Magical Retirement – Chapitre 2

Juillet 2080.

À cette époque, Aiko était stationné dans l’une des bases militaires de Nagoya, située dans la zone est de la cité. Aiko n’avait que 22 ans à cette époque. Comme toutes les mahou senjo, elle envisageait perdre ses pouvoirs dans un futur assez proche, même s’il lui apparaissait lointain face à la nécessité immédiate de survivre.

En cette soirée, son unité, la 33e de la 2e compagnie surnaturelle de l’armée de Chûbu à Nagoya, était en mission. Le groupe de combat était composé uniquement de quatre filles, ce qui était la composition commune.

— Combattante première classe Takamura, pouvez-vous ouvrir discrètement cette porte ?

— Aiko… Je n’aime pas qu’on m’appelle par mon nom.

— Nous sommes en mission, vous comptez réellement me reprendre sur le protocole ? Dois-je vous rappeler que je suis votre supérieure ?

Aiko ne monterait pas plus que ce rang dans les années qui suivraient.

— OK, je m’en occupe, Anzu-chan.

— Tsss ! Sous-officière 3e classe Omizu-S.A.N. Eh oh ! Tu m’écoutes, au juste ?

Les deux filles parlaient à travers leurs communicateurs, des appareils utilisés par les différentes armées du pays, mais également par les agences privées et qui correspondait à une oreillette avec un microphone intégré permettant de communiquer les mains libres. Pour éviter de surcharger les canaux, en général, un bouton était installé sur l’oreillette et il était indispensable de l’appuyer pour se faire entendre.

— Oui, oui…

Aiko savait que Anzu ne lui tiendrait pas rigueur, c’était une gentille fille gentille et la chef de leur unité. En réalité, ce n’était pas tant un problème d’autorité qu’une marque d’affection qu’elle souhaitait lui témoigner. Elle ne pouvait décemment pas se montrer froide envers une personne qu’elle connaissait depuis déjà deux ans.

Aiko et une autre combattante se tenaient des deux côtés d’une porte à l’intérieur d’un immeuble résidentiel du centre-ville, dans le quartier de Fushimi. Le palier était plongé dans le silence et la pénombre : c’était la nuit. Elle étaient au quinzième étage et, par les fenêtres, on pouvait admirer le magnifique panorama nocturne de la cité.

Sous sa forme de combat, les cheveux châtains d’Aiko prenaient une teinte noire intense, tandis que ses pointes viraient au violet ; de même que ses yeux. Sa tenue était des plus provocante : une nuisette noire transparente qui permettait de voir ses sous-vêtements.

L’armée occulte disposait d’une classification pour les apparences adoptées par les mahou senjo lors de leur transformation. Aiko était de type « sexy », ce qui surprenait tout le monde la première fois considérant son attitude normale totalement aux antipodes.

Les archétypes n’influençant pas les pouvoirs, c’était une donnée signalétique dans les dossiers de l’armée, c’était tout.

De l’autre côté de la porte verrouillée se tenait Akan Mio, une fille en tenue légère couleur blanche et aux cheveux blonds attachés en une queue de cheval latérale.

Aiko lui fit signe de la main d’attendre, puis activa sa magie. À cette époque, Aiko était rang B, elle était une invocatrice d’un type un peu particulier puisqu’elle faisait apparaître des vecteurs de force, soit de manifestations immatérielles et invisibles de poussées cinétiques.

À son stade, elle pouvait en appeler quatre en même temps. Elle était la seule capable de les voir. Elle les appela tous les quatre, les flèches — car c’était ainsi qu’elle les voyait— jaillirent de ses mains et, puisqu’il s’agissait d’invocations et non pas de sortilèges, ils se mirent à agir indépendamment de leur invocatrice. Bien sûr, s’ils pouvaient agir sans avoir à être dirigés, il leur fallait malgré tout des ordres.

— Toru-chan premier : détruis la serrure de la porte en silence. Toru-chan 2 et 3, entrez dans l’appartement et empêchez toute créature de sortir par les fenêtres. Privilégiez les attaques de poussée contondante, nous désirons les attraper vivants. Toru-chan 4, tu restes en défense.

Toru était un diminutif issu du mot japonais « bekutoru » qui signifiait « vecteur » et qui était issu de l’anglais « vector ». C’était ainsi qu’elle leur parlait, un peu comme s’ils étaient des enfants. Mais personne n’était au courant de cette étrangeté, puisque les ordres étaient télépathiques, prononcés dans sa tête.

Une des flèches pénétra le trou de la serrure tandis que deux autres glissèrent sous l’interstice de la porte. Le dernier se mit à tourner autour d’Aiko.

Moins d’une fraction de seconde plus tard, on entendit un petit « clac ».

Aiko posa le doigt sur son oreillette :

— Anzu-chan, la porte est ouverte. Nous attendons tes ordres.

— Aaaaaaahhh ! Puisque je te dis de… Laisse tomber, va ! Akan-chan, tu passes en tête. Aiko-chan te suivra. Fuyu-chan, tu attrapes ceux qui tentent de s’enfuir.

— Entendu, chef ! dit la voix de la dénommée Fuyu, qui n’était pas présente sur le palier.

— Ne m’appelle pas Akan-chan, chuchota Mio de sorte à ne pas attirer l’attention.

— Haha ! Finalement, tout le monde a oublié le protocole. Tant mieux, j’avais peur d’être la seule.

— À qui la faute ?! s’écria Anzu dans l’oreillette. Arrêtez de tergiverser : à l’attaque !

Sur ces mots, Mio mit la main sur la poignée de porte tandis que le vecteur numéro 1, Toru-chan premier, revint autour de son invocatrice et se mit en défense à son tour.

L’appartement était grand, le loyer au centre-ville, dans cet immeuble, n’était pas donné. Il s’agissait d’un duplex avec quelques cinq ou six chambres, une grande baie vitrée dans le salon et un large couloir d’entrée.

Tout était plongée dans l’obscurité et une forte odeur régnait sur le lieu. Si on pouvait facilement l’identifier comme étant de l’encens, une personne habituée pouvait également y sentir…

— Du sang ? se demanda Aiko, en posant son doigt sur l’oreillette.

Mio, qui était en tête, se tourna rapidement sous l’effet de l’incompréhension. L’odeur était désagréable, mais elle ne sentait et ne voyait pas de sang.

Aiko chercha à allumer la lumière, mais l’interrupteur ne répondait pas. Ce n’était pas bon signe.

— Je pense qu’à présent nous sommes certaines qu’il se passe quelque chose de bizarre ici.

— Tssss ! J’aurais dû parier avec cette sorcière d’Akane : j’aurais gagné.

— Fufufu ! C’est drôle d’entendre une sorcière en insulter une autre.

— Tais-toi, Aiko-chan ! Tu frises l’insubordination !

En effet, sous sa forme de combat, Anzu était une sorcière à la longue chevelure violette et aux yeux dorés. Sa robe présentait des motifs de rouages, tandis que sous la peau de ses mains étaient visibles des sortes de tatouages luminescents qui rappelaient des circuits imprimés.

Anzu avait une petite taille, elle mesurait à peine un mètre cinquante. Son visage transpirait la gentillesse, elle avait beaucoup de mal à gagner le respect de ses subalternes. Même si elle était sérieuse, respectueuse du protocole, son physique serait probablement un frein tout au long de sa carrière militaire.

— OK, en tout cas, il paraît de plus en plus évident qu’il y a des cultistes à l’œuvre.

— Occupons-nous d’abord de l’appartement, ensuite nous irons vérifier les autres logements. Akan-chan, Aiko-chan, occupez-vous de l’étage. Fuyu-chan, tu restes en back up. Mes sous-fifres vont s’occuper du rez-de-chaussée.

— Ne m’appelle pas Akan…

Mio n’aimait pas son nom de famille qui, en dialecte du Kansai, était une interjection pour exprimer aussi bien la surprise, l’impossibilité que l’agacement. On aurait pu le traduire par « zut ! ». Bien sûr, les kanji de son nom de famille ne s’écrivaient pas de la même manière, mais cela n’avait pas empêché les moqueries depuis l’enfance.

Aiko sourit avec gentillesse avant de demander aux deux vecteurs qui se trouvaient contre la baie vitrée du salon de revenir ; elle les plaça en défense de Mio.

Depuis le long couloir de l’entrée, les deux mahou senjo avaient une vue sur la salon. Les créatures invoquées par Anzu, des robots, venaient d’y apparaître. Il était inutile de s’y rendre, aussi, Mio en tête monta prestement les escaliers au moment où une explosion retentit au rez-de-chaussée.

— C’est fichu pour la surprise ! dit Anzu dans les communicateurs. Ils ont placé des pièges magiques.

À peine eut-elle le temps de les prévenir qu’un cercle magique apparut dans l’escalier et une vague d’énergie noire s’y déversa. Contre ce genre d’attaque d’origine purement magique, les vecteurs d’Aiko ne pouvaient rien faire.

Les deux femmes croisèrent les bras devant elle pour se parer vainement l’assaut. La vague les traversa, mais elles ne ressentirent rien de différent en elle.

— Tu… tu vas bien, Aiko-chan ?

— Akan ! J’ai cru que j’allais y passer !

— C’est pas le moment de plaisanter !

Furieuse, Mio finit de monter les escaliers sans plus réfléchir, elles ignoraient toutes les deux avoir échappé à un piège mortel provoquant un arrêt cérébrale ou cardiaque ; sur des mahou senjo, l’attaque n’était pas assez puissante.

Aiko la suivit. Une fois à l’étage, un nouveau couloir s’offrit à elles, ainsi que des portes de chaque côté et un mur magique miroitant en plein centre. Des inscriptions magiques luisaient dessus.

— Ouaaaaaaaaaaah !!!

Sans réfléchir, Mio fonça dessus, poing en avant. Elle était une mahou senjo de type physique disposant du pouvoir de la lumière. Mais, en tant que simple rang C, elle n’avait aucune autre capacité que son corps robuste, puissant et surtout sa vitesse impressionnante. En outre, elle parvenait à créer des boules de lumière éclairantes, un peu comme des feux d’artifices, qui ne produisaient aucun dégâts et ne servaient pas en combat.

L’attaque de Mio fit vibrer le mur, mais il tint bon.

— Essaye plutôt de défoncer le mur à côté, proposa Aiko. Si ça se trouve, la magie ne bloque que le couloir.

Si une porte était trop solide pour être détruite ou trop complexe pour être crochetée, parfois la meilleure solution consistait à s’attaquer au mur sur laquelle elle était accrochée.

— Pas con…

Mio fonça sur le mur et porta un coup de pied. Ce fut sans mal qu’elle le détruisit mais, aussitôt, la barrière magique s’infiltra dans le trou et étendit sa protection. Probablement que la forme réelle de cette dernière était une sphère, détruire les murs, qui l’empêchaient de l’assumer, ne permettrait donc pas d’entrer.

— Akan ! On va devoir la brutaliser.

Mio jeta un regard noir à Aiko, puis passa sa colère sur la barrière magique. Aiko ne put s’empêcher d’esquisser un sourire amusé, puis envoya ses quatre vecteurs frapper en suivant la cadence de son alliée.

— Mes robots affrontent des sortes de… gélatines ? C’est quoi cette merde ?

— Eh oh ! Anzu-chan, les enfants ne doivent pas dire des gros mots !

— TOOOOI !! Après cette mission je vais t’apprendre à te moquer de ta supérieure !

Aiko pouvait être taquin lorsqu’elle se sentait à l’aise, surtout sous sa forme de combat. À cette époque, elle plaisantait souvent avec les filles.

— S’il y a une barrière magique à l’étage, c’est que les cultistes sont bel et bien ici, dit cette dernière. À ce stade, je pense qu’il n’y aucune chance de retrouver les policiers et les civils vivants.

Leur mission faisait suite à une intervention des forces de l’ordre. Des coups de fils du voisinage avaient signalé des bruits et des odeurs suspects provenant de l’appartement.

Les premiers policiers a être arrivé avaient simplement donné un avertissement pour tapage nocturne. Néanmoins, leur venue avait sûrement précipité les choses.

