isabella de prendre celle d’extermination des Yordagrurs.
Je ne connaissais pas ces vilaines bêtes, c’est pourquoi la réceptionniste nous dit :
— Ce sont des aberrations. Des sortes de scorpions géants monstrueux. Outre leurs trois têtes, et leurs six pinces, ils ont une queue-massue capable de détruire des boucliers. Les aventuriers n’aiment pas les affronter à cause des coûts de réparation et de remplacement de l’équipement.
J’étais surprise de cette explication des plus honnêtes. La réceptionniste était une jeune femme d’environ la vingtaine, aux cheveux blonds mi-longs. Elle était mignonne sans être un canon de beauté et n’était pas aguicheuse.
À Inalion, d’après mon analyse personnelle, les vendeuses, aubergistes et toutes les femmes qui devaient vendre quelque chose n’étaient pas très timides pour exposer un peu de leur corps : jupes fendues ou courtes, décolletés plongeants, etc. Les seins ne faisaient pas vendre que dans mon ancien monde, évidemment.
Au début, je me disais simplement qu’elle ne s’affichait pas parce que ses formes étaient normales, sa poitrine était petite et ses hanches fines, mais lorsqu’elle se pencha vers moi, elle me chuchota :
— Si vous voulez voir, je peux faire un bon prix… Je ne le propose pas à tout le monde, juste aux adorables filles comme toi.
Je rougis immédiatement. C’était du racolage ! Maudite aura dakimakura ! Pourquoi toutes les vendeuses voulaient me mettre le grappin dessus ?
Voyant que je ne répondais pas, elle recula et me fit un clin d’œil.
— La proposition tiendra toujours…
— Proposition ? répéta Naeviah en me fusillant du regard.
Je souris de manière gênée en me grattant l’arrière de la tête. J’étais cependant inquiète : avais-je été si insistante en l’observant ?
— Vous allez prendre cette quête ? nous demanda-t-elle sur un ton innocent.
— Je pense qu’elle serait parfaite pour un début, dit Isabella calmement.
— J’ignore votre puissance, mais les aberrations sont un peu compliquées… je la recommanderais à des vétérans.
— Euh… Vous en dites quoi les filles ? demandai-je.
J’ignorais si la réceptionniste était toujours aussi prévenante avec les aventuriers ou si elle le faisait à cause de moi, mais je la remerciai intérieurement.
— C’est quoi les aberrations ? demanda Mysty avant de bâiller.
— C’est une catégorie de monstres qui viennent des Profondeurs, expliquai-je. Ils sont généralement très bizarres, leur anatomie ne répond à aucune logique. On pense que les strates les plus profondes de la terre accueillent des mondes aux règles physiques différentes du nôtre, ce qui générerait l’apparition de ce genre de créatures.
— Les Profondeurs ? Le monde sous terre ?
J’étais étonnée que Mysty parût être au courant. En effet, l’existence d’un vaste réseau de tunnels souterrains accueillant des cités perdues et nombre des pires monstres était une connaissance peu diffuse.
Sûrement pour empêcher la population de paniquer, on n’en parlait guère qu’entre magiciens ou érudits… d’après ce que m’avait expliqué mon mentor. Les nains étaient censé avoir occupé jadis les strates les plus hautes des Profondeurs, et plus on descendait, plus les dangers était grands.
— Euh… oui. Tu es courant ?
— On m’en a parlé une fois. Paraît qu’y a des gros monstres sous terre.
Naeviah leva les sourcils sous l’effet de la surprise.
— Parfois tes connaissances me surprennent…
— Je… j’en avais jamais entendu parler…, avoua Tyesphaine.
— Les aberrations sont rares à la surface et, pour cause, il faut qu’elles trouvent des accès pour sortir. Les points d’entrée et de sortie vers les Profondeurs ne sont pas courants. S’il y a plusieurs de ces créatures dans le coin, c’est peut-être que…
Isabella me posa l’index sur les lèvres pour m’interdire d’en dire plus. Je tournai mon regard vers la réceptionniste qui furetait autour d’elle avec un regard inquiet. Les autres aventuriers ne devaient pas savoir.
— Venez, on va régler votre inscription pour la quête. Haha ! dit-elle en riant de manière forcée.
Dans notre groupe, quatre personnes sur cinq étaient au courant pour les Profondeurs, il fallait croire que nous étions des anomalies.
