Mars 2085.
Les pouvoirs d’Aiko avaient disparu depuis une année. Ils s’étaient progressivement affaiblis puis, un beau matin, Aiko s’était sentie déprimée et amorphe. En essayant de se transformer, elle n’avait pas réussi et avait rapidement compris que quelque chose lui manquait à présent.
Ce n’était pas la première fois qu’on contait le récit de ce moment fatidique. La plupart des témoignages qu’elle avait recueillis allaient tous dans le même sens : une impression de vide.
À l’agence K.T., on lui avait donné une semaine de repos, au cas où ses pouvoirs reviendraient. Elle l’avait espéré mais, cette fois, l’étincelle était définitivement éteinte.
Elle était revenue à l’agence pour donner sa démission, elle avait dû retenir les larmes : elle aurait voulu rester. Mais la réalité n’était jamais clémente et douce. Elle aurait beau pleurer sur son sort, ses pouvoirs ne reviendraient pas.
Rester parmi les filles lui avait paru impossible à cette époque : sans pouvoirs, à quoi pourrait-elle servir dans une agence de mahou senjo ? Comment pourrait-elle justifier un salaire alors qu’elle ne pouvait plus se battre ?
Personne n’avait remis en cause sa démission, elle était normale ; on s’y était préparé depuis un moment.
Comme d’autres avant elle, Aiko avait espéré trouver une nouvelle voie. Elle n’avait jamais connu que l’armée et les conflits, elle n’avait jamais eu le temps de s’interroger sur ce qu’elle aurait pu faire d’autre.
Lorsqu’elle avait quitté l’armée, elle avait immédiatement intégré une agence. Puisqu’à l’époque, elle avait été au mieux de ses capacités, elle avait jugé être son devoir d’en faire profiter la société. Combattre les Anciens était le devoir des mahou senjo, qu’elles fussent membre de l’armée ou non.
Mais, à présent, que lui restait-il ?
Elle passa des semaines enfermée chez elle, le monde extérieur lui faisait peur ; elle était consciente des monstres qui grouillaient dans ses ténèbres et qu’elle ne pouvait plus affronter.
Grâce à sa retraite, elle n’était pas dans le besoin, elle pouvait limiter ses interactions avec l’extérieur au maximum. Avec les services de livraison à domicile, elle pouvait même acheter ce qu’elle voulait sans se déplacer.
Néanmoins, se rappelant d’une sordide affaire à laquelle elle avait pris part et dans laquelle des cultistes utilisaient les services de livraison de pizza pour séquestrer des victimes, elle évitait d’ouvrir sa porte aux livreurs et était réticente à commander en ligne.
— Il aurait sûrement mieux valu que je meurs pendant le service, pensait-elle assez souvent.
C’était sûrement la fin de carrière la plus commune aux mahou senjo, la majorité n’arrivait pas à la retraite puisqu’elles perdaient la vie en opération.
— Un objet cassé et devenu inutile est jeté à la poubelle, c’est normal, se disait-elle. Une mahou senjo incapable de se battre ne devrait pas vivre.
Un soir, couchée devant la télévision avec ce genre d’idées funestes à l’esprit, regardant distraitement les images colorés qui s’agitaient devant ses yeux, elle réalisa :
— Peut-être que d’autres parviennent à profiter de leur retraite, c’est peut-être moi le problème.
Elle n’avait pas encore atteint les trente ans, elle avait une retraite qui lui permettait de vivre confortablement, pour n’importe qui, elle n’avait pas lieu de se plaindre.
Comme nombre de personnes solitaires et désespérées à la recherche d’une réponse, elle tapota sur le navigateur de son smartphone : « comment vivre bien après une retraite mahou senjo ».
Des résultats de recherche, plus ou moins pertinents, s’affichèrent sur son écran mais, après avoir consulté le troisième site, en lisant en diagonal, elle se rendit compte qu’elle était lasse de ces pseudo-études psychologiques.
— Celles qui s’en sortent ont le soutien de leurs familles ou d’un petit-ami… Il faudrait peut-être que je commence par là, se dit-elle.
Contrairement à nombre de ses anciennes collègues, elle était hétérosexuelle. Elle pourrait facilement se marier si elle trouvait un compagnon. Et, pour ce faire, il avait déjà une simple chose à faire : sortir de chez soi.
Ce soir-là, Aiko était décidée à changer de vie, à se sortir de cette morne lassitude qui avait les allures d’une boue tenace l’embourbant de plus en plus profondément et la privant de toute lumière et de toute air respirable, en même temps qu’elle éteignait la flamme de l’espoir.
Il ne lui avait fallu même pas un mois pour en arriver là, si elle resterait à la maison plus longtemps qui sait les dégâts ce mode de vie lui infligerait. Peut-être même qu’elle finirait comme d’autres mahou senjo à la retraite… par un suicide.
Elle se redressa dans son canapé, se gifla les joues et chercha l’heure du coin des yeux : il n’était que dix-neuf heures, il était encore temps pour sortir.
Elle n’avait que peu d’expérience dans le domaine. Elle était déjà sortie avec des officières et des collègues pour aller boire des verres dans des bars et des izakaya, mais elle avait toujours été entourée.
— Le principe ne doit pas être différent : il faut que je me fasse belle et attirante, que j’aille boire un verre seule et que j’attende qu’un homme m’approche pour me parler. Là, je me montre agréable, je souris et j’attends qu’il me demande mon numéro de téléphone. C’est simple ! Comme dans les films !
En effet, c’était le modus operandi habituel de nombreuses fictions. Cette technique pourrait fonctionner, d’autant qu’Aiko était séduisante.
— N’empêche, dit comme ça, on dirait que je pars à la pêche… et que je suis juste un hameçon.
Elle se fit cette réflexion en remarquant que, en tant que femme, il lui suffisait en principe d’attendre au bon endroit.
Elle partit dans la salle de bain se préparer, arrangea son maquillage et sortit des vêtements propres et neufs de son armoire. Puis, elle ouvrit sa porte et sortit avec détermination.
Néanmoins, son plan avait de nombreuses failles : lorsqu’elle arriva au niveau du supermarché où elle se rendait tous les jours pour faire ses courses, ses jambes ralentirent jusqu’à s’arrêter. Elle s’immobilisa sur le trottoir, incapable de poursuivre. Ses jambes étaient devenues lourdes.
— Euh… ?
Cela faisait quelques semaines qu’elle n’était pas allée plus loin que ce commerce.
— Qu’est-ce qui m’arrive ? pensa-t-elle alors que quelques passants lui jetèrent des œillades rapides en la contournant.
Elle força sur ses jambes, mais le résultat demeurait le même : elle était comme paralysée.
Elle réalisa soudain que l’explication était simple : elle avait peur. Elle avait en quelque sorte réduit son territoire à cette rue qui menait du supermarché à son appartement, une part d’elle considérait tout ce qui se trouvait au-delà comme dangereux, voire mortel.
En soi, elle aurait tout aussi bien mourir à cet instant, en pleine rue, voire chez elle devant la télévision : les Anciens pouvaient apparaître n’importe où, n’importe quand, et les cultistes n’hésitaient pas à pénétrer les propriétés privées pour séquestrer des sacrifices. Mais tous les arguments rationnels étaient impuissants à ce stade.
Peut-être qu’en journée, elle pourrait se sentir un peu plus rassurée, pensa-t-elle. Mais, ce soir-là, il lui fut impossible de rejoindre la gare.
Après quelques essais infructueux, Aiko soupira et entra simplement dans le supermarché pour y acheter de la glace et de l’alcool.
Au cours des jours suivants, ne renonçant pas à son projet, elle s’entraîna à s’éloigner de plus en plus loin. Cela aurait pu la faire rire à une époque si on lui avait parlé de quelqu’un pratiquant un tel entraînement, mais elle n’aurait jamais pensé que ce quelqu’un ce serait elle.
En journée, comme elle l’avait deviné, elle parvenait à atteindre la gare en tremblant. Mais, la nuit, c’était impossible. Le problème était que les locaux intéressants pour faire des rencontres étaient ouverts le soir, après les horaires de travail.
Elle parvint finalement à trouver une triche : elle s’installa à un bar alors qu’il faisait encore jour et, lorsque la nuit tomba, elle avait suffisamment bu pour contrer les effets de la peur.
Néanmoins, sa première sortie ne fut pas très glorieuse : elle sursautait au moindre bruit, elle ne parvenait pas à se détendre et, finalement, personne ne l’approcha. Pire encore, elle finit par vomir son repas dans les toilettes à cause de l’angoisse.
Le lendemain, elle se décida à aller voir un spécialiste qui rapidement lui prescrivit des calmants.
Finalement, plus d’une semaine après son premier essai infructueux, elle parvint à s’installer dans un bar bondé, au comptoir, où elle prit un simple cocktail ; elle avait décidé de ne pas boire trop cette fois, elle avait besoin de sa tête pour évaluer les personnes qui viendraient lui parler. Puis, elle ne voulait pas donner l’air d’être une fille facile.
Aiko se heurta à plusieurs problèmes rapidement : le premier était le fait qu’elle venait seule. Certes, cela permettait d’attirer des hommes, mais on la prenait justement pour une fille facile, un coup d’un soir, en résumé.
D’ailleurs, un premier homme lui proposa en fin de soirée d’aller boire un peu dans un love hôtel : elle refusa en lui faisant comprendre qu’elle n’avait pas envie de le faire le premier soir, sans connaître mieux la personne.
Un autre, plus subtil, attendit le second rendez-vous pour l’inviter chez lui et essaya sa chance : le résultat fut le même. Et elle en rencontra d’autres du même genre, c’est pourquoi elle remit en question sa méthode de pêche.
L’autre obstacle, dont elle se rendit compte, était son âge. En effet, après l’insuccès de ses premières tentatives, elle préféra être plus honnête et rapidement faire comprendre qu’elle cherchait une relation durable et pas une simple passade, mais lorsqu’elle annonça avoir plus de vingt-six ans, elle ressentit un blocage auprès de ses interlocuteurs.
Son âge avait toujours été au centre de ses inquiétudes puisqu’il avait annoncé le glas de sa carrière. Elle n’avait cependant pas pensé qu’il y aurait d’autres domaines où il serait problématique.
En effet, dans la société kibanaise déjà avant l’Invasion, on considérait qu’une femme arrivée à un tel âge n’était plus « bonne à marier ».
Trop indépendantes, trop solitaires, parfois trop marginales, la majorité des hommes ne les considéraient plus comme des épouses potentielles. Il fallait dire qu’une grande partie de celles qui étaient célibataires à cet âge-là choisissaient la carrière à la famille.
De fait, Aiko finit par tricher et se rajeunir dans les discussions. Mais, quelque chose en elle devait la rendre peu crédible puisqu’elle produisit l’effet inverse à celui désiré : elle fit fuir les hommes encore plus rapidement.
Finalement, elle cessa quelques temps sa recherche pour reconsidérer sa stratégie.
Elle finit par avoir une idée : celle de sortir avec des amies. Elle n’avait pas encore essayé, peut-être serait-ce plus judicieux. Elle convint d’une sortie avec deux officielles encore en activité.
Avec elles, la peur d’Aiko disparut complètement, c’était sûrement l’élément le plus positif. Néanmoins, elle ne parvint pas plus à ses objectifs.
Les deux mahou senjo étaient trop différentes par rapport aux personnes normales, tout en elle transpirait la discipline militaire, la violence et, surtout, elles n’étaient pas en âge pour fréquenter un tel endroit ; sans leurs badges, elles n’auraient même pas été autorisées à entrer.
Personne ne les approcha, elles discutèrent toute la soirée de leurs expériences militaires et Aiko finit par être ramenée chez elle totalement ivre.
— Il me faut des amies « normales » d’abord ! conclut-elle le lendemain, en repensant à la soirée.
Mais comment avoir des amies normales ?
Si les hommes l’approchaient dans un bar sans aucun problème, elle ne se voyait pas aller au devant de femmes pour leur demander d’être son amie.
Elle s’interrogea donc sur la manière de nouer d’amitié avec des femmes de son âge et demanda même conseil à son moteur de recherche, l’outil indispensable pour toute questions quelles qu’elle fût.
Elle ne tarda pas à trouver une réponse.
Aiko était entrée dans le monde normal, mais elle n’agissait pas comme un de ses membres. Si elle n’arriverait pas à trouver d’époux, c’était parce qu’elle débarquait seule, sans connaître personne et sans connaître les règles du milieu.
Ceux qui y vivaient allaient à l’école, faisaient des rencontres, puis trouvaient un travail et ajoutaient des personnes à leur carnet d’adresse à mesure qu’ils en supprimaient d’autres.
Le travail était non seulement essentiel à l’économie du ménage, mais servait également à tromper l’ennui et se faire des relations.
Pourquoi Aiko n’y avait pas pensé plus tôt ?
Elle décida qu’avant même de fonder un foyer, elle avait besoin d’un travail. Une fois intégrée au tissu social, elle pourrait tenter de convaincre un homme plus ouvert d’esprit de la prendre pour épouse, même si elle était devenue trop vieille pour ce faire.
Avec cette nouvelle résolution et ses anxiolytiques, elle s’en alla prendre à la gare des journaux d’annonce de travail.
***
Cela faisait déjà six mois qu’Aiko travaillait à nouveau. Elle avait trouvé un poste dans un restaurant italien dans le centre-ville, à Yaba-cho.
À la mi-juin, elle avait trouvé une annonce pour un poste de serveuse au « Serenissimo » et elle avait postulé. Serveur n’était pas le métier le plus intéressant et pas le plus facile non plus, selon l’appréciation personnelle d’Aiko. Mais elle avait connu des situations de vie et de mort, elle aurait été bien hypocrite de se plaindre de quelques clients un peu trop exigeants.
