En direction pour Liris, quelques heures s’étaient écoulées.
Sans surprise, si nous prenions tellement de temps pour rejoindre la ville après avoir franchi la frontière, c’était simplement parce que les indications étaient mal faites. En principe, rejoindre cette cité frontalière était un jeu d’enfant, nous avait-on dit.
Oui, les gens qui ont le sens de l’orientation ne savent pas ni indiquer ni flécher pour ceux qui en ont réellement besoin !
Au fond, d’ailleurs, s’ils savent si bien se repérer, pourquoi mettre des panneaux ?
Cette tâche devrait incomber à nous autres nuls pour qu’on puisse communiquer entre nous :
« Eh ! Suis ce chemin pourri dans le bosquet. Même s’il est à moitié occupé par la broussaille, c’est le bon, je t’assure ! »
Ce genre de consignes nous auraient été bien pratiques !
En effet, depuis la frontière, il fallait traverser quelques bosquets pour rejoindre la cité de Liris, rien de dramatique de l’avis général, même pas une heure de marche mais, à la première bifurcation, nous aurions sûrement dû prendre à gauche, or le chemin avait été envahi par des sortes de fougères et nous ne l’avions pas vu.
La conclusion de notre aventure : deux heures après avoir franchi la frontière, nous arrivâmes dans un village où on nous indiqua avoir fait fausse route et on nous expliqua qu’il fallait revenir à la première bifurcation.
Même savoir l’endroit où nous nous étions trompées ne nous aida pas. De retour dans le bosquet, nous rebroussâmes chemin et à la dite bifurcation, nous ne trouvâmes pas la route indiquée. D’ailleurs, nous n’étions même plus sûres de quel était le « premier croisement » à force de marcher dans cet endroit sans repères.
C’est par le plus grand des hasards que Mysty repéra le panneau à moitié couvert par la végétation que nous avions manqué, ainsi que le bon chemin.
De toute manière, même pour l’elfe maladroite que j’étais, je trouvais que la végétation poussait de manière étrange. Je pouvais difficilement l’expliquer, c’était plus une impression.
— Sûrement à cause des guerres, me dit Naeviah. Ce coin proche de la frontière a été le théâtre de nombreux conflits et d’utilisation de rituels de magie tactique. Tu devrais savoir qu’ils ont tendance à bouleverser les énergies naturelles.
— En effet…
Même si j’en connaissais la théorie, je n’avais jamais mené de rituel offensif tactique. Il s’agissait de sorts (rituels) à très grande échelle, un peu comme celui qu’essayait de lancer le géant arcanique. Ce dernier l’exécutait seul, mais en principe les rituels tactiques s’effectuaient en groupe et pouvaient causer la destruction de masse, annihilant une ville, jetant le fléau sur une région, etc.
D’après mon mentor, cela faisait bien longtemps que même les humains ne les utilisaient plus. Non pas par gentillesse, mais simplement qu’au cours des guerres la majeure partie avaient été perdus.
Il allait sans dire que les mages qui en avaient eu connaissance avait été les cibles prioritaires et avaient souvent été assassinés par des traîtres dans leurs propres rangs.
La nature, en tant que petite « fragile », n’aimait pas trop les perturbations magiques. Le résultat était des arbres tordus, de la végétation qui poussait follement d’un côté et aucunement d’un autre.
Bref, ce n’était pas forcément le sujet qui m’intéressait le plus, d’autant que j’étais fatiguée et énervée de m’être à nouveau perdue.
C’est finalement en milieu d’après-midi que nous arrivâmes à Liris. Mais, il nous fallut alors faire la queue pour entrer.
En tant qu’ancienne habitante de Tokyo, j’étais confiante dans ma capacité d’endurer les files d’attente. Là-bas, il n’était pas rare de devoir attendre simplement pour manger dans un restaurant à la mode. Et je ne parlais même pas des événements comme le Comiket ou les parcs d’attractions ou les ouvertures de centre commerciaux.
Néanmoins, au Japon, les files d’attente étaient bien organisées, elles suivent des règles et étaient encadrées pour éviter l’anarchie.
Mais ce n’était pas le cas ici : c’était un chaos total !
Les marchands avec leurs chariots étaient entassés, chacun essayant d’avancer en volant la place des autres. Il fallait non seulement être vigilant mais même agressif pour ne pas se faire dépasser.
Pour notre part, nous avions Tyesphaine qui intimidait naturellement avec son armure. De plus, il était difficile de la bousculer sans s’embrocher sur ses pointes. Et Mysty était habituée à ce genre d’ambiance. Elle surprit même un enfant qui avait essayé de faire les poches de Naeviah. Le garnement ne demanda pas son reste et s’enfuit. Suite à cet incident, Mysty nous expliqua que certains enfants pauvres survivaient ainsi et nous mis en garde contre ce risque.
D’après les autorités, il était censé y avoir plusieurs files : celle des marchands avec des laissez-passer, autrement dit les étrangers ; celle des paysans locaux qui pouvaient entrer moyennant une inspection sommaire et une taxe ; celle des résidents qui en principe n’avaient besoin de s’acquitter de rien du tout, mais devaient montrer des documents ; et celle des riches qui eux passaient par une porte spéciale.
Les trois files normales, dirons-nous, passaient toutes par la même porte, tandis que les riches par celle à côté. Les résidents avaient le droit d’utiliser la même porte que les riches, mais uniquement après s’être acquittés d’une taxe exceptionnelle. Les autres étaient condamnés à attendre le bon vouloir des gardes.
Et autant le dire de suite, leur travail était bâclé au possible ! Que ce fût la gestion des files, qui s’étaient finalement mélangée pour former un troupeau, mais aussi les contrôles, rien n’était bien fait !
Apparemment, ils avaient des quotas et des ordres de passages. Il était donc possible d’arriver au niveau des portes et de simplement être rejeté car c’était le tour des marchands et non des agriculteurs, et inversement.
D’autre part, la vitesse des contrôles dépendait totalement des « pourboires » versés en plus des taxes.
Et enfin, il fallait savoir qu’il y avait des passeurs, des gardes en période de repos qui faisaient des extras en proposant des passages rapides moyennant finance. Puisqu’ils connaissaient les gardes à l’entrée, ils pouvaient proposer leurs services au fond de la file pour les faire traverser rapidement.
Dans les faits, le gain de temps m’avait paru risible et totalement aléatoire. Nous n’avions pas tout de suite vu ce genre de service à notre arrivée, aucun de ces agents particuliers n’avait été là. D’ailleurs, c’était encore une fois Mysty qui nous en expliqua le principe. Elle n’était jamais venue dans cette ville mais elle en comprenait les magouilles et les corruptions assez facilement.
De toute manière, j’aurais été contre l’emploi de ce « service » qui n’aurait jamais pas dû exister. Payer un supplément pour un droit dont nous disposions de base, c’était ridicule !
