Magical Retirement – Chapitre 1

L’esprit embrumé. La tête douloureuse, Aiko commença à émerger de son sommeil.

Une semaine à peine s’était écoulée depuis son retour à l’agence K.T., elle commençait à s’intégrer.

Sa relation avec les filles était encore un peu superficielle. Mis à part Elena qu’elle connaissait déjà, elle n’était pas encore en confiance avec les autres. Elles étaient certes de gentilles filles, mais le problème était Aiko ; elle n’arrivait plus à s’ouvrir aux autres comme elle avait eu l’habitude de le faire autrefois. La déception, la solitude et l’angoisse l’avaient rendue craintive et méfiante.

Aiko luttait pour ouvrir les yeux, ses paupières étaient lourdes.

— Quel jour sommes-nous déjà ? se demanda-t-elle, dans un de ces moments à demi-éveillée précédent le réveil. Quelle heure est-il ?

La paresse de ses yeux et de ses membres l’incita à faire appel à sa mémoire à la place. Que s’était-il passé la veille ?

Si elle parvenait à se remémorer, par déduction, elle saurait au moins quel jour il était.

Mais sonder sa mémoire s’avérait plus difficile que ce qu’elle pensait : elle avait beaucoup bu, c’était une évidence. En fait, elle avait sûrement bien trop bu et, pour cause, on avait célébré la veille son intégration à l’agence.

C’était une coutume, ce n’était pas la première fois qu’Aiko participait à ce genre de fêtes commémoratives et elles finissaient toujours dans l’ivresse.

— J’espère que je n’ai pas vomi partout… Quoi que ça ne m’est jamais arrivé…

Il était difficile de dire si Aiko tenait bien l’alcool ou non. Lorsqu’elle buvait et franchissait un certain cap, sa mémoire disparaissait et elle se réveillait le lendemain avec une migraine. Personne ne lui avait jamais rapporté qu’elle vomissait et, pourtant, elle avait posé la question maintes fois.

Son ventre gargouilla. Elle devait manger mais, avant cela, elle devait se rendre aux toilettes.

Elle produit un effort pour déplacer son bras qui se heurta à quelque chose de tiède et de tendre.

— Je ne suis pas seule dans mon lit ?

Loin de paniquer, Aiko se demanda surtout de qui il pouvait s’agir. Ce n’était pas la première fois que quelqu’un de responsable passait la nuit avec elle à cause de son état d’ivresse inquiétant.

Elle renouvela ses efforts pour ouvrir ses paupières.

Était-elle au moins dans sa chambre ?

Elle en doutait : généralement, lorsqu’elle avait trop bu, elle ne se réveillait jamais dans son lit. Elle n’habitait pas le quartier où se trouvait l’agence et où s’était tenu la fête, il était peu de probable que les filles l’aient ramenée chez elle.

La première chose qui apparut dans son champ de vision brumeux fut une toison rouge… non, roux foncés, celle d’Elena.

— C’est donc Elena qui s’est occupée de moi ?

En soi, rien d’étonnant. Elle avait plus de liens avec Aiko et elle était la chef de l’agence : si quelque chose d’inhabituel et de désagréable se produisait, elle était en charge de s’en occuper.

Puis, Elena était quelqu’un de sérieux, de strict et qui n’hésitait pas à remonter ses manches pour le bien de ses proches. Même si à l’armée, ce genre de filles étaient toujours critiquées dans le dos, Aiko les avait toujours bien aimées. Elles n’étaient pas des personnes imprévisibles et sournoises, juste exigeantes. Si on se conformait à leurs règles, elles étaient très gentilles, intègres et parfaitement fiables.

— Si c’est Elena… ça va…

Cette fois, sa bouche articula ses pensées, bien que péniblement et d’une voix faible.

Ses yeux entièrement ouverts et la brume cérébrale commençant à disparaître, elle put observer le visage en train de se réveiller de sa chef d’agence. Ses yeux s’agitaient et ses lèvres formaient des vagues : elle avait du mal également.

Pendant quelques instants, Aiko, aux cheveux décoiffés et aux yeux démaquillés, fit face à Elena. Leurs yeux se croisèrent et se fixèrent, puis…

— Aaaaaaahhh !! Qu’est-ce… Qu’est-ce qui se passe ici ?!

Elena cria, recula et manqua de peu de tomber du lit à deux places où elles se trouvaient.

La chambre était celle d’Elena. La décoration était simple, minimaliste même, comme si la propriétaire des lieux n’avait eu aucune passion particulière. Mais Aiko savait que ce n’était qu’une façade : quelques jours avant la fête, elle avait fait le ménage en ce lieu et lorsqu’elle avait ouvert les portes du placard mural, à l’insu d’Elena, elle avait découvert toute une collection de figurines et de poupées très réalistes ; Aiko avait refermé en scellant le secret d’Elena.

— Je… je crois qu’on a trop bu pendant la soirée d’hier, fit remarquer Aiko en souriant gentiment. J’ai presque aucun souvenir…

Tout ce dont elle se souvenait était le début mais, à force d’enchaîner les verres d’umeshû et les strong zero, elle avait fini par passer au-delà de ses limites.

— Ah oui, c’est vrai, tu étais complètement bourrée.

— Tu ne l’étais pas ?

— Je… je… bien sûr que non ! Je ne bois jamais à l’excès !

C’était un mensonge, son visage rouge et ses yeux fuyants l’indiquaient parfaitement, mais Aiko n’y prêta pas réellement attention. À la place…

— Au fait, nous sommes nues, n’est-ce pas ? Demanda-t-elle.

— Raconte pas n’importe quoi !

C’était le courant d’air qui avait circulé sur son corps lorsque Elena s’était déplacée qui lui avait donné cet indice. Elena grimaça et leva la couverture pour tenter de nier cette hypothèse, mais…

— Kyaaaaa !!! C’est vrai !

Aiko passa sa tête sous la couverture à son tour, la lumière qui filtrait à travers les rideaux mal fermés suffisait pour qu’elle put voir son corps entièrement nu.

— Que… que… Qu’est-ce que tu m’as fait ?

— Je pourrais te poser la même question, tu sais ? Je n’ai aucun souvenir de la nuit passée et, puisque tu n’as pas bu au point d’avoir perdu le contrôle, il y a plus de chances que ce soit toi qui ait tenté quelque chose. Non ?

Elena venait de se faire prendre à son propre piège. En effet, elle avait déclaré ne pas avoir avoir franchi sa limite, donc le raisonnement d’Aiko tenait la route.

En réalité, même si elle se souvenait, elle avait suffisamment bu pour ne plus contrôler ses réactions et ses émotions. Généralement, en pareille situation, elle se mettait à pleurer pour n’importe quelle prétexte, même insignifiant.

Si Elena aimait boire, les filles de l’agence avaient, en revanche, pris l’habitude de ne pas se trouver dans les parages lorsqu’elle le faisait : elles n’avaient pas envie de s’occuper de la « pleureuse ».

Avant même le début des festivités, ces dernières avaient tout fait pour que Elena n’en arriva pas à ce point, mais elles avaient échoué à cause d’Aiko dont elles n’avaient pas connu la « nature de son alcool ». Elles désignaient par ce terme le changement de caractère induit par cette substance : certains avaient l’alcool triste, d’autres joyeux, d’autres plus rares avaient une humeur qui changeait ce qu’ils buvaient. Elles n’avaient pas assez connu Aiko qui les avait prises par surprise.

Finalement, c’était Aiko qui s’était occupée d’Elena, qui s’était occupée d’elle en retour. Les autres filles s’était simplement éclipsées sans rien dire. Au moment de leur réveil, Maya avait dormi chez Takiko, hors de sa chambre.

— Je… je n’ai rien fait ! Et je ne sais pas comment on s’est retrouvées là !

Les yeux d’Elena étaient pleins de tromperie. En effet, les souvenirs lui revenaient peu à peu : ils étaient suffisamment gênants pour teinter son visage de rouge.

— Je… je vais aller me doucher !

Mais, alors qu’elle allait sortir du lit, elle sentit la main d’Aiko lui frôler la cuisse ; elle sursauta.

— Tu… Tu fiches quoi ?!