Quelques jours plus tard, de nouveau signalement évoquaient des meurtres, du sang et de monstres.

Une nouvelle patrouille était venue voir ce qu’il en était en après-midi mais n’avait plus donné signe de vie. Le commissaire aurait pu envoyer plus de ses hommes mais, craignant à juste titre que l’affaire n’impliquât des cultistes, il avait contacté les forces occultes qui avaient dépêché l’unité 33.

Malheureusement, malgré la vitesse d’intervention, il avait fallu quelques heures à la police pour se rendre compte du silence radio des agents, leurs chances de survie étaient maigres.

À force de coups, la barrière se brisa et un fracas de bris de verre retentit dans l’appartement. Sans tarder, Mio se rua dans le couloir en direction de la première porte qu’elle défonça à coup de pied.

Malheureusement, si les cultistes n’étaient pas là, elle retrouva à la place les cadavres des voisins qui avaient signalé le problèmes, quelques heures auparavant. Son expression afficha un profond dégoût. La chambre luxueuse était littéralement tapissée de sang. L’odeur était infecte.

Certains cadavres plus anciens avaient déjà attiré les mouches, mais le plus terrible était…

— Des cannibales…, marmonna Aiko derrière elle. Il manque des morceaux, comme si on les avait dévoré.

— Ra-raconte pas n’importe quoi ! Qui ferait… ?

Des cultistes, ils étaient le genre de personnes a commettre une telle horreur, Mio s’en rendit compte avant même de finir sa phrase. La vitesse à laquelle Aiko avait réussi à comprendre la situation et l’accepter impressionna sa collègue. C’était une de ses qualités.

— Continuons, nous verrons ça plus tard.

Derrière la porte suivante, elles trouvèrent les policiers, ou du moins ce qu’il en restait. Comme les autres, ils avaient été démembrés et il manquait des morceaux.

— Nous avons retrouvé les cadavres des policiers, transmis froidement Aiko par le biais de son communicateur, tout en tirant Mio en arrière ; cette dernière était sous le choc.

— Tsss ! Occupez-vous d’éradiquer la menace, répondit leur chef, agacée.

— Bien reçu !

Mio perdit un instant son calme et se mit à trembler.

— Nous allons finir comme ça aussi ?

— Non, puisque nous les vaincrons. Concentre-toi, ce ne sont pas les premières horreurs que nous voyons.

Si elles avaient vu pas mal de monstres manger des humains, c’était la première fois qu’elles intervenaient sur une affaire de cannibalisme. Il y avait de quoi être scandalisé, quand bien même l’esprit des mahou senjo était plus résistant que celui des humains ordinaires.

— Tu… tu as raison !

Mio se gifla les joues et se ressaisit. Elle avait certes moins d’expérience qu’Aiko, mais c’était le mental qui différait. Une fois de plus, elle ne put s’empêcher d’éprouver une certaine admiration envers cette dernière.

La troisième porte fut la bonne : elles tombèrent nez à nez avec les cultistes en plein rituel.

La chambre était grande et richement décorée ; elle accueillait aisément les six personnes présentes. Les meubles avaient été sorti, il n’en restait aucun. À la place, des bougies étaient plantées un peu partout, tandis qu’un monticule de crânes sanguinolents siégeait au centre d’un cercle magique tracé avec des intestins cloués au sol.

Sur les murs, d’innombrables inscriptions dans la langue des Anciens, toutes faites avec du sang et des excréments. De l’encens brûlait dans chaque coin, tandis que des sphères en verre flottaient au cinq point du pentacle dessiné dans le cercle.

Le rituel n’était pas encore achevé, il aurait fallu quelques heures de plus ; elles étaient intervenues trop rapidement. Leurs pièges les avaient alerté de leur venue, c’est pourquoi il avaient interrompu le rituel et avaient attendu les intruses. Cependant, ils ne pouvaient pas quitter le cercle faute de devoir tout recommencer.

À peine les regards se tournèrent vers les deux combattantes que des sorts les prirent pour cibles. Deux éclairs, deux pics de glace et deux sphères noires de décrépitude.

— Je m’en occupe ! cria Aiko.

Sur ces mots, elle demanda à ses vecteurs d’intercepter les attaques. Puisqu’ils ne pouvaient pas directement affecter les éclairs et les sphères noires, qui n’avaient pas de consistance physique et étaient de l’énergie magique, ils dévièrent à la place les pics de glace qui heurtèrent les sphères de décrépitude ; immédiatement, la glace fondit et les deux sortilèges s’annulèrent.

Quant aux éclairs, Aiko se contenta d’interposer sa barrière réactive. Ils s’écrasèrent dessus, répandirent des arcs électriques dans les environs, mais furent incapables de blesser la mahou senjo.

— Maintenant !

Les deux invocations en attente partirent à l’assaut en même temps que Mio bondit sur un des cultistes à une vitesse impossible à suivre à l’œil humain. Sa main s’enfonça dans la poitrine de l’homme qui ne réalisa que trop tard le fait qu’il allait mourir. De leur côté, les vecteurs d’Aiko abattirent deux autres sorciers : l’un s’enfonça dans la tête d’une femme, tandis que l’autre dans la gorge d’un vieil homme.

Il ne restait que trois ennemis…

Si l’un d’eux, un homme de la trentaine aux longs cheveux noirs, eut la présence d’esprit d’interposer une barrière réactive pour contrer Mio qui lui porta un saut coup de pied, il ne fut pas pour autant capable de voir arriver les deux flèches invisibles qui s’enfoncèrent dans son dos. Un nouveau coup de pied de Mio vint mettre fin à son agonie en l’encastrant dans un mur.

Les deux survivants étaient une femme embourgeoisée et un homme maigrelet au regard pervers. Ils hésitèrent, se mirent à trembler, puis, finalement, la femme s’avança et prononça quelques paroles dans la langue des Anciens.

Mio lui porta un coup de poing, mais sa main s’enfonça dans la graisse de son imposant ventre.

— Hein ?

Cela n’avait rien de normal : les coups de Mio étaient surhumains, toute rang C qu’elle était ; aucun humain ne pouvait avoir assez de graisse dans son corps pour encaisser une telle attaque. C’était impossible, d’autant plus que la femme n’était vraiment pas si ventripotente.

C’était une mutation, certains cultistes en disposaient. Il s’agissait de bénédiction qu’ils recevaient des Anciens en vertu de leur allégeance. Ce ventre en était assurément une.

Aussi Aiko envoya ses vecteurs en renfort, mais ils n’eurent pas plus de succès : ils s’enfoncèrent à peine avant de perdre de leur force et disparaître.

— Elle n’est pas normale celle-là !

— J’ai bien remarqué !! cria Mio en essayant de retirer son poing.

Il était fermement emprisonné dans la masse graisseuse qui la serrait comme un muscle. La femme leva les bras en vue de les abattre sur Mio mais, soudain, ils s’arrêtèrent. Aiko tendait ses mains dans leur direction tandis que les deux vecteurs défensif venaient de s’enrouler tout autour et les retenaient.

— Elle ne semble pas si forte, mes chers Toru arrivent à la retenir.

Malgré tout, Mio tirait de toutes ses forces et n’arrivait pas à se libérer.

— Aaaahhhh !

Pendant qu’elles s’occupaient de la cultiste, l’homme malingre acheva son incantation. Des flammes vertes jaillirent de son corps, contournèrent Mio et la cultiste et s’abattirent sur Aiko qui, toujours prête à réagir, fit apparaître sa barrière réactive, tout en faisant réapparaître les deux vecteurs disparus. Elle les envoya aussitôt sur le sorcier, en guise de contre-offensive.

Ils s’enfoncèrent dans le torse du sorcier et les flammes s’amenuisèrent jusqu’à disparaître. Mais la barrière endommagée d’Aiko se brisa avant et quelques lui léchèrent le corps, causant des brûlures.

— Aiko-chan ! cria Mio, prisonnière d’une situation qui n’avait pas évolué.

— Je… je vais bien… C’est bon… Plus qu’une…

— Ahhhh ! Elle m’énerve celle-là !

Mio se mit à frapper avec ses jambes, visant celles de son ennemie. Malheureusement, ses coups ne firent que rebondir sur la cellulite. À distance, Aiko prit une profonde respiration et réalisa que si la protection de cette cultiste était basée sur les lipides, il y avait nombreuses parties du corps démunies : son front, ses oreilles ou ses yeux, par exemple.

— Toru-chan 3 et 4, percez le front !

Les deux vecteurs piquèrent depuis les airs et vinrent s’enfoncer dans la tête de la femme qui ne put se défendre. Sa mutation n’était pas assez avancée pour la rendre inhumaine au point de survivre à une attaque détruisant son cerveau.

Son corps se détendit et libéra Mio qui bondit en arrière.

— Pouaaahhh ! C’était dégueux quand même !

— Héhé ! Bon retour parmi nous !

Malgré la douleur, Aiko se força à plaisanter.

— Tu vas bien ?

La question paraissait maladroite si on considérait les brûlures et les déchirures de ses vêtements, mais Aiko leva le pouce.

— C’est rien de grave, rassure-toi.

Au moment où elles allaient prévenir leur chef de la réussite de la mission, les cadavres se mirent à s’agiter frénétiquement.

— Hein ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Mio n’était pas la seule surprise, Aiko observait également le spectacle sans comprendre. Après quelques instants, les corps se liquéfièrent et formèrent une sorte de flaque visqueuse et abjecte.

Soudain, le liquide ruisselant se solidifia et se dressa pour devenir un amas informe noirâtre. Il était difficile d’estimer les intentions d’un cube gélatineux sans aucun organe, pas d’yeux qui se seraient tournés vers les deux femmes, pas de membres pointant dans leur direction, mais, d’une certaine manière, elles étaient sûres qu’il les ciblait.

C’était la première fois qu’elles affrontaient une telle créature, elles ne savaient pas vraiment à quoi s’attendre.

Le monstre se projeta dans leur direction, elles bloquèrent la matière gélatineuse à l’aide de leur barrière réactives (celle d’Aiko avait eu le temps de se restaurer). Rapidement, elles se rendirent compte que cette substance caustique était incroyablement agressive : les deux protections se brisèrent rapidement.

— Aaaaaaaahhhh !

Cette fois, ce fut au tour de Mio de protéger Aiko : elle l’enlaça et se jeta en arrière en l’emportant avec elle dans le couloir. Ses jambes avaient malheureusement été aspergées.

Mio grimaça de douleur et se retint de hurler. Les brûlures, qui se poursuivaient, lui faisaient horriblement mal. Même Aiko qui n’avait été touchée que par quelques gouttelettes sentait l’intensité de cette causticité.

— Akan-chan ! Merci !

Mais lorsque Aiko baissa les yeux et découvrit les trous dans les mollets et cuisses de sa collègue, elle perdit l’envie de plaisanter ; on parvenait à voir ses os.

— Tu… Pourquoi ?

Elle voulait s’énerver et s’indigner, c’était elle qui devait défendre les autres membres du groupe, pas l’inverse. Pourtant…

En colère, elle se leva et appuya sur son oreillette :

— Akan-chan est gravement blessée. Je demande une évacuation.

— Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?

Tout en communiquant, Aiko envoya ses quatre vecteurs en même temps attaquer le monstre. Des trous apparurent dans sa structure gélatineuse, mais ils se refermèrent presque aussitôt.

Le cube contre-attaqua en crachant son acide. Mais, cette fois, plus préparée, Aiko demanda à l’un de ses vecteurs d’en réduire la vitesse— contrairement aux flammes magiques, le liquide était soumis aux vecteurs— tandis que les trois autres sectionnèrent la protubérance qui en permettait la projection. L’acide retomba au sol sans atteindre ses cibles.

— Nous avons tué les cultistes mais ils se sont… ils ont fondus et sont devenus un cube gélatineux incroyablement caustique. Akan-chan a été blessée aux jambes.

— Damnation ! Indique-moi la position précise de l’ennemi, nous allons arriver.

Soudain Aiko remarqua un petit détail…

— J’ai une meilleure idée… Juste un moment.