De fait, je m’inquiétai pour les aventuriers présents. La réceptionniste m’avait parue honnête, mais pas suffisamment pour expliquer une telle chose aux membres de la guilde. Cependant, une telle connaissance était indispensable : si l’un des aventuriers poursuivrait ces monstres à travers un des tunnels reliant au Sous-Monde, c’était une mort assurée.
De plus, détruire ces entrées était clairement la meilleure chose à faire. Au moins les aventuriers devraient être informés de leur existence.
Je me rappelai des paroles d’Isabella : les aventuriers de la guilde étaient soit forts, soit des débutants qui pensaient l’être. Ceux qui étaient là semblaient être des habitués, cela voulait-il dire qu’ils étaient forts ?
Dans ce cas, pourquoi ne pas leur expliquer ?
En gardant pour moi ces questions qui, au fond, ne me concernaient pas réellement, je suivis le groupe jusqu’au comptoir. Mysty vint s’appuyer derrière moi en passant le bras autour de mon épaule.
Elle me chuchota :
— T’as la côte avec la réceptionniste, on dirait… Si tu veux accepter, j’peux distraire les autres une petite demi-heure.
Elle me fit un clin d’œil pour appuyer sa proposition.
Elle avait donc entendu ? Je m’inquiétai un instant que Naeviah et Tyesphaine aient également perçu les avances qui m’avaient été faites, mais je me calmai en me rendant compte que : Naeviah ne m’avait pas crié dessus (elle aurait été incapable de se retenir si elle avait su) et Tyesphaine n’était pas particulièrement embarrassée (enfin pas plus que son niveau habituel).
— Ça ira, merci, Mysty.
— Comme tu veux… Mais si tu veux voir les miens, ils sont gratuits pour toi, ma Fiali.
Je ne pus m’empêcher de me mettre à suer. Cette discussion dérapait dangereusement ! Nous étions là pour une chasse aux monstres, pas pour des grivoiseries !
Je remarquais que Mysty se montrait de plus en plus entreprenante ces derniers temps, en prison elle n’avait pas manqué de nous dire que : « ça arriverait forcément à un moment donné ».
Je déglutis sans rien dire…
— Euh… Par contre, je ne peux pas accepter votre inscription, capitaine…
— Je ne compte pas m’inscrire, dit Isabella. J’ai congé aujourd’hui, je vais simplement accompagner ces filles qui sont mes hôtes.
— Mais vous allez prendre part aux combats ?
— Sûrement.
— Mais vous ne serez pas payée…
— Ne vous en préoccupez pas.
— De toute manière la prime n’est pas par individu dans le groupe mais par monstre tué, dit Naeviah en se penchant sur l’annonce qui reposait sur le comptoir à présent. Comment faire pour vous prouver leur mort ? Si ce sont des créatures massives, on ne va pas pouvoir vous les ramener…
La réceptionniste, qui avait paru perturbée par le travail gratuit d’Isabella, se reprit et répondit en croisant les mains devant elle :
— En fait, puisque la zone de signalement est seulement à une heure de la ville, il faudrait que vous envoyez quelqu’un nous prévenir et nous enverrons un expert pour confirmer. Mais vous êtes bien sûres de vouloir prendre cette mission ? Nous ne sommes pas responsables des destructions de votre matériel. Les pinces et la queue de ces monstres les brisent souvent…
Une fois encore, je la trouvai prévenante. C’était une chance.
Nous nous regardâmes toutes les quatre et finalement Mysty accepta en notre nom :
— Pas de souci, on y arrivera ! Pis, j’veux bien voir à quoi ça ressemble ces scorpions chelous. Héhé !
Puisqu’elle s’était déclarée elle-même une héritière des scorpions, je supposais que les Yordagrurs devaient l’intéresser.
— Nous allons la prendre. S’ils croient nous impressionner ! Mpffff !
Je ne manquai pas de remarquer que Naeviah avait parlé un peu plus fort et avait tourné son regard vers le paladin d’Uradan. Y avait-il des rivalités entre prêtres et paladins ?
— S’il vous plaît…, ajouta Tyesphaine.
La réceptionniste parut un instant gênée, elle se gratta la tête puis soupira.
— J’espère que tout se passera bien… Je me sentirai mal s’il arrivait quelque chose à de jolies filles comme vous. Mais bon, si la capitaine est avec vous, je pense que ça devrait aller.