Toutefois, après quelques heures d’attente dans ce climat de plus en plus frais, j’avais les pieds gelés et je m’intéressais en silence aux activités de ces truands opportunistes. Bien sûr, je ne reviendrais jamais sur ma décision… mais j’en avais bien l’envie…
Comme je le disais, le gain de temps était très aléatoire. Je vis une marchande et son mari passer de l’arrière de la queue jusqu’à la porte. Refusés, leur passeur s’arrangea avec les gardes de la porte spéciale, totalement inutilisées à ce moment-là (oui, elle aurait pu servir à diviser la foule et les faire entrer plus vite, mais non !), et ils purent avoir le privilège d’entrer de la sorte.
Par contre, des agriculteurs avec leurs charrues qui avaient payé le même service, furent simplement refusés et ne purent que gagner quelques places.
En gros, ce n’était jamais totalement inutile mais c’était malgré tout payer sans garantie de résultat.
Le pire, ce fut lorsqu’arriva notre tour.
L’énorme porte de la ville se dressait devant nous, il n’y avait plus que deux marchands devant nous. Le premier passa sans problème. Le suivant eut droit à une inspection en détail qui me parut durer une éternité.
Mais lorsque vint notre tour, les gardes fermèrent les portes et nous lancèrent un simple : « pause repas », sans autre explication.
— Quoi ?! m’écria-je en colère.
Ne pouvaient-ils pas affecter d’autres gardes plutôt que tout fermer ?
Je me retins de détruire la porte avec ma magie. Naeviah était dans le même genre d’état que moi. Il était évident que lorsque les gardes reviendraient les choses tourneraient mal, nous avions perdue toute notre patience.
Tyesphaine tenta de nous calmer, elle nous donna nos sandwichs préparés par Mysty mais avec Naeviah nous étions disposés à ne pas nous laisser faire.
Une heure plus tard, les gardes revinrent à leur poste pour les dernières entrées de la journée. Considérant le monde qui restait derrière nous, je ne voyais pas comment ils pouvaient faire entrer tout le monde avant fermeture des portes de la cité.
Une fois de plus, Mysty m’expliqua ce qui n’était qu’une illustration de plus de l’incompétence des gardes de la cité : les derniers passaient simplement sans contrôle, mais les gardes augmentaient automatiquement les taxes. Ceux qui ne voulaient pas payer, étaient condamnés à dormir devant les remparts.
Bien sûr, retenir les gens dehors était une perte économique pour les gardes qui se remplissaient bien les poches, aussi la taxe additionnelle était très souvent à la tête du client.
Lorsque ce fut ENFIN notre tour…
Naeviah et moi jetâmes un regard décidé à en découdre à nos gardes, mais Mysty nous devança et me donna même une claque sur les fesses en passant :
— Oh là ! Bien le bonsoir, messieurs les gardes ! Le repas était bon ? Dites, dites, nous avons nous-mêmes la dalle, nous pourrions entrer ? Nous avons bien sûr nos laissez-passer…
Elle tendit nos quatre documents— qu’elle nous avait dérobé en douce pendant que nous avions pesté dans notre attente— en même temps qu’une petite bourse dissimulée sous ces derniers. Les gardes, qui n’avaient pas manqué de lui reluquer la poitrine sans vergogne, lurent très rapidement les documents et nous invitèrent à passer sans autre forme d’investigation.
L’un d’eux eut même le cran de nous souhaiter un bon repas et un bon séjour. Naeviah et moi manquâmes de peu de lui répondre agressivement mais Tyesphaine nous retint.
C’était ainsi, qu’au crépuscule, nous pénétrâmes enfin dans la ville de Liris, après une journée exténuante surtout sur le plan mental.
Nous choisîmes l’une des premiers auberges où il y avait de la place et nous allâmes de suite nous reposer sans prendre d’autre repas.
Je pris un bain dans un tonneau avec Tyesphaine (épisode que j’ai déjà conté). Cela dissipa un peu de ma colère de la journée.
Je décidais de passer l’éponge sur ce qui nous était arrivé. Au fond, je ne pouvais m’attendre à ce qu’un monde médiéval fantastique ait le niveau d’organisation que le Japon.
Puis, les mésaventures de voyage arrivaient tout le temps, même dans mon précédent monde.
Mais, la journée du lendemain allait finir de me dégoûter de la ville de Liris.
***
Au petit matin, la rue devint rapidement animée et bruyante, me tirant de mon sommeil.
Liris était une grande ville selon les critères de ce monde. Elle accueillait plus de 120 000 personnes et était une des plus peuplée de la République d’Inalion. En réalité, sa population était même un peu au-dessus puisque les plus pauvres n’allaient pas se faire recenser.
Hey ! Bienvenue dans un monde de fantasy médiévale !
Ici, pas de papier d’identité pour les pauvres dont on ignorait même la simple existence. En soi, ce n’était pas vraiment différent à Hotzwald, mais nous allions apprendre que les inégalités étaient bien plus marquée dans la république.
Liris était un peu le miroir de Segorim. Elle était la dernière ville avant la frontière hotzwaldienne et accueillait donc une intense activité commerciale.
Au niveau architectural, c’était assez proche de l’Hotzwald : des maisons à colombages à plusieurs étages dans les rues marchandes et dans les quartiers pauvres. Des rues majoritairement pavées ou en terre battue pour les moins riches.
Liris se divisait en trois quartiers : commerçant, pauvre et riche. Il n’y avait pas de château comme c’était toujours le cas des villes hotzwaldiennes. À la place, il y avait un hôtel de ville, autrement dit : la mairie.
Je supposais que la volonté était de se distinguer des monarchies du continent, aussi ils avaient abandonnés les châteaux si typique au profit des hôtel particuliers qui foisonnaient. Le quartier riche avait un agencement un peu parisien (si je ne fais erreur, on appelle cela un agence urbain à la Haussmann). Le résultat était des édifices tous bien alignés et plus haut qu’à Hotzwald qui demeuraient très médiéval en terme d’architecture.
De même, certains bâtiments avaient des coupoles dorées. Je découvrirais en cours de journée qu’il s’agissait des temples du dieu Oblis. L’un d’eux était réellement imposant, me manquant pas de me rappeler les basiliques du Vatican.
Voilà pour la présentation de la ville. Sur le papier, elle avait pourtant l’air agréable.
— Bonjour, Fiali…, me dit la petite voix de Tyesphaine.
Elle était encore à moitié endormie, ses cheveux roses en désordre lui donnant un air un peu sauvage qui contrastait avec sa douceur habituelle.
— Bonjour, Tyesphaine. Bien dormi ?
— Oui. Le bain d’hier m’a… bien détendue…
— Oh ? Je vois… Il faudrait qu’on en reprenne plus souvent alors.
— Volontiers…
Je jetai un regard à l’extérieur depuis la fenêtre qui donnait sur la rue. Le soleil brillait déjà dans le ciel, bien que d’une lueur blafarde annonçant les prochaines vagues de froid. Les portes de la ville étaient déjà grande ouverte et accueillaient les marchands.