— Je voulais vérifier l’état du lit.

— Hein ?

— Je pense qu’on a bien fait quelque chose : il est encore moite et…

Elle renifla ses doigts.

— Kyaaaaaaaaaa !!! Qu’est-ce que tu fous ?! T’es malade !!

Elena, sans réfléchir, l’attrapa par les épaules et commença à la secouer alors que les larmes lui montèrent aux yeux : c’était de l’embarras, mais aussi de la colère.

— Tu ne veux pas savoir ? demanda calment Aiko.

— NON !! Comment tu peux être aussi calme ?! Je… je… je n’ai rien fait avec toi !!

Elena continuait de secouer Aiko qui avait mal à la tête. C’était comme si, à chaque secousse et à chaque cri, on lui enfonçait une aiguille dans le cerveau.

— Si tu continues, je risque de vomir…

Confrontée à cette odieuse menace, Elena arrêta de suite. Son visage affichait une expression complexe et difficile à cerner.

Elle répéta :

— Il ne s’est rien passé !

— Permets-moi d’en douter : nous l’avons sûrement fait.

— NON !

— L’état des draps…

— Je ne veux rien savoir de ton incontinence !!

— Mmm… Et le suçon que tu as sur la poitrine ? Ce n’est pas mon…

— Kyaaaaaaaaaa !!!

Elena baissa son regard et confirma avoir une marque ; elle ne parvint plus à retenir ses larmes.

— Je n’ai rien fait !!! Il ne s’est rien passé !! Ouiinnnnnn !!

Aiko vint la prendre dans ses bras, ce qui eut pour effet de la paralyser totalement : elle sentait le corps nu de cette femme qui l’avait mise dans cet embarras contre le sien.

— Ne t’inquiète pas : entre filles, ça ne compte pas.

— Hein ?! Après ce que tu viens de dire, tu peux encore le déclarer ?

— Bah, oui. Je suis hétérosexuelle. Tu n’as pas ce qu’il faut, rassure-toi. Tu peux te rassurer, c’est rien de sérieux. Ça arrive parfois lorsqu’on boit trop.

— Tu racontes n’importe quoi ?! Lâche-moiiii !!!

Le positivisme d’Aiko était trop pour Elena ! À ce stade, c’était même plutôt du négationnisme, voire de la naïveté ou du manque de bon sens.

Elena se dégagea des bras d’Aiko et s’enfuit en courant pour s’enfermer dans la salle de bain du rez-de-chaussée.

Aiko l’observa sortir de la chambre calmement. À ses yeux, il n’y avait rien eu de si embarrassant.

— Ah là là ! Je ne m’attendais pas à une réaction aussi démesurée. Je suppose qu’elle n’est pas restée suffisamment longtemps parmi les officielles…

Les bizutages et les situations du genre étaient monnaie courante dans l’armée surnaturelle de Kibou. Pas de quoi faire perdre son calme à Aiko. De toute manière, elle ne pouvait décemment pas considérer ce genre de contact comme des actes sexuels.

Aiko leva les draps et chercha du regard les vêtements éparpillés autour du lit.

— Il va falloir que je nettoie tout ça. J’ai du pain sur la planche. Mais d’abord, je vais prendre quelque chose pour le mal de tête…

Sur ces mots, Aiko se laissa retomber sur le lit pour reprendre des forces et du courage.

***

Quelques semaines après cet incident, durant la Golden Week…

Même si cette période de l’année, en début mai, était une succession de jours fériés permettant aux travailleurs de disposer d’une semaine de repos, elle était l’inverse pour les mahou senjo.

En effet, qui disait plus de personnes inactives, disait également plus de cultistes pour causer des désastres.

— C’est quoi la mission cette fois ? demanda Sayu.

Elles étaient réunies dans le salon, à l’étage, et affichaient des mines graves.

Aiko s’approcha de la table et servit le thé aux quatre filles, puis disposa des sucreries pour l’accompagner. À les voir ainsi, on aurait plutôt pensé à un tea party qu’à un conseil de guerre.

Les membres de l’agence remercièrent Aiko d’un hochement de tête puis Elena, qui aurait dû normalement s’opposer à cette ambiance détendue, répondit à la question :

— Des disparitions survenues hier et il y a quelques heures, à peine, dans et autour du parc Makinogaike.

Depuis l’incident, Elena avait du mal à s’opposer à Aiko, sûrement par crainte qu’elle n’évoquât ce qui s’était passé.

— Hier ? Et on nous envoie la mission que maintenant ? demanda franchement Sayu.

— Tu sais bien comment fonctionne l’armée : d’abord ils essayent de régler le problème puis, quand ils voient que c’est plus difficile que prévu, ils refilent le bébé aux agences.

Aiko ne s’exprima pas à ce sujet mais pouvait confirmer les propos d’Elena.

L’armée confiait des missions aux agences lorsque les officielles étaient débordées, lorsque l’armée s’attendait à être débordée, lorsqu’il y avait une probabilité que l’affaire soit une fausse alerte (cela arrivait souvent), lorsque l’affaire n’était pas jugée prolifique (impliquant généralement des citoyens de seconde zone, comme les réfugiés) et lorsque l’armée n’avait pas envie de consacrer des moyens d’enquête.

Cette affaire avait l’air de tenir de ce dernier cas de figure. Le parc Makinogaike n’était pas sans intérêt, loin de là, mais il se situait loin du centre ville. En plus, il était assez vaste et il n’était pas le plus affluent en cette période de l’année : la floraison était déjà terminée. Envoyer des officielles mener des battues aurait un vaste nombre d’effectifs, c’est pourquoi l’affaire avait atterrit sur le bureau d’Elena.

— Nous… sommes seules… sur le coup ? demanda timidement Maya.

— Je crois bien… Notre employeur n’a rien dit à ce sujet, donc je le suppose.

— Bah, il faut agir ! dit Takiko avec détermination. Chaque seconde compte !

— Du calme ma jolie, dit Elena. La zone est grande à patrouiller et aucune de nous n’a de pouvoir de vol, en plus.

C’était effectivement un sacré atout pour les surveillances et les filatures. Même si Elena disposait du pouvoir de la foudre, qui offrait souvent à ses pratiquantes la capacité d’effectuer des vols par magnétisme, ce n’était pas son cas. Cette agence était purement terrestre.

— On va pas rester là à attendre, si ?

— Je n’ai jamais dit ça non plus. Mais prendre quelques minutes pour définir notre plan d’action est nécessaire. Et si vous pouviez ne pas m’interrompre, je pourrais vous donner les informations précises !

Aiko ne disait toujours rien, mais, instinctivement, elle s’en alla en direction d’un des meubles à la recherche de quelque chose qu’elle espérait encore se trouver au même endroit.

Pendant ce temps, Elena expliqua que la veille avaient été signalées six disparitions et cinq autres une heure auparavant. Les officielles avaient déjà enquêté la veille au soir, mais n’avaient rien trouvé. Quelques témoignages, qu’elles avaient recueillis, faisaient mention de « créatures insectoïdes » qui rôdaient au-dessus du parc, mais les photographes prises par les témoins étaient bien trop floues pour en tirer quelque chose d’autre qu’un article de cryptozoologie.

— Est-ce que… euh… la mission donne les… localisations supposées… des disparitions et l’identité des victimes ? demanda Maya en croisant les jambes sur sa chaise et en les ramenant vers elle.

Elle avait souvent ce petit air d’animal battu qui la rendait adorable. Depuis peu, elle conversait même un peu avec Aiko. Sa voix était faible et ses phrases souvent hachées, même avec les filles de l’agence, et, en dehors d’elles, Maya ne communiquait avec personne d’autre.

Elle était très présente à l’agence puisqu’elle ne sortait pour ainsi dire pas, juste pour se rendre au konbini du coin pour récupérer des colis que Aiko ne pouvait signer à sa place.

— Les missions de recherche ne sont pas mes préférées, se plaignit Sayu. Tu aurais dû refuser : elle va être longue et pénible ! Et si on échoue, on va perdre de la réputation.

— Il n’y a pas que l’argent ! s’indigna Takiko. Il faut retrouver ces gens avant qu’ils ne soient tués.