Puisqu’elle ne pouvait le tuer à l’aide de ses propres pouvoirs, Aiko espérait que ceux de ses collègues eussent meilleur succès. Elle venait d’avoir une idée, un peu brutale, mais elle pouvait fonctionner.

Lorsque le monstre, dénué d’intelligence, essaya de l’asperger d’acide, elle sectionna les protubérances de la même manière que précédemment. Elle répéta l’opération près de cinq fois, puis…

— Je vous l’envoie ! Maintenant !

Sur ces mots, prenant tout le monde par surprise, elle envoya ses vecteurs détruire le sol sous le monstre. Étrangement, malgré sa causticité, il ne le faisait pas fondre. Seuls les morceaux séparés du corps l’avaient endommagé, c’était ainsi qu’Aiko avait eu l’idée.

Déjà fragilisé, les vecteurs n’eurent aucun mal à en faire tomber un vaste morceau. Le monstre chuta et s’écrasa mollement un étage plus bas, dans le vaste salon avec sa baie vitrée. Sa substance s’écrasa un bref instant, aspergeant toute la salle, puis se regroupa et se recomposa.

Aiko et Mio l’observait depuis l’étage supérieur, elles étaient inefficaces contre lui. Un brusque bris de verre se fit entendre : quatre morceaux de papier, assez similaires aux tanzaku utilisés pour écrire les vœux lors de la fête de Tanabata, se mirent à flotter autour du monstre. Sur chacun d’eux était écrit le kanji d’un des quatre éléments.

« Que l’impur soit purifié, que son âme soit purgée de la corruption qui l’habite. J’en appelle aux éléments du monde et aux paroles des dieux ! »

La voix d’une femme parvint difficilement à se distinguer au sein des crépitements des débris de verre qui continuaient de tomber dans le salon ; de plus, elle provenait de l’extérieur et était entrecoupée par le vent qui soufflait fort à cette hauteur. La mahou senjo à qui elle appartenait volait devant la baie vitrée.

Les papiers se mirent à briller, les kanji du feu et de l’eau disparurent pour être remplacés par ceux du vent et de la terre. Lorsqu’ils s’embrasèrent tous les quatre, l’attaque magique débuta.

La bourrasque de vents lacérants qui apparut était accompagnés d’éclats de roches tout aussi tranchants. Le monstre gélatineux fut proprement découpé en petits morceaux qui s’assemblèrent et reformèrent cinq créatures plus petites.

— Ce sera plus facile ainsi, dit Fuyuko.

Elle était la plus jeune de l’unité avec ses seize ans, mais était déjà rang B. Toutes la considéraient comme un génie. Elle était de taille moyenne, à la très longue chevelure noire qui lui arrivait jusqu’aux pieds. Ses yeux étaient de même couleur et, sur son front, se trouvait un tatouage mystique représentant un ancien symbole méconnu. Sa tenue était un kimono d’onmyôji traditionnel.

Sa magie était celle du papier qui se manifestait par des sceaux élémentaires proches du Wuxing, à la différence qu’elle avait sa propre interprétation basée sur des concepts occidentaux. De fait, elle disposait de l’élément « air » au lieu du « bois ». On présumait, en se basant sur l’origine de ses pouvoirs, qu’elle finirait par découvrir une cinquième branche en devenant plus puissante ; probablement le « métal » ou le « vide ».

Avec une expression sérieuse et un regard concentré, elle utilisa à nouveau sa magie et, cette fois, elle fit apparaître des rochers qu’elle projeta sur trois des petits cubes gélatineux ; ils arrachèrent des morceaux entiers du monstre et en écrasèrent d’autres.

Pendant ce temps, Anzu sous sa forme de sorcière passa également à l’attaque. Elle invoqua dans le salon deux robots assez spéciaux, chacun disposant au lieu de bras de bobines électriques.

— En avant, mes robots Tesla !

Le pouvoir d’Anzu était la « création » avec pour orientation l’invocation. En principe, elle pouvait faire appel à n’importe quelle forme de vie pour combattre à sa place mais, pour diverses raisons liées à ses préférences, elle n’invoquait que des robots ou des automates.

Certaines, à la caserne, disaient qu’Anzu était une otaku, mais elle s’en défendait ardemment.

Des bras des deux robots produisirent un vrombissement puis de puissants arcs électriques qui foudroyèrent les deux derniers monstres gélatineux. Son pouvoir, bien que très versatile, ne permettait malheureusement pas de créer des effets hautement magiques et avait une puissance inférieure à une spécialiste (comme une mahou senjo disposant, dans le cas présent, de l’élément « foudre », par exemple). Mais contre ces versions réduites de cubes gélatineux, c’était suffisant.

— La capacité de « Division » de ces monstres leur permet de se séparer en plus petites créatures et donc de passer en surnombre, expliqua Fuyuko à sa chef, mais cela les rend moins résistants, en contrepartie.

Anzu lui jeta un regard perplexe, elle ne comprenait pas pourquoi elle lui donnait une telle explication ; Fuyuko baissa le regard et rougit, gênée, avant de se souvenir de quelque chose d’important.

— Akan !! Enfin, Akan-chan !!

Cette dernière était blessée, elles devaient l’aider. Toutes les deux passèrent par la baie vitrée brisée et rejoignirent rapidement leurs deux collègues. Malheureusement, aucune d’entre elles ne savait employer la magie curative, aussi Anzu proposa :

— Je vais l’amener à l’hôpital de la base. Vous deux, fouillez cet endroit et contacter la police criminelle. Ils avaient peut-être des complices.

— Akan-chan…, marmonna Aiko, frustrée.

— Héhé ! Ne… ne fais pas cette tête. Tu sais bien que je suis une mahou senjo…, dit la concernée, le visage en sueur. Je vais vite me remettre sur pied… promis.

Anzu grimaça. C’était toujours un drame pour une chef de voir une de ses subordonnées blessée en cours d’intervention, d’autant que, cette fois, cela semblait plutôt grave. Mais elle garda son calme et fit apparaître un brancard volant robotisé.

— Tenez-moi au courant ! ordonna-t-elle en posant simultanément ses mains sur l’épaule de Fuyuko et Aiko.

La blessée et la chef quittèrent le théâtre d’opération par voie aérienne, laissant Aiko et Fuyuko muettes quelques instants.

Finalement, Aiko se jeta dans les bras de sa collègue :

— J’ai eu tellement peur pour Mio-chan !

Lorsqu’elle n’était pas présente, les filles l’appelaient par son prénom. Au début, elles avaient simplement voulu plaisanter mais, à force, utiliser son nom de famille était devenu une habitude.

— Euh… Ah… Je… je comprends mais… tu pourrais t’éloigner…

— Tu me rejettes ? demanda Aiko, choquée.

— Non, c’est juste que…

Fuyuko était rouge comme une pivoine. Toutes le savaient dans l’unité, elle n’aimait pas les contacts physiques, même si on ignorait réellement pourquoi. Peut-être un traumatisme ?

Aiko s’écarta d’elle et sécha les larmes qui avaient coulé malgré elle. À la place, elle afficha un sourire radieux.

— On fait une vérification puis je m’occupe de prévenir la police ?

— O-Oui…

En théorie, elles auraient pu se dispenser d’enquêter sur les lieux du crime, c’était plus le travail de la police, mais il y avait des choses que seules des utilisatrices de pouvoirs pouvaient détecter. Puis, il y avait une rivalité silencieuse entre la police et l’armée ; on leur avait ordonné explicitement de le faire, donc…

Après avoir confirmé qu’il n’y avait plus aucune menace, elles reprirent leur forme normale. Sous cette dernière, Fuyuko avait des cheveux plus courts et portait des lunettes. Elles portaient toutes les deux leurs uniformes réglementaires.

Pendant qu’Aiko prévenait les autorités pour leur demander d’envoyer le coronaire et la police scientifique, Fuyuko farfouillait un peu partout. Elle était certes la plus timide du groupe mais elle était également la plus intelligente. Anzu ne lui avait pas confié le soin de l’enquête pour rien.

Si elle trouva facilement les écrits hérétiques, qui étaient à l’origine de l’affaire, elle n’y comprenait rien puisqu’ils étaient écrit en aklo, une des langues des Anciens. II y avait également quelques correspondances écrites en russe, laissant supposer l’implication d’un ou plusieurs cultistes ukrytiyens.

Avant l’arrivée de la police, Fuyuko photographia la scène et, finalement, les deux mahou senjo retournèrent à la caserne à leur tour.

Cependant, l’affaire n’était pas encore finie…

***

Une semaine après l’intervention de l’Unité 33…

Les filles se trouvaient dans un parc, toutes en uniforme militaire de l’armée occulte, soit une chemise blanche, un veston bleu avec les galons sur les épaules attestant de leur rang et une jupe plissée noire. Sur la poitrine, le symbole des forces occultes : un hexagramme aux lignes complexes rappelant justement ceux des livres ésotériques.

Sous sa forme normale, Mio était assez similaire à celle qu’elle était une fois transformée, si ce n’était ses cheveux et ses yeux qui étaient de couleur noire. D’une certaine manière, elle faisait partie des mahou senjo dont seuls les vêtements changeaient d’une forme à l’autre.

De son côté, Anzu était un peu différente. Dans les deux formes, elle était de petite taille mais normalement ses cheveux étaient courts, coupés au carré, et leur couleur était châtain tirant vers le roux. Contrairement à l’idée commune qui voulait que la transformation était une forme idéalisée, sa poitrine était bien plus importante lorsqu’elle ne l’était pas. Rien n’avait jamais démontré la véracité de cette théorie, cependant.

— Ce serait encore une gelée ? demanda Mio. Comme la dernière fois ?

— D’après les signalements, c’est ce qu’il semblerait…, répondit Anzu.

Les jambes de Mio avaient entièrement guéries. Les médecins de l’armée étaient habitués à voir des filles arriver en piteux état, parfois à l’article de la mort, et repartir du service en quelques jours seulement. Cette capacité était très enviée par les personnes sans pouvoirs.

De simples trous dans les muscles n’était pas suffisant pour tenir Mio éloignée du front bien longtemps.

— On était pas censée avoir des informations et tout ? Là, je sens qu’on va arriver trop tard…

— J’ai cru comprendre que l’équipe de décryptage butait sur le code ou je-sais-pas-quoi…, dit Aiko. Cela dit, rien n’indique que les deux affaires soient liées.

— Concentrez-vous toutes les deux, dit Anzu avec un ton de reproche.

Elles se trouvaient actuellement en pleine mission : on avait signalé une attaque en cours dans le parc de Makinogaike.

Normalement, elles auraient dû être en congé ce jour-là. D’ailleurs, elles étaient sorties boire un verre, mais les supérieurs les avaient appelées et envoyées sur le lieu d’intervention ; elles avaient eu le malheur d’être l’unité la plus proche.

Fuyuko était partie en éclaireur en s’envolant au-dessus de la frondaison des arbres, grâce à sa magie de vent. Elle avait abandonné les filles à la sortie de la station de métro d’Hara. Jusqu’au parc, il y avait malgré tout un bon kilomètres que les autres membres avaient dû parcourir à pied.

Anzu et Aiko auraient, techniquement, pu également s’y rendre par voie aérienne, mais Fuyuko était la plus rapide d’entre elles. Puis, trop se disperser pouvait réduire l’efficacité de leur intervention.

— Les discussions, ce sera pour plus tard, conclut Anzu, en croisant les bras.

Avec son apparence plus juvénile, nul n’aurait pensé au premier coup d’œil qu’elle était la chef de l’unité. Pourtant, ses décorations l’attestaient.

<< Chef, je s.. au-des… zone >>, dit Fuyuko dans son communicateur. La voix était saccadée, le son grésillait et la réception était mauvaise.

— Quelle position ? Tu vois quoi ?

<< … cube gél… jaune… Différent… net… >>

— Hein ? Je pige rien du tout ! En gros, un cube gélatineux comme l’autre fois ?

La réponse n’arriva pas, aussi les filles s’arrêtèrent. Anzu chercha à améliorer la réception mais avec la perte des satellites, il fallait se fier aux multiples antennes à ondes de la ville. La qualité et la couverture du réseau était habituellement excellente, mais parfois il y avait quelques problèmes techniques. Comme souvent, ceux-ci intervenaient au pire moment.