— Les auberges du quartier commerçant sont du vol, dis-je à basse voix.
— Pourquoi… ?
— Hein ? Tu m’as entendue ?
Tyesphaine acquiesça. Elle avait une ouïe fine, sûrement parce qu’elle ne parlait elle-même pas très fort. Ce n’était qu’une théorie personnelle mais les personnes qui parlaient généralement fort avaient une audition moins fine.
— En fait, je dis ça parce que le prix est sûrement plus cher qu’à l’intérieur de la ville et malgré tout on ne peut pas dormir tard à cause du bruit des charrettes et des chevaux.
— Il est quelle heure ?
Je tournais mon regard vers le beffroi, car dans une ville républicaine on ne l’appelait pas clocher, terme trop monarchiste, et lui indiquait six heures trente.
— C’est tôt !
— À qui le dis-tu ? Et je parie que nos amies dorment comme des bienheureuses.
— Mysty a le sommeil lourd…
— Haha ! Je ne comprendrais jamais rien à son sommeil de toute façon. Mais ça contribue au charme du personnage !
Tyesphaine baissa le regard et me demanda timidement :
— Tu aimes… Mysty ?
— Comme vous toutes. Pourquoi ?
J’avais répondu sans réfléchir, j’étais encore endormie pour faire vraiment attention aux détails.
Je me rendis compte quelques minutes plus tard seulement que j’avais donné une réponse typique de « harem master »… ou plutôt de « harem mistress » ? Euh… ce terme n’aurait-il pas une mauvaise connotation par hasard ?
— Merci… Fiali…
Tyesphaine rougit et n’osa pas me regarder. J’essayais de détendre l’atmosphère avec la première chose qui me passa à l’esprit.
— Euh… Tu veux que je te coiffe ? J’arriverais pas à me rendormir, autant se préparer tranquillement et discuter un peu. Je peux même te masser si tu veux.
— Non !
— Hein ?
Sa réponse vigoureuse me laissa sans voix. Elle me refusait ? Pourquoi ?
Non pas que j’avais la prétention d’être irrésistible— je l’étais cependant à cause de mon aura— , mais je ne comprenais pas ses raisons de refuser.
— Je… pas les massages… je… je fais des bruits… Hiiiiii !!
Elle ne parvint pas à finir son explication, elle engloutit son visage dans son coussin en émettant cet étrange cri semblable à une petite souris. Elle était si adorable !
— Ah, je vois. Il vaut mieux ne pas réveiller les autres clients, en effet…, dis-je en me grattant la joue.
En réalité, j’étais un peu gênée également. La dernière fois ses gémissements avaient été si érot… enfin bref !
Je pris mon peigne en os et vint lui démêler les cheveux. Ils étaient si doux que j’avais envie de plonger mon visage dedans, mais je m’abstins de peur de passer pour une perverse (avais-je réellement besoin de m’en défendre alors que Naeviah m’avait surnommée ainsi ?) et pour ne pas provoquer encore plus d’embarras.
Car oui, le simple fait de toucher ses cheveux lui provoquait des frémissements, à tel point que je la surpris se retenir de gémir en serrant entre ses bras son coussin. Cela donnait des airs de torture plus qu’autre chose, mais je savais ne pas lui faire mal.
— Si tu veux, je te laisserais t’occuper des miens.
— D’ac… d’accord…
Le marché était conclu. Je m’occupais avec le plus grand soin de ses cheveux magnifiques et avant de m’en rendre compte…
— Tu… Tu aimes vraiment cette coiffure…
— Hein ?
Je lui avais noué ses cheveux en couettes, sans y faire attention. Impossible de le nier après tout, je me contentais de sourire bêtement.
— À ton tour. Prends bien soin de mes cheveux, Tyesphaine. Et n’hésite pas à me faire des couettes, j’adore ça !
Tyesphaine ne put s’empêcher de rire en couvrant ses lèvres de sa main. Si je ne pouvais m’en défendre, autant plaisanter dessus, avais-je pensé.
Je m’assis sur le lit, devant elle, entre ses jambes, et je lui livrai ma précieuse chevelure noire.
— Ils sont si longs… et si beaux !
— Merci, Tyesphaine. Les tiens le sont tout autant.
— Non, les tiens sont plus beaux encore…
— On ne va pas se chamailler pour attribuer les mérites à l’autre, si ?
— Oui, ne nous chamaillons pas. Haha !
Cette ambiance simple et douce, j’avais l’impression de ne l’avoir découverte qu’en arrivant dans ce monde-ci. J’avais bien sûr eu beaucoup d’amour dans mon précédent monde aussi, mais, je ne saurais parfaitement l’expliquer, c’était comme si tout était plus simple ici.
Les relations, la vie quotidienne, tout était une version plus épurée de mon ancien monde. Bien sûr, je n’entendais pas par là que les habitants de Varyavis étaient des simplets, mais leurs préoccupations et priorités étaient différentes.
Prendre simplement le temps de coiffer son amie, sans arrières-pensées, n’était pas quelque chose que j’avais vécu dans ma précédente vie. Mais peut-être n’était-ce que ma propre expérience qui était faussée. Peut-être n’avais-je pas eu vraiment de chance au cours de ma vie sur Terre.
Quoi qu’il en fût, les dents du peigne filaient dans mes cheveux avec fluidité, mais dès que les mains de Tyesphaine frôlaient mon cuir chevelu, j’avais des frissons dans tout le corps. Je dus moi aussi me retenir de gémir.
— Je… je ne te fais pas mal ?
— Pas du tout… c’est même agréable…
— Agréa… Mmmm…
Avais-je dit quelque chose d’indécents ? Je n’en avais pas eu l’impression pourtant…
Essayant de parler d’autre chose, pour ne pas lui avouer que c’était pas juste agréable, mais « carrément trop bon ! », je cherchais du regard un sujet de conversation. Le premier objet que rencontra mon regard était la rapière de Tyesphaine.
— Tu as dit que son épée était un héritage familial, non ?
— Hein… ? Euh… oui…
— Donc tu as récupéré une armure maudite, une rapière et un bouclier féerique. Ta famille semble plutôt spéciale.
— Oui, il faut croire que c’est le cas… mais tu l’es plus encore…
— Ah oui, forcément, je suis une elfe. Haha !
La balle était dans son camp, je ne pouvais le nier.
— Tu as appris le maniement de la rapière quand tu étais petite ?
— Oui… enfin… on m’entraînait plus à l’épée longue… enfin, en réalité, on ne voulait pas m’entraîner aux armes…
— Si c’est gênant, tu n’es pas obligée de me répondre. Ne te laisse pas intimider par moi.
— Non… c’est bon. C’était… mes frères qui m’entraînaient… en cachette. Mais j’ai appris toute seule… la rapière…
— Oh ? Pourtant son maniement est compliqué. Mon mentor m’a appris à utiliser un peu toutes les armes blanches, de la dague à l’épée à deux mains, mais la rapière et le fleuret ont des fonctionnements plutôt différents.