— Qui dit qu’ils ne le sont pas ? répliqua Maya.

— Oui, tout à fait ! Qu’est-ce que tu en sais ? ajouta Sayu.

— Je… je… j’en sais rien du tout ! Mais il faut agir et c’est tout !!

Même si elle était d’un caractère joyeux et positif, Takiko était têtue lorsqu’il s’agissait de son rôle de justicière du bien.

— Calmez-vous les filles ! De toute manière, nous allons y aller, sinon je n’aurais pas pris la mission, intervint Elena. Je pense vraiment que les cultistes cherchent des sacrifices : s’ils voulaient juste tuer des civils pour nourrir la bestialité d’un Ancien, ils n’auraient eu aucun intérêt à les faire disparaître ; il suffisait de les tuer sur place.

C’était logique mais incomplet. Si effectivement, le sacrifice rituel paraissait le mobile le plus évident, rien n’indiquait qu’avec les cinq de la matinée, le ou les cultistes n’avaient pas atteint leur quota et n’étaient pas passés à l’étape suivante de leur plan.

— C’était sûrement un ou plusieurs Khan’Zorhin, dit Maya. Ce sont… des Anciens qu’on invoque facilement… mais ils peuvent aussi traverser les brèches…

— Il pourrait s’agir d’une brèche apparue dans le parc ? demanda Sayu.

— J’en doute… les officielles l’auraient détectée…

— Elles sont parfois mauvaises, mais il ne faut pas abuser non plus, ajouta Elena. Quoi qu’il en soit, je pense que nous devrions aller enquêter sur les dispositifs d’alarme. Ce n’est pas normal qu’ils ne se soient pas activés.

Pendant qu’elles parlaient, Aiko avait déplacé les affaires qui se trouvaient sur la table et venait de disposer une grande carte détaillée de Nagoya. Même à l’ère de l’informatique, elle pouvait être pratique ; heureusement, personne ne l’avait jetée en cinq ans.

— Oh ? Quelle bonne idée ! dit Takiko. T’es la meilleure Aiko-chan !

Elle leva le pouce pour la féliciter.

— Merci. J’ai pensé que ça vous serait utile.

À la voir agir de manière aussi attentionnée, on aurait pu la prendre pour une soubrette plutôt que pour une assistante ; elle était bien trop à l’écoute des besoins des filles de l’agence.

D’ailleurs, prenant en compte le fait que Takiko avait besoin de sucre pour réfléchir, elle lui tendit un biscuit.

— Bonne initiative…, dit simplement Elena en fixant la carte.

— Il n’y a qu’une seule alarme dans le parc, expliqua Aiko en pointant un endroit sur la carte. Elle est relié à trois senseurs mais, à cause des animaux et de la végétation, ils ont souvent des pannes. En tout cas, c’était le cas il y a neuf ans…

Les filles l’observèrent avec de grands yeux.

— Tu as déjà effectué une intervention dans le parc ?

— Oui, Elena-san. D’ailleurs, si je peux me permettre un conseil…

Les filles hochèrent unanimement la tête.

— Il y a un grand collecteur sous le parc. À l’époque, nous avions arrêté un culte qui l’utilisait. J’ai entendu parler de certains rituels qui utilisent les réminiscences magiques pour activer la magie rituelle… ou des invocations ? Quoi qu’il en soit, je m’étonne un peu que les cultistes aient choisi cet endroit, c’est pourquoi je vous me permet de vous en informer.

Les filles restèrent coi. Aiko agissait tellement comme une domestique qu’elles en avaient oublié qu’elle avait eu une carrière de mahou senjo plus longue que les leurs.

— Merci, Aiko-kun, dit Elena. C’est une bonne idée d’aller le visiter !

— Je… je commence peut-être à avoir une idée…, dit Maya. Elena-san, les localisations et les identités… ?

— Ah oui ! Bah, on parle de disparitions, bien sûr que je n’ai pas les endroits précis. Mais voici leurs identités respectives…

Il s’agissait de citoyens vivant dans le secteur autour du parc ; c’était leur unique lien. Une seule des victimes venait d’une autre ville, laissant penser qu’il s’agissait d’une touriste en visite.

Tandis que Maya paraissait en transe en fixant la carte, Aiko lui tendit une boîte de jetons que la fille prit sans même faire attention. Aussitôt, elle commença à les placer à divers points de la carte.

— … je suis convaincu que la onzième victime n’a rien à voir… ils ont forcément choisi dix… deux par localisation… Oui, c’est forcément ça…

Elle se parlait à elle-même, personne ne lui fit de remarque, même si toutes étaient interloquées.

Finalement, elle ne laissa que cinq jetons sur la poignée qu’elle avait disposée à la base et ensuite réarrangée.

— Je… Si on admet un rituel… avec pour centre le collecteur dont parlait Aiko-san… et si on admet qu’ils sacrifient deux personnes par localisation… selon les préceptes du pentagramme d’Oray… deux personnes étripées disposées au nord et au sud…

Ce détail ne manqua pas de faire grimacer les filles.

— … ça donnerait ça…

— OK ! On va partir sur ton analyse, Maya-kun, dit Elena fermement.

— Cette maison est abandonnée…, fit remarquer Aiko.

Une fois de plus, les regards surpris se tournèrent vers elle.

— Euh… il y a neuf ans elle l’était. Je m’étais renseignée : les propriétaires vivaient à Tokyo et n’étaient pas revenus depuis depuis vingt ans. Que c’est triste de ne pas la remettre en vente quand même, Nagoya est une belle ville. Ah là là !

Aiko posa une main sur sa joue. À ses yeux, Nagoya n’avait rien à envier à Tokyo, c’était la ville où elle avait grandi.

— Si elle est abandonnée c’est encore plus crédible. Quel meilleur endroit pour sacrifier des gens ? dit Elena, convaincue.

— Aucun ! Il n’y a pas de bon endroit pour en sacrifier ! Arrête d’en parler comme ça ! s’indigna Takiko.

— Tu es trop sensible par moment, lui reprocha Sayu. Il faut appeler les choses par leur nom. Du point de vue d’un cultiste, Elena a raison.

— Nous ne sommes pas des cultistes !

Alors que Sayu allait lui reprocher son étroitesse d’esprit, Aiko vint simplement enlacer Takiko par derrière.

— Personne ne pense à mal. Il faut parfois penser de vilaines choses pour arrêter des personnes encore plus mauvaises.

Que ce fût les paroles avisées d’Aiko ou simplement le contact de la tête avec cette douce poitrine, Takiko se tut et parut un instant absente. Les trois autres filles observaient non sans une certaine surprise.

— Bref ! Que ma manière de m’exprimer te convienne ou non, peu importe. Séparons-nous en deux groupes. On se rejoindra pour explorer le collecteur.

Alors qu’elle se leva pour donner le mouvement, Aiko libéra Takiko qui lui avait paru très stressée. Elles se levèrent toutes en même temps et s’apprêtèrent à partir lorsque Aiko les arrêta.

— Juste un instant. J’ai déjà préparé vos affaires. Je vais les chercher.

Les filles échangèrent des regards d’incompréhension alors qu’Aiko quitta le salon.

— Elle a préparé nos affaires ?

— Elle est… prévoyante…

— On dirait une mère poule, dit Sayu.

— Ahhh ! J’en peux plus ! Faut que je passe à l’action ! Tout ça m’énerve ! cria Takiko. Je veux pas retrouver tout le monde mort !

— On dirait parfois que tu débutes dans le métier, dit froidement Sayu. Calme-toi, nous ferons notre possible mais, si certains meurent, ce ne sera pas notre faute.

Sur ces mots, Aiko revient avec quatre petits sacs à dos. Elle en ouvrit un :

— J’ai mis vos cartes d’agence et de train, j’ai remarqué que vous les aviez pas souvent sur vous, elles s’oublient très vite. J’ai aussi mis des en-cas, on ne sait jamais. Et une bouteille d’eau, ça peut être utile si les prisonniers d’hier sont désaltérés. J’ai aussi mis des bandages et du désinfectant et, enfin, des communicateurs auriculaires. Pensez à bien mettre vos sacs après transformation !