Après avoir refusé l’inscription à la guilde, qui ne nous arrangeait pas puisque nous comptions quitter Lunaris au plus tôt, nous passâmes par quelques formalités puis nous sortîmes de la guilde.
La réceptionniste me darda un clin d’œil à notre départ qui me fit frisonner. J’espérai que personne ne l’ait remarqué mais Isabella me chuchota :
— Il n’y a pas de mal à plaire. Mais si elle n’est pas à votre goût, n’hésitez pas à la refuser.
— Euh… oui…
Je détestais cette aura dakimakura !! Pourquoi ça devait toujours se passer ainsi ?!
***
J’ouvris les hostilités avec une boule de feu :
« Cendres aux cendres. Que la Parole s’envole et ouvre les fourneaux du cœur du monde ! Embrasez le ciel, embrasez mon ennemi ! Syelboer (Fire ball) !! »
Ma voix ne manqua pas d’attirer l’attention des trois imposantes créatures qui se trouvaient à l’intérieur de cette caverne. Mes yeux, bien sûr, n’avaient aucun mal à les percevoir, mais ce n’était pas le cas de mes amies.
La luminescence de ma boule de feu révéla trois énormes scorpions aussi imposants que des mini-vans, avec trois paires de pinces, dix pattes et une queue-massue à pointes au lieu de l’habituel dard. Ils avaient également quatre bouches munies de crocs et deux yeux pédonculaires. Leurs chitines noires semblaient épaisses.
L’explosion de flammes en engloba deux. Elle incinéra également les carcasses d’animaux et d’humains dont ils faisaient ripaille.
La caverne était très grande, il y en avait énormément dans cette région. Pendant notre recherche des Yordagrurs, j’avais pu me rendre comprendre que ce nombre rendait la localisation d’une entrée vers les Profondeurs très complexe.
À peine, mes flammes s’éteignirent-elles sans rien avoir embrasé d’autre que les vêtements des cadavres et les poils des animaux qu’une petite boule de lumière se mit à luire au-dessus du champ de bataille et permit à mes compagnonnes de localiser les trois créatures. Il s’agissait d’un sort de Naeviah.
— En formation ! Procédez comme convenu !
Isabella avait pris naturellement la tête du groupe. On ne refaisait pas une capitaine.
Le plan était simple : Isabella et Tyesphaine bloquerait la charge, car on savait que ces créatures à l’intellect animal agiraient de la sorte, tandis que Mysty les contournerait pour les prendre à revers. Naeviah resterait prête à nous soigner à tout instant et nous appuierait avec sa magie, tandis que, de mon côté, je ne rejoindrais la première ligne qu’en cas de besoin, favorisant à la place mes sorts à distance.
Craignant pour l’arme de Tyesphaine, je lui avais prêté la mienne. Je n’y portais pas d’attachement particulier, même si elle cassait ce ne serait pas grave. Puis, elle était magique, ce qui n’était pas le cas de sa rapière. L’enchantement la rendait plus solide. Il m’avait fallu du temps pour la convaincre, Tyesphaine pouvait se révéler être très têtue.
Pour ma part, j’utiliserais une dague prêtée par Mysty.
Mon attaque extirpa quelques cris stridents aux créatures, mais elles étaient loin d’être vaincues. Comme convenu, les trois en même temps nous chargèrent.
Celle qui n’avait pas été touchée par mon sort choisit Isabella pour cible. Cette dernière esquiva la queue-massue avec une certaine aisance, malgré son armure d’écailles. Elle brandit au-dessus de sa tête sa flamberge, une épée à deux mains ondulées, qui s’entoura d’une aura gelée et l’abattit sur le monstre.
De son côté, Tyesphaine bloqua un coup de queue en superposant sa barrière magique par-dessus son bouclier. Son visage était inquiet, malgré sa fierté elle avait peur pour son cher bouclier féerique, mais il tint bon.
Le dernier Yordagrur eut un temps de retard, il prit également Tyesphaine pour cible. Mais, engagée déjà au corps-à-corps, j’eus peur qu’elle ne dût interposer son bouclier qui ne tiendrait peut-être pas un second coup. Aussi, faisant fi du plan, j’enchantai ma dague de ténèbres et je fonçai sur l’ennemi pour l’intercepter.
C’était une action-suicidaire en soi : chacune de ces créatures devait peser au moins une tonne, mais j’avais affronté des géants plus massifs encore. C’est adroitement que je glissai entre ses gueules et ses pattes, en en sectionnant deux au passage.