— C’est vrai… Les attaques de taille sont impossibles au fleuret et… à la rapière, il faut frapper en prenant en compte la flexibilité de l’arme… Fiali, tu es impressionnante…
— Pas autant que toi, je t’assure. Je préfère les épées à lame rigide, la rapière est principalement faite pour l’estoc. Et contre les monstres, ce n’est pas si efficace.
— Oui… il faut parfois… entailler… Mais ma rapière est féerique. Elle est un peu plus large… Tu veux la voir ?
— Si cela ne te dérange pas.
Tyesphaine secoua la tête et marqua une pause dans les mouvements du peigne, ce qui me permit de me déplacer sur le lit et d’attraper la rapière avant de revenir à ma place.
La tirant de son fourreau, je pus l’observer en détail pour la première fois.
Contrairement à un fleuret ou une épée de cour, la lame était à section plate, elle n’était ni ronde, ni triangulaire, et elle disposait bel et bien d’un tranchant aiguisé. Ce qui ne manqua pas d’attirer mon attention était le métal dont elle était faite : ce n’était pas de l’acier, mais quelque chose de plus brillant et léger, avec des reflets bleutés.
Dans mon ancien monde, j’aurais pensé à du titane, mais impossible que ce genre de métal existât ici. Naturellement, l’autre candidat sur la liste aurait pu être l’orichalque, le métal venu des étoiles, particulièrement solide, mais la couleur était différente et j’étais certaine qu’il s’agissait d’acier féerique.
La différence ne sautait pas à l’œil. Les fées l’aimaient bien en raison de sa légèreté associée à une grande résistance. Les elfes l’utilisaient également et mon mentor avait des armes faites de ce métal. Il m’avait promis un jour de m’offrir une épée longue en métal féerique mais il avait disparu avant de pouvoir me l’offrir.
La longueur totale de la rapière de Tyesphaine était sensiblement plus courte que mon épée longue. La lame mesurait environ un quatre-vingt-dix centimètres, dans ces eaux-là. Sa largeur à la base, qu’on appelait de mémoire ricasso, était l’équivalent de trois de mes doigts, donc plus ou moins 4 centimètres.
D’après mes connaissances, sa lame était plus large que les rapières « classiques » (si tant est qu’on pût parler de classicisme pour une arme ayant eu différentes variations), ce qui la classait sûrement plus dans la catégorie des schiavone.
Sa garde, damasquinée, était plutôt de style italienne avec de nombreux anneaux partant du ricasso et couvrant la main, tout en dessinant des formes filiformes complexes évoquant des feuilles.
Mes yeux de magicienne confirmèrent une fois de plus qu’elle n’avait aucun enchantement magique, ce qui était bien dommage. Si une telle lame venait à se briser, comme mon épée elfique, ce serait réellement une perte.
— Très belle arme et un bien bel héritage.
— Merci…
— Et je comprends mieux pourquoi tu arrives à attaquer des objets aussi solides avec une lame aussi fine, sans aucune magie.
— Ah ?
— Non seulement sa facture, mais son acier aussi est féerique. Au début, j’avais pensé que c’était simplement son allure qui s’inspirait des armes des dryades et des nymphes, mais en réalité c’est une authentique arme forgée par les fées. Je suppose que ton bouclier est du même genre.
Je sentis les doigts de Tyesphaine saisir ma chevelure avec plus d’entrain. Elle me tira même un peu…
— Aïe !
— Désolée, Fiali ! Mille excuses !
— Une seule me suffit, Tyesphaine. Ce n’est pas très grave, puis, c’est normal : quand je parle des fées tu es toujours comme ça.
— Vrai… Vraiment ?
— Oui ! Mais ne t’en préoccupe pas, c’est rigolo.
— Rigo…
Ses mains étaient redevenue douces et hésitantes.
— Finalement, la lame est plutôt rigide quand même. Ce n’est pas si différent d’une épée longue. Même moi je pourrais l’utiliser. Haha !
— Hein ? Mais… je… c’est… la mienne…
Je me rendis compte de suite du malentendu. J’agitai mes mains en m’en défendant :
— Oh là ! Ne t’inquiète pas, je ne veux pas te la prendre. Je préfère quand même une épée plus large, rassure-toi !
Tyesphaine ne répondit pas de suite, je l’entendis souffler par le nez. Je pouvais aisément l’imaginer honteuse de s’être trompée sur mes intentions, c’était son genre.
Je décidai de changer de sujet…
— En tout cas, j’espère que nous trouverons de quoi l’enchanter : c’est l’arme idéale pour toi, aussi belle que redoutable.
Ses doigts se crispèrent, je pouvais les sentir dans ma chevelure. Venais-je de dire quelque chose que je n’aurais pas dû ?
Mais, rapidement…
— Merci… Fiali…
Ses doigts se posèrent sur mes épaules et maladroitement m’agrippèrent avec force. Mais, rapidement, elle me relâcha comme si elle s’était résignée.
Qu’avait-elle voulu faire au juste ?
Je l’ignorais, mais je me rendais compte que mes paroles l’avaient émue. Cette arme devait avoir une valeur sentimentale pour elle, peut-être un passé douloureux.
Sans trop savoir pourquoi, je décidai de me laisser tomber en arrière, sur elle. Après coup, peut-être avais-je eu l’intuition qu’elle avait cherché à m’enlacer mais n’avait pas osé.
À la place, c’était moi qui l’invitait à le faire.
Ma tête fut amortie par sa douce poitrine, tandis que je rougis de ma propre audace.
— Fi…
— Si ça te dérange, je peux m’éloigner…
— Non… je… Merci…
— Je ne vois pas lieu de me remercier, mais je vais accepter quand même.
Elle me prit dans ses bras, elle osa enfin.
En baissant la tête, son menton se posa sur mon front et ses cheveux vinrent répandre une sorte de rideau devant mes yeux.
Quelle bonne odeur ! Ses cheveux étaient si parfumés !
J’ignorais si c’était mon imagination ou alors la réalité, mais je crus lui entendre marmonner :
— Merci d’exister.
Perplexe, je fermai les yeux et me laisser aller. Je vis, toutefois, comme un serpent noir enroulé autour de mon cœur : c’était de la mélancolie.
***
Lorsque nos deux amies nous rejoignirent dans la salle principale, Naeviah était en colère. Ce n’était pas si étonnant, mais je m’enquis, par habitude, de la raison :
— J’aime pas dormir dans la même chambre que Mysty. Elle n’arrête pas de venir dans mon lit…
— Faut dire qu’il pèle la nuit ! J’avais sûrement envie de me réchauffer un peu. Fiali ne dit rien pourtant.
Je fis un signe de victoire d’une main tout en posant un verre d’eau devant Naeviah.
— Parce qu’elle est une sale perverse, c’est pour ça.
— Eh oh ! Je ne suis pas sale. Je me suis lavée hier soir. Tiens, renifle comme je sens bon.