— Néanmoins, je les mettrais bien devant quelques Shoggoth pour leur faire comprendre que quelques minutes d’attente ne sont pas grand-chose, pensait-elle parfois confrontée à ce genre de clients.
Un jour, un incident en cuisine eut lieu : un des cuisiniers âgée fit un malaise. C’était la panique : il était le plus expérimenté et celui qui vérifiait la qualité de tous les plats. On pensa fermer jusqu’à son rétablissement tellement il était indispensable.
Mais, l’air de rien, Aiko approcha la casserole de sauce tomate qui était en train de cuire et goûta :
— Il faudrait une pointe de sel encore… Et peut-être une cuillère de bicarbonate pour réduire l’acidité.
Tous les serveurs et cuisiniers du restaurant, une bonne dizaine d’employés, l’observèrent avec de grands yeux ronds.
— Tu t’y connais en cuisine ? demanda son supérieur hiérarchique.
Il avait tenu entre ses mains, à peine un mois auparavant, le CV d’Aiko mais il l’avait lu distraitement. En effet, il s’était arrêté au fait qu’elle était une retraitée de l’armée et avait présumé qu’elle n’était bonne qu’à faire la guerre.
Il l’avait malgré tout engagée puisque le gouvernement exigeaient à ce que ces femmes fussent mises en tête des listes de demandeurs d’emploi ; c’était une mesure hypocrite pour justifier qu’il ne les abandonnait pas mais, dans les faits, très peu de contrôles étaient menés pour faire appliquer cette loi.
De plus, il était facile de rejeter la candidature d’une mahou senjo retraitée sous prétexte qu’elle ne correspondait pas au profil recherché, le moindre détail pouvait permettre de le justifier. D’autant qu’elles avaient rarement des diplômes justifiant de niveaux de compétences. Même si l’État leur accordait une sorte de reconnaissance de compétences universelles, dans les faits, la plupart ne savaient rien faire d’autre que se battre. Le stéréotype n’était généralement pas si éloignée de la réalité.
Le patron d’Aiko s’était dit que même une personne sans qualification pouvait faire l’affaire, ce n’était qu’un baito, un job de quelques heures, de serveuse ; elle ou une autre, n’importe qui aurait convenu. Au pire, si elle s’était avérée incapable, il aurait pu la renvoyer sans scrupules.
Mais Aiko avait su parfaitement tenir son poste : elle était modeste, ne contestait jamais les ordres (habitude militaire) et son apparence mature et agréable convenait bien à son uniforme et au style du restaurant.
Alors que la panique avait gagné la cuisine, on découvrit avec surprise que la serveuse incapable avait en réalité des compétences inattendues.
En effet, Aiko avait toujours aimé cuisiner. Elle aimait voir les visages satisfaits des personnes qui mangeaient ses plats. Puis, cette occupation lui occupait l’esprit.
Même après la perte de ses pouvoirs, elle avait passer pas mal de temps aux fourneaux pour ne pas penser à sa situation. Et, au cours de son service à l’armée, elle avait réussi à convaincre les cuisiniers du mess d’accepter son bénévolat occasionnel. Elle connaissait donc bien les impératifs d’une cuisine pour un grand nombre.
Finalement, suite à cet incident où Aiko s’illustra, elle fut transféré du service à la cuisine à temps plein. On réalisa rapidement qu’elle avait suffisamment de compétences pour remplacer le cuisinier et l’aider à son retour. Elle ne comprit pas de suite qu’elle venait d’avoir une promotion, de manière parfaitement militaire, lorsqu’on l’avait affectée à un autre poste, elle s’était inclinée et n’avait posé aucune question, même pas des répercutions sur son salaire.
Depuis sa nouvelle affectation, un mois s’écoula.
Noël, cette fête qui à Kibou était associée aux couples, suivies une semaine plus tard par Nouvel An, une fête de famille, étaient à présent passés.
La nouvelle année avait débuté et Aiko se tenait dans la cuisine après des vacances qui lui avaient parues trop longues.
En effet, Aiko n’avait ni amoureux, ni famille. Comme nombre d’anciennes mahou senjo, cette période de fin d’année avait été une réelle plaie, un enfer dans lequel les individus esseulés déprimaient en remarquant leur isolement.
C’était également durant ces vacances forcées qu’elle avait réalisé s’être perdu en cours de route. En effet, elle n’avait pas réussi à nouer des amitiés, pas plus qu’à trouver un mari pour la tirer de sa solitude.
Néanmoins, le travail avait eu pour bénéfice de la tenir éloignée de chez elle et la reconnecter au monde ; elle ne prenait plus de médicaments et parvenait à sortir à peu près normalement. Elle était certes toujours emplie de peur à l’idée de sortir la nuit ou de se trouver dans les endroits bondés, et elle préférait marcher plus d’une heure et demi chacun matin pour se rendre à son emploi plutôt qu’entrer dans un train bondé, mais elle n’avait pas l’impression de vivre différemment des autres.
Les dimanches et les jours de repos étaient particulièrement difficiles, par contre. Si les employés étaient habituellement contents de pouvoir se reposer et s’occuper de leurs passe-temps, Aiko ne faisait que s’ennuyer et attendre de retourner au travail. Elle n’avait pas de réelle passion qui la tînt à cœur et, seule, elle finissait par se morfondre.
La première semaine de travail de la nouvelle année venait de commencer, au grand plaisir d’Aiko. Installée devant les fourneaux, néanmoins, son esprit réfléchissait encore à comment pouvait-elle se rapprocher des autres employés ou trouver un mari ?
— Le problème c’est que je me contente de travailler et je ne parle à personne…, pensa-elle. Sakura-san a essayé de faire ma connaissance au début, mais peut-être ai-je été trop sèche.
En effet, l’une des serveuse était venue lui parler. Aiko avait été polie et cordiale, mais trop protocolaire. Elle s’en rendait compte avec le recul.
— Je ne peux même pas rattraper le coup, elle est partie.
Sakura avait quitté le service un mois plus tard, elle était une étudiante à l’université, qui sait ce qu’elle faisait à présent.
Les autres collègues la saluaient et lui parlaient dans le cadre de leur travail, mais personne ne l’avait jamais invitée à boire un verre pour faire connaissance. D’ailleurs, Aiko ignorait s’ils se fréquentaient hors des horaires de travail.
Parmi les employés, ceux qui changeaient le plus étaient évidemment les serveurs : métier qui ne demandait pas qualification particulière, c’était souvent des postes occupés par des étudiants.
Une fois de plus, elle prit une décision :
— À la pause, je vais aller en salle de repos discuter avec les autres !
Normalement, Aiko ne prenait pas de pause. Elle n’était pas assez fatiguée pour en avoir besoin. Puis, en cuisine, elle trouvait souvent des moments creux où elle devait attendre : elle profitait de ces instants pour s’asseoir un peu.
Le moment attendu arriva rapidement. Elle défit son tablier et quitta la cuisine sous les regards étonnés de ses collègues.
Traversant joyeusement le couloir, elle afficha un sourire de circonstance : agréable et radieux.
Mais, avant d’entrer dans la salle de repos, elle entendit qu’on discutait déjà : deux femmes et un homme. Si elle se souvenait bien de leurs noms respectifs : Toyama, Yamaguchi et Kawanami.
— Elle me fait trop rire avec ses manières : on dirait vraiment un petit militaire !
— Ah ! Grave ! Et elle est prétentieuse, en plus.
Aiko avait l’intuition qu’on parlait d’elle. Ses jambes s’arrêtèrent devant la porte fermée qui laissait passer les voix fortes qui s’exprimaient de l’autre côté.
Puisqu’elle ne venait jamais dans le coin durant les pauses, probablement les trois compères se pensaient à l’abri pour médire dans son dos.
— Je suis sûre qu’en fait elle doit se faire le patron.
— Remarque, elle est mignonne au moins. Faudrait peut-être que je devienne patron moi aussi. Haha !
— Kawanami-san ! Toi alors !! Hahaha !
Pourquoi lui en voulaient-ils ? Aiko n’arrivait pas à le comprendre.
Bien sûr, elle savait qu’on ne pouvait pas être aimés de tous, personne ne pourrait avoir une telle prétention au cours de sa vie. Les affinités et les répulsions étaient inscrites dans les habitudes humaines, peut-être même trouvait-elle leur source dans les phéromones, mais, même s’ils ne l’aimaient pas, pourquoi allaient-ils jusqu’à penser de telles choses ?
Aiko cherchait une personne pour l’aimer, elle n’allait pas se vautrer dans les bras de son supérieur pour une augmentation qui lui importait peu.
Elle n’avait jamais parlé avec ces trois-là, de quel droit se permettaient-ils de la juger de la sorte ?
— Bah quoi ?! Elle en a des gros, non ?
— Vous les hommes, tant qu’il y a des gros seins…
— Pas seulement… Ses fesses et ses cuisses sont pas mal aussi.
— Si elle te plaît autant, tu n’as qu’à aller la draguer.
— Pas envie de perdre mon boulot : c’est la chouchou du boss.
— Oui, c’est bien pour ça qu’elle est arrivée à cette place. L’aut’ jour, j’ai goûté le plat qu’elle avait préparé : il n’était pas si bon que ça en plus.
— Ah ouais ? Faudra que je goûte aussi. Satsuki a dit la même chose que toi : paraît que c’est surfait, elle ne cuisine pas si bien.
— C’est juste une pouffe pistonnée par l’armée avec des grosses loches, au final.
Aiko en avait assez entendu, elle s’éloigna et entra dans les toilettes du côté opposé de la salle de repos.
Si elle avait été une fragile lycéenne, elle se serait effondrée en larmes. Mais, à la place, elle fixa le miroir devant elle avec une expression blasée, distante et finalement dégoûtée.
— C’est comme ça qu’on me voit, donc…, dit-elle à basse voix.
Elle fixa sa poitrine. Pourquoi les hommes s’arrêtaient à ce détail ? Que ce fût ceux qui avaient tenté leur chance lors de ses premières soirées, que ce fût ses collègues ou même les passants, on la regardait bien plus que son visage.
— La valeur d’une femme se résume donc à cela ?
Elle n’avait jamais voulu croire à une telle chose, d’autant qu’à ses yeux les seins n’étaient rien de si désirable.
À l’armée, elle n’avait jamais eu l’impression qu’on l’avait jugée sur cette base, pourtant. Elle n’avait jamais eu l’impression d’être un simple objet de désir comme à cet instant.
— De la jalousie…
Elle réalisa soudain. Ses lèvres s’arquèrent légèrement formant un sourire amer.
Kawanami, à part, les deux femmes étaient simplement jalouses. Aiko avait une corps plus voluptueux que les leurs et attirait les regards des hommes. Puis, elle avait fini par être appréciée par son supérieur et était passé en cuisine.
De leur point de vue, elle avait progressé bien trop vite, elles-mêmes étaient là depuis des années, toujours au même poste.
Son expression se durcit et elle se lava le visage avant de retourner à ses fourneaux.
Comme si le rideau de la réalité venait de se lever, elle réalisa qu’il n’y avait pas que ces trois-là qui parlaient dans son dos, mais certainement tous. Les regards de ses collègues lui parurent différents, leurs parolss devinrent fausses et sonnèrent avec un double sens.
En fin de journée, au lieu d’aller se changer pour rentrer, elle toqua à la porte du bureau de son chef et lui annonça sa volonté de démissionner. Elle n’expliqua pas ses raisons, elle déclara simplement vouloir donner un autre sens à vie. Elle resterait jusqu’à la fin du mois pour satisfaire son préavis.
Le jour de son départ, il n’y eut ni fête de départ, ni longues salutations : Aiko rendit ses affaires et quitta le local sans rien dire et sans se retourner.
Même si son comportement et sa démission parurent anormales, considérant la personne qu’elle avait été pendant plus de six mois, personne ne comprit réellement le message :
— Je parie qu’elle a trouvé un poste mieux payé, dit Toyama.
— Ouais… Qui sait combien d’amants elle a dans les PDG et tout ça ? Tsss ! Quelle traînée ! Bon vent !
Kawanami acquiesça, même s’il était finalement triste à l’idée qu’il ne pourrait plus voir s’agiter cette paire de seins sous le tablier.
Néanmoins, si le personnel ne déplora pas de suite son départ, la clientèle sentit la différence dans la qualité des plats apportés sur leurs tables. Après le départ du précédent cuistot pour des raisons de santé, Aiko était devenue celle qui avait défini la qualité durant les six derniers mois.
Ce n’est qu’en voyant le chiffre d’affaire baisser que le patron finirait par prendre l’initiative d’appeler Aiko pour lui proposer de revenir avec un salaire de vingt pourcent plus élevé. Mais elle refuserait, malgré ses cinq essais.
***
Aiko resta quelques jours à broyer du noir chez elle : la fin de son expérience dans la restauration lui avait vraiment fait du mal. Le travail en lui-même lui avait plu, au contraire ; les clients étaient généralement gentils, et cuisiner était quelque chose qu’elle aimait faire ; mais les relations entre collègues la rebutaient.
Elle aurait pu essayer ailleurs. Peut-être qu’en postulant directement comme cuisinière, au lieu de passer par la case serveuse, lui permettrait d’éviter la jalousie de ses collègues. Mais, en y réfléchissant…
— Admettons que ma cuisine plaise et qu’on me proposait le poste de cuisinier en chef, je subirais la même chose.
Ce n’était certes qu’une supposition, certes, mais qui pouvait devenir réalité.
Au-delà de ses capacités, à présent elle s’entêtait sur une autre considération : son physique.