<< Non… différent… plus net… difficile à… er… >>

— OK, j’ai pigé ! On ne parviendra pas à s’entendre. Il doit y avoir quelque chose qui perturbe les ondes, décréta la chef.

Les civils qui étaient parvenus à fuir le parc avaient signalé un monstre visqueux aux autorités.

Chose étonnante : la sirène d’intrusion surnaturelle n’avait pas sonné. Peut-être un sabotage de la part de cultistes, cela se produisait parfois.

De plus, les autorités avaient perdu le contact avec les caméras à l’intérieur de la zone et les gardiens sur place ne donnaient pas réponse aux appels. Aucune information n’avait également été diffusée sur les réseaux sociaux — les forces de l’ordre avaient des départements dédiés à la recherche en temps réel sur ces derniers. Et même le drone envoyé en repérage avait été perdu en survolant la frondaison des arbres.

Quoi qu’il s’y passait, Anzu était persuadée qu’on cherchait à intentionnellement le cacher. Le parc de Makinogaike était devenu soudain une sorte de mystérieux Triangle des Bermudes.

— Fuyu-chan, signale-nous ta position.

<< … Grr… Schtt… Zzzz… >>

Malheureusement, les sons qui parvenaient au communicateur n’étaient plus intelligibles. Anzu grimaça et répéta :

— J’entends rien : il y a trop d’interférences. Mais j’ai l’impression que tu m’entends, de ton côté. De fait, trouve un moyen de te signaler !

Anzu fit signe de la main à ses deux subordonnées d’ouvrir l’œil : elle ignorait quelle forme allait prendre le signalement de Fuyuko. Ce fut finalement une boule de feu explosant dans le ciel qui avertit le groupe de l’endroit où elle se trouvait.

— Là-bas ! s’écria Mio en pointant du doigt la direction.

Anzu appuya sur l’oreillette :

— Encore une fois, s’il te plaît !

Une nouvelle boule de feu ne tarda pas à exploser.

— Mmm… Nord-est… quatre cents ou cinq cents mètres… Nous serons là rapidement. Ne bouge pas et surtout n’engage pas l’ennemi, sous aucun prétexte !

<< … civils… Grrrzttt… >>

Anzu préféra ignorer cette dernière tentative de communication, chaque seconde importait à présent.

— Rejoignons-la rapidement ! dit Aiko en devançant les ordres de sa chef. Je m’inquiète pour Fuyu-chan !

— Évidemment ! ajouta Anzu sur un ton accusateur. Vite ! Transformation !

Les trois filles activèrent leur magie presque en même temps. Le corps de Mio se mit à briller d’une lueur blanche, tandis que Mio se recouvrit de pétales violets et Anzu d’arcs électriques. Comme toujours, contrairement aux fictions, la transformation ne dura même pas une seconde.

Les trois se mirent hâtivement en route. Mio et Aiko, par voie terrestre — bien que cette dernière aurait pu aisément s’envoler en employant ses vecteurs, mais puisque les quatre étaient nécessaires pour avoir une manœuvrabilité correcte, cela l’empêchait de se battre— et Anzu en chevauchant son balais volant. Contrairement aux deux autres, cette dernière ressentit immédiatement une étrange sensation, comme un picotement étrange dont elle n’arrivait pas à définir la nature.

Il ne fallut que quelques instants avant qu’elles ne survolassent des civils allongés, certains à côté de flaques de vomis, d’autres s’étaient assommés eux-mêmes en frappant leurs têtes contre des troncs d’arbres. Une vision horrible qui ne manqua pas de dégoûter les trois combattantes.

— On continue ! On s’occupera d’eux après, déclara Anzu, coupant court aux questions que ses subalternes allaient lui poser.

— Mais…

— Nous sommes des militaires, une équipe d’intervention et d’extermination, pas des secouristes.

Malgré ses paroles froides, elle aurait bien aimé leur porter assistance. Cependant, la priorité était Fuyuko. Impossible de savoir si elle était en plein combat ou bien déjà terrassée.

Anzu commençait à avoir une idée de ce qui se tramait, même si elle n’avait aucune preuve. Si ce qu’elle pensait était juste, il fallait en finir avec ce monstre au plus vite, ne fût-ce que pour la sécurité des civils présents. Néanmoins, rien n’assurait qu’ils survivraient pour autant…

Ignorant même le corps d’une femme allongée sur une fillette, les trois mahou senjo poursuivirent jusqu’à atteindre leur objectif. C’est là qu’elles retrouvèrent Fuyuko.

Elle évacuait en portant dans ses bras un homme et une femme inconscients. Elle fuyait un cube gélatineux dont la forme et la couleur se distinguait de celui qu’elles avaient combattu récemment. Contrairement à ce dernier, celui-ci présent dans le parc était jaune et parfaitement découpé, un peu comme les cubes en agar-agar utilisés dans le dessert traditionnel, l’anmitsu.

— C’est quoi ce machin ? s’étonna Mio.

— Akan ! Je sens que c’est encore un monstre acide ! s’exclame Aiko.

— Arrête de m’appeler comme ça !

Mio remarqua, après coup, qu’elle s’était emporté un peu vite : on ne parlait pas d’elle. Elle rougit dans un mélange de gêne et de colère face à elle-même.

Anzu fit claquer sa langue, puis expliqua :

— Je me suis un peu informée sur le monstre de la dernière fois : c’était un Visders, une vase noire. Celle-ci devrait être un V’otli, une vase radioactive. On dirait que nous avons malheureusement affaire au même culte que l’autre fois.

C’était ce qu’elle avait craint : les pauvres promeneurs qui s’étaient rendus dans le parc cet après-midi-là avaient été victimes d’empoisonnements radioactifs émis par cet Ancien. Dans les archives qu’elle avait consulté, on indiquait qu’il était affilié aux troupes du Puissant Ancien Ugoltho. En principe, on n’en trouvait que dans l’Empire d’Ukrytiye, sur le territoire commandé par ce dernier.

Si les communications ne fonctionnaient pas, c’était uniquement à cause des radiations qui générait un effet de type IEM, impulsion électromagnétique. Selon les registres de l’armée, les V’otli étaient faibles, mais semaient souvent le désordre dans la logistique militaire lorsqu’ils apparaissaient sur les champs de bataille.

Les mahou senjo étaient incroyablement résistantes aux radiations, elles pouvaient aisément évoluer dans des zones de forte radioactivité où des humains normaux tomberaient dans le coma en quelques minutes à peine.

La Vase Radioactive, selon estimation, devait probablement dégager une irradiation de près de 20 gray, de quoi tuer un humain en peu de temps. Dans le cas des mahou senjo, elles commenceraient à ressentir les premières céphalées et affaiblissements musculaires après de nombreuses heures.

Enfin, grâce à leur guérison inhumaine, elles purgeaient les radiations à une vitesse incroyable. En quelques heures, au pire quelques jours, les compteurs Geiger ne détectait plus rien sur elles. Les mettre en quarantaine était souvent inutile, une simple décontamination suffisait.

— À ce stade, il est presque impossible de sauver des victimes, pensa Anzu, mais ça vaut le coup d’essayer quand même.

En effet, même si le monde était en guerre depuis l’Invasion et les avancées technologiques ralenties (voire inexistantes dans certaines domaines), avant la catastrophe l’humanité avait réussi à conquérir la Lune et Mars. Pour affronter les radiations de l’espace, les scientifiques avaient réussi à mettre au point de nombreuses méthodes. Ces technologies n’avaient pas été perdue, mais étaient devenues si chères qu’en général seuls les riches pouvaient y accéder.

Il y avait donc peu de chances que de simples civils en bénéficiassent. Mais tout cela n’était pas du ressort de simples soldates.

— Unité 33 : à l’attaque !

La première à passer à l’offensive ne fut autre qu’Aiko : elle projeta les quatre vecteurs en même temps sur la créature qui se trouvait à une vingtaine de mètres d’elle. Quatre trous apparurent dans le cube alors que sa substance fut projetée à l’opposé des trois qui venaient d’arriver.

Mio passa à l’attaque à son tour : elle fonça poing en avant. Juste avant l’impact, elle fit apparaître, autour de son bras, une barrière défensive avec laquelle elle heurta le monstre avant de se retirer.

Le choc fit vibrer le monstre, de l’acide jaillit par les trous creusés par Aiko ; cela ne paraissait pas très efficace, mais cette fois Mio était parvenue à ne pas se faire blesser au moins.

— Akan ! C’est quoi ce monstre ?! J’sers à rien cette fois encore !!

— Akan-chan qui dit akan… Kukuku !

— Ta gueule, Aikoooo !!

Mais l’emportement de sa collègue ne fit que satisfaire le côté taquin d’Aiko qui demanda à ses vecteurs de poursuivre l’offensive.

Pendant qu’ils s’exécutaient, elle contourna le monstre et s’en alla saisir le corps étendu d’un vieillard que Fuyuko n’avait sûrement pas eu le temps de sauver ; le pauvre homme était à quelques mètres du monstre.

Puisque Aiko n’avait pas besoin de rester concentrée sur ses vecteurs, des invocations, elle pouvait agir indépendamment d’eux.

— Par acquis de conscience, essayons quand même…, dit Anzu d’une petite voix comme dirigée vers elle-même.

Elle invoqua deux robots mais se rendit compte qu’ils ne bougeaient pas. Même s’ils étaient créés magiquement, une fois apparues les créations d’Anzu se comportaient comme des robots ordinaires. À moins de les avoir équipés d’un blindage contre les IEM, ce qui n’était pas le cas, ils ne pouvaient pas évoluer dans une zone avec une telle radioactivité.

Fuyuko ne tarda pas à venir prêter main forte à Aiko : elle posa les deux personnes qu’elle portait et lança un sortilège de terre. Ses quatre tanzaku étaient tous marqués du kanji de la terre et se mirent à flotter au-dessus du monstre avant de s’embraser.

Des pics jaillirent du sol et empalèrent le cube à quelques dizaines d’endroits. Comme la fois précédente, après avoir subi autant de dégâts, la structure physique de la gelée s’altéra et se divisa en dix petits cubes identiques à l’original.

— Il suffit de les écraser ou les électrocutés à présent ! cria Fuyuko depuis les airs.

— Comptez pas sur moi : ma magie ne fonctionne pas bien ici, déclara Anzu.

— Hein ? Ah bon ? s’étonna Mio.

— Les écraser ? Entendu ! cria Aiko.

Même s’ils étaient dix fois plus petits que l’original, les cubes étaient malgré tout plus grands que des humains.

Aiko demanda à ses vecteurs de les écraser contre le sol. Ils pouvaient perforer ou bien produire des impacts contondants, elle choisit donc ce dernier mode d’attaque. Confrontés à la puissance des vecteurs d’un mahou senjo de rang B, plusieurs éclatèrent en répandant des gouttelettes autour d’eux.

De son côté, Fuyuko fit s’abattre une pluie de pierres depuis les airs. Quant à Mio, elle porta un coup de talon sauté en s’entourant de sa barrière réactive. Ce faisant, elle parvint à détruire un adversaire, mais ne fut touchée par l’acide.

— Aïe aïe !!

Moins de quelques minutes après le début du combat, il ne restait plus au sol qu’une flaque visqueuse jaunâtre. Avec la mort de l’Ancien, l’émission de radiations disparurent aussitôt, mais ceux qui avaient été empoisonnés ne furent pas guéris pour autant.

L’affrontement avait été réglée brièvement, mais la Vase Radioactive avait eu le temps de causer bien des dégâts. En effet, il avait fallu pas mal de temps avant que son signalement n’ait pu remonter jusqu’aux autorités compétences, et de nombreuses personnes et appareils ne s’en remettraient pas.

— Commençons par évacuer les civils hors de la zone, ordonna Anzu. Même si l’Ancien a été détruite, le niveau de radiation n’est sûrement pas revenu à la normale.

Aucune d’elle n’était spécialisée dans ce domaine, mais elles avaient eu l’intention de sauver les civils depuis le début, aussi elles approuvèrent l’ordre et s’appliquèrent de suite à son exécution.