Les filles ne savaient pas que répondre, c’était la première fois qu’Aiko en faisait autant. Lors d’une précédente intervention, elle avait éviter Takiko de partir sans sa carte, mais c’était tout.

— Ah oui ! J’allais oublier ! J’ai aussi mis une veste au cas où vous rentreriez le soir, il pourrait faire frais. N’oubliez pas de me prévenir quand vous aurez du nouveau : je risque de m’inquiéter !

Elle tendit les sacs que les filles prirent en silence, sans trop savoir que dire, puis elles descendirent au rez-de-chaussé. Aiko les suivit et les salua depuis l’entrée.

— Bonne chance avec la mission ! Soyez prudentes ! Je me charge de garder la maison.

— À tout à l’heure…, dit Elena, sur un ton confus.

— À tout à l’heure !

Les filles s’éloignèrent en saluant de la main, leurs expressions étaient perplexes. Aiko attendit qu’elles fussent hors du champ de vue pour refermer la porte à double tour, puis elle s’en alla tourner le panneau indiquant ainsi que l’agence était fermée.

Dans la rue en direction de la gare…

— Euh, c’était quoi ça ? demanda Sayu.

— C’est la première fois qu’elle fait ça, dit Elena. Elle était toujours un peu protectrice, même à l’époque, mais là…

— C’était comme si elle était notre maman…, dit timidement Maya.

— Ai-mama ? se demanda Takiko, en jouant sur le prénom de la concernée. Bah, pourquoi pas ?

— Ai-mama…, répéta Sayu, puis Elena.

— Bon, on se dépêche les meufs ! En avant !!

Takiko prit la tête avec enthousiasme et obligea le groupe à forcer le pas.

***

À présent, seule dans l’agence, Aiko se laissa tomber un instant le fauteuil de Sayu au salon. Il lui avait été attribué puisque c’était elle qui l’occupait en général.

D’un seul coup, Aiko se sentit lasse et vide, sans trop en comprendre la raison.

Elle n’aimait plus la solitude, c’était un fait avéré. Néanmoins, elle ne pensait pas avoir atteint ce stade non plus : les filles venaient à peine de partir.

Pourquoi était-elle en proie à ce vide qui paraissait l’aspirer, lui ôtant tout désir et toute motivation ?

— Il ne faut pas que je me laisse abattre, se dit-elle à haute voix. Elles risquent leurs vies, je ne peux pas me contenter de rester là à les attendre.

Elle se força à se reprendre et se leva avec entrain. Elle serra ses poings et considéra le salon autour d’elle : il était propre, elle l’avait aspiré plus tôt dans la matinée.

— Je commence par leurs chambres ou bien par l’accueil ?

Même si l’agence en avait un, il y avait assez peu de clients qui franchissaient la porte vitrée. Le client majeur de l’agence était l’armée et cette dernière la contactait généralement par téléphone.

— Les chambres alors ! Elles seront fatiguées en rentrant, commençons par elles !

En réalité, Aiko ne se sentait pas à l’aise dans la salle d’accueil lorsqu’elle était seule à l’agence. En effet, sa baie vitrée permettait, certes, de voir l’extérieur mais elle avait toujours l’impression qu’un monstre ou un cultiste pouvait l’y attaquer. Aiko n’était pas consciente du fait qu’elle évitait cette pièce. Les jours insouciants où elle avait arpenté les rues de la capitale en se pensant protégée avaient disparus en même temps que ses pouvoirs. Elle était redevenue une faible femme dans un monde où l’horreur pouvait surgir à tout instant.

Elle avait vécu tellement de choses, elle avait vu tellement de cadavres, tant de victimes… elle savait à quel point l’ennemi était redoutable et immoral ; tuer des humains n’était rien pour lui, ces derniers étaient des créatures insignifiantes à ses yeux. Certains ne se contentaient pas de tuer, ils jouaient avec leurs victimes, les torturaient jusqu’à s’en lasser. D’autres encore les réduisaient en esclavage et les emportaient dans des mondes où jamais l’humanité n’avait poser le pied.

Même si elle savait que c’était inutile, confrontée à ces pensées soudaines, Aiko mit la main dans son sac à main et tira un pistolet semi-automatique : un Beretta 92 A1, dans un holster qu’elle fixa à sa taille. Lorsqu’elle était dans son appartement, elle le portait toujours. Elle savait qu’il n’arrêterait pas les Anciens, les armes à feu étaient rarement efficaces contre ces derniers, d’autant plus dans le cas du faible calibre d’une arme de poing, mais les cultistes, eux, demeuraient des humains ordinaires avec des pouvoirs magiques qu’ils recevaient de leurs maîtres monstrueux ; ils n’étaient pas insensibles aux balles.

Puis, avoir une arme la rassurait. Même si elles étaient interdites à Kibou, même si elle n’était plus en service, les risques qu’on la sanctionnât pour en être en possession étaient moindres. Une mahou senjo à la retraite n’avait pas plus de droits qu’un autre civil à l’égard de la loi, mais aux yeux de tous elle n’était pas une personne ordinaire pour autant.

— Allez, commençons par la chambre d’Elena. Privilège du rang…

Après avoir pris l’aspirateur, les chiffons et les serpillières rangées dans un placard mural dans le couloir, elle se mit joyeusement à la tâche comme si son instant de déprime et de doutes était loin derrière elle.

Elle entra dans la chambre de la chef d’agence et, tout en chantonnant, elle passa un chiffon humide sur les meubles, puis s’attaqua à l’intérieur du placard.

Au début, elle ne s’occupait pas de cette partie, une part de timidité en elle lui faisait dire qu’Elena lui en voudrait d’avoir découvert ce secret, mais elle s’était rendue compte que la jeune femme ne se souvenait pas exactement de la disposition de ses affaires et ne remarquerait pas le passage d’Aiko.

— Il vaut mieux nettoyer aussi ces belles dames, faute de quoi leur beauté sera ternie par la poussière, dit-elle en ouvrant l’antre secrète d’Elena.

Les figurines et les dolls s’alignaient sur des présentoirs en plastique parfaitement rangés. Les modèles étaient toutes des filles issues du monde des mangas et de l’animation japonaise, des produits généralement convoités par des otaku.

Mais Aiko n’était pas du genre à juger ses amies, elle ne se posa même pas un instant la question de savoir si Elena en était une : Elena était Elena, c’était tout ce qui importait.

Mémorisant l’ordre de rangement, elle retira d’abord les figurines une à une, les dépoussiéra pour leur rendre des couleurs plus vives, puis les posa temporairement sur le bureau où il y avait beaucoup de place.

Ce fut au tour des présentoirs d’être nettoyés. Comme elle l’avait constaté, Elena ne les nettoyait pas.

— Les filles de cette agence n’aiment pas le nettoyage. Cela dit, la plupart sont comme elles. Haha !

C’était un trait communément partagé par les mahou senjo, de même que leur aversion pour les études. Était-ce dû à leur nature éveillée ou simplement une conséquence de leur éducation ?

Aiko avait toujours fait partie de cette minorité que les tâches ménagères ne rebutaient pas ; au contraire, elle s’amusait même à les accomplir, elles représentaient une saine occupation qui permettait à son esprit de se relaxer.

Après les figurines, ce fut au tour des poupées. Ces dernières avaient leur propre garde-robe, on pouvait les habiller à convenance et avaient chacune des allures et des dimensions différentes ; le nombre de détails était tel qu’on avait l’impression de manipuler un être humain miniaturisé. Au demeurant, elles auraient même pu paraître effrayantes.

— Un jour, il faudrait faire la lessive pour leurs vêtements, se dit-elle en nettoyant scrupuleusement chaque poupée. Mais une autre fois, peut-être.

Après avoir vidé les présentoirs, elle se rendit compte qu’un cahier se cachait dessous. Elle le prit entre ses mains sans trop réfléchir : il était épais de quelques cinq centimètres, avait une couverture cartonnée et même un fermoir avec une clef.

— Le journal intime d’Elena-san ? Je vais ranger ça avant de la contrariée réellement.