Même dans un autre restaurant, tant qu’il y aurait des hommes pour la désirer, il y aurait des femmes pour la jalouser.
— Il faudrait peut-être que je travaille dans un secteur uniquement féminin, se dit-elle à haute voix. À l’armée, cela s’était bien passé.
Partant du principe que dans l’armée on ne l’avait pas particulièrement enviée, elle finit par penser que c’était l’interaction homme femme qui était problématique.
— Honnêtement, je m’en passerai bien…, dit-elle en baissant son regard sur sa poitrine.
Alors qu’au cours des journées suivantes, elle reconsidérait un autre type d’emploi, décidée à en essayer autant qu’il le faudrait jusqu’à trouver le bon, elle reçut un appel inattendu.
Sur l’écran de son téléphone s’afficha le nom de « Risae, unité 105 ». Si elle avait bon souvenir, elle l’avait rencontrée cinq ans auparavant lors d’une mission à Osaka. Elle stationnait dans une caserne de Kyôto, mais elle ne savait plus laquelle.
Après leur coopération, elles s’étaient envoyées quelques messages, mais plus rien depuis longtemps. Cela faisait donc plus de quatre années qu’Aiko était sans nouvelles, chacune ayant continué sa vie de son côté.
C’était donc perplexe qu’elle décrocha :
— Oui, allô ?
— Aiko-chan ? Tu te souviens de moi, c’est Risae !
Aiko ne se souvenait plus de son nom de famille mais, ironiquement, il ne serait pas nécessaire.
— Oui, oui, je me souviens de toi. Cela fait vraiment longtemps !
— Ooooh oui ! Qu’est-ce que tu deviens, toi ? Tu fais quoi de beau en ce moment ?
Aiko hésitait quant à la réponse à lui donner : Risae était-elle au courant de la décrépitude de ses pouvoirs ou alors était-ce de la simple politesse ?
Mais elle n’eut pas le temps de prendre la parole que son interlocutrice enchaîna :
— Je suis actuellement à Nagoya, je loge dans un hôtel à Sakae. Si tu es dans le coin, ça me botterait bien qu’on aille boire un verre.
— Euh… Vraiment ?
— Bah oui ! Tu m’avais l’air d’une fille bien.
L’un des sourcils d’Aiko se leva alors qu’elle pensa ; « dans ce cas, pourquoi ne pas avoir gardé contact ? ». Mais, une fois de plus, les relations humaines n’étaient pas foncièrement logiques, chaque personne avait ses propres valeurs, ses propres priorités et ses impératifs.
Elle préféra passer outre et répondit par un simple :
— Euh, merci… J’aurais bien aimé te connaître plus aussi.
Elle ignorait pourquoi Risae était aussi franche mais, de son côté, sa franchise était motivée par son état moral déplorable. Elle ne savait que penser de cette tentative tardive de renforcer leur relation.
D’un autre côté, Aiko se sentait seule…
— Bah, c’est la bonne occasion, alors ! Si tu as un peu de temps et que tu parviens à quitter la caserne, on pourrait se jeter quelques bières !
Aiko hésita à lui dire qu’elle ne logeait plus à la caserne puisqu’elle n’avait plus de pouvoirs mais, cette fois encore, son interlocutrice la prit de court :
— Par contre… euh… Je voulais juste te prévenir : je suis actuellement à la retraite, je n’ai plus de pouvoirs.
— Ah bon ? Tu n’es plus en service ?
— Malheureusement, non. Il y a quatre ans, j’ai perdu mes pouvoirs… Aaaaah ! Damnation ! Ils étaient si pratiques mes petits rubis !
Aiko se remémora soudain que le pouvoir de Risae était les « rubis », une variante de celui de « cristal ». Il lui permettait d’utiliser des gemmes embrasées aussi bien pour l’attaque que la défense.
Ses pouvoirs avaient marqués Aiko puisqu’ils avaient été particulièrement beaux ; les pierres rouges luisaient et irradiaient à chaque utilisation, un vrai spectacle pour les yeux.
Arrivée à ce stade de la conversation, Aiko soupira en souriant. Si elle n’avait pas été au téléphone, elle se serait mise à rire de sa propre stupidité :
— En fait, moi aussi, avoua-t-elle. Depuis l’an dernier, j’ai perdu mes pouvoirs magiques.
— Quoi ?! Tu étais si âgée que ça ?! Je pensais que tu avais dans les vingt-trois ans !
— Et j’ai pensé de même : j’ai cru que tu étais encore en service. De là à penser que tu étais ma senpai…
— OK, OK, on arrête les conneries tout de suite ! Si tu m’appelles comme ça ou que tu utilises les honorifiques avec moi, je vais te botter les fesses !
Aiko sourit, elle aimait ce franc-parler et cette simplicité qu’on trouvait souvent au sein des soldates. Si les officières étaient rigides et adoraient la hiérarchie, ce n’était pas le cas de celles qui risquaient leurs vies sur le champ de bataille.
Cela lui avait tellement manqué.
— Euh, tu m’as appelée « Aiko-chan » avant…, fit-elle remarqué avec une expression moqueuse.
— Ah ouais, ça m’a échappé sous le coup de la nervosité.
— Tu étais nerveuse ?
— Bah ouais ! Figure-toi qu’en fait, j’ai hésité avant de t’appeler ! Tu pensais que ce serait simple pour moi de débarquer de nulle part et te téléphoner, hein ?
Évidemment, ce n’était parce que Risae semblait confiante et amicale qu’elle n’avait pas ses propres doutes.
Aiko finit par accepter et elles convinrent d’un rendez-vous dans un pub ; le quartier n’en manquait pas.
Aiko hésita quant à sa tenue mais n’eut pas le temps de trop y penser. En effet, Risae allait repartir le lendemain, elles voulaient passer un maximum de temps ensemble.
Elle opta donc pour une simple tenue de ville, rien de trop élégant, et s’en alla rejoindre le métro.
Elle arriva la première, mais n’attendit pas très longtemps. Rapidement, elle vit arriver au fond de la rue une femme qui correspondait à son souvenir de Risae. Elle n’était pas sûre, cependant, elle était loin et portait une casquette qui couvrait son visage.
Néanmoins, son intuition lui faisait dire que c’était elle. Cette démarche déterminée et assurée ; l’équilibre de son corps ; la force derrière chacun de ses mouvements ; son attention générale ; c’était des choses qui révélaient un passé de combattante.
En comparaison, Aiko paraissait être une jeune femme normale… même si elle ne l’était pas suffisamment, de toute évidence.
— Yo ! Eh ben ! T’as pas pris une ride !
— Héhé ! Toi non plus !
Les cheveux de Risae étaient plus longs qu’à l’époque, c’était le changement le plus notable en elle.
Selon des critères de jugements ordinaires, Risae n’était ni belle ni laide. La forme de son visage, son expression, ses courbes, rien ne dénotait et n’était particulièrement attirant, mais elle n’avait rien de repoussant non plus.
À l’époque, elle avait eu des cheveux noirs coupés à la garçonne mais, à présent, ils étaient suffisamment longs pour les attacher en une queue de cheval qui sortait par le trou de sa casquette. Ses yeux étaient d’un vert foncé plutôt caractéristique. Un grain de beauté ornait sa joue droite. Et c’était là ses deux seules particularités physiques.
Sa tenue était décontractée et un virile : outre sa casquette, elle portait un pull noir avec deux dog tags en guise de pendentif (sûrement ses anciens matricules), un jean usé de même couleur, une paire de rangers et une veste en cuir.
Elle marchait mains dans les poches et, alors que Risae ouvrit ses bras pour venir donner une accolade à Aiko, cette dernière put remarquer un pistolet dans un holster accroché à son torse.
— Oh là ! s’exclama Aiko, surprise.
Même si Risae n’était pas protocolaire, un tel niveau de skin ship d’entrée de jeu était chose rare dans la culture kibanaise ; soudain, Aiko avait l’impression de faire face à une américaine amicale de série.
— Ça fait tellement longtemps, ma grande ! Hahaha !
Aiko était en effet plus haute que Risae qui n’arrivait qu’à un mètre soixante avec les semelles de ses chaussures. Aiko n’était pas beaucoup plus grande, cela étant dit, c’était son style vestimentaire et son apparence mature qui faisait cet effet.
Sans tarder, les deux entrèrent dans le local et s’installèrent à une table.
Du milieu de l’après-midi, à tard dans la soirée, elles resteraient ensemble à parler et boire. Cette ambiance plaisait à Aiko, elle aurait tellement voulu que la journée se poursuivit éternellement.
Pourquoi devrait-elle retourner à son quotidien pénible ? Pourquoi devait-elle être seule et souffrir ?
Toute la journée, elles avaient d’un commun accord esquivé le sujet du travail : elles souffraient manifestement toutes les deux d’avoir dû quitter les rangs de l’armée. Mais, alors que l’alcool avait bien coulé, Risae, aux yeux brillants, finit par l’aborder malgré tout :
— T’sais quoi ? dit-elle avec son accent du kansai, encore plus prononcé par son ébriété. Tu d’vrais bosser avec moi ! J’fais un taff plutôt rigolo, on s’emmerde jamais ! Et c’est bien payé en plus, que j’te dis, ma cocotte.
— Hahaha ! Pourquoi pas ?
Aiko, qui avait son bras autour de l’épaule de Risae, tout aussi ivre, avait répondu sans pouvoir réellement réfléchir à la question. De toute manière, dans son état, elle ne savait plus que rire stupidement à la moindre parole qu’on lui adressait.
— Oh cool ! J’te recontacte dans les prochains jours, faut trop qu’on se fasse ça ! C’est pas parce qu’on a plus de pouvoirs qu’on est bonnes à jeter, pas vrai ?
— Ouais !!!
Aiko avait fini la soirée dans l’hôtel de Risae, couchée par terre, à moitié nue. Elle ne se souvenait pas de la suite de la conversation. C’était une tape sur les fesses qui la réveilla.
— Le check-out est à onze heures. Je dois filer. Dépose la carte à la réception.
Lorsque Risae quitta la chambre, il était seulement neuf heures. Aiko avait un terrible mal de tête, elle avait clairement abusé.
Après cet épisode, elle reprit son train de vie normal déprimant. Puis, sans crier gare, alors qu’elle commençait même parfois à se demander si elle n’avait pas rêvé de Risae, elle reçut un message :
« Je débarque à Nagoya la semaine prochaine. Si t’es toujours partante pour bosser avec moi, j’aimerai qu’on se retrouve dans le même pub. On causera des détails à ce moment-là. »
Aiko le lut plusieurs fois avant de grimacer. Elle se souvenait qu’après cette promesse, elles avaient abordé un sujet important mais impossible de savoir lequel.
— Mais qu’est-ce que j’ai encore fait quand j’étais bourrée ?
Malgré ses interrogations et réticences, puisque le travail venait à elle, elle se rendit au rendez-vous la semaine suivante.
***
Sans expliquer à Aiko les tenants et aboutissants de l’emploi qu’on lui proposait, Risae l’amena voir le « boss ».
Toutes deux entrèrent dans un grand immeuble à plus d’une vingtaines d’étages dans le quartier de Marunouchi où il y avait nombre de hauts bâtiments. C’était un quartier qui était plutôt aisé, les loyers étaient assez élevés.
— La personne qui t’emploie reçoit directement à domicile ? demanda Aiko, une fois dans l’ascenseur.
— Mmm… Disons que ce n’est pas le genre d’activité qui nécessite réellement un bureau, en fait. Mais tu vas vite comprendre. C’est très chic là-haut.
Aiko n’en doutait pas un instant, considérant le standing de l’immeuble. Mais elle ne pouvait s’empêcher de trouver tout cela suspect.
— Bah, qu’en sais-je au final ? Ce n’est pas comme si j’avais une grande expérience du monde du travail. Si ça se trouve, c’est parfaitement normal, se dit-elle en rejetant ses doutes.
Puis, elle avait envie de faire confiance à Risae. Elle partageait la même misère qu’Aiko et, même si elles n’avaient plus de pouvoirs, au fond elles restaient des sœurs d’armes.
L’ascenseur ne tarda pas à s’arrêter à l’avant-dernier étage. À peine arrivées sur le palier que des hommes en costume vinrent à leur rencontre. Leurs coiffures, leurs démarches, leur style général n’était pas celui de salarymen. En un sens, ils ressemblaient à des…
— C’est toi, Risae-chan. Tu viens voir l’oyabun ?
— Yep. J’ai une nouvelle recrue à lui présenter.
— Ooh !
Les trois hommes, qui ne pouvaient plus être que des yakuzas à ce stade, observèrent Aiko avec surprise et intérêt. La jeune femme se sentit mal à l’aise mais, contrairement aux hommes rencontrés dans les bars, elle remarqua que ces derniers lui portaient un intérêt différent : ils n’observaient pas sa poitrine, mais bel et bien son visage.
— Allez-y, ne le faites pas attendre, dit l’un des hommes aux cheveux décolorés.
D’un pas habitué, Risae se dirigea vers une porte où elle toqua. On ne tarda pas à lui ouvrir et, finalement, toutes les deux entrèrent dans un luxueux appartement.
Aiko n’était pas vraiment rassurée. Son instinct lui dictait de prendre la fuite mais la menace de se prendre des balles dans le dos l’en dissuada définitivement. L’ambiance était pesante et menaçante.
Aiko ignorait à cet instant que, malgré ses grands airs, ce clan n’était pas si influent. En fait, il cherchait à dissimuler ses nombreux problèmes ; dans le milieu, tout était question de réputation. Ce qui ne les empêchait pas pour autant d’être dangereux.