Naeviah repoussa ma main en faisant claquer sa langue.
— Tu es donc bel et bien une perverse… Je le savais !
— De toute manière, plus je m’en défends, plus tu t’entêtes, donc j’arrête, c’est tout.
— C’est bien une manière retorse et perverse de penser, ça.
Quand elle était ainsi, il n’y avait rien à en tirer : quoi que je disse, elle me traiterait de perverse. De fait, il valait mieux affronter le problème autrement.
— Est-ce que Mysty t’a fait du mal ? lui demandai-je. Elle vient souvent dans mon lit mais je ne me suis jamais réveillée blessée. Au contraire, elle me tient chaud.
Et sa poitrine était un coussin 100 % biologique et 100 % agréable… mais je me targuais bien de le dire à haute voix.
— Fiali ! T’es la meilleure ! Merci !
Mysty ne tarda pas à m’enlacer comme si j’étais sa peluche. Sans aucun doute, nous attirions l’attention, mais puisque nous ne comptions pas rester dans cette auberge, plutôt chère pour sa qualité, cela importait peu : le petit-déjeuner serait notre dernier moment dans cet établissement.
— Tsss ! Comment tu peux dire ça alors qu’elle m’a fait perdre tout mon honneur ? Si ça se venait à savoir, je ne pourrais même pas me marier à une catin…
Je commençai à avoir des doutes. Grâce à mon aura, dans ses crises de somnambulisme, Mysty ne faisait que m’utiliser comme dakimakura, mais qu’avait-elle fait au juste à Naeviah ?
Afin de ne pas attirer encore plus l’attention et ne pas indisposer Tyesphaine qui se faisait toute petite (comme toujours lorsque nous parlions des crises de Mysty), je m’approchai de Naeviah et lui chuchotai :
— Elle t’a fait quoi au juste ?
— Ça t’intéresse, elfe perverse, hein ? me répondit-elle en chuchotant et en me jetant un regard accusateur.
Je ne pouvais le nier, ma curiosité avait été piquée.
— Je ne te dirais rien pour la peine.
— Me faire souffrir par mon ignorance, c’est une attitude sadique ! Tu es sûre de ne pas être plus perverse que moi ?
— QUOI ?!
Elle ne put s’empêcher de s’écrier de la sorte. Elle n’avait pas été discrète du tout. S’en rendant compte, elle baissa rapidement le ton en rougissant.
— Si tu m’appelles une fois de plus comme ça…
— Allez, si tu me le dis, je n’aurais plus de raison de le penser. Car là, tu dis que même les prostituées ne voudraient pas de toi, je suis obligée de penser qu’elle t’a souillée jusqu’aux tréfonds de ton âme.
— Tu… tu… Va mourir !
— Tu préfères donc que je m’imagine ce genre de choses ?
Parfois, j’aimais bien taquiner Naeviah. Avec son caractère de tsundere, elle était une proie à la fois facile et divertissante.
Qu’on ne s’y trompe pas : j’adorais la voir dans cet état, je ne le faisais aucunement par méchanceté, au contraire, on aurait pu le qualifier d’acte d’amour.
— Je… je vais te tuer moi-même en fait. Sors ces images de ta tête !
Elle m’attrapa par le cou pour m’étrangler, mais avec la force d’une fillette de deux ans. Autant dire qu’à cause de l’aura dakimakura, elle ne serrait pas du tout, c’était même plutôt comparable à une caresse.
Je ne pus m’empêcher de me mettre à rire, tandis qu’elle passa le reste du repas à m’ignorer et à gonfler les joues.
Je n’obtins pas de réponse à ma question, mais je me doutais qu’elle exagérait amplement. Je la commençais.
En fait, je n’étais même pas être sûre que Mysty lui ait fait quoi que ce fût de réellement déplacé. Bien sûr, la cause de tout ce remous n’avait aucun souvenir de ses actes nocturnes et souriait de manière insouciante.
— Mysty, tu es une fille effrayante !
***
En ville, nous découvrîmes bien vite que le commerce dominait en roi.
Si à Hotzwald, les vendeurs nous interpellait pour nous attirer dans leurs échoppes, à Liris ils se ruaient littéralement sur nous pour nous attraper et nous amener de force.
Ainsi, en passant devant un stand de rue de ventes de vêtements :
— Mes belles jeunes dames ! Que voilà une fière équipée ! J’ai des robes et des vêtements d’aventurières paaaarfaitement adaptés à vos goûts ! nous cria une jeune vendeuse aux cheveux en bouclettes.
Bien sûr, elle ne connaissait rien de nos goûts, elle cherchait juste à nous appâter.
— Les prix sont les meilleurs de la ville et nos étoffes de la meilleure qualité !
Trop de répétition de la parole « meilleure », mon radar à mensonge était en alerte.
— Nous ne sommes pas intéressées, dis-je puisqu’elle était venue se placer devant moi.
Mais au lieu de passer son chemin, elle m’attrapa par la main :
— Comment pouvez-vous dire ça sans même voir nos produits ? Et ne me dites pas que vous n’en avez pas besoin, vous n’allez pas vous promener nues, non ?
Certes, mais j’avais déjà des vêtements adaptés, je n’en avais pas besoin d’autres.
Elle commença à m’entraîner vers la boutique lorsque Mysty sépara nos mains.
— Oups ! J’ai trébuché. Bah ! Écoute miss, on a pas besoin de fringues, not’kiff c’est se promener à poil. Tu devrais essayer un peu, ça pourrait t’aider à piger certaines choses. Allez, on y va les filles !
Je découvrais un nouveau visage de Mysty depuis notre arrivée dans cette ville : elle pouvait particulièrement bien dissimuler ses menaces ou ses sarcasmes et elle était loin d’être étrangère à la corruption comme elle l’avait démontrée aux portes de la ville.
Mon regard sur elle changea un peu, mais pas vraiment en mal. D’un seul coup, elle me parut plus fiable que jamais.
D’ailleurs, mes compagnonnes pensaient sûrement comme moi puisqu’elle devient un peu notre référente locale.
Ainsi, lorsqu’un guide touristique tenta de nous proposer ses services en nous assurant qu’il était accrédité par la ville :
— Je suis moi-même guide, tu sais ? dit Mysty. J’ai la patente de mes fesses-bis, je te la montre si tu veux.
Le soi-disant guide préféra s’éclipser sous prétexte qu’il avait à faire.
Un autre escroc essaya de faire croire que Tyesphaine était sa cousine éloignée et l’invita à manger chez lui :
— Ah ça tombe bien ! Moi, je suis sa demi-sœur par alliance du côté de Breston, son père. D’ailleurs, voici les deux autres frangines. J’te préviens, on mange comme huit et on a pas un sous, cher cousin.
Finalement, l’homme avoua s’être sûrement trompé de personne, il ne connaissait pas de Breston.
Naeviah se fit arrêter par un garde qui déclara qu’elle avait besoin d’une autorisation pour exercer ses prières en ville et qu’elle avait besoin, de surcroît, d’une seconde patente pour dispenser des messes.