Elle aurait bien voulu jeter juste un petit coup d’œil à l’intérieur, simple curiosité ordinaire, mais elle n’allait pas forcé la serrure ou la crocheter malgré tout. Le hasard voulut que sa propriétaire ne l’avait pas bien refermé, il s’ouvrit légèrement alors qu’Aiko allait le remettre à sa place.

— Ah là là ? Je… je n’ai rien fait ! Il était déjà ouvert, n’est-ce pas ?

Elle jeta des regards inquiets autour d’elle, sachant qu’elle s’apprêtait à faire quelque chose qu’elle n’aurait pas dû. Mais, à ce stade, le crime était déjà à moitié commis : elle ne pouvait plus faire demi-tour.

— Juste un peu… seulement un peu…

La double page qui s’offrait à son regard était absconse : Elena avait une piètre calligraphie et parfois elle glissait des mots en écriture cyrillique. On aurait pu l’oublier tellement son japonais était parfait, mais sa langue maternelle était le russe.

Aiko se découragea rapidement, elle le referma et le remit à sa place en même temps que son sens de culpabilité ; puisqu’elle n’avait rien réussi à lire, elle n’avait rien fait de mal, jugeait-elle.

Remettant les précieuses figurines et poupées à leur place initiale, elle passa l’aspirateur, puis une serpillière légèrement humide qui n’abîmerait pas le plancher.

Elle passa ensuite à la chambre suivante, celle de Maya qui était d’un tout autre style.

Sombre, en désordre, alors même qu’Aiko s’en était occupée deux jours auparavant, elle était pleine de livres qui traînaient de-ci de-là. Même si elle avait deux bibliothèques pour les ranger, leur capacité était dépassée par la masse d’ouvrages.

Aiko avait réussi à tous les ranger mais elle les retrouvait à présent en désordre, éparpillés un peu partout.

Le bureau était encombré de documents ; quelques peluches le décoraient lorsqu’elles n’étaient pas écrasées sous les livres.

Sur les murs quelques posters dont un tableau périodique des éléments chimiques, quelques cartes postales de villes également ainsi qu’un paysage nocturne d’une ville qu’Aiko ne parvenait pas à identifier.

— Votre maîtresse vous a encore laissés traîner… Je m’étonnerais toujours de sa capacité à ne pas vous abîmer alors que vous parsème littéralement par terre.

En effet, même s’ils n’étaient pas rangés, ils n’avaient pas été endommagés pour autant. C’en était presque de la magie considérant le chaos local.

Près du lit simple, cette fois, se trouvaient des paquets de chips vides et quelques bouteilles de cola. Dans son désordre, Maya avait des sortes de règles : la nourriture et les livres étaient séparés pour ne pas salir les seconds.

Dans une des bibliothèques se trouvaient des CD de musique, tous assez vieux. Aiko ne les connaissait pas tous, mais ceux qu’elle reconnaissait étaient des groupes de rock japonais vieux de plus de dix ans.

Son armoire était assez vide, Maya avait peu de vêtements et avait plusieurs fois les mêmes. Au lieu de varier, lorsqu’elle trouvait quelque chose qui lui convenait, elle l’achetait en double voire en quadruple. À la place des vêtements, dans l’armoire, se trouvaient des livres plus grands et épais que les autres : des beaux-livres consacrés à l’art ou la photographie.

— Voyons voir si tu as rajouté des photos…

Faisant attention à ne rien écraser, Aiko se rendit jusqu’à un tiroir où Maya gardait ses propres albums photos. Aiko les observait à chaque fois, elle trouvait dommage que la jeune femme les cachait et ne les mettait pas en ligne, par exemple.

Dans les albums, il n’y avait aucun être humain, simplement quelques passants parfois : sa passion était les paysages urbains. Maya ne sortait pas beaucoup mais, lorsqu’elle le faisait, elle photographiait en général des maisons abandonnés, des lieux caractéristiques, des temples, des statues, etc.

Tournant les pages jusqu’à la dernière, Aiko remarqua une série de nouvelles photographies : cette fois,il s’agissait d’une usine en ruine.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi tes photos sont si sombres et représentent toujours des lieux abandonnés, mais en tout cas elles sont jolis.

Maya n’était pas là, mais Aiko s’adressait à elle malgré tout.

Après avoir observé un instant ces nouvelles photographies, elle se mit au travail. Maya ne lui avait jamais rien dit quant au fait qu’elle vienne s’occuper du ménage, Aiko avait donc déduit que cela lui rendait service.

Religieusement et avec gaieté, Aiko rangea les livres sans faire attention à un ordre de classement particulier. Elle n’avait jamais été une grande lectrice et ses expériences à la bibliothèque avaient été courtes.

— Voilà ! C’est tout propre ! Je vais laisser les rideaux fermés : Maya-san est timide.

En effet, de lourds rideaux bleus nuit étaient constamment tirés, la jeune femme allumait la lumière nuit et jour, sans jamais laisser le soleil entrer directement dans la chambre.

Avec moins de distraction, Aiko s’occupa de nettoyer le palier du premier étage, puis s’en alla vider le sceau d’eau sale.

— Je suis toute transpirée… Il est temps que j’aille me laver !

Rangeant ses affaires, elle s’en alla dans la salle de bain au rez-de-chaussé.

— Il faudrait vraiment que je laisse des affaires de rechange ici, ce serait plus pratique. Je vais demander l’autorisation à Elena-san, pour la prochaine fois.

Elle se contenta de prendre des sous-vêtements de rechange et se déshabilla dans le vestiaire en mettant immédiatement ses affaires à laver.

Même nue, elle ne se défit pas de son ceinturon où se trouvait son holster et entra dans la salle de bain. Son arme sur le rebord de la baignoire, elle se lava correctement avant de plonger dans l’eau chaude.

— Aaaahhh ! C’est toujours aussi relaxant après avoir bien transpiré ! Cette sensation !

Elle ferma les yeux et se laissa couler dans l’eau jusqu’au menton, ses cheveux relevés pour ne pas en laisser dans la baignoire où se baigneraient les filles en rentrant.

Pendant quelques instants, elle s’oublia et finit même par plonger dans le sommeil. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas bien dormi, cela se comptait en années… en fait, depuis la perte de ses pouvoirs.

Elle était allée en parler à son docteur qui avait mené quelques analyses de sang, mais ce dernier n’avait rien trouvé d’anormal ; Aiko jouissait d’une excellente santé. Tout ce qu’il avait été capable de lui dire était qu’elle devait être stressée et lui avait donné des somnifères pour l’aider.

La première nuit où elle en avait pris, elle avait pensé pouvoir dormir correctement, mais elle avait rêvé du passé et s’était réveillée en sursaut en revoyant des massacres être perpétués sous ses yeux. À cet instant, elle avait réalisé que ces somnifères étaient dangereux : en les prenant, elle ne pourrait pas réagir en cas d’attaque nocturne.

Quelque chose de similaire se produisit à cet instant, dans la baignoire.

Soudain, Aiko vit apparaître une gigantesque créature à tentacules et avec d’innombrables yeux, répugnante et visqueuse : un Shoggoth.

Elle se trouvait dans une grotte où régnait une odeur immonde. À ses pieds, de nombreux cadavres dont d’anciennes collèges de son unité. Les parois étaient tapissées de sang, quelques entrailles et morceaux de chairs y étaient accrochés. La créature s’était contentée de frapper ses victimes contre la roche jusqu’à les briser et les écorcher.

Aiko chercha à fuir, elle sentait la menace de la créature palpable ; seul un fou n’aurait pas compris le danger qu’il encourrait. La créature la poursuivit en utilisait une partie de ses tentacules pour se mouvoir, lui donnant d’étranges mouvements semblables à une étoile de mer échouée sur la plage.

Aiko finit par se retrouver bloquée par une paroi. Elle se retourna tandis que son cœur accélérait. Puisque la fuite n’était pas une solution, elle décida de se défendre et tendit les mains devant elle pour faire appel à ses pouvoirs.

— Mais, je n’en ai plus…, pensa-t-elle à cet instant.

Pourtant elle était dans sa forme de combat, ce qui impliquait d’avoir encore des pouvoirs de mahou senjo. C’était impossible.