Introduites dans un salon de luxe, avec une gigantesque baie vitrée qui donnait une vue magnifique sur la ville, elles s’assirent sur un canapé en cuir. Un homme assez vieux, en kimono traditionnel, vint s’asseoir juste en face, faisant dos à la baie vitrée. Entre les deux se tenait une table basse en verre où un majordome apporta des rafraîchissements : du whisky avec des glaçons.
Aux côtés de l’oyabun, terme désignant le chef de clan, se tenait son homme de main de confiance, son wakagashira, soit le premier lieutenant. Ce dernier était grand, au crâne rasé, lui aussi dans un costume élégant qui cachait mal sa musculature impressionnante. Un cache-oeil couvrait celui de gauche et lui donnait une allure franchement hostile qui fit déglutir Aiko.
Risae, à l’opposé, semblait parfaitement calme et à son aise.
— Boss, c’est elle dont je vous parlais.
Néanmoins, son langage était bien poli ; Aiko ne manqua pas de le remarquer alors qu’elle s’inclina respectueusement de la même façon que le protocole l’imposait aux entretiens de travail.
— Oh ? Très polie. Le respect est une vertu que j’apprécie plus que nulle autre, dit l’oyabun.
— J’ai tout de suite pensé qu’elle pouvait être intéressante pour le clan. Aiko est non seulement polie, mais elle est obéissante, sérieuse et rigoureuse. Elle a aussi une sacrée trempe. J’ai combattu autrefois à ses côtés et elle n’était pas en reste.
Aiko se retint d’exprimer sa surprise : c’était réellement ce que pensait Risae d’elle ? Elle n’avait jamais pensé qu’elle la voyait de la sorte.
— Je me porte garante pour elle. Aiko est une personne parfaitement intègre qui fera son devoir sans fléchir.
— C’est bien la première fois que tu recommandes quelqu’un.
— Justement. Elle est une des rares personnes à qui je confierais ma vie.
Aiko était franchement surprise de cette haute estime qu’on lui portait. Elle crut un instant que Risae exagérait, qu’elle en faisait trop, mais pourquoi aurait-elle pris tant de risque pour une personne qu’elle ne respectait pas ?
On parlait de yakuza, pas d’une vente pyramidale quelconque ; les risques n’étaient pas les mêmes.
— Eh bien ! Puisque tu l’estimes à ce point, je serais bien irrespectueux de ne pas en faire de même. De plus, j’avais déjà prévu d’accepter.
— Je vous remercie, Oyabun !
L’homme leva la main alors que Risae baissa la tête ; Aiko s’inclina à son tour.
Le chef du clan prit une gorgée de son verre, puis demanda franchement :
— Au fait, elle est dans la même disposition que toi ?
— Oui, en effet.
— Je vois. Dans ce cas, pourquoi ne deviendrait-elle pas ta seconde ? Puisque tu lui accordes une telle confiance, vous travaillerez en duo. Elle aura la même rémunération que toi et tu te chargeras de la former.
— C’est avec plaisir que j’accepte, Oyabun.
— Parfait ! Voilà une bonne chose de faite. Et comment s’est déroulé l’expédition à Tokyo ?
— Sans encombre. Itou-san a sûrement dû vous faire son rapport déjà. Tout s’est parfaitement déroulé, sans accroc.
— Voilà ce que j’aime entendre. Puisque tout est en ordre, je vais retourner à mes affaires. Prenez votre temps, mesdames.
Le chef de clan se leva, une main dans le dos, puis s’éloigna escorté de deux domestiques. Les filles et le bras droit le saluèrent dignement, ce dernier restant dans la pièce et s’installant en face des deux femmes.
Sa voix rauque sortit de sa gorge, il était resté silencieux jusque là.
— Risae-kun, le boss n’en a pas parlé, mais Itou-kun est suspecté de travailler avec nos concurrents. Je suis persuadé de ta loyauté, c’est pourquoi je me permets de te mettre en garde : ne le fréquente plus à partir de maintenant.
— Ne va-t-il pas trouver cela suspect si j’arrête de lui répondre ?
— L’enquête sera finie dans quelques jours, il te suffira d’être évasive. Bien sûr, si tu sais quoi que ce soit à son sujet, ton aide sera grandement appréciée.
— Désolée, je ne le vois que pendant les missions : c’est lui qui me donne les directives. Mais si quelque chose me revient à l’esprit, je vous ferais savoir.
L’homme fixa Risae de son œil unique, Aiko sentit ses jambes se raidir et sa vessie réagir au pouvoir intimidant de cet homme. Elle avait toujours eu du mal avec les hommes autoritaires comme lui, même à l’époque où elle était soldate, et, pourtant, elle avait tenu tête à des créatures digne de films d’horreur.
Le sentiment de peur n’était pas quelque chose de rationnel, elle en était le parfait exemple.
— Parfait. Un chargement partira d’Hiroshima dans deux semaines, j’aimerais que vous soyez sur le coup. C’est Akitomo-kun qui s’en charge.
— Je vois que vous avez déjà éliminé Itou-san du planning.
— C’est nécessaire.
Sans se laisser intimider, Risae finit son verre de whisky et se leva, les mains dans les poches.
— Du moment que je suis payée, peu m’importe pour qui je bosse. Je contacterai Takahashi-san dans la journée.
L’homme salua les deux femmes d’un hochement de tête respectueux avant de lui-même quitter le salon. Puisqu’il n’y avait aucune raison de rester, Aiko et Risae retournèrent en ville à leur tour.
— Tu… tu m’as amené chez des…, commença à dire Aiko une fois dans la rue, les larmes au coin des yeux.
— Pas ici, l’interrompit son amie. On parlera plus tard. Je connais un bon coin pour ça.
Puisqu’elles étaient proche du centre-ville, Risae amena Aiko dans un karaoké du quartier d’Osu qui ne payait pas de mine. La devanture n’était pas très fraîche, les publicités datées, on aurait pu croire qu’il était à l’abandon. En réalité, il était utilisé comme repaire par nombre de criminels de la ville, mais également par certaines mahou senjo mercenaires.
C’était l’économie souterraine qui le gardait ouvert, même si tôt ou tard il fermerait certainement lorsque les autorités cesseraient de fermer les yeux grâce aux pots-de-vins.
La forte musique ambiante qui émanait des différentes salles permettait de créer une certaine confidentialité ; même avec des micros cachés, il était presque impossible d’avoir un enregistrement clair, à moins de l’avoir coller directement sur la personne visée. Il fallait être réellement côte à côte pour s’entendre.
Une fois installée et quelques bières servies sur la table — des bières de qualité, d’après Risae —Aiko exigea des explications :
— Tu m’as amenée dans une clan de yakuza !
— Oui, c’est vrai, mais nous n’en faisons pas partie. Nous ne sommes qu’engagées par eux. Et rassure-toi : tu ne rencontreras pas souvent le boss et ses lieutenants. En fait, cela faisait bien deux ans que je ne les avais pas vus.
— Tu travailles avec eux depuis combien de temps au juste ? Et c’est quoi comme travail ? On… on va devoir tuer des gens ?! s’inquiéta Aiko.
— Hahaha !! Cette pure réaction ! Détends-toi, ma fille, c’est pas du tout ce genre de taff !
Risae passa son bras autour de l’épaule d’Aiko inquiète et se mit à rire.
— Je… j’aimerais des explications ! J’ai beau être gentille, cette affaire m’inquiète vraiment.
— OK ! OK !
Risae lui révéla qu’en fait leur travail consistait uniquement à être présentes. Elles n’avaient rien d’autre à faire qu’accompagner des chargements de marchandises en se faisant passer pour des mahou senjo encore actives. Les négociations étaient plus simples pour le clan lorsque les personnes en face craignaient de devoir affronter des femmes disposant de pouvoirs surnaturels.
— C’est tout. En bref, vois ça comme un travail d’actrice. C’est de la comédie, rien de plus !
Aiko grommela et fit la moue mais, après pas mal de bières, elle finit par chanter et danser à moitié nue avec Risae.
***
Les mois s’étaient écoulés, il était à nouveau la fin d’année. Le mois de décembre était particulièrement froid, il y avait même de la neige à Yokohama où venaient d’arriver le convoi.
En soi, tout ce que Aiko et Risae avaient à faire était d’accompagner des groupes de personnes louches d’une ville à l’autre, à une fréquence d’environ une fois par mois, parfois deux. Le trajet se faisait en camionnette en général, accompagnée d’une ou deux voitures.
Toutes les personnes concernées étaient armées, et pas seulement de pistolets. Cela se justifiait par la nature de la cargaison : des armes à feu illégales.
Kibou n’avait pas changé de politique à ce propos par rapport à l’époque précédant l’Invasion : les armes à feu étaient interdites, sauf aux forces de l’ordre dont faisaient partie les mahou senjo. Mais, depuis l’Invasion, le nombre d’individus en proie à la paranoïa et cherchant de quoi se défendre, au cas où un monstre apparaîtrait ou bien s’il s’avérait que le voisin était un cultiste (ces derniers n’ayant pas de droits aux yeux de la loi, les tuer n’engendrait pas d’autre peine que la détention illégale d’arme), avait fortement augmenté.
Puisque la demande avait grimpé en flèche, la criminalité n’avait pas manqué de renforcer le marché. Dans la pègre des années 2080, le trafic d’armes était devenu presque aussi important que ne l’avait été la drogue ; à la différence que les citoyens étaient bien plus intransigeants envers cette dernière.
En effet, si les armes pouvaient avoir une « bonne utilisation », à savoir la défense, la drogue, pour sa part, n’était qu’une substance avilissante aux yeux des Kibanais. De fait, les dénonciations pour détention ou trafic d’armes étaient moins fréquentes que celles liées à la drogue.
Même après l’Invasion, les clans de yakuza conservaient un statut légal et payaient même des impôts sur leurs activités. S’ils commerçaient avec des personnes externes à la pègre, les armes à feu et la drogue demeuraient des marchés interdits, même pour eux.
En marge des clans officiels, une grande partie de la criminalité était bel et bien illicite. L’intégration des réfugiés asiatiques, faisant suite à l’Invasion, et la guerre favorisaient les mafias coréennes, chinoises et russes qui étaient établies de longue date sur le territoire.
La guerre entre clans et entre type de mafia n’avait jamais été aussi forte que depuis l’Invasion. Un nouveau marché avait émergé : celui des reliques impies qui attirait les cultistes, les curieux et les désespérés. Et, de même, de nouvelles armes avaient vu le jour : les mahou senjo et les sorciers.
En effet, au sein de la pègre, on pouvait trouver à présent un certain nombre de cultistes désireux de destruction et avides de pouvoirs, mais également des mahou senjo éveillés par le biais de machines d’Éveil illégales et servant les intérêts des criminelles.
C’était précisément ce rôle que jouaient Risae et Aiko. Leur tâche était simplement de porter des tenues pimpantes de magical girl traditionnelles et faire semblant d’être en capacité d’intervenir au moindre problème.
Face aux capacités destructrices de ces filles— même celles de plus bas rang —peu de délinquants osaient sortir les armes.
Le clan qui engageait Risae et Aiko était une petite famille qui essayait de faire son ascension dans la préfecture d’Aichi, à Nagoya, mais elle avait des succursales aussi bien à Hiroshima qu’à Tokyo, deux villes où la concurrence était farouche.
Jusqu’à cette nuit-là, Aiko s’était contentée de prendre un visage méchant et d’attendre que les transactions s’achevassent.
Cette fois, la mission consistait à récupérer des caisses dans le port de Yokohama et de les ramener à Hiroshima, en transitant par Nagoya. Les armes du marché noir étaient soit des produits qui disparaissaient mystérieusement des usines de production nationales ; dans ce cas, il s’agissait de produits Kibanais tel que des fusils d’assaut Howa ; soit le fruit de pillages effectués sur les côtes asiatiques.
Cette dernière activité était aussi difficile que périlleuse. Simplement traverser la mer du Japon était suicidaire avec les risques d’attaque des Profonds, mais le gain était alléchant au point que de nombreuses organisations criminelles s’y lançaient malgré tout. Ce chargement provenait certainement d’une de ces expéditions.
C’était la première fois qu’Aiko venait dans cette ville, les fois précédentes les armes avaient été récupérées dans le port de Tokyo.
— J’y suis déjà venues il y a quelques années, déclara Risae, les bras derrière la tête. Par contre, à l’époque, y avait pas de neige.
C’était une chose rare qu’il y en eut ; elle ne tiendrait pas longtemps. Au moment où la camionnette et son escorte s’arrêtèrent sur le port tout était blanc immaculé.
Comme les autres fois, Risae et Aiko changèrent de tenue et endossèrent leurs déguisements. Il s’agissait de robes avec beaucoup de froufrous, des jupes courtes qui révélaient leurs jambes et qui étaient normalement trop kawaii pour des femmes de leur âge.
— Le travail, c’est le travail, se disait Aiko comme à chaque fois qu’elle la revêtait.
Elle finit d’ajuster ses collants blancs, puis vérifia les nœuds des rubans qui retenaient ses cheveux en deux couettes. De son côté, Risae avait noué les siens en queue de cheval et finissait d’ajuster un voile transparent accroché à sa taille.
Cette tâche finie, elle tendit une arme à feu à Aiko : un Beretta 92A1.
— Tu sais t’en servir ?
— Bah oui…
Aiko avait suffisamment servi à l’armée pour savoir se servir de la plupart des armes à feu. Même si c’était plutôt inutile, durant les classes, toutes les mahou senjo avaient appris à tirer. À l’époque, comme nombre d’entre elles, Aiko avait trouvé cela ridicule : puisqu’elles utilisaient des pouvoirs magiques, à quoi servait de leur apprendre l’utilisation d’un fusil ?