La chitine était plus solide que je ne l’avais pensé, mais en relâchant ma magie, elle produisit une petite explosion de ténèbres localisée qui en eut partiellement raison.
C’était suffisant pour que la créature s’écrasa au sol en glissant aux pieds de Tyesphaine. J’avais à peine eu le temps d’arriver derrière elle, il s’en était fallu de peu qu’elle ne m’écrasât.
Sans sourciller, je me relevai d’un bond acrobatique et tendit ma main :
« Zard (Darkness Arrow) ! »
Dix flèches de ténèbres vinrent se planter dans le dos du monstre. Mais, soudain, je vis une pince s’abattre sur moi. Contrairement à ce que j’avais pensé, les Yordagrur pouvaient frapper également derrière eux. Leurs articulations ne permettait pas de le supposer mais pourtant leurs membres pouvaient effectuer une rotation complète. Comme toujours avec les aberration, présumer était une erreur.
Le dos de la pince me heurta suffisamment violemment pour que je me demandasse s’il ne m’avait brisé une côte ou deux. Je fus projetée en arrière et retombai au sol quelques mètres plus loin. Bien que stupides, ces créatures étaient vraiment fortes.
Lorsque je me relevai, un peu sonnée, je vis que le troisième Yordagrur m’avait prise pour cible : il était tournée vers moi à présent.
— Fiali ! Qu’est-ce que tu fous ?! me hurla Naeviah.
Je crachai du sang par terre et inspectai mes côtes : tout semblait en ordre malgré la douleur, l’aura magique de mon sort de protection avait dû amortir l’impact.
— C’est bon ! Je gère ! Occupe-toi des autres !
— Tsss ! Tu gères rien du tout ! Tu n’as même pas ton épée !
— Dans ce cas, balance un sort au lieu de me crier dessus !
Le monstre se dirigea vers moi en faisant claquer ses pinces, mais il attaqua malgré tout avec sa queue. Je bondis en arrière pour l’esquiver et fit apparaître mon bouclier pour bloquer une pince qui me prit de vitesse. Le bouclier magique tint bon mais je ressentis que la force du monstre ne me permettrait pas de compter dessus bien longtemps.
Heureusement, j’étais plus rapide et agile que lui. L’allonge de mon arme et son rythme d’attaque de mon adversaire ne me laissait hélas que le temps de me défendre.
« Astre des Dieux, entends ma prière, ô douce litanie. Que ta lumière m’imprègne, que ton châtiment s’abatte. Forgaer ! »
Une rayon de lumière jaillit des mains de Naeviah et frappa mon ennemi. La queue que le Yordagrur agitait au-dessus de lui fut désintégrée à partir de sa base. L’étrange scorpion poussa un cri strident horrible, si puissant qu’il manqua de m’assourdir. D’autant que j’avais une ouïe plus fine que la normale. Mes tympans parvinrent à tenir bon eux aussi.
— Eh oh ! Fais attention ! Ton rayon a failli me toucher !
Après avoir sectionné la queue, il avait poursuivi sa trajectoire et était passé à moins d’un mètre de moi.
— Tu le mériterais, stupide elfe !!
— Aide les autres plutôt !
Sur ces mots, je bondis en arrière en commençant à incanter :
« Hymne des midians… »
Le monstre, malgré sa queue amputée, se mit à m’attaquer. Il était un peu plus rapide qu’avant, comme si la douleur et la colère lui avait donné une poussée d’hormones.
Mais c’était sans compter sur mon incroyable agilité. J’esquivai les pinces tout en continuant d’incanter :
« … jaillit des profondeurs d’Outre-Monde, Érèbe de flammes ! Que ton essence se déverse en moi et par les tablettes des obscurs sabbats s’incarne … Aaahh ! »
Un coup me frappa dans le ventre et me projeta en arrière. Mon bouclier magique avait dû bloquer un autre coup de pince et j’avais échoué à esquiver. Je maudissais la pierre qui avait glissé sous ma botte (qui était en réalité un morceau d’os) qui m’avait fait perdre l’équilibre.
En percutant la paroi rocheuse, je sentis des pierres effilées me couper la cuisse et le flanc. Décidément, ce n’était pas ma journée.
Mon crâne, heureusement, ne heurta rien de dur, je gardai donc conscience.