Mais l’heure n’était pas à la réflexion, les tentacules s’approchaient. Aiko frappa la paroi qui l’empêchait de poursuivre sa fuite de toutes ses forces, mais en vain.

Elle fut finalement saisie. Les tentacules étaient si puissants qu’elle ne parvint pas à s’échapper. Rapidement, elle fut attirée vers la gueule géante du monstre qui s’ouvrit en grands. Ses yeux globuleux et malveillants la fixaient.

— Aaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhh !

Aiko se réveilla brusquement alors qu’elle allait finir entre les crocs du Shoggoth.

Aussitôt, elle toussota : de l’eau était entrée dans sa bouche, elle la recracha.

— Je… Kof… Kof…

Suite à l’effet de surprise, elle posa la main sur le pistolet qui reposait à côté d’elle et tendit l’oreille : à part le clapotement de l’eau, elle n’entendait que le lave-linge qui nettoyait ses affaires.

— Je crois que je me suis assez reposée, finit-elle par dire en écartant les cheveux qui collaient à présent sur son visage.

Elle quitta la baignoire après l’avoir nettoyée et avoir remis le couvercle pour garder l’eau chaude.

Ses affaires n’étaient pas encore propres, elle se sécha et enfila ses sous-vêtements de rechange. Puis, elle fixa son ceinturon et monta dans le salon s’asseoir dans le fauteuil.

Il lui fallut un peu de temps pour reprendre ses esprits, elle était encore confuse par le cauchemar ; elle but un soda qui se trouvait dans le frigo tout en fixant la rue. Rares étaient les passants à cette heure dans le quartier résidentiel, mais deux corbeaux croissaient sur un poteau électrique voisin ; ils attirèrent son attention.

— Vous… vous ne seriez pas en train de m’espionner pour le compte de vos maîtres cultistes, si ?

Elle n’avait qu’un moyen de le vérifier. Elle ouvrit discrètement la fenêtre et pointa son arme sur le plus proche des deux. Elle défit la sécurité et inspira profondément. L’oiseau n’avait pas bougé, il continuait d’agir comme auparavant.

C’est pourquoi, Aiko estima qu’il s’agissait que de simples animaux et referma la fenêtre.

— Calme-toi, Aiko ! Tout est en sécurité… pour le moment.

Mais, elle savait que tôt ou tard, cette paix prendrait fin. Un jour, des monstres apparaîtraient. Des cultistes la prendraient pour cible ou alors simplement un homme l’agresserait. Ce genre d’incidents se produisaient fréquemment, surtout dans les grandes villes.

— Autant être prête…

Sur ces mots, elle prit dans son sac une boîte : un kit d’entretien pour son arme. Elle s’installa à la table, toujours en sous-vêtements, et démonta son arme en petits morceaux.

Sa main n’hésitait pas, elle savait parfaitement ce qu’elle faisait. Cela n’avait pas été toujours le cas, elle n’avait appris à utiliser et connaître les armes à feu que quelques années auparavant. Cela l’avait beaucoup calmé, en réalité.

Lorsqu’elle avait posé son semi-automatique sur sa table de chevet la première fois, ce n’était pas la peur qui l’avait saisie, mais le réconfort. Elle ne pourrait déjouer toutes les menaces par son aide, mais au moins une certaine partie.

Grâce à « Tom », elle avait trouvé un peu de repos sans avoir à utiliser ces médicaments qui l’auraient rendue incapable d’agir.

— Les somnifères sont bien pour des personnes ordinaires. Mon docteur ne peut pas savoir ce que je sais : il n’a jamais eu de pouvoirs, s’était-elle dit à cette époque.

À présent, elle ne se séparait jamais de Tom : il lui était impossible de dormir sans lui, un peu comme certains enfants ne peuvent trouver le repos sans leur peluche favorite. Même aux toilettes, il était toujours à ses côtés.

La seule exception, c’était lorsque les filles étaient là. D’un côté, elle avait peur de leur réaction, qu’elles la trouvassent étrange, et, de l’autre, elle savait qu’elles étaient bien plus efficace que Tom. En cas de problème, elles seraient toutes capables de protéger Aiko.

Tout en laissant son esprit divaguer, elle acheva sa tâche.

— Voilà ! Tu es tout propre et tout beau, Tom-kun ! Il paraît que tu n’aimes pas beaucoup l’eau mais, ne t’inquiète pas, je n’en ai pas laissé une goutte.

Elle donna un baiser à son arme, avant de la ranger dans son holster.

Entendant l’alarme de la machine à laver qui lui indiquait qu’elle avait conclu sa tâche, elle redescendit rapidement et mit ses affaires dans le sèche-linge.

— Je me demande si elles vont bien. Elles doivent encore être en pleine enquête… Si seulement j’avais pu y aller aussi…

Elle s’assit sur la petite marche qui reliait le vestiaire à la salle de bain et appuya son menton sur les paumes de ses mains, les bras accoudées sur ses genoux.

Il n’y avait pas à dire : l’ancienne époque lui manquait, elle avait l’impression d’être tellement inutile à présent.

***

Alors qu’Aiko, habillée à présent, attendait dans le fauteuil, elle vit une vieille dame s’approcher de l’agence et venir toquer à la vitrine.

Aiko se plaqua au mur immédiatement, tira son arme et observa la femme : l’agence était fermée, pourquoi venait-elle au juste ? Était-elle une ennemie ? Mais que viendrait-elle faire là et pourquoi toquer ?

Elle abaissa la sécurité de son arme et continua d’observer la femme en restant le plus immobile possible.

Elle continuait de toquer, ses poings résonnaient sur la vitre avec une vigueur qu’on n’aurait pas cru à son âge ; n’était-ce pas le signe qu’elle n’était pas normale, si dit Aiko.

Cela dura quelques minutes puis, résignée, elle commença à s’éloigner.

Aiko fut prise de doute : peut-être n’était-elle pas dangereuse ? Peut-être était-elle simplement une cliente dans le besoin ?

Elle ouvrit la fenêtre, sans pour autant ranger son arme, elle baissa simplement sa main sous le cadre pour la cacher au regard de son interlocutrice.

— Veuillez m’excuser, je ne pouvais pas venir vous répondre… L’agence est fermée. C’est à quel propos ?

La veille dame, un peu courbée, se retourna :

— Oh, il y a donc quelqu’un… ? Désolée, je ne vois plus très bien.

Elle avait pourtant des lunettes mais, considérant son âge, il n’était pas choquant de penser qu’elles ne suffisaient plus à compenser la perte de vue.

Aiko sourit et attendit qu’elle s’expliquât.

— Je viens pour une affaire… Comment dire… mystérieuse… C’est mon pauvre petit-fils…

Elle se mit à pleurer, des larmes à forcer la pitié, mais Aiko se méfiait encore. Malgré tout, elle l’invita à entrer pour lui expliquer.

Toutes les deux étaient à présent dans la salle d’accueil qu’Aiko redoutait tant ; elle n’arrivait pas à être détendue ; son regard passait constamment de la femme à la rue, comme si elle s’apprêtait à ce que les complices de cette supercherie vinssent l’attaquer.

Mais, personne, pas l’ombre d’un agresseur, juste quelques passants.

— Mon petit-fils… il a disparu…

Calmement, Aiko lui demanda :

— La police en a dit quoi ?

— Je… je ne suis pas allée voir la police. Ils sont incapables de toute manière… J’avais dit qu’il se passerait quelque chose…

— Qu’est-ce qui vous l’a fait penser ?

Aiko était de plus en plus perplexe. Pourquoi venir les voir au lieu de contacter la police d’abord ?

— Mon intuition… Yuu-chan est un brave garçon… mais récemment, il a changé ses habitudes. Il rentre tard et il marmonne des choses bizarres.

— Aurait-il été recruté par un culte ?

— Je… je n’ose pas le penser, jeune femme…

Les pleurs de la vieille dame redoublèrent, Aiko se contenta de lui tendre des mouchoirs en papier. Dans la salle, il y en avait tout un stock : à croire que nombre de clients venaient s’y épancher.

— Est-ce qu’il ramenait des choses étranges à la maison ? Et tout d’abord, il habite chez vous ?