— D’habitude tu ne m’en proposes pas, ajouta Aiko.
— Je sais mais, cette fois, nous allons avoir affaire aux Dragons de Shanghai.
— Comme la ville envahie ?
— Ouais. Une partie sont des réfugiés de cette dernière, c’est pour ça. Ils sont connus pour être… Bah, des gros cons brutaux, je vois pas comment être plus polie.
— De toute manière, tu n’es pas une fille polie.
— Dis tout de suite que j’suis vulgaire, ouais !!
Aiko se mit à rire innocemment puis prit l’arme entre ses mains. Elle vérifia que la sécurité était en place, puis retira le chargeur pour le vérifier à son tour et, finalement, elle engagea une balle dans la chambre en tirant la culasse en arrière.
— Whooo ! T’as l’air d’une pro, tu m’exciterais presque.
— Heureusement que je n’ai pas de HK416 entre les mains alors. Hahaha !
— Qui sait ? Hahaha !
Les filles cachèrent leurs armes dans un holster accroché à leurs cuisses ; on ne devait pas remarquer que des mahou senjo avaient des pistolets, elles auraient donné l’impression de ne plus avoir de pouvoirs (ce qui était réellement le cas).
— Tu as tiré avec un HK416 ? demanda Risae, accroupie, en fermant un gros sac de sport.
— Ouais, un des officiers de l’armée de terre en avait un et il nous l’avait fait essayer. Le problème, c’est que nous étions toutes des bleus : entre un AK, un HK ou un Howa, c’était un peu pareil pour nous.
— Ouais, quand on est pas expertes, on sent pas forcément les particularités de chaque arme et de chaque fabricant. C’est vrai…
— N’est-ce pas ?
Aiko fixa le long sac à dos, qui était suffisamment grand pour contenir un arc de compétition, et demanda :
— Ils sont tellement dangereux ?
— J’sais pas… En principe, ils sont clean, sinon le clan ne ferait pas affaire avec eux. Mais la dernière fois, j’ai trouvé qu’ils avaient un sale regard. Tu connais l’instinct des mahou senjo et celui des femmes, pas vrai ?
— Vu que j’ai les deux, on va dire que oui, répondit joyeusement Aiko. Bah, finissons ce travail et allons nous mettre au chaud. Je ne veux pas dire, mais je sens un courant d’air sur les fesses depuis avant…
— Je te comprends, je me gèle les miches ! Sérieux ! C’est quoi ce froid ?
Les deux se mirent à rire, une fois de plus, puis sortirent du véhicule en prenant des airs sérieux et agressifs.
Les Dragons n’étaient pas encore arrivés : la tractation devait avoir lieu dans cette allée entre des containers, loin des regards indiscrets.
Risae cacha le sac derrière un véhicule, puis reprit sa position. Autour d’elle, les yakuzas avaient allumés des cigarettes. L’un d’eux, tout en tremblant à cause du froid, en proposa une à Aiko qui refusa. Risae, pour sa part, tira quelques bouffées avant de la rendre.
Deux voitures de l’autre côté de l’allée venaient de s’arrêter : un camionnette ne tarda pas à les suivre.
Une dizaine de gangsters tous plus patibulaires les uns que les autres, en vêtements de ville et tatoués massivement, s’approchèrent. Les yakuzas du clan les imitèrent et vinrent à leur rencontre. Traditionnellement, les négociations se faisaient à mi-chemin entre les deux, avec juste deux négociateurs de chaque côté.
Ainsi, si les choses tournaient mal, chaque camp pouvait mettre en joue les négociateurs adverses ; c’était une forme d’égalité.
Aiko et Risae se tenaient au même niveau que les autres yakuzas. Dans l’obscurité, la réverbération de la lumière sur les flocons de neige formait comme un filtre blanc devant le regard, il était difficile de distinguer parfaitement les détails.
— Eh, Aiko ? T’as pas l’impression qu’un des mecs se cache derrière la voiture de droite ?
— Mmm… On dirait bien… J’ai l’impression de voir une faible lumière derrière.
— C’est louche…
Alors que les négociations étaient en cours, Risae s’approcha de son supérieur et commença à lui chuchoter à l’oreille ce qu’elles venaient de remarquer. D’une certaine manière, les Dragons se rendirent compte d’avoir été démasqués et hâtèrent leur plan d’action : trois silhouettes noires émergèrent de derrière le véhicule, elles se seraient facilement confondues avec l’obscurité s’il n’y avait pas eu ce filtre produit par la neige.
Les Dragons reculèrent et se cachèrent derrière des barricades en béton qui se trouvaient de chaque côté de l’allée. Les yakuzas firent de même.
Immédiatement, les négociateurs, les personnes les plus exposées, ouvrirent le feu sans réfléchir tout en courant pour revenir auprès des leurs. Aucun des deux ne parvint à revenir, on les entendit crier de douleur et de terreur alors que des grognements inhumains les accompagnaient.
C’était l’œuvre de ces créatures noires comme la nuit. Même si leurs silhouettes pouvaient évoquer celles d’humains faméliques, ils ne l’étaient pas. Leurs ailes membraneuses s’agitaient dans leurs dos ainsi qu’une queue munie d’ergots. Ils n’avaient pas de visages, ni yeux, ni bouche, simplement une paire de cornes de bouc.
Les membres des deux camps écarquillèrent leurs yeux tandis que l’horreur les emplit. Il ne s’agissait certes que de Nightgaunt, parmi les Anciens les plus faibles, mais l’esprit humain n’était pas fait pour accepter ces formes d’existence extradimensionnelles, absurdes et malsaines.
Tout criminels endurcis à la violence fussent-ils, la moitié d’entre eux se paralysa ou se recroquevilla en pleurant ; d’autres prirent la fuite.
Ceux qui n’avaient pas succombé à l’horreur essayèrent de secouer leurs camarades pour les en sortir. Personne ne vint en aide aux négociateurs dont la souffrance ne fut pas courte ; les Nightgaunts ne les avaient pas tué sur le coup, ils les laissaient hurler de douleur au sol, plantant leurs queues et griffes de sorte à les faire souffrir.
Puis, estimant qu’ils avaient suffisamment joué et puisqu’il restait d’autres proies, ils déployèrent leurs ailes et attaquèrent des deux côtés ; ils n’avaient aucune reconnaissance envers leurs invocateurs, les Dragons furent également pris pour cible.
Mais, alors que les trois monstres passèrent à l’action…
* Ratatatata *
Un fusil d’assaut commença à faire feu, puis un second l’accompagna.
Les deux anciennes mahou senjo visaient le même monstre, celui qui se dirigeait vers leur camp.
Contrairement aux autres humains, même si elles n’avaient plus de pouvoirs magiques, la terreur surnaturelle qui accompagnait l’apparition des Anciens n’avait aucun effet sur elles. Bien sûr, elles avaient peur à juste titre, elles n’étaient plus que de faibles humaines face à des monstres, mais elles ne perdaient pas leurs moyens pour autant et pouvaient agir avec lucidité.
— Tu vas crever charogne !!! cria Risae.
Les Nightgaunts n’étaient pas immunisés aux armes conventionnelles, ils étaient simplement résistants. Là où une seule balle de 5,56mm d’un fusil d’assaut pouvait suffire à terrasser un être humain, deux chargeurs complets parvinrent à peine à venir à bout d’un seul Nightgaunt.
— Recharge ! cria Risae.
— Attends, je te l’envoie !
Le sac de sport traînait aux pieds d’Aiko. Risae, s’étant éloignée pour avertir son chef, était distante de quelques mètres à peine.
Pendant qu’elle cherchait les chargeurs dans le sac, les Nightgaunt se mirent en quête de leurs prochaines cibles.
Risae secoua l’homme à côté d’elle :
— Eh oh ! Reprends-toi, bordel !! Si vous les arrosez tous en même temps, on peut les avoir !
Pour une mahou senjo qui voyait simplement des monstres à abattre, comprendre l’incapacité d’agir des simples mortels était souvent difficile. À l’armée, on les avait prévenues et elles avaient pu constater l’impact psychologique des Anciens de nombreuses fois, mais c’était si naturel pour elles qu’elles l’oubliaient.
Au lieu de réagir, l’homme se mit à pleurer ; elle ne tirerait rien de lui.
— Que ceux qui arrivent encore à penser normalement tirent sur les monstres ! cria-t-elle en réceptionnant le chargeur. Ils ne sont pas immunisés ! Comme vous l’avez vu, nous pouvons les abattre.
Elle l’inséra dans son Howa 89 et chercha les deux monstres restants.
— Juste au-dessus ! hurla Aiko.
Malgré son avertissement, un des yakuzas recroquevillé derrière une barricade subit une attaque en piquée qui lui ouvrit le torse et les entrailles. Les deux femmes ouvrirent immédiatement le feu en vue de le sauver, mais en vain : le Nightgaunt planta sa queue dans le torse de l’homme et l’utilisa comme bouclier pour se protéger des tirs.
Au moins, d’un point de vue plus rationnel, elles mirent fin à ses souffrances.
Malgré tout, sous les tirs répétés du Howa 89 de Risae et du AK-12, qu’avait récupéré Aiko dans le sac, deux fusils d’assaut tirant des munitions militaires, le corps fut déchiqueté ainsi que le Nightgaunt se trouvant juste derrière. Le monstre ne tarda pas à disparaître.
— Il n’en reste plus qu’un ! Me faut un chargeur !
— Attends, je te rejoins, dit Aiko en prenant la sac et en se mettant à courir tant bien que mal dans la neige.
Le sac était encore très lourd, il lui parut qu’il y avait encore autre chose à l’intérieur, mais elle n’avait pas pris pas le temps de l’inspecter.
De nouveaux cris de douleurs : quelqu’un était en train de se faire écarteler par le monstre. Personne ne venait à son secours, au contraire certains se mirent à fuir.
Aiko rejoignit Risae au moment où une gerbe de sang et d’entrailles se répandirent de l’autre côté de l’allée ; le monstre leur faisait toujours dos.
Les deux femmes grimacèrent, ce n’était pas la première fois qu’elles voyaient ce genre de spectacle d’horreur.
Risae enclencha le nouveau chargeur dans son arme et fit entrer la munition dans la chambre après avoir éjectée la précédente. Aiko vint faire tinter son arme en heurtant et croisant le canon avec celui de Risae.
— J’ai un peu l’impression de revenir au bon vieux temps.
— Héhéhé ! Grave !
Même si elle l’appelait à présent le « bon vieux temps », à une époque, elle l’avait simplement désigné « d’enfer sur Terre ». Difficile de le qualifier autrement, à vrai dire.
Après s’être redonné du courage, elles pointèrent leurs armes en direction du dernier Nightgaunt et ouvrirent le feu. En même temps, deux yakuzas firent de même : l’un utilisa un M16 et l’autre un pistolet-mitrailleurs, un HK-MP5.
Le concert de tirs et de flammes dura quelques instant, puis la forme noire du monstre se dissipa comme s’il était de la fumée. Les deux yakuzas exprimèrent leur victoire par des cris, mais les deux femmes n’étaient pas aussi enthousiastes.
Rapidement, elles ordonnèrent :
— Couchez-vous ! C’est pas fini !
À cet instant, un rayon noir toucha l’un des deux et lui perfora la poitrine. L’homme s’effondra sur le dos, se mit à convulser et hurler tandis qu’une nécrose fulgurante se propagea dans son corps.
Aiko et Risae grimacèrent : elles étaient impuissantes, elles n’avaient aucun moyen de le sauver. L’autre homme chercha à lui venir à l’aide, mais Risae le plaqua immédiatement au sol.
— Un sort de décrépitude…, marmonna Aiko.
C’était un sort funestement connu des sorciers.
— Ils sont au moins trois, je pense, dit Risae.
— Et ils savent que nous sommes là.
— Difficile de ne pas nous avoir entendues. Ils ont engagés des sorciers, maintenant c’est sûr.
— Fichtre !
Aiko n’y avait pas pensé, mais Risae avait envisagé cette situation de longue date : si le clan engageait des mahou senjo (à la retraite), pourquoi les autres n’en faisaient pas de même ?
Certes, recruter des mahou senjo était complexe. En général, elles n’avaient aucun intérêt à entrer dans la criminalité. Dans ce cas, pourquoi ne pas se tourner vers des sorciers qui vivaient déjà dans cette face du monde ?
Risae avait envisagé de tomber un jour sur l’un d’eux, mais pas trois à la fois. Les Dragons les avaient engagés mais, considérant les actions des Nightgaunt, on ne pouvait pas estimer que les sorciers étaient vraiment de leur côté. Ils paraissaient simplement vouloir semer la mort.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Aiko, recroquevillée derrière la barricade.
— On va tenir la position.
Risae et Aiko parlaient à haute voix et, à présent, on pouvait parfaitement les entendre. Pendant ce temps, les sorciers psalmodiaient et préparaient une nouvelle invocation.
Discrètement, Risae fit signe de la main : « contournement par le flanc droit », venait-elle de signifier par des gestes qu’on leur apprenait à l’armée.
Aiko répondit par la même et indiqua qu’elle allait faire diversion. Risae prit un chargeur supplémentaire qu’elle enfila dans son collant, puis se mit à contourner discrètement par la droite.
Aiko se mit à tirer par rafales de trois, sans réellement chercher à toucher un objectif, obligeant simplement ses adversaires à se mettre à couvert.
Si un véhicule ne pouvait pas passer entre les containers, un humain de flanc le pouvait. Risae s’engouffra dans l’étroit passage le plus rapidement possible, ne faisant plus attention à sa discrétion.
Malheureusement, les cultistes avaient presque fini leur nouvelle invocation. Soudain, une brèche dimensionnelle apparut et un monstre bien plus volumineux que les Nightgaunt s’en extirpa.