Je pris sur moi. J’avais sûrement été stupide en me jetant à corps perdu dans la bataille, mais… je n’avais vraiment pas envie de revoir le visage triste de Tyesphaine alors qu’elle perdrait son précieux bouclier. Mes blessures guériraient par magie, mais son bouclier deviendrait irrécupérable.
Je dus faire appel à toute ma concentration pour empêcher la magie de mon sortilège de m’échapper ; elle menaçait de se délier et se propager dans les airs si j’en perdais le contrôle, m’obligeant à tout reprendre à zéro.
Me mettant à quatre pattes, j’esquissai un sourire douloureux et finit par scander :
« Aesthy Solfylvyael (Flammes Ascension) ! »
C’était le nouveau sort que j’avais développé pendant le combat contre Syrle.
Mes bras s’entourèrent de flammes que j’injectai dans le sol rocailleux.
Immédiatement, le sol sous le Yordagrur que j’affrontais se craquela et six sphères en jaillirent et fondirent sur son ventre. Mélangeant feu et ténèbres, chaque sphère provoqua une petite explosion qui souleva la créature qui alla jusqu’à cogner le plafond avant de retomber au sol.
Les flammes froides ténébreuses avaient désintégrées sa chitine, plus fine sous le ventre (comme je m’en étais doutée en passant en-dessous) et avaient directement blessé sa chair. Elles ne s’éteindrait pas si facilement, elles consumeraient tout jusqu’à ne laisser que des cendres.
La créature eut beau s’agiter, elle ne pouvait plus leur échapper. Un peu comme une araignée, le Yordagrur mourut en se jetant sur le dos, dévoilant les larges trous béants, parfaitement cautérisés, résultant de mon incroyable sort.
— Et de un ! dis-je fière de moi.
Je me levai et tournai mon regard vers mes amies.
Isabella était bonne combattante, ses coups étaient adroits et puissants. De plus, elle arrivait à être suffisamment agile pour esquiver les coups de queue. En quelques passes d’armes seulement, je compris rapidement qu’elle réservait ses esquives pour la queue et bloquait les pinces avec son épée.
Elle n’avait malheureusement pas l’occasion d’attaquer. Soudain, Mysty sortit de l’obscurité et commença à lacérer le monstre de ses dagues. Ses coups rapides et précis passaient dans les interstices de la chitine et faisaient gicler un sang violacée.
De son côté, Tyesphaine tenait bon, mais je voyais à la raideur de ses mouvements qu’elle ne savait pas comment contre-attaquer au sein de ce déluge d’attaques. Au moins, elle n’était pas blessée.
« …Ô Déesse, domptez les infidèles, calcinez le mal et purgez le crime au nom de votre protégée ! Nolkan Drovir ! »
Naeviah acheva son incantation et une colonne de flammes tomba du plafond.
Tyesphaine bondit en arrière et observa l’ennemi brûler, mais le Yordagrug ne tarda pas à sortir du rideau de feu.
— Il est résistant !! Je vais réitérer !
— Je… je vais tenter un assaut…
Je vis Tyesphaine entourer son épée longue de magie sacrée. Elle essaya de porter une attaque en plongeant en avant, mais la queue de la créature tomba sur elle…
« Shalysith (Purple Flames) ! »
Un oiseau de feu s’abattit sur le membre et en arrêta le mouvement. Bien sûr, c’était moi qui venait de la lancer.
Même blessée et sonnée, je n’allais pas laisser Tyesphaine se faire blesser sous mes yeux.
D’ailleurs, elle profita de cette ouverture dans la garde adverse pour trancher d’un coup les deux yeux pédonculaires du Yordagrur. Sans perdre le rythme, elle planta la pointe de l’épée dans ce qui devait être la tête du monstre.
Au même instant, je criai :
— Recule, Tyesphaine !!
Comme je l’avais pensé, les Yordagrur n’avaient pas de cerveau. Même en détruisant un de leurs ganglions, ils pouvaient continuer d’agir.
Grâce à mon avertissement, Tyesphaine eut tout juste le temps de bloquer plusieurs attaques de pinces.
Une colonne de lumière s’abattit sans tarder sur le scorpion aberrant. C’était l’un des plus puissant sort de Naeviah : « Shi’zar’vorox ».
La lumière désintégra une grande partie de la carapace, le Yordagrur s’écroula en suppurant du sang.
— Mer… ci… Fiali… Que… ?!