— Sa mère et moi nous sommes retrouvées veuves. Yuu-chan est resté à la maison, pour nous protéger.

Il y avait sûrement une sombre affaire là-derrière, mais Aiko préféra ne pas creuser de peur de voir cette dame d’âge avancé se morfondre encore plus.

— Et donc ?

— Il… il rentrait le soir avec une odeur sur lui…

— Quel genre ?

— Mmmm… comme des cigarettes mais différent encore… Puis, souvent il rentrait ivre ces derniers temps.

Aiko commençait à y voir plus clair, ses doutes se confirmèrent alors que la dame tira une carte de visite de son sac à main.

— C’est le culte… pauvre Yuu-chan ! C’est sûrement lui ! Elle était dans ses affaires…

— Permettez… ?

Elle prit la carte de visite, toute noire avec des écritures en romaji rouge. Aiko sourit en coin puis soupira. Elle prit son téléphone portable et chercha le nom du groupe qui était inscrit. C’était comme elle l’avait pensé…

Elle rendit le papier et déclara calmement :

— Rassurez-vous, il n’y a pas de culte et pas de magie, pas de monstres non plus dans cette affaire. Je vous l’assure, je suis une mahou senjo.

— Vraiment ? Mais alors… ?

— Appelez la police et montrez leur cette carte. Ils devraient le retrouver en un instant. Je vous promets qu’il va parfaitement bien et qu’il vous expliquera lui-même toute l’affaire.

— Vraiment ?

La vieille dame hésita encore un instant, puis se laissa raccompagner à la sortie.

— C’est combien ?

— Rien du tout. Je n’ai pas eu besoin d’intervenir (de toute manière, je n’aurais pas pu). Tout ira bien, promis.

Elle salua la dame de la main avant de retourner à l’intérieur.

La soirée approchant et les filles de l’agence n’étant toujours pas rentrées, Aiko décida de baisser les stores. Elle s’approcha du bureau, prit les clefs et vint les insérer dans les serrures contre le mur.

Le rideau métallique descendit alors qu’elle se dit :

— Il a juste fui la pression familiale de deux femmes qui le prenaient pour une sorte de substitut de leurs maris. À sa place, j’aurais peut-être… Non, je n’en sais rien, je suis orpheline depuis toujours…

Depuis l’âge de trois ans, d’après ses tuteurs de l’orphelinat. Ses parents étaient morts dans un accident de la route dont elle avait été absente. N’ayant aucun souvenir de cette période, c’était comme si elle l’avait toujours été.

Seul le nom de famille qu’elle portait lui rappelait qu’elle n’avait pas été abandonnée à la naissance, c’était tout ce qu’il restait des personnes qui l’avaient mise au monde.

— Il a simplement trouvé une hôtesse qui lui a fait croire qu’elle allait s’enfuir avec lui. Neuf chances sur dix que ce n’était même pas la vérité, en plus. Honteux de s’être fait plumé, il doit sûrement traîner à quelque part et il reviendra bientôt. À moins que sa belle n’ait accepté et qu’ils ne soient partis à Tokyo pour y refaire une vie…

C’était juste sa théorie, mais son expérience du surnaturel lui faisait sentir qu’il n’y en avait pas dans cette affaire. Quelle que fût le fin mot de l’histoire, elle était assurée que Yuu avait juste fui, il n’avait pas été enlevé.

— Bref, rien de surnaturel. Inutile de venir voir une agence de mahou senjo pour ça. C’est un peu comme celles qui viennent nous engager pour retrouver leur chat, pensant qu’un Nyarlathotep l’a enlevé après avoir lu les journaux. Les médias ont parfois une bien piètre influence sur la société.

Le store fermé et à l’abri, Aiko souffla et s’en alla dans la cuisine. Elle hésita un instant et décida de faire frire des tempuras et des karaage, des plats un peu gras mais les filles se dépensaient en intervention et Aiko était bien placée pour savoir à quel point le ventre pouvait crier famine après avoir utiliser ses pouvoirs magiques.

— D’ailleurs, il faut que je fasse attention maintenant… la cellulite me menace.

Sans être mince, Aiko avait un physique des plus attirants : elle n’avait sûrement pas besoin de faire attention, c’est ce qu’aurait pensé n’importe qui. Néanmoins, elle savait que le piège était facile, sa dépense énergétique n’avait plus rien de comparable avec celle de l’époque où elle officiait.

Même au repos, le corps empreint de magie d’une mahou senjo consommait plus qu’un humain ordinaire. Pas étonnant que leur régime alimentaire était souvent plus consistant.

Aiko retroussa ses manches et ajusta son tablier puis s’affaira à sa tâche. Tom demeura appuyé sur sa cuisse pendant tout ce temps.

***

Le soir, les filles étaient toutes réunies dans la cuisine où se trouvait une table pour y manger.

— C’est quand bien étroit ici, se plaignit Sayu.

Déjà lorsqu’elles étaient quatre, la pièce avait été étroite, mais avec Aiko en plus…

— Rhooo ! C’est bon, c’est juste pour manger, dit Elena. Après, on montera au salon.

— Au moins, comme ça, c’est convivial, dit Aiko en croisant ses doigts tout en souriant.

Son arme à feu n’était plus à sa ceinture, elle était retournée dans son sac à peine les filles de retour.

Sur la table s’étalait un petit banquet. Puisqu’elles avaient tardé à rentrer, Aiko avait simplement continué à préparer plat sur plat. Une partie finirait sûrement au frigo et serait mangé le lendemain.

— Je ne tiens plus ! Bon appétit !! cria Takiko en s’attaquant à un tempura de crevette. Trop boooonnn !!

— Mmm… C’est vrai que c’est bon, avoua Elena. J’ignorais que tu savais cuisiner.

— Je cuisinais déjà à l’époque mais, après avoir travaillé dans un restaurant, je pense être devenue meilleure. Puis, à l’époque, Elena-san, tu ne faisais pas vraiment attention à moi.

Elena sursauta et détourna le regard.

— Ce… ce n’est pas vrai ! Je… j’étais super occupée, OK ?!

Elle rougit légèrement en se défendant. En réalité, elle avait toujours gardé un œil sur Aiko même si elle ne l’avait pas laissé paraître.

Elena s’était sentie triste au départ d’Aiko, mais les événements s’étaient rapidement enchaînés et elle avait dû décider si fermer ou continuer l’agence. En effet, en à peine une année, Aiko, Meredith et Riina l’avaient quittée ; des anciennes de l’agence K.T., il n’était resté plus aucune.

Elle aurait pu la fermer et intégrer une autre agence à ce moment-là, elle avait à peine seize ans, elle aurait trouvé facilement, mais elle avait finalement décidé de reprendre les rênes de K.T.. Takiko l’avait rejointe rapidement, puis, l’année suivante, Maya et Sayu. Récemment, Aiko était revenu, fermant en un sens la boucle.

Elena ne s’en plaignait pas, mais elle avait vécu une période difficile au départ de ses aînées.

— C’est vrai que nous étions des jeunes recrues, à l’époque…, dit Aiko. Goûtez donc la salade de concombre, elle est bonne, je vous l’assure.

Les filles avaient bien sûr pris pour cible les plats les plus consistants en premier, laissant les accompagnements de côté.

— T’es un cordon bleu, Ai-mama, dit Sayu.

Les autres filles la fixèrent pour lui faire comprendre qu’elle venait de dire quelque chose de grossier et d’irrespectueux ; c’était le genre de Sayu, elle ne tournait pas sa langue dans sa bouche avant de parler, on le lui avait souvent reproché.

Pour manger, Sayu avait retiré son masque (qu’elle ne portait pas toujours, de toute manière), on pouvait donc voir ses lèvres former un ovale, se rendant compte elle-même d’avoir « vendu la mèche ». Les filles en avaient parlé en quittant l’agence plus tôt dans la journée et s’étaient promises de ne pas révéler à Aiko son côté maternel.

Mais, loin de s’en offusquer, Aiko sourit et posa sa main sur la joue :

— Ah là là ! C’est ce que vous pensez de moi ?