Il s’agissait d’une mélange entre un éléphant écailleux et un crocodile ; il disposait de larges ailes qui n’auraient normalement pas dû avoir la portance pour lui permette de voler.
C’était un Shantak, une créature aussi féroce que stupide.
— Gloups ! Cet AK ne suffira jamais contre lui…, se dit Aiko à haute voix.
Les cris des yakuzas s’élevèrent plus forts, cet Ancien provoquait encore plus de terreur en eux. Elle n’était pas inconsidérée, il était dangereux et capable de provoquer des dégâts impressionnants.
Aiko laissa tomber son arme et trembla un instant, puis se reprit.
Elle ouvrit le sac en grand et se mit à chercher si Risae avait emporté quelque chose d’utile, comme des grenades, par exemple.
— TOI ALORS !! cria-t-elle soudain dans un mélange d’étonnement, de joie et de reproche.
Elle tira un lourd tuyau dans lequel elle inséra une munition. C’était la seconde fois qu’elle utilisait cette arme : un RPG-29, un lance-roquette à charge tandem russe qu’on surnommait « Vampire ».
Il était un peu différent des lance-roquettes qu’elle avait utilisé à l’armée, mais elle trouva rapidement ses marques.
Cette arme, capable de tirer une roquette anti-tank, avait causé la destruction de bien des blindés. Même avant l’Invasion, elle circulait au marché noir et au sein des groupes terroristes du monde.
— Bon, c’est parti, dit Aiko en prenant son souffle.
Le monstre venait de prendre ses esprits après avoir été invoqué contre son gré. Il se tourna en direction des yakuzas, les proies éligibles les plus proches (les sorciers, qui étaient plus proches, étaient protégés par des cercles magiques).
Aiko se redressa en pointant le long tube pesant pas moins de 18 kilogrammes. Elle ne prit pas le temps d’utiliser le système d’acquisition de cible ; à cette distance, contre une cible massive, elle n’en avait pas besoin.
— Kyaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !!!!
Elle hurla pour se donner du courage alors que ses frêles mains pressèrent la détente. La roquette siffla en traversant les quelques mètres qui la séparait de sa cible. Une explosion retentit alors qu’Aiko se jeta à terre.
L’obus anti-char avait réussi à pénétrer les chairs du monstre et le projeter en arrière contre les barricades en béton.
— Groaaaaaaaaaaaaaaa !!
Comme elle l’avait pensé, ce n’était pas suffisant. Aiko n’avait pas le temps de recharger, le Shantak allait passer à l’offensive. Mais, alors que sa masse imposante en pleine charge fit vibrer le sol…
* Ratatatata *
Des coups de feu retentirent dans le dos du monstre.
— Merci, Aiko ! Cibles neutralisées !
Le Shantak commença immédiatement à se dématérialiser, il ne fallut que quelques secondes avant qu’il ne disparut complètement. Risae avait réussi à tuer les invocateurs, ce qui avait mis fin à leur magie.
Les sorciers puissants n’alimentaient pas leurs invocations de cette manière ; ceux-là étaient sûrement des novices, malgré les ravages qu’ils avaient causés. Une chance pour les deux femmes qu’ils n’eussent pas été plus compétents.
Une nouvelle fois, elles n’eurent pas le temps de fêter leur victoire : Aiko remarqua que l’un des trois avait survécu.
— Il va t’attaquer !
Elle n’avait pas le temps de saisir son fusil d’assaut pour sauver Risae, c’est pourquoi elle utilisa à la place s son Beretta. Malheureusement, un rayon noir eut le temps de quitter la main du sorcier qui fut perforé de plusieurs balles et s’écroula définitivement cette fois.
— Risae ! cria Aiko en se précipitant vers la barricade de l’autre côté. Tu es en vie ? Tu…
Une main se leva en levant le pouce.
— C’est… Il m’a raté ce con… Ouf !
Aiko bondit par dessus la barricade et put enfin voir Risae qui reprenait son souffle : en effet, elle était intacte.
— Mais sérieux !! J’en peux plus !! s’écria Aiko avant de se laisser tomber au sol, à côté de sa collègue.
L’adrénaline était retombée, elle avait perdu ses forces ; il en était de même de Risae.
Mais des sirènes se mirent à hurler au loin.
— Fais chier, même pas le temps de se reposer… Vite, il faut décamper et fissa !
Elle tendit la main à Aiko qui la saisit. Rassemblant leurs dernières forces, elles prirent leurs affaires et s’enfuirent en rappelant les yakuzas à l’ordre.
Le lendemain, elles étaient de retour à Nagoya.
Le clan les avait remercié de leur aide, mais ils déploraient malgré tout des pertes et l’affaire était parue dans les médias. Il serait nécessaire de faire disparaître les traces par le biais de quelques pots-de-vin et intimidations.
Puisqu’elles ne faisaient pas officiellement partie du clan, elles n’avaient rien à voir avec tout cela. On leur avait donné leur récompense justement méritée et elles s’en étaient allées la dépenser pour fêter leur survie.
Le fait d’avoir failli manquer de mourir leur avait donné envie de se défouler. Elles connaissaient bien ce sentiment, elles l’avaient vécu à l’armée de nombreuses fois. Se rapprocher de la mort faisait prendre conscience de la valeur de la vie.
— À la nôtre !
— Oui ! Nous sommes les meilleures !
Cette soirée-là, elles burent bien plus que de raison.
Elles commencèrent dans un bar, puis continuèrent dans un autre. À un moment dans leur folle soirée, elles se retrouvèrent dans un parc sans comprendre. Il fut question d’une paire de chaussettes et d’un pigeon, mais aucune des deux ne se souviendrait du lien entre les deux.
C’est finalement dans l’appartement d’Aiko qu’elles se réveillèrent toutes les deux. Une fois n’était pas coutume, cette dernière remarqua qu’outre l’horrible gueule de bois, elles étaient complètement nues.
— Whoo ! Putain ! Quel mal de crâne…
— Bonjour… Euh… Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda Aiko.
— C’est à moi que tu poses la question ?
— Je me souviens de rien…
— Pareil.
Risae ne se couvrit pas avec la couverture, elle n’avait pas beaucoup de pudeur. Elle finit par se lever et sortir du lit :
— J’emprunte ta cuisine : il nous faut un truc contre la gueule de bois.
— Tu… tu penses qu’on l’a fait ?
— Sûrement.
— Et ça ne te fait rien ?
— Non, je m’en fous. Du moment que c’est plaisant, homme ou femme je m’en fiche pas mal, tu sais ?
Aiko remarqua involontairement en baissant le regard que les fesses de Risae était plutôt rebondies. Elle ne l’avait jamais remarqué puisqu’elle portait toujours des pantalons ou baggies.
— Bah, de toute manière, ça ne compte pas : nous sommes entre filles, marmonna Aiko.
Risae se mit à rire bruyamment, ce qui eut pour effet d’accroître le mal de tête d’Aiko qui ne supportait pas les bruits fort ce matin-là.
— Ouais, ça ne compte pas, dit Risae en quittant la chambre à coucher en désordre ; elle souriait, amusée.
Une fois seule, Aiko soupira longuement puis écarta les bras. Ce faisant, elle trouva sous le coussin de Risae un pistolet : le Beretta 92A1 qu’elle avait elle-même utilisé. Au lieu d’être choquée, elle se dit simplement que mélanger alcool et armes à feu était sûrement très dangereux.
Depuis ce jour, le pistolet ne quitta plus Aiko. Risae quitta l’appartement en l’oubliant et lorsque Aiko lui le signala, elle répondit simplement : « Garde-le. C’est un cadeau ».
Il ne fut plus jamais question de ce qui s’était passé cette nuit-là, mais leur relation devint plus forte après cet événement. D’une certaine manière, toutes les deux étaient redevenues des sœurs d’armes, des amies à la vie et à la mort, le genre de puissante relation qu’elles avaient perdu après fin de leur service.
De plus, elles s’étaient rendues compte que, même sans leurs précieux pouvoirs, elles pouvaient encore affronter les Anciens. Leur situation n’était pas si désespérée.
Néanmoins, cette réalisation serait également le point marquant de leur séparation…
***
Cela faisait deux semaines depuis la dernière mission, Aiko estimait qu’on n’allait plus tarder à la contacter.
Sa chambre était devenue une petite armurerie depuis la nuit de célébration avec Risae. Si auparavant, elle n’avait prêté d’importance aux armes humaines, incapables de la protéger des Anciens, elle s’était rendue compte qu’elles n’étaient pas si inutiles.
Les cultistes, les Anciens de bas rang et même les criminels étaient autant de créatures vivantes qu’il était possible d’abattre avec des armes à feu.
Après le Beretta 92A1, Risae lui avait laissé des fusils et des pistolets-mitrailleurs. Bien sûr, il valait mieux que la police ne mît pas les pieds chez elle, toute mahou senjo à la retraite qu’elle fût. Tolérer un pistolet semi-automatique était une chose, avoir l’arsenal de six soldats en était une autre.
En raison de leur activité, les deux femmes étaient à même de mettre facilement la main sur de telles armes. À présent, elles demandaient même une partie de leur paiement sous cette forme.
Depuis leur premier combat sur le port, il s’était passé un trimestre. Le printemps et la floraison des arbres arrivèrent. Aiko avait fêté sa première année dans le métier, même si elle ne pouvait s’en féliciter qu’auprès de Risae.
N’ayant pas presque pas d’amies et pas de famille, garder le secret sur ses activités ne fut pas vraiment difficile. Quant à sa conscience, elle aurait pu se dire que les armes dont elle permettait le trafic allaient servir à tuer des citoyens, bien plus que des Anciens, mais, avec Risae, elles étaient tombées d’accord sur un fait : « Un vendeur de voiture ne culpabilise pas, alors qu’il vend des véhicules qui tuent chaque année de nombreuses personnes. Un outil est un outil, ce qu’on en fait dépend de son utilisateur. »
Elles en avaient convenu lors d’une soirée arrosée. La réalité était qu’avec ou sans elles, le trafic aurait lieu de la même manière. Tout ce qu’elles faisaient était influencer les prix lors des tractations en servant d’outil d’intimidation. Au fond, on pouvait même dire que c’était grâce à elle que les criminels n’entraient pas en conflit systématique.
De fait, leur part d’implication, dans l’absolu, se limitait à bien peu.
Deux autres combats avaient eu lieu durant l’année où Aiko occupa ce poste. Le premier se déroula à Hiroshima où deux sorciers avaient essayé de capturer les yakuzas du clan pour les sacrifier. Aiko et Risae les avaient sommairement éliminés, laissant au clan le soin de s’occuper de leurs complices.
L’autre combat n’était pas lié à leur activité. Lors de leur dernière expédition, cette fois à Kyûshû, des Profonds avaient attaqué le navire de contrebande qui transportait les armes. Grâce à leur rapidité d’action et leurs conseils avisés, elles avaient évité le naufrage avec la dizaine de personnes présentes.
Aiko regardait distraitement la télévision en repensant à tout cela lorsqu’un message inattendu lui parvint sur son téléphone. Il provenait de sa sœur d’arme : « Nous avons un problème, il faut que je te parle immédiatement ».
Intriguée, elle éteignit le poste pour mieux se concentrer.
« Pas de problème. Tu es où actuellement ? »
« Kobe. »
« Qu’est-ce que tu fais là-bas ? »
« Une longue histoire. Je prends un shinkansen. RDV au Tenkai dans 1h environ ? »
« OK, pas de souci. Je me prépare. C’est grave ? »
« Plutôt. Nous en parlerons de vive voix. Les mots prononcés s’envolent »
C’était un code. Même si aucune des deux n’était une experte en sécurité informatique, elles étaient conscientes que parler sur des réseaux de communication d’activités illégales était une mauvaise idée. Elles n’étaient pas au stade de laisser leurs téléphones à domicile pendant les opérations pour éviter les éventuelles géolocalisation, mais elles ne parlaient pas par mail, SMS ou autres de ce genre de leur travail.
« Les mots prononcés s’envolent » était une manière de dire qu’il valait mieux en parler de vive voix, loin des oreilles indiscrètes, qu’à l’écrit où les mots restent. Cela signifiait également qu’elle avait quelque chose de vraiment important à lui dire.
Aiko envoya un émoji pour approuver, puis abandonnant son téléphone, elle se rua dans la salle de bain. Elle se doucha rapidement, même si elle n’en avait pas forcément besoin, s’habilla à la hâte et se maquilla, puis se rendit jusqu’au métro.
Une fois les deux femmes installées sur la banquette d’une salle privative de l’izakaya où elles allaient souvent, le Tenkai, elles purent enfin parler du sujet principal de leur rencontre :
— Le clan est tombé, il a été dissous…
— Hein ?!
— La nouvelle est fraîche, l’oyabun et son wakagashira ont été trahis par Masaki-san, le shateigashira. Tout s’est déroulé dans la journée. Je suis allée à Kobe pour rencontrer quelques survivants qui m’ont tout expliqué.
— Arg !
— La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a pas de risque pour nous. Puisque nous étions des collaboratrices externes, nous n’apparaissons pas comme membre du clan. Dans la comptabilité, nous sommes des freelancer. Il y a peu de chance que le clan Sakagawa nous poursuive.
— Tant mieux !
Aiko était rassurée. Mais, ce qui l’émut plus encore fut de se rendre compte que Risae avait pensé à elle. Bien sûr, il en allait aussi de sa propre survie mais elle avait fait le trajet de Kobe à Nagoya pour la prévenir en personne. Il n’y avait aucun doute qu’elle tenait à Aiko comme une sœur d’arme.