— Elle aime juste les fringues des prêtresses. En vrai, elle prie aussi peu que moi, t’sais ? En plus, les deux gardes là-bas, ils nous ont dit que c’était bon… Ah tiens ! Y paraît qu’ils cherchent un charlatan qui se fait passer pour la milice, tu saurais pas où qu’il se trouve par hasard ? Ils veulent lui couper la langue et le foutre au trou. Ils proposent même cinq pièces pour des infos. Va-y, on se fait 50-50 si ton tuyau est bon.
Ce garde-ci ne demanda pas son reste, il s’enfuit en courant.
Et il y en eut une demi-douzaine d’autres du même genre…
— Monstrueuse…
— Oui, cette ville est un enfer…, dis-je en m’asseyant sur un banc devant une église.
Il s’agissait d’un temple d’Oblis, mais, à cet instant, je l’ignorais.
— Non, je parlais de Mysty, dit Naeviah. Tu as vu sa maîtrise pour nous défendre ?
— Oui, impressionnante !
Tyesphaine approuva en hochant la tête frénétiquement. La concernée était un peu plus loin en train de nous acheter des biscuits dans une boutique de rue.
À la voir discuter avec le vendeur, on aurait dit qu’il y avait de nouveau un problème mais aucune de nous trois n’eut le courage d’aller voir. De toute manière, Mysty était la mieux placé pour survivre à cet enfer ; au contraire, nous ne ferions que la gêner.
— Bonjour mes dames, dit un prêtre en s’approchant de nous.
Il portait une riche robe blanche avec plusieurs pièces de tissus par-dessus, dont un tabard jaune, ou plus précisément dorée. Oui, cette pièce de tissu entière qui partait de ses épaules à ses genoux, de face et de dos, était tissée en fil d’or. Le symbole brodé sur son torse représentait un coffre.
Autour de son cou, pendant au bout d’une chaînette en or, se trouvait un porte-monnaie en cuir. Dans une ville de requin affamés d’argent, je trouvais cela suspicieux.
Mais j’avais entendu dire autrefois qu’il valait mieux mettre ce qui est important en évidence pour que les voleurs trouvassent cela suspect et ne le prissent pas. Il y en avait également d’autres qui disaient qu’il valait mieux laisser un appât et garder précieusement ses biens ailleurs.
Ce n’était aucune des deux explications : il s’agissait simplement d’un objet de culte, un peu comme la croix chrétienne.
— Euh bonjour…, répondis-je voyant mes compagnonnes épuisées au point de ne pas vouloir parler.
— J’espère que vous appréciez votre visite dans notre merveilleuse cité.
— Nous avons l’air de touriste ? demandai-je sans répondre à la question.
Difficile de mentir en lui affirmant que nous adorions le séjour puisque ce n’était pas le cas. Je préférai détourner la conversation.
— Oui ! Au fait, cela fera 4 pièces de cuivres par personnes. La durée de repos est établie à une heure, chaque heure supplémentaire coûte 2 pièces supplémentaires par personne.
— Repos ? Vous prenez des réservations pour une auberge ? demandai-je ingénument.
En tournant le regard vers Tyesphaine et Naeviah, elles n’avaient pas l’air d’avoir mieux compris que moi. Nous étions devant un temple, même pas le plus grand de la ville, il y avait certes des auberges en vue, mais elles étaient disséminées dans la circonférence de la place.
L’homme ne parut pas étonné de ma question, il nous expliqua simplement :
— La location des bancs n’est pas gratuite, mes chères dames. Comme je vous l’ai dit…
Mais à cet instant, Mysty revint avec une bourse en tissu où se trouvaient les biscuits qu’elle avait acheté (et négocié).
Nos yeux implorants la fixèrent alors qu’elle nous observa en clignant des yeux.
— Quatre personnes donc… cela fera 8 pièces de cuivres. Le Seigneur-Fortuné vous remercie, dit le prêtre en joignant les mains.
Mysty me mit les biscuits en main tout en disant :
— Ah ! J’m’en doutais un peu… Huit pièces ? T’as vu des hallucinations l’ami, c’est bien trop cher !
— C’est ce qu’il faut pour rendre grâce au Seigneur-Fortuné, chère dame.
— J’apprécie le Seigneur-Fortuné, mais nos fesses ne sont pas en or, t’sais ? Ch’suis sûre qu’il y a des tarifs différents pour les culs de pauv’gens, pas vrai ?
Et la négociation dura ainsi quelques minutes, qui affirmant que huit pièces était le tarif universel, qui déclarant qu’avec une telle somme on pouvait manger une journée (j’en doutais dans cette ville) et que le banc n’était même pas chauffé alors qu’il faisait froid. Finalement, Mysty eut raison de lui et parvint à ne payer que quatre pièces.
Sincèrement, j’étais à deux doigts de me lever pour lui dire qu’on pouvait aller voir ailleurs, mais elle m’avait fait signe de la main de rester assise.
Après nous avoir remercié, le prêtre, avec un sourire commercial, s’en alla et Mysty vint nous rejoindre.
— Vous’êtes vraiment pas douée pour ce genre de trucs.
— Depuis quand les bancs sont payants ? demandai-je. C’est un scandale, oui ! Puis quoi encore, il faut payer la prière ?
— Bah ouais, justement, ici on paye la prière, dit Mysty.
— Hein ? Vraiment ?
— Yep. En fait, je connais un peu leur dieu, Oblis, c’est le dieu du pognon et du commerce. Son credo c’est un truc du genre : « tout ce qu’on peut faire raquer, faut le faire payer ».
— Ce ne serait pas plutôt… « Tout est soumis à commerce » ? demanda Tyesphaine.
— Ah, tu connais ?
— Juste de nom… Et c’est écrit là-bas.
Tyesphaine indiqua une écriture sur une des statues de la façade de l’église.
En effet, avec une telle devise, il devenait clair que tout pouvait être vendu. J’avais peur de demander si on était susceptible de payer l’air qu’on respirait, mais je ne voulais pas ajouter une déception de plus à ma liste.
— Bien vu, Tyes. En tout cas, faut savoir que dans ce genre de ville faut toujours négocier le prix. C’est un truc qui fait plaisir à leur dieu. Du coup, leurs prix de base sont toujours au moins le double du vrai prix.
— Quoi, tu veux dire que même après cette dure lutte on a juste payé le prix normal pour s’as… ?
Je n’osais pas finir ma phrase. Payer pour s’asseoir sur des bancs publics ? Bien qu’en y pensant, s’ils appartenaient à l’église ils n’étaient pas vraiment publics… N’était-ce pas plutôt comme aller boire sur la terrasse d’un restaurant ? Sauf que là, on ne payait que le droit de s’asseoir, pas les consommations.
— Yep, c’était une mauvaise affaire, mais les prêtres sont des durs à cuir.
— Première fois que j’entends parler de ce culte…, dis-je.