En tournant son regard vers moi, Tyesphaine sursauta et afficha une expression terrifiée. J’étais dans un tel état ?
Elle hésita à venir m’assister, mais finit par se tourner vers le dernier opposant. Sage décision, en plein combat, la place d’une paladine n’était pas parmi les blessés.
Mysty et Isabella finirent leur combat avec brio. Les mouvements du monstre étaient lents, c’était inhérent au poison que Mysty lui avait injecté. Elle en avait parlé, elle était capable de produire un poison magique dont elle enduisait ses dagues.
Au cours de nos combats, elle s’était plainte de ne pas avoir eu le loisir d’y recourir : entre les morts-vivants, les géants, bien trop gros pour être affectés par une telle quantité, c’était une réclamation justifiée.
Profitant du manque de vitesse de son ennemi, Isabella put enfin passer à la contre-attaque. Son épée magique de glace trancha sans mal deux pinces, tandis que Mysty parvint à neutraliser deux pattes en plantant des nerfs ou des ligaments, je ne saurais trop dire.
Avant que la queue-massue rata une fois de plus Isabella, cette dernier s’élança en avant et frappa de toutes ses forces. Son épée à deux mains laissa non seulement une profonde entaille dans la gueule mais délivra également une onde de glace qui se répandit sur le reste du corps.
Le monstre s’immobilisa définitivement.
Elle était forte ! J’en étais convaincue à cet instant.
Ce n’était pas tant son physique, mais son mental qui était incroyable. En duel, je perdrais sûrement contre elle.
Sur ces pensées, je soufflai d’épuisement et me laissai tomber par terre.
— Fialiii ! cria Tyesphaine.
Je levai le pouce pour la rassurer, mais elle se rua malgré tout sur moi.
— Tu ne mériterais pas que je te soigne, dit la voix mécontente de Naeviah.
Je tournai mon regard vers elle et lui dit, peut-être un peu abruptement :
— Tu n’as pas besoin de me soigner. Laissez-moi me reposer quelques instants et je serai sur pied.
Mais Tyesphaine, paniquée, posa ses mains sur mes jambes (sans rougir pour une fois) et utilisa sa magie curative. Contrairement à celle de Naeviah qui avait un débit de magie rapide et fulgurant, la sienne était plus lente et exigeait un contact physique.
C’était une capacité dont disposaient souvent les paladins, une sorte de pouvoir magique moins efficace que la magie curative mais malgré tout appréciable.
L’hémorragie s’estompa rapidement et la douleur se fit plus faible.
— Qu’est-ce qui t’es arrivée, Fiali ? me demanda Mysty en s’approchant.
Lorsque la magie de Tyesphaine s’arrêta, je me forçais à me lever. J’avais encore mal, les blessures n’étaient pas totalement refermées, mais je prendrais sur moi.
Tyesphaine me fixait toujours avec un profonde inquiétude. S’il n’y avait pas eu l’aura dakimakura, se serait-elle énervée ?
Elle m’attrapa les mains délicatement.
— Tu vas bien… ?
— Merci, Tyesphaine. C’est bon, je vous dis. Juste une mauvaise esquive. J’ai mis le pied sur un caillou…
— Tu as surtout foncé sur l’ennemi sans raison ! Idiote !
Malgré ses paroles et son air courroucé, Naeviah me lança quelques sorts de soins pour refermer mes plaies entièrement. C’était un peu frustrant pour Tyesphaine sûrement, mais une prêtresse restait d’un tout autre niveau.
Je m’empressai de remercier Naeviah également.
— En tout cas, votre style de combat à toutes les quatre est impressionnant. Je ne m’attendais pas à ce que vous soyez aussi fortes.
— Héhé ! Merci, Isa ! dit Mysty en faisant un signe de victoire.
— Vous êtes encore plus incroyable. Cette dernière attaque… Whaaa ! dis-je.
Isabella me remercia d’un hochement de tête, elle n’était pas la personne la plus souriante, mais elle semblait contente de mon compliment.
— Avant que le soleil ne se couche, je vais aller chercher l’examinateur, proposa-t-elle.
— C’est notre quête, fit remarquer Naeviah.
— Mais Fiali est blessée… enfin, l’était. Et vous êtes fatiguées d’avoir lancer de puissants sortilèges, non ? De plus, je connais bien la région : j’irais bien plus vite que l’une d’entre vous.
— Je pourrais très bien m’en occuper ! protesta Naeviah.