Aiko eut envie de l’enlacer pour la remercier, mais Risae avait d’autres choses à expliquer encore.
— De toute manière, le clan Sakagawa semble plus intéressé par une intégration des anciens membres que leur suppression. Une grande partie sont passés sous leur coupe. Les autres se cachent du côté de Kobe. Honnêtement… je ne vends pas cher leur peau.
— Tu ne devrais pas les prévenir ?
— Je l’ai fait ! Bien sûr que j’ai donné mon avis ! Je peux comprendre l’honneur et la fierté, et clairement ce sont des valeurs que je respecte… À leur place, je ferais comme eux. Ils avaient un attachement particulier et le fait d’avoir été trahis est quelque chose qu’ils ne sont pas prêts d’accepter.
— En effet, peut-être que je ferais pareil…
— Quoi qu’il en soit, nous ne faisons pas partie du clan, ce ne sont pas nos affaires. Ils feront ce qu’ils voudront.
— Oui… Et du coup, nous faisons quoi toutes les deux ? Chômage ?
Risae fit la moue, elle avala un karaage qui se trouvait dans une petite assiette, puis elle fit face à Aiko avec un air sérieux :
— Tu veux faire quoi ? Continuer notre business n’est plus possible à ce stade. Si les survivants arrivent à s’organiser, ils refonderont peut-être le clan, mais nous ne savons pas combien de temps cela prendra et nous n’avons pas de certitude qu’ils auront besoin de nos services à nouveau. Quand au clan Sakagawa, aucune idée s’ils ont envie de poursuivre cette mascarade de deux fausses mahou senjo. En fait, en tant que clan plus conséquent, ils en ont peut-être même des vraies.
— Oui, dans ce cas, nous ne leur servirions à rien.
Risae acquiesça et la fixa.
— Personnellement, je pense rester dans le milieu. Je ne me vois pas essayer d’avoir un travail normal : ce serait juste chiant ! J’ai envie de continuer à tuer des Anciens avec des fusils et des lance-roquettes.
— Le RPG, c’était juste cette fois-là… Il vaut mieux éviter d’utiliser ce genre d’engin en zone urbaine.
— Haha ! C’est vrai ! Cela dit, les autres armes ne sont pas plus conseillées.
Risae marquait un point, même si ce n’était pas vraiment le sujet réel de la discussion.
Elles gardèrent le silence un instant, puis voyant Aiko envahie de doute, Risae reprit la parole :
— Je comprendrais que tu ne veuilles pas continuer : c’est dangereux, on le sait toutes les deux. Mais, je n’arrive plus à m’en passer. L’autre jour, quand on a dézingué les Profonds et on a manqué de se faire engloutir, je…
Son visage devint légèrement rouge et ses yeux pétillants à l’évocation de ce souvenir pourtant dramatique.
— Je… Disons que j’étais heureuse. Mon corps criait que c’était ce pour quoi je suis née ! M’installer dans une cuisine et devenir la petite bonne femme de quelqu’un, peu pour moi. Et un boulot plus normal où je crèverais d’ennui ne me rendra pas heureuse non plus.
D’une certaine manière, Aiko pouvait la comprendre. Lors de l’événement cité, elle avait manqué d’uriner tellement elle avait été prise de peur lorsque le navire avait commencé à chavirer. Et lorsque les Profonds avaient débarqué sur le pont avec leur odeur de poisson pourri, elle avait cru défaillir, mais, après coup, lorsqu’elle avait repensé à ce qui s’était passé, elle s’était sentie si satisfaite.
L’adrénaline qui avait submergé son cerveau n’était pas étrangère à ce sentiment d’euphorie. Pendant la bataille, plus rien d’autre que la survie n’importait : les tracas de sa solitude, de son inadaptation à la vie normale, même les visages de celles qui étaient mortes avant elle, tout avait disparu.
Son esprit s’était focalisé sur un ennemi défini, tout ce qui avait compté était de combattre pour elle et pour Risae. Et, ensemble, elles s’en étaient sorties au prix de quelques hématomes et entailles.
La joie qui avait résulté de cette victoire était meilleure même que l’alcool le plus cher qu’elles auraient pu boire, sûrement meilleur que la plus agréable relation sexuelle qu’elle aurait pu avoir (même si Aiko n’avait aucune expérience en ce domaine).
Mais, malgré tout, il y avait quelque chose qu’elle n’était pas prête d’accepter :
— Je te comprends et, franchement, si on pouvait juste continuer de chasser les Anciens comme on le fait actuellement, je dirais « oui » sans hésiter. Mais… tu parles bien de les rejoindre en tant que membre cette fois, non ? Devenir une yakuza, une criminelle, c’est bien ça ?
— Au fond, ce qu’on a fait n’était pas bien légale non plus, t’sais ?
Aiko se contenta de lever les sourcils. Elle ne parut pas persuadée et attendait la vraie réponse de son amie.
— Écoute… Oui, c’est bien ce que j’ai dit. Ça ne m’enchante pas vraiment non plus, j’ai pas envie de faire du mal à de pauvres gens en les rackettant ou en leur vendant de la came, mais… Tu veux que je fasse quoi ? Rejoindre l’armée ?
Risae leva les épaules de manière théâtrale et poursuivit :
— Ce serait possible, mais ils n’affrontent pas le Mythe, ils ne font que de l’administration et de la logistique, on était bien placée pour le savoir.
Aiko ne pouvait démentir : l’armée kibanaise n’était pas offensive, elle n’engageait pas les Anciens, elle évacuait les civils, bouclait les routes, secourait après combat et pourvoyait des bases aux mahou senjo. Leur rôle était des plus importants, sans aucun doute, mais pour quelqu’un qui cherchait l’affrontement et l’adrénaline, ce n’était pas vraiment le bon métier.
— La police ? Pareil ! Si encore nous avions un service d’enquête et d’intervention contre le surnaturel comme les US Reborn… Les seules qui engagent officiellement le surnaturel, ce sont les mahou senjo. Mais, dans la criminalité, il y a souvent des conflits contre les cultistes. Et il y a même des récupérateurs qui vont sur le Continent pour piller.
— Oui, mais malgré tout, si on me demandait de tuer ou blesser un civil… je n’y arriverais pas, dit Aiko. Je…
Risae lui posa une main sur l’épaule tout en affichant un sourire bienveillant.
— Je m’en doutais. Tu n’es pas faite pour ça, tu es trop gentille. Tu as sûrement raison : c’est le meilleur moment pour quitter le bateau.
— J’aimerais que tu n’y ailles pas non plus. J’ai envie de continuer avec toi. Nous pourrions monter quelque chose, genre toutes les deux.
— « Agence d’extermination des Anciens (pas trop forts) par deux anciennes mahou senjo », quelque chose du genre ? Je ne suis pas sûre que les clients se bousculeront. Hahahaha !
En effet, pourquoi iront-on toquer à leur porte alors que des agences privées de mahou senjo actives proposaient de meilleurs services ?
Aiko serra chaleureusement dans ses bras Risae :
— C’est donc une séparation ?
— J’en ai bien peur… Mais ce ne sont pas des adieux. Quand j’en aurais marre, je viendrai te revoir. Puis, on ne sait jamais, si je trouve un bon filon, je te le proposerai cette fois encore.
— Tu sais, la prochaine fois je risque d’être mariée avec deux enfants !
— Eh bien, tu en adopteras une de plus, voilà tout ! Haha !
Les deux femmes se mirent à rire, puis se fixèrent. Risae posa son front à celui d’Aiko, puis, sans crier gare, l’embrassa.
— Euh… Que… Je… ?
— T’inquiète pas : ça ne compte pas ! Même si j’ai mis la langue, nous sommes entre filles.
Risae avait les joues rouges et les yeux humides, c’était rare de la voir triste. Ce qui était fait était fait, Aiko continuait de se dire que cela ne pouvait pas vraiment compter entre filles.
Elles passèrent une partie de la nuit à boire et discuter, puis, à l’aube, Risae prit un train pour Osaka. Elle ne devait pas trop attendre pour présenter sa candidature de peur qu’on interprétât mal son silence.
Aiko l’accompagna jusqu’au quai et rentra chez elle en larmes. Mais la vie continuerait et elle n’avait désormais plus de travail.
Risae et Aiko restèrent en contact, elles s’envoyaient fréquemment des messages. Mais, malgré tous leurs efforts, une certaine distance finit par se créer : elles ne vivaient plus dans le même monde, les murs qui les séparaient étaient solides.
Finalement, leurs échanges devinrent plus espacés et leurs rencontres rares.
***
Parmi les métiers auxquels Aiko s’essaya au cours de l’année 81 figurait celui de réceptionniste dans un pressing.
C’était complètement l’inverse de son ancien travail : un poste des plus calmes.
Son quotidien se résumait à accueillir des clients, prendre leurs vêtements, les organiser et les transmettre à ses collègues qui les nettoyaient.
Encore une fois, pour sociabiliser avec des personnes ordinaires, ce n’était pas l’idéal. Elle ne voyait ses collègues que très peu et ne leur parlait presque pas. Ses interactions avec les clients étaient simplement professionnelles.
Finalement, cet emploi lui fit regretter d’avoir refuser la proposition de Risae, elle manqua même de l’implorer de la prendre avec elle : elle ressentit un ennui mortel, littéralement !
Peut-être que d’autres qu’elle y trouvaient leur compte, mais Aiko ne supportait plus de passer ses journées derrière ce comptoir à attendre les clients. Après quelques mois, elle finit par démissionner et essaya dans la foulée le monde des banques.
Elle ignorait pour quelle raison on l’avait acceptée : elle n’était pas à sa place.
Non seulement, elle n’y comprenait rien à tout ce qui était finance mais, en plus, elle n’était même pas intéressée. On la mit une fois de plus à l’accueil où elle apprit toutes les formules de politesse et endossa l’uniforme qui lui donnait un air strict.
Souvent, elle se voyait d’un regard extérieur en se demandait qui était cette personne qui se faisait passer pour elle ?
Elle comprit tardivement que la raison qui lui avait valu son embauche était son apparence et uniquement son apparence. Sa poitrine, ses cuisses, son fessier, ils « rendaient bien » dans l’uniforme.
Puis, son supérieur avait des vues sur elle. Une fois de plus, pour son corps, pas pour la personne qu’elle était.
Au bout de quelques mois, estimant la femme bien intégrée (alors qu’elle en doutait elle-même), le supérieur la plaça en tant que son assistante. Une fois de plus, ce fut un échec consternant : elle faisait mal son travail et n’y prêtait aucun intérêt. Les paroles de Risae lui revenaient souvent à l’esprit lorsqu’elle avait dit ne pas pouvoir tenir derrière un bureau toute la journée.
Le coup final lui fut porté au cours d’une sortie obligatoire d’entreprise. Le patron, éméché, vint lui caresser la cuisse en lui proposant une augmentation. Aiko ne s’était pas faite d’espoir, sa naïveté n’existait plus depuis un moment lorsqu’il s’agissait de la gente masculine, elle le repoussa et, le lendemain, elle déposa sa démission.
Puis, un événement tragique vint la frapper en cette période transitoire où elle cherchait un poste qui pourrait vraiment lui plaire, cette fois. Elle reçut un appel de la police.
— Takamura-san, connaîtriez-vous Nakashima Risae, par hasard ?
La question la surprit, mais elle n’avait pas de raison de mentir : elle reconnut la connaître. Son cœur accéléra immédiatement, elle se demanda s’il était question de leurs anciennes activités criminelles.
— Nous avons trouvé votre numéro dans son répertoire d’adresse. Pourriez-vous venir au commissariat pour répondre à quelques questions à son sujet ?
— Que lui est-il arrivé ?
Le policier prit un certain temps avant de répondre mais finit par dire :
— Son cadavre a été retrouvé il y a deux jours. L’enquête est actuellement en cours.
Aiko eut un choc, elle répondit machinalement qu’elle viendrait au commissariat après que son interlocuteur lui eut reposé la question cinq fois. À peine raccroché, elle tomba à genoux en se mettant à pleurer et sangloter.
— Risae… Risae…, répétait-elle d’une voix étouffée.
Elle finit même par aller vomir aux toilettes. C’est quelques heures plus tard, avec des lunettes de soleil, qu’elle se rendit au commissariat. Elle était livide.
Heureusement, on ne lui demanda pas de confirmer l’identité du cadavre, les policiers désiraient simplement en savoir plus sur les circonstances de sa mort.
Aiko eut beaucoup de mal à faire face aux deux policiers qui l’observaient avec suspicion :
— Quel était votre lien avec Nakashima-san ? demandèrent-ils assez rapidement.
Même dans son état, Aiko n’était pas assez stupide pour avouer avoir travaillé avec elle pour une organisation criminelle, elle expliqua :
— Nous avons officié ensemble à une époque… Puis, nous nous sommes retrouvées récemment, après avoir perdu toutes les deux nos pouvoirs.
— Vous étiez ensemble ? demanda l’un des policiers sans cacher un certain dégoût.
Aiko prit un peu de temps à répondre, on lui reposa la question avec plus d’insistance. Était-ce réellement nécessaire de savoir si elles étaient en couple ?
— Non, je suis hétéro, répondit-elle, malgré tout. Nous étions très proches, cela dit. Nous sommes… étions toutes les deux orphelines et anciennes mahou senjo et retraitées.
Les deux policiers semblaient avoir été persuadés par cette explication, qui était une partie de la vérité.
— Étiez-vous au courant que Nakashima-san trempait dans des activités criminelles ?
Aiko hésita et finit par trouver une manière retorse de répondre :
— Elle ne me parlait pas de son travail, récemment.