— Normal, il est spécifique à ce pays, expliqua Naeviah. Je l’avais juste entendu cité dans une discussion entre instituteurs au temple. Il paraît que c’est un culte propre à Inalion. Je sais juste que leur dieu n’accorde pas de grâces.
— Pas de grâces ? Pas de magie, tu veux dire ?
— Ouais. Je suppose que c’est pour ça que les autres pays ne croient pas en lui.
— Il y… a aussi des croyants dans les autres… pays…, dit péniblement Tyesphaine qui semblait plus traumatisée que nous. Mais ils… sont rares.
Étonnant. Avec un dieu dédié au commerce, on aurait pu s’attendre à ce que tous les marchands du continent le priassent, mais je supposais qu’il y avait des raisons politiques derrière.
— Assez parlé de trucs chiants ! dit Mysty. On les bouffe ces biscuits ou pas ? J’ai pu en goûter un gratos (cette indication me laissa penser que même la dégustation était payante, normalement), y sont très bons.
Ces sucreries furent notre réconfort de la journée. Elles étaient simples : deux biscuits ronds, en forme de pièces, avec entre les deux de la confiture ou du miel, mais le goût était extraordinaire !
Le vendeur les cuisinait en pleine rue, je m’étais attendue à quelque chose de moyen, un peu la « junk food » de la pâtisserie, mais je m’étais bien trompée.
— Merci Mysty ! Sans toi, je ne sais pas ce qu’on ferait !
La douceur sur ma langue me fit craquer. Au bord des larmes, je me jetai dans les bras de Mysty.
— Oh là ! Une Fiali de passage me saute dessus… Héhé ! C’est plutôt agréable.
— Merci, Mysty !!
Chose plus incroyable encore :
— Je rejoins la perverse… Merci pour ta protection…
Naeviah, le visage complètement empourpré, m’imita et se jeta dans les bras de Mysty. Cette dernière mit le biscuit qu’elle avait en main dans sa bouche, puis nous caressa la tête à chacune.
— Finalement, j’commence à bien aimé cet endroit. J’viens de gagner deux p’tites sœurs ! Héhéhé !
Aucune de nous deux n’eut la force et l’envie de protester, nous acceptâmes de nous en remettre à elle. Cet endroit était effrayant ! L’enfer sur terre !
— Tu veux aussi un câlin, Tyes ? demanda Mysty après peu.
Elle avait certes un certain sens de l’équité, mais Tyesphaine secoua la tête. Nous n’étions pas encore arrivées à cet extrémité là.
***
Avant que tout ne fût plein, nous décidâmes de réserver une auberge pour la nuit. Cette fois, nous laissâmes faire Mysty.
Aucune de nous trois n’avait assez confiance en elle pour prendre une telle décision.
Petites explications complémentaires : demander son chemin à un passant coûte une pièce de cuivre. Passer dans certaines ruelles peut aller jusqu’à 2 pièces. Demander conseil à un garde sur une auberge varie d’un beau sourire à 2 pièces. Prendre de l’eau dans le puits demande également une pièce.
J’ai même vu un homme essayer de faire payer l’observation d’une statue à des marchands de passage. J’étais sûre et certaine que la statue ne lui appartenait même pas, mais il avait mis un rideau dessus qu’il ne tirait qu’après paiement.
Argent. Tout était prétexte à en demander dans cette ville. Et il était impossible de savoir qui était réellement en droit de l’exiger.
Même la garde, sur son temps plus ou moins libre, faisait commerce : protection, guide, etc.
Lorsque nous arrivâmes dans notre chambre d’auberge, car nous n’avions pris qu’une chambre pour quatre, nous nous laissâmes tomber sur les lits, abattues. La pièce était équipée de deux lits doubles.
De prime abord, je m’étais posée la question de savoir à qui elle pouvait être destinée. Est-ce des couples de couples venaient louer ce genre de chambre ? C’était bizarre comme ambiance de partager la chambre avec un autre couple… à moins qu’il ne c’eut agi d’échangisme ?
Loin de moi l’idée de juger, chacun fait ce qu’il veut. Mais ce genre de disposition me parut pour le moins singulière… jusqu’à ce qu’à la découverte d’un paravent qui permettait de scinder la pièce en deux. C’était donc une chambre pour marchands de passage qui voulaient, comme nous, économiser.
— Partons d’ici ! Au plus vite !
Naeviah ne mâcha pas ses mots. Elle n’avait fait que dire tout haut ce que nous pensions toutes les trois.
— Haha ! J’étais sûre que vous diriez ça ! dit Mysty. Ouais, on a qu’à se faire la malle demain matin. Dire que j’avais enfin deux adorables sœurs…
— Je reste ta sœur à jamais ! dis-je totalement apeuré en me jetant de nouveau dans ses bras.
Cette fois, Naeviah qui avait un peu repris du poil de la bête ne m’accompagna pas.
— Bah, si j’garde au moins Fiali, ça va ! Cassons-nous au plus vite ! Mais du coup… on part où ? Avec tout ça, on a pas pu demander not’chemin.
Pas faux.
— Il faut… aller vers l’est… vers Oclumos…, dit timidement Tyesphaine qui ne cessait de m’observer.
Était-elle jalouse ? Je n’étais pas la seule à le penser, puisque Mysty me chuchota à l’oreille.
— Tu devrais aussi aller faire des câlins à grande sœur Tyes.
Depuis quand j’étais réellement devenue la petite sœur du groupe ?
Cela dit, je lui répondis par une grimace alors que mes yeux se rivèrent sur les pointes de son armure maudite qu’elle n’avait pas encore retirée.
— Je ne pensais pas dire ça un jour, mais il me tarde d’arriver à Oclumos. Je vous avais prévenu qu’Inalion est un sale endroit, dit Naeviah sur un ton désabusé.
Me séparant de Mysty, je retirai mes bottes et m’assit en tailleur sur le lit.
— Sacrée différence avec Hotzwald en tout cas.
— Oui. Si c’était pas pour t’aider avec ta quête, sincèrement, je n’aurais pas accepté de te suivre dans cette république décadente.
Je déglutis en me rendant compte en effet que tout était de la faute de ma quête. Je m’inclinai pour m’excuser :
— Désolée et merci à vous toutes !!
— Pas de quoi ! Ch’suis ta grande sœur ! Héhé !
Mysty commençait à se plaire dans ce rôle. Naeviah fit simplement signe de la main de laisser tomber les excuses et remerciements et Tyesphaine me sourit délicatement, comme toujours.
Plus tard, Naeviah et Tyesphaine, qui connaissaient plutôt bien l’Histoire, nous transmirent ce qu’elles savaient d’Inalion. Pour faire court, la république appartenait autrefois à Oclumos, puis à Hotzwald.
Suite à une période sombre, des courants politiques indépendantistes naquirent et une guerre civile éclata. Il vit l’émergence de la Première République d’Inalion. Nous étions actuellement à la neuvième.