Peu après…

— Bien joué, unité 33. Les secours sont déjà en route. L’espace sera scellé en attendant que la police scientifique en apprenne plus. En attendant, j’aimerais que vous alliez jeter un œil à l’alarme : pourquoi ne s’est-elle pas activée pour prévenir le désastre ?

— N’est-ce pas à cause des radiations ? demanda Anzu, au téléphone ; elle était sortie du parc.

— En principe, elle se trouverait hors du périmètre que vous avez signalé.

En effet, elle avait essayé de l’établir au moyen des picotements qu’elle ressentait et de son téléphone, mais elle l’avait fait sur simple base d’estimations.

— Encore une chose : il se peut qu’il…

— Qu’il y ait encore des cultistes, l’interrompit Anzu. Les Vases Radioactives, comme les Vases Noires, évoluent au sein des troupes d’Ugoltho. Il n’y aucune raison d’en trouver au cœur de Nagoya. Sauf si elles ont été invoquées. Il y a de fortes probabilités que ceux qui les ont fait venir appartiennent au même groupe et que ceux de la dernière fois ne représentaient pas l’intégralité de la cellule.

L’officière la laissa finir puis, sur un ton de reproche…

— Une bonne analyse, c’était ce que j’allais vous dire justement. Ce n’est pas très poli d’interrompre sa supérieure, cependant.

— Toutes mes excuses !

Elle s’était laissée emportée par toute cette affaire. Il y avait trop d’interrogations à élucider : notamment, que venait faire un culte ukrytiyen à Nagoya ? Fallait-il craindre que ces deux affaires ne fussent que le début d’une implantation durable de leurs activités dans le pays ?

Comme si l’officière avait lu ses pensées :

— Le culte principal d’Ugoltho à Ukrytiye est celui de la Terre Gelée. Je n’ai jamais compris le rapport entre le gel et le Puissant Ancien, mais c’est la traduction en kibanais. On sait très peu de choses à son sujet si ce n’est qu’il a une hiérarchie complexe avec des grades et des initiations. De fait, les cultistes capturés et interrogés n’ont jamais pu dévoiler qu’une petite part de sa structure.

— C’est astucieux.

— En effet. Ce n’est pas la première fois qu’ils opèrent à Kibou, mais c’est la première où une de leurs cellules commet deux attentats aussi rapprochés.

— Le fait que nous ayons dérangé leurs projets initiaux pourrait justifier cette proximité.

— C’est fort possible…

— En admettant qu’il s’agisse bien de la même cellule.

— L’inverse tiendrait presque de l’improbable. D’autant que l’analyse des géolocalisations de leurs téléphones portables ont établi qu’ils passaient souvent par ce parc. Quoi qu’il en soit, j’aimerais que vous le fouilliez minutieusement, trouvez-moi la clef du mystère.

— Bien entendu.

Anzu se mordit la lèvre, quelque chose la perturbait. Après avoir hésité, elle demanda finalement :

— Depuis quand étiez-vous au courant qu’ils avaient fréquenté ce parc ?

L’officière garda le silence un temps étonnamment long au sein d’une communication à distance, puis…

— Je l’ai appris à l’instant. L’équipe scientifique de la police a remonté l’information au moment du signalement de l’attaque. Apparemment, ils étaient encore en train d’analyser les données.

— Je vois. Nous sommes en route. Terminé.

— Bonne chance. Terminé.

Même si cette manière de marquer la fin d’une communication datait de l’époque des radios, beaucoup de militaires l’utilisaient encore.

Anzu rangea son téléphone dans la poche en grimaçant et en donnant un coup de pied dans le banc voisin. Elle en était sûre : l’officière avait menti. L’information liée aux localisations des smartphones des cultistes était remontée bien plus tôt. Si l’armée avait envoyé une équipe enquêter plus tôt, le drame aurait pu avoir été évité.

Combien de personnes avaient perdu la vie encore en ce jour à cause de la chaîne de commandement et de problèmes d’informations ?

— Le lien entre les deux affaires n’est pas avéré mais il paraît totalement évident, pensa Anzu avant de se transformer. Si nous n’avions pas été dans les parages, cela aurait été même pire.

Mais était-ce réellement la chance qui les avait mises sur cette opération ? Elle n’avait aucun moyen de le savoir et, pour l’heure, ce n’était pas le plus important.

***

Les forces de l’ordre délimitaient la zone radioactive. Les spécialistes en combinaisons NRBC avec ces compteurs Geiger menaient des analyses pendant que les ambulanciers emportaient les blessés.

Pour sa part, l’unité 33 se trouvait avec un technicien face au poteau où était installée l’alerte d’intrusion dimensionnelle. Les deux mégaphones au sommet du poteau d’électricité étaient reliés à trois détecteurs dispersés à divers endroits du parc.

— En principe, au moins un aurait dû s’activer, expliqua-t-il.

— Ce poteau n’a pas été affecté par les radiations par hasard ? D’ailleurs, comment réagissent les senseurs face à ces dernières ? demanda Anzu.

Le technicien paraissait un peu hésitant quant à sa réponse.

— Si les senseurs se trouvent dans la zone, en effet, ils ne fonctionneront pas. Mais aucun des trois ne s’y trouvait. De plus, avant même d’être touchés par la vague radioactive, les détecteurs auraient dû détecter la hausse de molécules ED qui précédent l’invocation, non ?

C’était le principe de fonctionnement de ces détecteurs : ils mesuraient les molécules d’origine extra-dimensionnelles, autrement nommées « molécules ED ». On englobait dans ce terme toutes celles provenant d’une autre dimension que celle de la Terre, mais il y en avait différents types. Puisque cela relevait de la physique quantique, les concepts étaient particulièrement compliqués et peu de personnes les comprenaient réellement.

— Je pense que vous en savez plus que nous sur la question, je vous fais confiance.

Les autres filles écoutaient et observaient les environs, sans trop savoir qu’en penser.

— Haha ! Merci mais, vous savez, je suis plus un électricien qu’un expert dans ces machins-là. Quoi qu’il en soit, je peux vous dire que cet engin est parfaitement opérationnel. En principe, il aurait dû fonctionner. Je vais aller jeter un coup d’œil aux senseurs.

— Merci à vous.

— En tout cas, pour le moment, je pencherais plus sur une panne technique. Dans le pire des cas, les senseurs devront être envoyés en réparation.

— Faites donc selon la procédure. Nous allons poursuivre notre enquête de notre côté.

Elles saluèrent le technicien qui se dirigea vers le senseur le plus proche à quelques centaines de mètres.

— L’affaire n’est pas encore réglée ? se plaignit Mio.

— Il y a forcément des invocateurs dans le coin, dit Fuyuko. Ou au moins les cadavres de ces derniers, s’ils se sont sacrifiés pour faire venir l’Ancien.

Aiko et Mio ne purent s’empêcher de grimacer.

— S’ils ont été mangés par la Vase, nous ne trouverons plus rien, fit remarquer la première.

C’était une évidence qui méritait d’être soulignée à ce stade de l’enquête. De même que les civils qui avaient été assimilés avant leur intervention, d’autres preuves avaient pu disparaître dans le corps de l’Ancien.

— Ouais, ça paraît compliqué tout ça… On doit juste marché dans le parc pour trouver des indices ? demanda Mio.

— Mmmm… J’ai l’impression que nous passons à côté de quelque chose, dit Anzu en se frottant le menton.

— J’ai aussi cette impression, dit Fuyuko. On dirait qu’ils n’ont même pas pris le temps de saboter les senseurs de détection d’intrusion, comme si causer des morts n’était pas le premier objectif.

Bien sûr, les senseurs étaient équipés de dispositifs qui les faisait sonner s’ils étaient ciblés, mais ils n’étaient pas impossible pour autant de les mettre en défaut. Il y avait déjà eu des précédents du genre.

Dans le cas du parc, le plus simple aurait été simplement de saboter les mégaphones, ainsi même si l’un des trois senseurs détectait des molécules ED, il n’y avait rien pour le signaler aux alentours.

— Et s’ils étaient actuellement en train de mener leur véritable plan ? demanda Aiko.

Les trois filles l’observèrent, intriguées.

— Je veux dire… L’invocation était peut-être une diversion. Ce ne serait pas la première fois qu’on nous fait le coup. Si j’étais à leur place, j’utiliserais les radiations pour cacher mon vrai but : c’est suffisamment embêtant pour qu’on ne puisse pas envoyer de drones, passer de coups de fils et tout ça, non ?

Les yeux d’Anzu et de Fuyuko s’écarquillèrent soudain comme si les deux avaient été confrontées à la même évidence.

— Vite ! Retournons dans la zone !

Précipitamment, le groupe fit demi-tour en direction du lieu du crime en s’attendant au pire, mais… tout semblait bien aller : les policiers étaient encore là, pas de monstre en vue, tout paraissait normal.

Anzu grimaça et tourna son regard vers Aiko qui ne comprenait pas bien.

— On dirait que ce n’était pas ce qu’ils comptaient faire, dit Fuyuko, calmement. Il est même possible qu’il n’y a même pas d’autres cultistes. Peut-être bien qu’ils se sont vraiment sacrifiés pour invoquer la Vase.

— C’est fort possible…, marmonna Anzu à moitié convaincue.

Mais, Aiko reprit la parole :

— Sincèrement, je trouve ça bizarre qu’ils viennent ici pour mener un rituel. Je veux dire… Contrairement au centre ville, il n’y a pas tellement de monde non plus dans le parc.

— Sûrement pour être à l’abri des regards, fit remarquer Anzu.

— Tu as l’impression qu’on peut facilement se cacher ici ? D’après les traces de corrosion, la Vase venait de là-bas, dit-elle en pointant un endroit, mais on a trouvé aucune trace de rituel.

— La Vase a fait fondre tout avec sa substance acide. Même s’il y avait des bougies et des cercles, on ne les trouverait plus.

— Tu penses ? Mais pourquoi les passants n’auraient pas réagi avant ? Les rituels d’invocation sont long à mener. Puis, tout le monde en a vu dans les films et saurait les reconnaître. Impossible qu’ils n’aient pas attiré l’attention ! Puis, regarde : à cet endroit où est passé le monstre, il y a encore des diverses traces dans l’asphalte qui dataient d’avant son invocation. Il ne fait pas tout disparaître.

En effet, on pouvait voir une trace dans l’asphalte qui se trouvait proche de la fontaine où tout avait commencé. Considérant tous les indices, la Vase avait certainement rampé dessus et, malgré tout, elle n’avait que peu subis de dégâts. Pas plus que l’asphalte, par ailleurs.

— Puis, là aussi, le marquage au sol, il n’a pas disparu.

Mio se massait les tempes douloureusement en les écoutant, elle paraissait indifférente à tout cela.

À l’opposé, Anzu et Fuyuko étaient pendues aux lèvres d’Aiko dont elles n’avaient pas estimé la capacité d’analyse. Personne ne la prenait pour idiote mais, assurément, on avait sous-estimé ses facultés.

— En effet… On peut présumer qu’un cercle magique serait encore tracé au sol…, avoua Anzu. Et peut-être même que les bougies n’auraient pas fondues. En fait, j’ai l’impression que cet acide ne dissout que ce qui est organique.

— Mais, dans ce cas, où les cultistes auraient mené leur rituel ? demanda Mio, innocemment.

Une fois encore, Aiko eut une soudaine révélation. Elle s’éloigna du groupe et s’approcha de la fontaine. Malgré l’incident, elle continuait de fonctionner normalement.

— Je me demande… N’aurait-elle pas pu venir de là ? demanda-t-elle en pointant une bouche d’égout.

Les trois autres s’approchèrent et remarquèrent qu’elle n’était pas très loin du lieu d’apparition supposé de la créature. Des traces attestaient d’un déplacement récent de la plaque.

— Les égouts ? Tu penses réellement qu’ils puissent être là-dedans ?

— C’est juste dans les films qu’ils sont assez grands pour y évoluer, fit remarquer Fuyuko, cette fois.

Aiko leva les épaules :

— Qui sait ?