C’était la vérité, depuis le soir de leur séparation, Risae n’avait plus jamais abordé la question du travail. Aiko ne l’avait jamais interrogée à ce sujet, elle savait que la loi du silence était de rigueur.
À ce stade, elle se demandait si Risae avait supprimé toutes les traces de leurs anciennes conversations ou si les policiers essayaient de la piéger. Elle préféra ne pas prendre le risque de se dénoncer elle-même, elle partit du principe que Risae avait tout fait pour la protéger, même au-delà de la mort.
— Et à une époque, c’était différent ?
— Lorsque nous cherchions toutes les deux du travail, nous parlions souvent de ce que nous aurions aimé faire.
D’une certaine manière, la discussion commençait à lasser au moins un des policiers qui fit signe à son collègue qu’il n’y avait rien à en tirer. Ce dernier, plus consciencieux, posa malgré tout encore quelques questions :
— Saviez-vous si Nakashima-san avait des problèmes financiers ?
— Elle ne s’en est jamais plainte. Comme moi, elle bénéficiait d’une rente de l’état, j’ai toujours supposé qu’elle s’en sortait bien.
— Et vous a-t-elle parue étrange ces derniers temps ?
— Depuis qu’elle est partie à Osaka, nous nous sommes un peu éloignées. Je… En fait, il n’y a pas eu de raison précise, elle me parlait moins et j’ignore ce qu’elle faisait vraiment.
— Étiez-vous au courant qu’elle avait intégré un clan de yakuza ?
C’était ce dont il était réellement question. Ils voulaient une confirmation qu’elle en faisait partie. Probablement n’avait-elle jamais été déclarée comme telle par le clan. Outre cette explication, Aiko ne comprenait pas cet interrogatoire, il n’avait aucun sens.
— Je ne lui ai jamais posé la question, mais je le craignais un peu… Lorsqu’elle me parlait de ses collègues, ils avaient l’air… brutaux… Je suppose que c’est la raison qui l’a faite partir à Osaka.
En temps normal, Aiko aurait grimacé pour ajouter du crédit à son mensonge (qui l’était à moitié seulement), mais tout ce dont elle avait envie était d’en finir. Elle avait fait partie des forces de l’ordre, elle savait qu’il valait mieux enquêter lorsque la piste était fraîche, mais, d’un autre côté, les proches des victimes ne pouvaient pas réprimer leurs émotions, aussi une partie des informations qu’ils donnaient à ce moment-là étaient forcément erronées ou imprécises.
— Je vois. Eh bien, merci beaucoup, Takamura-san. Si d’autres questions nous viennent à l’esprit, nous vous contacterons. Évitez de vous absenter dans les prochains jours.
Aiko se leva sans parvenir à cacher sa faiblesse.
— Je… Puis-je vous demander…, commença-t-elle à demander.
Le policier le moins agacé des deux comprit la question et interrompant Aiko, hésitante, lui donna la réponse :
— Un règlement de compte, sans aucun doute. Son corps a été retrouvé dans une ruelle : six balles dans le torse. Ses possessions étaient encore sur elle, ce qui écarte l’hypothèse d’une agression pour vol.
— Mer… merci…
Ce n’était pas ce qu’elle avait envie de dire à cet instant, elle avait juste envie de hurler sa douleur au monde, mais…
— Et l’enterrement ?
— Ah oui…
L’homme prit un post-it sur son bureau et inscrivit un numéro de téléphone dessus.
— Voici le département qui s’en occupe. Puisqu’elle est sans famille et héritier, c’est l’état qui s’occupera de ses obsèques. Ils vous donneront plus d’informations…
C’est ainsi que s’acheva l’interrogatoire, les policiers ne la rappelèrent plus.
Grâce aux efforts d’Aiko, aux obsèques de Risae, il y eut une dizaine de mahou senjo dont la majeure partie actives. Une sous-officière accepta également d’y assister, mais la cérémonie ne put en aucun cas être qualifiée de chaleureuse ou de grandiose.
À peine achevée, toutes retournèrent dans leurs casernes, seule Aiko resta encore quelques heures à se recueillir sur la tombe où reposait l’urne de sa sœur d’arme. Depuis longtemps, elle n’avait plus eu autant envie d’en finir avec sa vie : elle s’indigna du monde, elle se mit en colère contre elle-même et tout ce qu’elle voyait la dégoûtait au plus haut point.
Elle prit une année sabbatique durant l’année 2087. Elle ne chercha plus de travail, pas plus que de mari ou d’amies. La dépression la frappa au point de reprendre des médicaments, plus forts encore qu’auparavant.
Elle ne cessait de se répéter qu’elle aurait dû accompagner Risae, que si elles avaient été ensemble elle ne serait pas morte. Au pire, elles seraient au moins mortes toutes les deux, comme des sœurs.
Elle regrettait terriblement, même si en soi elle n’avait aucune faute à se reprocher.
Pendant un certain temps, sa seule compagnie du soir étaient ses cannettes de Strong Zero et son téléviseur. Elle remarqua après plusieurs mois que non seulement son téléphone ne sonnait plus, mais elle n’avait plus parlé à personne depuis les funérailles.
L’envie lui manquait d’affronter le monde et son inactivité se prolongea jusqu’au mois d’avril 2088. À cette époque, elle reçut l’aide d’un psychiatre qui parvient à l’apaiser ; mais, peut-être, n’était-ce que la conséquence de ses anti-dépresseurs.
Quelle que fût la raison, elle trouva du travail dans une crèche. Elle ne voulait plus penser, juste travailler, entendre des voix et voir des vies s’agiter autour d’elle. Pendant un an, elle avait cru avoir été mis en terre avec Risae, ce travail devait être une renaissance.
Cependant, l’expérience ne s’avérerait pas un franc succès. Pendant quelques temps, elle alla mieux, elle se reprit mais, d’une manière ou d’une autre, les parents apprirent qu’elle avait été une ancienne mahou senjo et nombreux avaient commencé à s’en plaindre à la directrice de la structure.
« Nous ne voulons pas qu’une tueuse s’occupe de nos enfants ! »
« Qui sait si elle ne sacrifiera pas nos enfants aux Anciens ! »
Parmi ces allégations, la directrice fit remarquer qu’elle ne s’occupait pas des enfants, elle ne faisait que s’occuper du nettoyage et du rangement, mais rien n’y fit. Elle finit par la renvoyer faute de pouvoir calmer les parents.
Cette expérience assez courte ne dura qu’à peine trois mois.
Aiko ne se laissa pas désespérer, au fond ce n’était pas comme si le travail lui plaisait réellement ; elle avait juste apprécié l’ambiance, les enfants étaient pleins de vitalité et de bonne humeur qui parvenaient à l’influencer positivement.
Elle postula dans une autre structure du genre. Cette fois, on lui laissa s’occuper des petits enfants. Il ne fallut que quelques semaines avant qu’on n’apprit ce qui s’était passé à la précédente crèche et son ancienne profession de combattante.
Cette fois, elle n’attendit pas d’être renvoyée pour poser sa démission. Elle ne souhaitait pas causer du tort à la structure qui l’avait gentiment accueillie.
Même si en théorie les anciennes combattantes étaient acceptées partout, la réalité n’était pas aussi douce, constata Aiko : les emplois dans le social, surtout avec les enfants, lui étaient interdits.
Pour ne pas penser, elle se résolu à travailler dans un konbini : un poste sans qualifications, simple et qui l’occuperait de nombreuses heures. Elle passa le Noël 88 au travail, seule malgré tout. Ses collègues étaient principalement des étudiants ou des Kibanais d’origine étrangère qui ne parlaient pas bien la langue. Elle était la plus âgée.
En début février 89, un soir en rentrant chez elle, elle trouva dans sa boîte aux lettres un paquet qu’elle n’avait pas commandé. Il était cacheté par l’administration kibanaise.
Interloquée, elle l’ouvrit et découvrit un ensemble de photographies, d’accessoires bon marché et de correspondances. Un lettre explicative, imprimée, lui expliquait que Risae avait laissé des indications la désignant comme héritière de ces quelques affaires.
On ne cachait pas qu’une analyse de ces éléments d’enquête avait été menée avant de les lui remettre, presque deux ans plus tard.
Aiko fondit en larmes et replongea dans l’alcool.
Au lendemain matin, puisqu’elle était de repos, elle prit son courage à deux mains et éplucha ce qui lui avait été envoyé. Majoritairement, il s’agissait de photos d’elles. La police aurait pu trouver étrange de les voir dans les endroits où des ventes d’armes avaient eu lieu mais, puisque l’enquête avait été classée, personne ne les avait prises pour autre chose que des photos de voyages.
Sur ces dernières, elles étaient souriantes. Aiko était heureuse à cette époque.
Parmi les lettres, il y en avait une qui parlait des parents biologiques de Risae : elle avait effectué des recherches pour les trouver.
En fait, Aiko retrouva dans ces affaires tous les souvenirs que Risae avait amené de l’époque militaire. Elle avait même une photo de l’unité 105 et une autre avec Aiko à l’époque où elles avaient été en mission ensemble.
Elle ne s’était jamais rendue compte que la femme prenait autant de clichés et accordait tellement d’importance à ces souvenirs. Cette constatation remplit le cœur d’Aiko de tendresse et de tristesse.
Enfin, il y avait une lettre manuscrite qui était adressée à Aiko et où Risae exprimait ses sentiments pour elle. Au début, elle avait été intriguée, puis elle avait fini par la trouver très intéressante. L’intérêt s’était transformé en amour lorsqu’elles avaient renoué mais, puisque Aiko insistait quant à son hétérosexualité, elle n’avait jamais trouvé la force de se déclarer.
La lettre finit par évoquer le baiser qu’elles avaient partagé et qui représentait beaucoup pour Risae, ainsi que sur le vœu de bonheur pour celle qu’elle aimait :
« Je ne trouverai sûrement jamais le bonheur de mon côté, cette vie ne me réserve rien d’autre qu’une mort pathétique. Mais j’aimerais que toi, ma belle Aiko, tu puisses un jour être heureuse. Une part de moi est triste d’avoir été rejetée mais, en réalité, j’étais contente : je ne voulais pas te tirer vers le fond. Vis une belle vie, Aiko ! Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour moi ! Tu es une personne incroyable et belle dans ton cœur, le monde est chanceux de t’avoir. Risae. »
Ce jour-là, Aiko n’alla pas au travail et, finalement, elle démissionna une nouvelle fois.
Lorsqu’elle eut épanché cette nouvelle vague de triste et enfouit ses pulsions suicidaires qui revenaient à la charge, elle analysa tout ce qui s’était passé ces dernières années.
Elle avait enchaîné divers emplois : tous des déceptions. Soit elle ne convenait pas, soit c’était le métier qui ne lui convenait pas.
Au niveau relationnel, c’était des échecs également, tant au niveau de l’amitié que de l’amour.
Son caractère s’était passablement aigri. Du temps de l’armée, elle n’avait jamais eu de problèmes psychologiques pourtant.
Si elle devait résumer : tout n’avait été que terrible, elle n’avait fait que souffrir à l’exception de la période où elle avait été trafiquante d’armes.
Néanmoins, de cette expérience tragique, elle tira plusieurs conclusions. La première était qu’elle avait besoin de quelqu’un à ses côtés. Mais il ne fallait pas n’importe qui : les personnes ordinaires, qui ne connaissaient pas les horreurs du Mythe et la guerre, ne pouvaient pas la comprendre. Ils n’avaient pas partagé ses expériences, ils ne pouvaient saisir les angoisses qui l’agitaient. Il lui fallait des mahou senjo, actives ou non.
La deuxième était qu’elle n’était pas faite pour les emplois compliqués, intellectuels ou sociaux. Elle n’avait connu que l’armée et les combats, elle n’arriverait pas à être contente derrière un comptoir ou enfermée dans un bureau. Les déplacements qu’elle avait vécu avec Risae lui avaient énormément plu, elle avait pu découvrir tant de choses nouvelles.
La troisième était qu’elle avait besoin d’une occupation qui lui donnerait l’impression d’être utile. Une autre qu’elle pouvait faire du meilleur travail dans un konbini, un pressing ou une banque. Quelles étaient les compétences d’Aiko ? Ces choses qu’elle seule pouvait faire ?
Elle prit du temps à les découvrir, les semaines s’écoulèrent, elle arriva à avril 89 lorsqu’elle réalisa :
— Je ne suis faite que pour être une mahou senjo et rien d’autre ! Si je ne peux plus combattre directement, il faut que je me batte indirectement. C’est la seule chose utile que je puisse faire.
Et c’est ainsi qu’elle repensa à sa courte expérience dans l’agence K.T.. À cette époque, elle avait été heureuse, c’était avant que le drame de son existence ne commença réellement.
Elle avait perdu contact avec les filles de l’agence, non pas qu’elle leur en voulait de quoi que ce fût, simplement elle n’avait plus de pouvoirs. Ce postulat avait suffi à les séparer.
Aiko ne voulait pas les déranger et, de leur côté, les filles de l’agence ne voulaient pas l’impliquer dans des affaires où elle serait certaine de mourir.
Elle n’avait pourtant jamais effacé leurs numéros. Dans une tentative de s’enquérir de la situation actuelle de l’agence, elle envoya quelques messages à Elena qu’elle connaissait bien ; puisqu’elle avait été recrutée à la même époque.
Lorsqu’elle apprit que l’agence existait toujours et qu’Elena était devenue sa chef, elle demanda à la rencontrer.
« Pourquoi ? », demanda Elena.
« Je veux vous rejoindre ! J’aimerais te présenter ma candidature ! »
« Heinnn ?! (・・ ) ? »
Et c’était ainsi qu’Elena avait accepté de la rencontrer, quand bien même l’idée lui avait parue absurde.