De guerre en guerre, le pays parvint à étendre ses terres. Encore trente ans auparavant encore, Inalion était en guerre contre Hotzwald pour des raisons territoriales. Les trêves entre les deux pays ne duraient pas bien longtemps, nous étions actuellement dans l’une des plus longues périodes de paix.
Pris en étau entre deux monarchies, la République avait tout fait pour se démarquer. À Inalion, c’était une insulte de traiter quelqu’un de « monarchiste », bien plus que d’insulter sa mère (au passage, la prostitution était complètement normale dans le pays, c’était un commerce comme un autre).
C’était la raison pour laquelle il n’y avait pas de château et pour laquelle Inalion avait promu le dieu Oblis en tant que patron de sa patrie.
Néanmoins, si j’étais déjà fort perplexe quant à l’existence des autres dieux majeurs, j’éprouvais des doutes évidents quant à celle d’Oblis. Un dieu qui ne donnait même pas de magie à ses prêtres ? N’était-ce pas simplement une simple fabulation ?
Bien sûr, rien n’était impossible. Je voyais bien les dieux capricieux que j’avais rencontrés jouer avec les humains de ce monde en adoptant de nouvelles entités divines, mais depuis le début j’avais surtout l’impression que le panthéon de Varyavis était composé des subalternes des vrais dieux.
J’irais même plus loin : les dieux qui m’avaient envoyée ici étaient sûrement ceux qui géraient le multivers et avaient placés des gouverneurs dans les autres mondes existants. Ces derniers étaient le seul panthéon connus par les mortels.
Bien sûr, tout cela n’était que ma théorie.
Même si Mysty s’en sortait mieux que nous, elle finit par confesser :
— J’aime pas ce genre de villes, en vrai. J’commençais à m’habituer à Hotzwald. Là-bas, les gens essayent pas de t’arnaquer à chaque coin de rue, ici tout est régi par le fric.
— Désolée, Mysty de t’obliger à faire ça.
— Non, t’inquiète. J’aime notre quête des elfes. Pis, c’est super marrant de voyager avec vous. Mais bon, j’peux pas dire que j’aime cet endroit pour autant.
Naeviah serra ses poings et déclara :
— Donc on est toutes d’accord ! Quittons ce pays avant d’être ruinées en buvant de l’eau fraîche !
— Je préférerai me ruiner en biscuit, si déjà, dis-je en plaisantant.
— Haha ! T’as bien raison, ma Fiali !
— Je… suis d’accord avec vous, dit Tyesphaine.
C’était donc décidé. Puisque nous n’avions plus la force et l’envie de traîner dehors, je me mis à leur donner des cours d’elfique. Mysty ne me lâcha pas, elle se mit derrière moi, m’enlaça par derrière et s’endormit en posant sa tête sur mon épaule.
Bien sûr, j’avais envie de me sortir de cette étreinte, certes douce et chaleureuse, mais après tout ce qu’elle avait fait pour nous, je ne me sentis pas le courage de la repousser. D’ailleurs, même Naeviah qui d’habitude nous aurait séparées de force n’osa pas ce soir-là. Nous étions toutes trop reconnaissantes envers Mysty.
Sans surprise, cette nuit-là, Mysty vint se coller à moi. J’avais déjà remarqué qu’elle faisait plus de crises de somnambulisme lorsqu’elle était stressée.
Le lendemain matin, pendant notre toilette habituelle, Naeviah nous surpris par une question impromptue :
— Au fait, Mysty ? Est-ce que ça ne serait pas mieux que je m’habille en civile ?
— Hein ?
— Je… J’y ai pensé cette nuit et je me suis aperçue que hier il y avait pas mal de gens qui sont venus à cause moi, non ?
Elle s’en était donc rendue compte ? En effet, plus d’une fois, c’était elle à qui on avait demandé de l’argent. Et j’avais vu les marchands la fixer longuement avant de nous donner l’addition.
— J’pense que les gens pensent que les prêtres sont tous pétés de thune. Donc, ouais, ils augmentent les prix en te voyant.
Encore une fois, quelle malhonnêteté !
— Je vois… Merci pour ta franchise.
Naeviah ne semblait pas courroucée, elle ne dit rien de plus et enfila la robe que nous avions achetée à Moroa. Elle passa son symbole religieux sous ses vêtements.
Je savais à quel point c’était important pour elle, je dardais en sa direction des regards d’encouragements.
— Quoi encore ? Pourquoi tu me fixes avec ces yeux de perverse ?
— Non, rien… Ça te va bien, c’est tout.
— Hein ?! Tu pensais vraiment un truc de perverse donc ?! Détourne ton regard, je veux plus que tu me regardes !
Elle était redevenue notre habituelle tsundere : j’étais rassurée.
En descendant, nous nous dispensâmes du petit-déjeuner de l’auberge que Mysty trouvait trop cher. À la place, même si en réalité c’était encore plus cher, nous nous arrêtâmes acheter les biscuits de la veille avant d’arpenter la rue principale en direction de la sortie de la ville.
J’étais un peu chagrinée malgré tout de n’avoir pas pu voir les bons côtés de cette cité, il devait sûrement y en avoir, mais c’était trop dangereux pour des belles biches comme nous de rôder dans l’enclos des lions.
D’ailleurs, j’eus quelques surprises en quittant la ville.
La première était la taxe de sortie. Car oui, il fallait payer pour entrer, mais également pour sortir de villes de ce pays. À ce stade, je n’étais plus vraiment surprise.
Ce qui m’étonna bien plus, par contre, lorsque nous contournâmes les remparts en direction de l’est (nous étions sorties du mauvais côté, par la porte que nous avions empruntées la vielle), c’est la découverte d’un bidonville.
Dans ce monde, ils l’appelaient la « cités des miséreux », mais le principe était identique à des bidonvilles : des maisons faites d’assemblage de bric et de broc, des récupérations d’un peu partout, donnant un urbanisme disparate, très bas puisque plus économe en matériaux. Les ordures traînaient un peu partout. Celui-ci s’était construit à proximité de la décharge de la ville et recyclait les déchets.
Il fallait bien comprendre une chose sur ce monde : si le gouffre de richesse était plus important que dans mon précédent, surtout au Japon un pays aisé, les bidonvilles n’existaient pas. Les mendiants vivaient dans les cités où il était possible facilement de recevoir l’aumône. D’autres pauvres, préféraient fuguer dans les forêts et vivre en ermite. Ou alors se faire accepter dans des villages.
Il y avait plus d’entraide de manière général, on ne laissait pas mourir les gens de faim.
Le spectacle de cette cité des miséreux était un choc et attestait, une fois de plus, des vicissitudes de cette république où on pouvait trouver des prêtres vêtus d’or dans des basiliques aux dômes recouvert du même précieux métal, aussi bien que des endroits faits d’ordures.
Nous le traversâmes en silence, essayant de nous faire aussi petites que possibles, et prîmes la direction de Lunaris. Au moins, les panneaux de signalisation étaient gratuits… enfin, j’espérais.