Anzu se gratta la tête, puis décida d’agir :

— Je vais y envoyer un drone. J’espère juste que les radiations ne sont plus aussi fortes là-dessous.

Elle ouvrit la bouche d’égout sans aucun mal ; même si elle était une invocatrice, une mahou senjo restait une mahou senjo. Puis, elle fit apparaître un robot éclaireur au fond et lui demanda d’explorer tout en établissant un lien télépathique.

Le robot se mit en mouvement, cette fois il opérait normalement.

Et, quelques instants plus tard…

— Bingo ! Aiko-chan, tu es un génie ! s’écria Anzu.

Les filles l’observèrent en attendant l’explication de cet enthousiasme.

— Mon robot MK V a découvert un collecteur d’eau qui se trouver là-bas, dit-elle en désignant du doigt une zone. Manifestement, il y a des personnes à l’intérieur.

— Héhé ! J’avais donc raison…

Aiko paraissait aussi surprise que les autres d’avoir trouvé la résolution du mystère.

— C’est parti ! En avant toute ! s’écria Mio qui était perdue depuis un moment.

Les filles ouvrirent la bouche d’égout et sautèrent à l’intérieur, l’une après l’autre. Contrairement, à ce que pensait Fuyuko, les canalisations étaient assez grandes pour y circuler. L’odeur qui s’en dégageait était immonde, mais le travail était le travail. Aussi, elles se hâtèrent de se rendre jusqu’au collecteur où un groupe de dix cultistes étaient en plein rituel… cette fois encore.

Mais, contrairement à la fois précédente, ils venaient de finir ; elles arrivaient trop tard.

Une immonde créature apparut au centre du collecteur, dans les eaux usées et brunâtres.

Spongieuse. C’était le premier terme qui passa à l’esprit de toutes en l’observant. Un amas de chairs dénué de squelette, un peu comme un mollusque. De forme ronde, la partie haute de son corps, atteignant malgré tout trois mètres, était évasée à la manière d’une fleur fermée.

L’immense amas de chair visqueux et veiné avançait sur un ensemble d’une dizaine de courts tentacules qui lui servaient de jambes. Comme toujours avec les Anciens, il était absurde que de si fins membres pussent soutenir une telle masse, mais pourtant…

À l’arrière s’agitait une queue terminée par un crochet menaçant. À l’avant, le monstre avait deux pédoncules terminés par deux mains géantes, avec des pouces opposables similaires à ceux des humains.

Enfin, de chaque côté de son corps étaient attachés deux têtes semblables à des poulpes, chacune terminée par une dizaine de tentacules et d’une multitudes d’yeux.

— C’est quoi cette horreur ? se demanda Mio à haute voix.

— Je… je ne sais pas…, répondit Aiko avec une goutte de sueur sur le visage.

— On dirait une Vase Scotoplanique, dit Fuyuko. Normalement, ce sont des troupes offensives d’Ugoltho… Première fois que j’en vois une…

— C’est dangereux ? demanda Anzu.

— Menace 3. Je me souviens juste qu’il lance des sorts.

Anzu grimaça et prit un air sombre. Un niveau de menace 3, autrement dit un Ancien de niveau Évolué, était suffisamment fort pour affronter des mahou senjo de rang A. Or, l’unité 33 était composée de deux rangs C et de deux rangs B.

Même en groupe, elles partaient sur des chances défavorables de le vaincre et d’autant plus sans subir de pertes. Si encore Anzu et Mio avaient été également rang B…

En tant que chef, c’était une situation difficile, elle devait décider pour le bien de son unité, mais également pour les policiers à la surface. Il était peu probable que l’Ancien resterait gentiment dans les égouts à attendre.

— Unité 33, nous…

Elle n’eut pas le temps de donner d’ordres que la scène devant ses yeux changea brusquement.

Les cultistes étaient physiquement et magiquement à bout, mais leur moral était au plus haut. Ils avaient réussi à tromper les mahou senjo et à faire venir une créature très puissante dans l’espace urbain de Nagoya.

À leurs yeux, cet Ancien était semblable à un dieu vivant. Leurs esprits déjà brisés réagirent à l’apparition en entrant dans une sorte de folle extase. Qui riait aux éclats, qui pleurait à genoux. L’un d’eux se griffa le visage au sang avec joie. Un autre s’ouvrit le ventre en pleurant de plaisir.

Les sorciers empruntaient la magie des Anciens, mais leurs esprits et leurs corps demeuraient ceux de faibles humains. La folie était la fatalité qui attendait ceux qui étudiaient ces arcanes interdites et faisaient face aux créatures absurdes du Mythe.

Peut-être parce qu’ils s’agitaient et faisaient du bruit, peut-être parce qu’ils étaient simplement les plus proches, l’Ancien, à peine apparut, projeta ses tentacules dans leur direction et les attrapa.

Sans ménagement, il broya l’un d’eux, tandis qu’il jeta un autre dans sa gueule qui se trouvait dans la partie évasée supérieure de son corps. Un instant, on entendit les dents mâcher.

Il était inutile d’attendre pour savoir ce qui adviendrait : un massacre. Un rituel sur deux s’achevait de la sorte et, dans ces cas-là, les sorciers n’avaient même plus la volonté de lutter ou de s’enfuir.

Malgré tout, c’était néanmoins une chance inespérée pour l’unité 33.

— Nous remontons à la surface ! cria Anzu. Il faut prévenir les enquêteurs. Puis, nous ne sommes pas adaptées à un combat souterrain !

— Et eux ? On va les abandonner ? demanda Mio avec innocence, avec une expression dégoûtée par l’immonde spectacle.

— Quoi que nous fassions, ils sont condamnés à mourir, dit Fuyuko.

Anzu acquiesça et répéta ses ordres avec plus d’insistance :

— Nous remontons !!

Malgré quelques réticences de la part de Mio, l’unité se précipita jusqu’à la sortie des égouts et revint dans le parc.

Quelques cris les suivirent et attirèrent l’attention des policiers et scientifiques en pleine recherche.

— Attaque ennemie ! Il va venir par le collecteur ! Que tout le monde quitte la zone immédiatement ! Contactez la caserne la plus proche : il nous faut des renforts ! Nous allons le retenir !

Les forces de l’ordre ne comprenaient pas bien la situation mais si des mahou senjo leur ordonnaient d’évacuer, il devait y avoir une bonne raison, aussi ils s’exécutèrent, ne fût-ce que pour leur propre sécurité. De toute manière, de par leur statut, elles avaient autorité à leur donner un tel ordre.

Anzu, assise sur son balais volant, ne tarda pas à prendre de l’altitude. Fuyuko fit de même en employant les pouvoirs de l’air.

Mio se plaça non loin de la plaque d’égout, prête au combat. Aiko se tenait à ses côtés, ses vecteurs tournant autour d’elle.

Le monstre ne tarda pas à jaillir des entrailles de la terre. Son corps flasque se tordit pour passer par la plaque qui était conçue pour des humains. Malgré le dégoût de ce spectacle grotesque, Anzu ordonna l’attaque :

— Profitons-en !!

Fuyuko fut la première à mener l’offensive. C’était généralement elle, en tant que combattante à distance, qui avait tendance à agir la première, affaiblissant les ennemis que Mio et Aiko achevaient.

Un bombardement de boules de feu s’abattit sur le monstre. Malheureusement, Fuyuko ignorait que son ennemi, comme nombre des séides d’Ugoltho, était immunisé à cet élément.

La plupart des troupes de ce Puissant Ancien étaient insensibles aussi bien aux armes conventionnelles qu’aux flammes, au gel et même à l’acide. Certains spécialistes affirmaient que leurs défenses incroyables servaient à compenser leur manque de mobilité, de vivacité et d’armures, en faisant des cibles très exposées.

Au final, les flammes ne firent qu’obstruer la vision des alliées de Fuyuko qui perdirent de vue le monstre quelques instants.

Aiko se mit à tourner autour de la plaque en envoyant deux de ses vecteurs à l’attaque ; les deux autres restèrent en défense. Pour sa part, une fois les flammes dissipées, Mio utilisa sa magie de lumière pour se donner une soudaine impulsion et charger brutalement l’Ancien.

Deux trous apparurent dans le corps déformé du Vhuiggu, autrement nommé Vase Scotoplanique ; les vecteurs les avaient causés.

Pour sa part, Mio main ouverte pour planter ses doigts dans le corps spongieux à la manière d’une lance ; elle avait estimé les dégâts contondants inutiles contre cette créature, encore.

* Splatch *

Un liquide visqueux coula le long de son bras et sur son visage.

— Ahh ! C’est dégueux !

Avant une éventuelle contre-attaque, elle essaya de bondir en arrière, mais…

— Mon bras est bloqué !

— Mio-chan ! cria Anzu qui avait un très mauvais pressentiment depuis le début.

— Je vais attaquer ! cria Fuyuko, cette fois.

Sans les communicateurs, elle était obligé de crier alors qu’elle n’aimait pas le faire et parlait habituellement bas.

S’étant rendue compte que le feu n’avait pas été très efficace, elle changea d’élément et fit flotter devant elle une feuille de papier avec des mantras écrits dessus. Les écritures se mirent à briller alors qu’elle récita les mots de pouvoirs : une lame de vent s’abattit sur le monstre.

Cette fois, ce fut un succès. La profonde entaille sépara un morceau du corps et permit à Mio de se dégager, tout en laissant une coupure dans le sol.

Néanmoins, la liberté de Mio ne fut que de courte durée : le Vhuiggu fit passer d’un seul coup la majeure partie de son corps par le trou et déploya les tentacules de sa tête gauche qui s’enroulèrent autour de Mio.

La pauvre mahou senjo essaya tant bien que mal de se débattre, mais ils étaient aussi glissants que puissants ; leur prise était ferme. De plus, ils étaient enduits d’un poison de contact qui commença rapidement à faire effet : les muscles de Mio furent pris d’une soudain rigidité qui allait la mener jusqu’à la paralysie totale.

Aiko fut prompte à agir :

— Beru-kun 1 à 4 ! Libérez Mio !

Faisant fi de sa propre sécurité, elle ordonna à toutes ses invocations d’agir. Le temps jouait contre elles. Mio n’était pas assez résistante pour supporter aussi bien le poison que la force titanesque de cette étreinte.

Heureusement, les vecteurs parvinrent à creuser des trous si large dans les tentacules qu’ils finirent par se sectionner. Mio commença à chuter lorsque Aiko ordonna :

— Beru-kun 2 : dévie Mio jusqu’à moi !

En pleine chute, la trajectoire de Mio changea et lui permit d’esquiver les autres tentacules qui allaient la saisir.

— Merci, Aiko-chan !! dit la concernée d’une voix larmoyante.

— De rien ! Hop ! J’ai attrapé une princesse !

Aiko, qui avait remis un de ses vecteurs en défense, la rattrapa dans ses bras.

— Quel monstre horrible…, marmonna Fuyuko.

Anzu avait mal au ventre, le stress y avait formé une sorte de boule.

— Faites plus attention, bordel ! s’indigna-t-elle dans un mélange de colère et d’inquiétude.

En effet, l’Ancien était encore plus coriace que prévu. Sans l’aide de ses alliées, Mio n’aurait jamais pu se libérer et aurait été condamnée à une mort certaine.

— Ses tentacules sont empoisonnés ! cria Mio en posant le pied à terre. Il paralyse… je pense…

Elle commença à gesticuler pour dégourdir ses membres, mais ne se défit pas de suite des effets délétères. Heureusement, son orientation physique lui permettrait de s’en remettre plus rapidement qu’une magicienne comme Fuyuko.

Aiko et Mio reculèrent encore alors que la créature finit de sortir entièrement des souterrains. Ses blessures commençaient déjà à se régénérer. Ses tentacules latéraux paraissaient courts mais ils étaient capables de s’allonger sur plusieurs dizaines de mètres, comme il l’avait démontré en saisissant Mio.

— Mio, reste en retrait pour le moment ! Aiko-chan, Fuyuko-chan, appuyez l’attaque de mes robots !