Je ne comprenais pas vraiment pourquoi elle paraissait si mal prendre la proposition d’Isabella, mais je supposais de la fierté mal placée.
— Merci infiniment, Isabella, lui dis-je. Nous sommes nulles en orientation, si l’une de nous s’y colle, on y sera encore demain.
Naeviah croisa les bras et soupira en détournant le regard. L’avais-je vexée ? C’était pourtant reconnu que nous nous perdions constamment.
— Je ne me perds pas, rétorqua-t-elle comme si elle commentait mes pensées. Je vis des aventures !
En effet, c’était son excuse.
— J’vais l’accompagner, si ça vous va ? J’voudrais pas qu’elle se fasse attaquée seule. Même si elle est puissante, on sait jamais.
Nous donnâmes notre accord à Mysty et ainsi elles quittèrent toutes les deux la caverne.
De notre côté, restées en arrière, nous finîmes par nous éloigner des cadavres et allâmes nous installer à l’extérieur de la zone de combat.
Naeviah ne me parlait pas, Tyesphaine était timide.
Les minutes s’écoulaient sans un mot, nous étions assises sur de grosses pierres. Je remarquais que Naeviah ne tournait même plus son regard dans ma direction.
Aussi, je finis par en avoir assez et lui demandai :
— Vous m’en voulez à ce point, toutes les deux ?
— Oui ! s’écria Naeviah sans délicatesse.
— Ça a le mérite d’être clair…
— Je… je m’inquiète… Pou-Pourquoi tu as fait ça ?
Bien sûr, la gentille Tyesphaine n’avait pas le même ton. Elle n’avait jamais eu de colère à mon égard, juste de l’inquiétude.
Je ne voulais pas répondre à cette question, je savais que Tyesphaine se sentirait coupable.
— Car elle n’en fait qu’à sa tête, c’est tout. Elle se croit puissante et invincible…
Naeviah leva les épaules avant de soupirer. Je pensais qu’elle faisait référence au combat contre la succube, aussi…
— J’étais sous l’effet d’un sortilège cette fois-là, je n’ai pas la prétention de me penser aussi invincible non plus.
— Mpfff ! Pour ça que tu te vantes de ta magie tout le temps ?
— Je ne vais pas me rabaisser pour autant. Puis ma magie est réellement puissante, j’en ai tué un presque toute seule, je te signale.
— Heureusement que tu as rajouté ce « presque ».
Elle était vraiment fâchée cette fois. J’avais envie de lui rétorquer de nombreuses choses, mais finalement je me résignai à faire ce qu’on faisait en général lorsqu’on avait aucune envie d’entrer en conflit avec autrui.
— Désolée si je vous ai inquiétées. Je ne le ferais plus.
D’une certaine manière ma réponse n’apporta aucune satisfaction à Naeviah qui continuait de grimacer.
— Tu comptes t’en tirer avec ça à nouveau ?
— Mince, j’ai été grillée…, marmonnai-je dans ma barbe.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Rien ! Écoute, tu veux que je te dise quoi ? J’ai pensé pouvoir gérer le combat, j’y suis allée. Les affrontements ne sont pas aussi ordonnés que le draconier, tu sais ?
— Arrêtez… je vous en… prie…
J’entendis parfaitement la voix de Tyesphaine et je ne demandais pas mieux que d’y répondre, mais Naeviah reprit :
— À d’autres, tu veux ? Tu n’es pas le genre à perdre ton sang-froid, ô loin de là !
— J’ai l’impression que tu me reproches quelque chose que tu ne veux pas dire.
Le regard de Naeviah était parfaitement furieux, cette fois je me demandais même si mon aura ne s’était pas désactivée ou quelque chose du genre.
— Tu veux vraiment savoir ?
En réalité, non, j’aurais juste préféré qu’on arrêtât la discussion et qu’on se remît à plaisanter.
Elle n’attendit pas ma réponse pour faire suite à sa propre question.
— Tu sembles ne donner aucune importance à ta vie ! Voilà ! Cette manière de se battre… Ces sorts qui manquent de peu de tuer tout le monde… Et on dirait constamment que le malheur te passe au-dessus de la tête.
En un sens, il m’était difficile de lui donner tort : j’étais déjà morte une fois, je n’avais sûrement pas aussi peur qu’elles. Je dus reconnaître sa perspicacité une fois de plus, même si elle semblait tout le temps à cran avec moi, elle m’observait en détail. Avec ses capacités de raisonnement, Naeviah me faisait l’effet d’être l’opposé de Tyesphaine qui m’écoutait avec son cœur.