— Non… non… certainement pas ! C’est juste Sayu-kun ! Cette idiote dit n’importe quoi. Tu sais, elle n’a pas connu sa mère…

Sayu était une orpheline de naissance, elle avait été abandonnée par des parents inconnus. C’est pourquoi elle portait ce nom de famille attribué aux personnes dans sa situation.

— Oui… Sayu-san… est… parle parfois sans réfléchir…

— Tu es trop jeune pour être notre mère, ce serait juste trop ouf si c’était le cas. Hahaha !

Toutes attendaient la réaction d’Aiko. Elles avaient eu beau chercher à rattraper l’erreur de Sayu, elles se rendaient compte que leurs explications étaient particulièrement maladroites.

— D’un autre côté, tu as vraiment un aspect maternel, dit Sayu portant le coup de grâce.

Elena et Takiko étaient à deux doigts de l’étrangler lorsque Aiko se mit à rire. Des larmes apparurent même au coin de ses yeux, elle les sécha du bout du doigt.

— Je vois. C’est vrai que je m’inquiète pour vous et j’ai envie de vous protéger, avoua-t-elle sur un ton joyeux. Ce qui est ironique : c’est sûrement moi la plus faible de l’agence et celle qu’on doit protéger, mais… je ne peux pas m’en empêcher. Si cela vous dérange, je vais tenter de me refréner.

— Moi, j’aime bien. J’ai jamais connu ma vraie mère mais j’espère qu’elle était aussi gentille que toi… Même si je doute qu’une femme qui abandonne son enfant à la naissance le soit…

Sayu grimaça ce que Aiko interpréta comme un signe de tristesse ; elle lui prit instinctivement les mains pour la réconforter.

— Moi, je ne t’abandonnerai pas.

Les deux femmes s’observèrent un long moment, droit dans les yeux, même Sayu, habituellement distante, rougit légèrement.

— C’est précisément pour ça qu’on a tous remarqué ton côté maternel…, marmonna Elena d’une voix suffisamment faible pour ne pas être entendue.

Takiko se leva et prit dans ses bras à la fois Sayu et Aiko :

— Vous allez me faire pleurer toutes les deux !! Nous formons une belle famille, à présent !

— Tu m’étouffes, Takiko…, protesta Sayu.

— Je… je suis si heureuse que vous m’ayez acceptée, dit Aiko, les larmes aux yeux. Je ferai tout pour être utile à mes adorables filles !

Mais quelqu’un ne semblait pas réellement satisfaite par ces envolées émotives. Elena marmonna :

— Je préférerais pas… Si tu es ma mère, ça voudrait dire que nous…

Elle détourna le regard alors qu’elle sentit ses joues s’enflammer en repensant à ce qui s’était passé la nuit de la fête de bienvenue. Seule Maya prêta attention à sa réaction, elle se doutait un peu de la raison.

— Tu nous as été super utile ! s’écria Takiko en retournant à sa place. Tes conseils ont été bons, sur toute la ligne ! C’est grâce à toi qu’on a pu mener cette mission à la perfection !

— Vraiment ?

Sayu et Maya approuvèrent en hochant la tête, mais Elena grimaça :

— Les informations manquaient un peu de précision, cela dit. C’était difficile d’accéder au collecteur… Puis, l’alarme ne se trouvait plus à l’endroit indiqué.

— Ah bon ? Désolée…

Bien sûr, Elena ne pouvait pas se permettre d’être honnête, ce n’était pas son genre.

— Et du coup, c’était des cultistes alors ? Les personnes séquestrées ont été toutes sauvées ?

— Takiko-kun a dit « parfaitement menée à bien », non ? répondit Elena.

— Oui, tout le monde a été sauvé, répondit Takiko. On est allées dans la maison abandonnée, y en avait deux. On a combattu un machin tout noir insectoïde…

— Un Khan’Zorhin, dit Sayu.

— Puis, on a fait pareil dans les autres maisons avant de chercher les égouts. Ça puait là en bas ! Heureusement que l’odeur est partie en se détransformant.

— Je ne pensais pas que l’odeur partirait comme ça, avoua Elena. C’était ma première intervention dans des égouts.

Aiko ne se souvenait pas de la manière dont elles s’étaient débarrassées de l’odeur jadis, mais probablement son groupe et elle-même avaient eu la même surprise.

— La magie est… pratique…

Ce n’était pas Aiko qui allait contredire Maya à ce sujet.

— Et donc, le cœur du culte impie était dans les égouts ? demanda Aiko, désireuse de connaître toute l’histoire.

— Ils cherchaient à invoquer un Dhole en utilisant des sacrifices, expliqua Elena. Je les trouve toujours aussi stupides. Les officielles seraient vite intervenues une fois la menace détectée. Qu’aurait donc eu le temps d’accomplir un seul Dhole, au juste ?

— La destruction… le chaos… la perte de confiance dans le système…, expliqua Maya. En créant la peur et la panique… ils déstabilisent le système social… c’est pour ça qu’on parle d’esoterrorisme…

Elena réfléchit à ce qui venait d’être dit, c’était en effet la réponse à son interrogation.

— Tu es intelligente, Maya-san, dit Aiko.

— Elle a été reconnue comme un petit génie, dit Takiko. C’est notre tête dans l’agence.

— Je… je ne suis pas…

Elle ne finit pas sa phrase, elle se cacha sous la table.

— Tu as effrayé Maya-san, dit Aiko.

— Elle est toujours comme ça. Elle sortira dans quelques minutes quand elle sera calmée. En même temps, Takiko a dit la vérité : c’est la plus intelligente d’entre nous.

Aiko lâcha un « Oooh » en formant un rond parfait avec ses lèvres, puis elle prit l’assiette de Maya sur la table ainsi que le saladier avec les karaage, et passa elle-même sous la table.

— Tiens, voilà ton assiette. C’est encore chaud, ce serait dommage de pas en profiter.

Maya rougit encore plus en voyant qu’on venait à sa rencontre, dans son refuge.

— Je te la pose sur la chaise, ce serait bizarre de te donner à manger par terre quand même. Prends des karaage, ils sont préparés avec amour. Ceux-là sont au curry et ceux-là au poivre et yuzu, ils sont rafraîchissants.

L’idée d’attendre qu’elle sortît d’elle-même de sa cachette ou d’essayer de la calmer ne traversa pas l’esprit d’Aiko, elle acceptait juste Maya telle qu’elle était.

— Merci… Aiko-san.

— Tu ne m’appelles pas « mama » comme les autres ?

Maya secoua la tête.

— Je… je… n’oserais pas…

— Cela ne me dérange pas. Tu peux m’appeler comme tu veux, de toute manière. Si tu veux quelque chose, n’hésite pas à tapoter ma jambe.

Aiko remonta et reprit sa place. Finalement, Maya, plus surprise qu’embarrassée suite à cet échange, ne tarda pas à reprendre la sienne également.

— J’ai préparé un dessert, au fait ! Du pudding ! Vous aimez toutes le pudding ? J’en ai fait aussi au matcha, pour celles qui préfèrent…

Les filles s’observèrent un instant, puis se mirent à rire.

— Tu es vraiment faite pour être une mère, dit Sayu.

— Incroyable !

— Ai-mama !

Aiko les accompagna en riant, mais marmonna :

— Difficile d’avoir des enfants sans avoir de mari…

Elle soupira avec un petit air triste avant de se reprendre et d’ajouter :

— Une fois fini, vous pourrez aussi prendre un bain. Il est propre et chaud.

— Je pense que je vais rentrer après manger, dit Takiko en bâillant. Je… suis crevée…

— Ah bon ? Tu ne veux pas rester dormir ici ? J’ai préparé des futons dans le salon.

— Vraiment ?! s’écria Elena.

— C’était une plaisanterie…, avoua-t-elle en tirant la langue.

Cette soirée-là, Aiko gagna la garde de quatre filles qui étaient bien trop grandes pour être ses enfants biologiques. Elle était heureuse, libérée des angoisses et de la solitude de l’après-midi.

Même si elle l’avait proposé sur le ton de la plaisanterie, finalement, toutes les cinq dormirent à l’agence après avoir longuement discuter et même jouer à des jeux de cartes et de société.

Lire la suite – Chapitre 2