Sur ces paroles, Anzu fit apparaître au sol une demi-douzaine de robots tous armés de scies circulaires sur leurs bras gauches et d’une perforeuse sur le droit.

Fuyuko se remit à psalmodier en faisant tourner autour d’elle des tanzaku, tandis qu’Aiko envoya à l’assaut ses vecteurs. Puisqu’elle les maniait à deux cents mètres de distance, elle pouvait se tenir suffisamment éloignée des tentacules. L’incantation achevée, des bourrasques de vent vinrent les trancher net.

Les robots entamèrent leur avancée également.

Voyant tant d’ennemis autour de lui, le Vhuiggu ouvrit grand sa bouche et cracha une liquide vert dans les airs qui fit retomber en fine pluie à des centaines de mètres autour de lui. C’était de l’acide.

À peine les gouttelettes touchèrent la peau des combattantes qu’elles sentirent d’intenses brûlures et virent apparaître de petits trous dans leur peau.

— Aïe !! Il agresse ce machin ! se plaignit Mio.

— Les barrières réactives ! cria Aiko en faisant apparaître la sienne.

Toutes suivirent son exemple. Mais elles se rendirent rapidement compte que malgré leur taille ces gouttelettes étaient nombreuses et à même de détruire leurs défenses. Si l’Ancien venait à les attaquer, aucune chance d’y résister.

— Je savais que c’était une horreur mais là…, marmonna Anzu, incapable de bouger.

Les robots ne furent pas épargnés, le liquide commença et les restes de radioactivités les rendit lents et maladroits au point que quelques coups de queue du Vhuiggu suffit à les mettre en pièces les uns après les autres.

— Il ne faut pas perdre de temps ! déclara Aiko. Cet environnement nous désavantage. Il se régénère, en plus. Il faut attaquer fort et le tuer immédiatement !

— Tu as beau dire ça, on fait comment ? Je peux pas vous aider et Anzu-chan non plus ! répliqua Mio.

— Ne m’appelle pas comme ça, idiote ! Je suis votre boss ! se plaignit Anzu, quand bien même ce n’était pas vraiment le moment.

Les deux l’ignorèrent et Anzu fit apparaître de nouveaux robots, sous terre, cette fois. Elle avait mémorisé le tunnel qui passait sous le parc et dans lequel elles étaient entrées. Le monstre se trouvait juste au-dessus. Elle opta cette fois pour des robots armés de lances perforeuses, des armes tout droit sorties d’un anime.

— Fuyuko, Aiko, repassez à l’offensive ! Je vais tenter une attaque-surprise.

Personne n’était au courant de ce qu’elle faisait mais elles avaient confiance en leur chef.

Aiko lança ses vecteurs à l’attaque tandis que Fuyuko prépara un nouveau sort lorsque…

Les mains du monstre pointèrent l’une comme l’autre : un rayon de givre se dirigea vers Fuyuko, alors qu’une boule de feu sur Aiko. Ayant enfin déterminé les combattantes à distance, elles étaient devenus ses cibles prioritaires du Vhuiggu.

— Il lance des sorts en plus ?! s’écria Mio avec indignation.

— De mieux en mieux…

Les barrières défensives des deux femmes furent gravement endommagées.

— Je n’en encaisserai pas une autre du genre ! cria Fuyuko, en se mettant en mouvement.

— Mes vecteurs ne me protègent pas contre les attaques magiques élémentaires !

C’était une de leurs limites. Les vecteurs pouvaient dévier les coups d’épées crées par magie puisqu’elle avait une consistance et un mode d’attaque physique, mais ne pouvaient rien contre les énergies élémentaires comme l’électricité ou le feu.

Ayant acculé ses cibles, le monstre poursuivit l’offensive et continua de tirer sur les deux. Elles recoururent à l’esquive, faute de pouvoir compter sur leur barrière défensive, qui, par ailleurs, finit par se briser à cause de la pluie acide ; la bouche, tel le vase d’une fontaine, continuait de les asperger ; le parc était en ruine.

Le visage d’Anzu était en sueur, si elle tardait trop elle allait perdre deux de ses subalternes, et amies. Aussi, elle ne tarda pas à envoyer ses robots attaquer par en-dessous. Le majeur problème était la taille de la plaque qui ne permettrait pas à plus d’un robot à la fois d’attaquer. Elle pouvait également détruit le plafond pour les faire attaquer tous, mais perdrait le bénéfice de la surprise et les invocations seraient à découvert, sous l’acide.

Elle se mordit la lèvre inférieur et décida de changer un peu son plan : elle devait attirer le monstre le temps que tout fut en place. Mais, lorsqu’elle allait agir, quelqu’un de plus impulsif qu’elle la devança…

— Whooooo !!

Mio chargea le monstre. Elle visa une des mains, cette fois, en portant un coup de pied ascendant qui la dévia, ainsi que le projectile magique qui se dirigeait vers Fuyuko.

Au même instant, Anzu passa à l’offensive. Un vrombissement mécanique se fit entendre alors qu’un des quatre robots dissimulés empala la créature et d’activer sa lance-foreuse ; le sang infecte de la créature giclait tout autour dans une vision écœurante.

Les trois autres, n’ayant plus besoin de rester cachés, détruisent le sol afin de venir prêter main-forte à la première unité.

Malgré tout, la boule de feu qui était destinée à Aiko partit en direction de sa cible. Cette dernière essaya d’esquiver en utilisant un vecteur pour se propulser dans les airs, mais la sphère explosa en plein vol et le souffle et les flammes la touchèrent malgré tout.

Elle perdit le contrôle sous l’effet de la douleur et se bondit sur le côté. Avec l’accroissement de force produit par le vecteur, elle atterrit à quelques centaines de mètres à l’orée du parc, non loin d’une maison abandonnée. En fait, elle percuta même un de ses murs.

— Whoo ! C’était moins une !

Son geste maladroit lui avait évité d’importantes brûlures, elle en avait déjà beaucoup subi à cause de la pluie acide qui avait détruit sa barrière magique.

— Elles continuent de combattre et je suis trop loin pour envoyer mes vecteurs. Je dois y retourner ! Dit-elle à haute voix avec détermination.

Mais, lorsqu’elle posa le pied devant elle, elle ressentit une vive douleur à la cheville. Elle grimaça et s’accroupit pour l’examiner. Elle n’y connaissait pas grand-chose en médecine et, finalement, elle n’avait pas d’autres choix que de retourner au combat. Elle prit donc sur elle.

Pendant ce temps, l’Ancien bondit de côté pour s’éloigner des robots qui le frappaient par dessous. Puis, il agita ses vingt tentacules en ciblant aussi bien les robots que Mio. Cette dernière esquiva habilement par des bonds en arrière mais, posant le pied dans une flaque d’acide, elle glissa au sol. Trois tentacules heurtèrent sa barrière réactive qui vola en éclats. Avant d’être saisie, Mio parvint néanmoins à se dégager.

— Attention !!! cria Anzu.

Le crochet de la queue du monstre, qui avait une forme incurvée semblable à une serpe, se dirigea droit vers le cou de Mio. Il était trop tard pour esquiver et sa barrière n’était pas encore régénérée.

Ses yeux s’écarquillèrent alors qu’elle voyait la mort fondre sur elle, au ralenti.

Mais…

L’attaque fut déviée au dernier moment et Mio projetée brutalement sur le côté. Elle avait échappé de justesse à la mort mais son bras avait malgré tout été lacéré.

— Han… han… désolée de l’attente.

Essoufflée, Aiko se tenait à côté d’un arbre. Elle était dans un sale état, ses vêtements en lambeaux, mais elle était arrivée à temps.

Des larmes apparurent aux coins des yeux d’Anzu : elle était soulagée, elle avait failli perdre Mio, une fois de plus.

Des pics de terre empalèrent l’Ancien à cet instant. Fuyuko serait arrivée trop tard pour le sauvetage mais elle n’était pas restée immobile à observer la mort de son amie.

Le corps spongieux du Vhuiggu commença aussitôt à régénérer les dégâts causés, l’attaque était insuffisante, malheureusement.

Elles étaient toutes fatiguées et blessées. Fuyuko n’avait presque plus de mana et la pluie acide avait causé diverses brûlures sur son corps. Mio et Aiko étaient dans un état encore pire. Et Anzu avait perdu ses invocations que le monstre avait éliminé tout de suite après l’assaut de Fuyuko et le retour d’Aiko.

Frustrée, la chef se mordit la lèvre inférieure. Elle n’était pas aussi forte que ses subalternes et, à l’opposé, l’Ancien était particulièrement coriace. Il ne restait plus qu’une seule chose à faire…

— Retrai…

Elle allait donner l’ordre de retraite lorsque quelque chose d’inattendu se produisit : le monstre se divisa en quatre créatures plus petites, mais identiques. De leurs mains, chacun fit apparaître un sort et cibla l’une des filles.

— Retraite !! hurla Anzu, paniquée, avant de croiser les bras pour se défendre.

Des tirs soutenus déferlèrent sur elles. Elles n’avaient plus de protection magique et pouvaient difficilement esquiver cet excès de tirs dans leur état.

Tout paraissait fini. À ce stade, même la fuite était devenue impossible : elles avaient raté le moment de ce faire. Il ne restait plus qu’à tirer leur révérence et passer l’arme à gauche.

Soudain, des épées se plantèrent dans le corps des monstres et des boucliers de glace apparurent devant les filles pour bloquer les projectiles magiques.

Plus loin, à une cinquantaine de mètres, se tenaient quatre mahou senjo :

— On prend la relève, déclara une femme aux longs cheveux noirs attachés en tresse, avec des vêtements noirs et une cape à col montant.

À ses côtés se tenait l’utilisatrice de la magie de glace : une sorcière blonde, aux vêtements bleus, entourée d’une brume gelée.

Les deux qui se tenaient en tête, sûrement les combattantes physiques, étaient une grande fille aux cheveux courts rouges, en uniforme militaire noir, et une femme élégante, à la longue chevelure noire, et à la robe rouge sang. Cette dernière avait d’ailleurs deux ailes faites d’une substance minérale rouge.

Sans attendre de réponse, les deux en tête passèrent à l’assaut. Même s’ils étaient plus petits que l’original, les Vhuiggu demeuraient plus grands que des humains. Celle en uniforme militaire entoura ses bras de sable et frappa au corps-à-corps. L’autre fit sortir de son dos des appendices liquides avec lesquels elle fouetta ses ennemis.

Quant à l’arrière-garde, la fille en noir fit apparaître une dizaine d’épée autour d’elle avant de les projeter sur ses ennemis. Pendant ce temps, la sorcière tira des sphères de glace, ignorant qu’elles étaient inefficaces.

— Ce sont les renforts ? demanda Aiko.

— Je pense plutôt une unité postée à proximité, répondit Anzu. Les filles, on y retourne. À présent, nous avons une chance de l’emporter.

— Ouais ! répondit Mio avec entrain, malgré ses blessures.

Ignorant la déclaration qui avait été faite, elles appuyèrent la nouvelle unité dans son combat contre les petits Vhuiggu. L’Ancien choisit après peu de se reformer en une seule entité, plus puissante, pour les affronter.

Le combat paraissait à l’avantage des mahou senjo, jusqu’à ce que le vent se mit à tourner…

— Atten… !

Anzu essaya de prévenir les combattantes au contact, mais sa voix n’arriva pas à temps. Mio et la combattante utilisant le sable furent saisies par les tentacules : Mio fut attrapée à la jambe par un seul tentacule, tandis que l’autre par une demi-douzaine.

— Aaaaaaaaaaaaaaahhhh !!!

Cette dernière hurla alors qu’elle se fit emporter dans les airs. Aiko projeta tous ses vecteurs pour les protéger toutes les deux. L’un parvient à libérer Mio, mais elle ne parvint pas à sectionner tous ceux qui enserraient l’inconnue.

La fille aux ailes et aux appendices rouges, de sang, puisque c’était ce dont il s’agissait, parvint in extremis à sectionner les autres.

— Yasuna, tu es libre ! cria-t-elle.

Cependant, il était déjà trop tard : le corps de Yasuna tomba paralysé, le poison avait pénétré abondamment son organisme. La gueule dorsale du monstre s’ouvrit en grand pour gober sa proie.