D’ailleurs cette dernière s’interposa en écartant les bras.
— Arrêtez !!
Sa voix était trop faible même pour un cri, c’était adorable. Je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire en coin.
— Ne la défends pas tout le temps, Tyesphaine ! Cette fille est bizarre… On dirait qu’il y a toute une gamme d’émotions qui lui échappe.
— Comme la pudeur, c’est ça ?
J’essayai de détendre l’atmosphère, mais j’aurais dû m’en abstenir.
— Tu te fiches de moi ?
— Euh… Kof kof ! Écoute, Naeviah, je ne suis pas comme tu dis, je…
— Mysty est un cas à part, mais tu te rappelles ton attitude alors qu’on nous avait volé ? Tu n’en avais rien à faire.
— Et donc ?
— Ce n’est pas la première fois, comme je l’ai dit. Je ne te comprends pas. D’un côté, tu parais t’amuser de tout et de l’autre tu es toujours si lointaine… comme inatteignable…
Je ne comprenais pas moi-même ce qu’elle voulait dire à cet instant, mais voyant soudain son regard se baisser et devenir triste, je finis par abandonner ma vaine résistance.
— OK, je vais le dire… Mais sache que ça sera de ta faute, je ne pourrais pas revenir en arrière après l’avoir dit.
Les regards de mes deux amies se tournèrent vers moi, je me sentis mal à l’aise. Ma voix s’enroua un peu sous l’effet du stress, mais je repris la parole :
— Si j’ai foncé sur le monstre, c’est… parce que j’avais peur pour le bouclier de Tyesphaine.
— Hein ?
— Mon bouclier… ?
J’acquiesçai.
— C’est un héritage familial, non ? Tu y tiens beaucoup, n’est-ce pas ?
Tyesphaine me fixa avec de grands yeux qui se remplirent de larmes : elle venait de comprendre.
— Quand on a été volée, c’est vrai que j’ai vite abandonné. Je me fiche un peu de toutes ces affaires, mais j’ai pu voir que ce n’était pas votre cas. Tyesphaine paraissait si triste et inquiète… Quand j’ai vu la queue se diriger vers le bouclier, j’ai eu peur qu’un deuxième coup le détruise. J’ai juste pensé que je pourrais m’en occuper seule, c’est tout.
Je me grattais la joue et détournai le regard.
Soudain, j’entendis un tintement métallique et, en me tournant vers l’origine du bruit, je fus saisie par une paire de bras qui m’enveloppa.
— Merci… Fialiii !!
Tyesphaine me serra contre sa poitrine tout en se mettant à pleurer à grosses gouttes. Elle avait eu l’initiative de se défaire de son plastron avant de m’enlacer ; le bruit que j’avais entendu.
C’était la situation que j’avais voulu éviter… Tout était la faute de Naeviah !
Au moins, dans cette position je ne pouvais pas voir le visage en pleurs de mon amie, je ne sentais que les larmes sur ma nuque.
Je me laissais faire et, quelques instants plus tard, Tyesphaine prit mon visage entre ses mains et m’obligea à la fixer droit dans les yeux. Ils étaient si beaux ! Ce bleu était si profond, si ravissant !
J’avais rarement l’occasion de les voir d’aussi près et si longtemps, elle fuyait sans cesse.
— Je… te préfère à mes affaires… ne risque plus ta vie… pour ça… D’accord ?
Ses paroles étaient une mélodie qui pénétrait mes oreilles. Comment pourrais-je refuser quoi que ce soit à cette femme qui était sûrement plus proche que moi des fées qu’elle affectionnait tant ?
Mis à part une nymphe, peu d’êtres vivants pouvaient rivaliser avec sa capacité de persuasion.
— D’accord…
Elle me reprit dans ses bras et se remit à pleurer.
Naeviah ne dit mot.
Lorsque notre touchante scène se fut achevée, je lui présentai mes excuses sincères :
— C’est bon… je me suis un peu emballée. Excuses acceptées. La prochaine fois, explique-toi plus rapidement, par contre.
— Oui, désolée d’avoir cacher mes motivations.
Mais le regard que je lui vis tourner vers moi me parut incrédule. Cette histoire était loin d’être finie, j’en avais le pressentiment.