Sous les regards interdits et horrifiés, les mâchoires se refermèrent dans un horrible bruit de mastication. Les chances de survie était moindre, pour ne pas dire inexistantes.

Sous le choc, la sorcière de glace se mit à hurler de toutes ses forces.

— Aaaaaaaaaaaaaaahhhhh !!

Le Vhuiggu, bien qu’à l’agonie après toutes les attaques qu’il avait subi, profita de cet instant de trouble pour diriger ses mains vers celle qui criait. Des éclairs noirs crépitèrent entre ses doigts et une sphère de même couleur ne tarda pas à fondre sur la sorcière.

— Sumikaaa !! cria la fille aux épées volantes.

Elle envoya deux d’entre elle s’interposer entre le projectile et Sumika, en vain. Les lames tombèrent en poussière et la sphère toucha sa cible qui ne chercha même pas à se défendre.

Aussitôt, l’énergie parcourut son corps, elle se mit à s’agiter de douleur et cracher du sang.

— Aaaah !! Ça… fait mal !! Aaaaaaaaaahhh !

Elle convulsa de manière frénétique alors que sa peau commença à tomber en morceaux. Finalement, tout ce qui se trouvait l’intérieur de son corps s’écoula à l’extérieur et rapidement elle devint un amas de chair sanguinolent.

Les sorts de décrépitude faisaient partie des plus craints de l’arsenal des Anciens, puisqu’ils déréglaient l’organisme en accélérant son entropie. Parfois, la victime tombait simplement en poussière, parfois son corps était pris de nécrose et d’autres fois, comme celle-ci, les effets étaient plus atroces.

Il allait sans dire que cette exécution des plus cruelles fit tomber le moral des combattantes. La fille aux épées prit simplement la fuite en hurlant, tandis que celles aux ailes de sang entra dans une fureur animale : elle planta ses mains dans le Vhuiggu à l’agonie et hurla de colère et de douleur.

— CREVEEEEEEEEEEEEE !!!!!

Ses appendices de sang entrèrent dans le corps du monstre et commencèrent à le transpercer de l’intérieur. Les larmes coulaient des yeux de la mahou senjo tandis que ses traits étaient horriblement déformés.

Anzu avait déjà vu des combattantes céder à cette fureur, en général, les concernés n’en réchappaient pas puisqu’elles outrepassaient leurs limites et faisaient fi de leur propre sécurité.

— Les filles ! Attaquez-le ! Il faut agir vite !

Mais Fuyuko était en sueur : elle haletait et tenait à peine en vol. Elle ne semblait plus en état de lancer le moindre sort.

Un tentacule saisit la femme aux ailes de sang, lui attrapant le bras ; elle le sectionna à l’aide des appendices de ses ailes en rugissant comme un fauve. Aiko projeta ses vecteurs pour l’aide mais elle fut la seule à agir : Mio était également paralysée par la terreur. Anzu donna la priorité à ses subalternes et essaya de les sortir de leur état en les raisonnant.

Pendant ce temps, le Vhuiggu fit apparaître un mur de sable pour bloquer les appendices de sang. Une nouvelle fois, il provoqua un choc psychologique.

— C’est… c’était le pouvoir de… Yasuna…, déclara la femme aux ailes de sang d’une voix qui peinait à sortir de sa gorge.

Sous l’effet d’une colère redoublée, elle se jeta pleinement dans la mêlée. Aiko demanda à ses vecteurs de la protéger alors qu’elle se dirigea vers Mio, bien trop proche de la mêlée.

Une sphère de glace se dirigea vers Fuyuko qui flottait dans les airs, le monstre comptait en finir avec elle avant qu’elle ne retrouvât ses esprits.

— Je… je vais y rester aussi…, marmonna-t-elle en tendant péniblement sa main pour faire apparaître une barrière réactive.

Mais, Anzu s’interposa avant. Une explosion de glace se produisit et détruisit la barrière d’Anzu dont le bras droit se retrouva entièrement congelé.

— Je… je ne te laisserai pas mourir !

Elle était à bout et avait terriblement mal, mais la protection de Fuyuko passait avant sa survie.

L’espoir apporté par l’intervention de l’unité inconnue avait été balayé en un instant. Le désespoir n’était que plus profond à présent. Le combat tournait au massacre.

— Les filles, barrez-vous ! ordonna Anzu. Je vais le retenir !

Si elles pouvaient survivre, son sacrifice ne serait pas grand-chose.

— Anzu-chan, ne raconte pas n’importe quoi ! rétorqua Fuyuko, en pleurant et en l’enlaçant par derrière. Nous sommes une équipe… si nous devons mourir…

Elle cherchait à se montrer courageuse, mais elle tremblait comme une feuille. Elle ne voulait pas mourir, c’était évident. Anzu soupira, prêt à prendre des mesures plus brutales pour assurer sa survie.

À distance, Aiko et Mio n’avaient pas prêté attention à la voix de leur chef ; la combattante inconnue criait si fort qu’elle avait couvert sa voix. Dans sa fureur, cette dernière enchaînait les attaques désespérées : le Vhuiggu qui avait absorbé le pouvoir de Yasuna portait de redoutable coups de tentacules entourés de sable et se défendait à l’aide de sa magie. Si elle parvenait à poursuivre le combat, c’était uniquement grâce à l’aide des vecteurs d’Aiko.

Alors que Anzu s’apprêtait à frapper Fuyuko pour la projeter au loin, une colonne de lumière tomba du ciel et plusieurs mahou senjo officielles arrivèrent enfin en renfort.

Cette fois, elles étaient bel et bien sauvées. Les officielles achevèrent le dur travail qu’elles avaient accompli à huit. C’est inconscientes et blessées que l’unité 33 fut amenée à l’hôpital le plus proche.

***

Quelques jours plus tard, les quatre étaient de nouveau sur pied.

Leurs actions leur avaient valu les félicitations de leurs supérieurs, ainsi qu’une décoration et des points positifs en vue d’un avancement dans leur carrière militaire.

Normalement, elles auraient dû être contentes, c’était un honneur qu’on leur faisait, néanmoins un goût amer demeurait dans leurs bouches. C’est avec un air grave et renfrogné qu’elles accueillirent les remerciements.

Leurs supérieures reconnurent que, sans leur courage exemplaire, les pertes auraient été bien plus importantes. La Vase Scotoplanique ne serait pas arrêtée au parc, elle se serait rapidement jetée sur les quartiers d’habitation voisins et, considérant son rang de menace, les morts se seraient comptés en dizaine.

Elles avaient gagné suffisamment de temps pour limiter les dégâts à deux mahou senjos issues d’agence et du matériel.

Toutefois, à leurs yeux, il ne s’agissait pas « seulement de deux mahou senjo », mais elles s’abstinrent de faire la remarque à leurs officières.

Une fois dans leur chambre commune d’unité, elles retirèrent leurs uniformes d’apparat pour remettre leurs uniformes usuelles. Elles étaient dispensées de service pendant quelques jours encore, elles n’avaient pas à s’inquiéter qu’on vienne les déranger pour une affaire quelconque.

— Les pauvres…, dit timidement Aiko. Je ne sais pas comment je réagirais si…

Elle ne finit pas sa phrase. Dans le silence qui régnait, toutes l’avaient parfaitement entendue.

— Un jour, ça nous arrivera sûrement.

Anzu n’avait pas pu se retenir de faire cette déclaration pessimiste qui n’améliora pas le moral.

— Je me demande ce qu’elles feront…

— Aaaaaaaaaahhh !! Vous me tuez toutes les deux ! se mit à hurler Mio. Je sais pas pour elles mais, si je viens à mourir, j’ai pas envie que vous tiriez ces tronches !!

Elle passa un bras sous celui d’Anzu qu’elle tira de force, puis fit de même avec Aiko.

— Nous allons boire ! Fuyuko-chan, tu viens bien sûr !

— Hein ? Mais je n’ai pas l’âge de boire…

Elle n’avait que seize ans, il lui manquait encore quatre ans pour avoir l’âge légal.

— Rien à faire ! Au pire, tu boiras du soda ! J’en ai marre de vous voir déprimées ! Ce n’est pas notre faute si elles sont… sont…

Les larmes s’échappèrent de ses yeux, soudainement, sans qu’elle parvint à en endiguer le flot. Même si elle essayait d’agir avec bonne humeur, elle était autant affectée.

Au cours du combat, Mio avait enchaîné les erreurs, obligeant ses collègues à la sauver à de nombreuses reprises. Avant la mort de Sumika, elle s’était même retrouvée paralysée sans pouvoir agir. Elle n’avait de cesse de se demander si les choses n’avaient pas pu mieux finir si elle avait été plus efficace.

À force de la sortir du pétrin, ses collègues s’étaient épuisées. Cette énergie, elles n’avaient pas pu la déployer aux moments les plus critiques.

Ces doutes étaient communs à celles qui prenaient pas à ce genre de tragédies. De même, Anzu se demandait si elle n’aurait pas pu prendre de meilleures décisions.

Aiko et Anzu serrèrent dans ses bras Mio en se mettant à pleurer à leur tour. Un peu plus loin, Fuyuko se tenait le bras et baissait le regard.

— Cela ne sert à rien de se torturer l’esprit, dit-elle. Personne n’est fautive, tout le monde a fait de son mieux. J’espère qu’elles s’en remettront, malgré tout…

Les décès au sein des agences pouvaient souvent entraîner la dissolution, des départs ou d’autres erreurs mortelles. À l’armée, au moins, elles n’avaient pas le choix et devaient suivre les ordres de restructuration.

Séchant leurss larmes, elles finirent par sortir de la caserne et se rendre dans un izakaya du quartier voisin. Elles occupèrent toute l’après-midi et la soirée une table où elles mangèrent et burent jusqu’à tard.

Elles voulaient oublier, mais ne parvinrent qu’à enfouir les horreurs. Même Fuyuko, après des heures de réticence et de refus, finit par plonger dans l’alcool et c’est dans un piteux état qu’elles rentrèrent dans leur chambre la nuit bien avancée.

Le réveil fut difficile, comme toujours dans ces cas-là. Les souvenirs de la veille étaient confus.

Lorsque Aiko se réveilla, deux grands yeux larmoyants l’observaient.

— Que… Ai… Ai… ?

Il s’agissait de Mio.

— Bon… jour… Ouch ! J’ai mal à la tête… !

— Qu’est-ce qui… ?

Aiko mit un certain temps à comprendre ce qui embarrassait sa collègue : elles étaient toutes les deux dans le même lit, nues.

Contrairement à Mio, Aiko gardait son calme. Elle posa la main sur l’épaule de son amie et affirma :

— Ne t’inquiète pas, quoi qu’il se soit passé ici : ça ne compte pas ! Nous sommes entre filles !

C’était ce qu’on lui avait toujours dit, il n’y avait rien de mal à prendre un bain avec une amie ou dormir dans le même lit. Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter : Aiko était hétérosexuelle, de toute manière. Puis, elles avaient beaucoup trop bu pour qu’il y ait « faute ».

Tout était « safe », sans l’ombre d’un doute, mais…

— Dans quel monde ce qui s’est passé ne compte pas ?!! Je ne vais plus pouvoir me marier !!! OUINNNNN !!

Malheureusement, Aiko n’avait pas le moindre souvenir. Se sentant observée, elle remarqua que Fuyuko et Anzu, le visage rouge vif, les fixaient ; leurs chevelures étaient en désordre et elles avaient la mine des matins suivant une beuverie.

— Bonjour. Je n’ai rien fait avec vous, rassurez-moi ?

Cependant, les deux se cachèrent aussitôt sous leurs draps laissant Aiko, grimaçante, dans le doute.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ?

Elle se raccrocha, cette fois encore, à son adage : « Entre filles, ça ne compte pas de toute manière ! ».

Pendant quelques jours, la crise fut reléguée au second plan, mais une gêne s’installa entre elles. Seule Mio paraissait se souvenir des détails et continuait de déclarer qu’elle emporterait le secret dans la tombe.

Lire la suite – Chapitre 3