Magical Retirement – Chapitre 4

16 février 2083

Aiko avait à présent vingt-cinq ans et avait quitté l’armée depuis un mois avec les honneurs d’une carrière parfaitement accomplie : de l’enfance à sa retraite, elle avait servi le pays. Peu de soldates pouveint se vanter d’en faire autant, la plupart mourraient avant d’arriver au bout.

Aiko avait pourtant vaillamment combattu, on ne pouvait imputer sa survie à une absence des champs de batailles. En septembre 2082, elle avait même atteint le rang A, mais cette augmentation de pouvoir était comme le Walking Ghost Phase des personnes irradiées : une courte amélioration annonçant une dégradation finale.

En 2083, Aiko était redevenue rang B, l’armée lui avait permis de passer ses évaluations juste avant son départ ; connaître son rang était souvent nécessaire pour intégrer une agence.

— Néanmoins, j’aurais préféré qu’ils me gardent jusqu’à la disparition de mes pouvoirs : je peux encore me battre ! pensait-elle fréquemment à cette époque.

L’armée avait établi vingt-cinq ans comme l’âge critique puisque la majorité des combattantes finissaient de perdre leurs pouvoirs à cet période, mais de nombreuses les conservaient encore pendant deux ou trois années. Certaines rares exceptions arrivaient jusqu’aux trente ans. Cela dépendait d’une personne à l’autre.

Au lieu de faire du cas par cas, l’administration avait établi une retraite forcée des soldates arrivées à cet âge, ce qui était une maigre part de l’ensemble des actives ; la majorité perdait la vie en service. Beaucoup critiquaient ce système qui renvoyait parfois des mahou senjo puissantes et qui ne présentaient aucun signe d’affaiblissement.

Pour ce genre de profil, il ne restait plus que les agences privées. Ces dernières les accueillaient à bras ouverts, qu’elles aient été reformées, qu’elles aient démissionnes, ou encore parties à la retraite, celles qui savaient se battre étaient les bienvenues.

Aiko faisait partie de ces dernières. Après son départ de la caserne, elle avait été rapidement contactée par une certaine Meredith Read pour rejoindre l’agence K.T.. La proposition était tombée bien trop à propos pour que même une personne aussi peu méfiante qu’elle ne se questionnât pas.

— J’ai des entrées dans l’armée, avait avoué Meredith au téléphone, confrontée à la question. J’étais dans la troisième base de Nagoya, celle de Moriyama. J’ai appris pour ta retraite et puisque tu es encore rang B je ne voudrais pas qu’une autre agence te démarche avant moi.

Aiko avait trouvé cette approche très honnête, c’est pourquoi elle avait accepté de venir en parler de vive à voix, à défaut d’accepter de suite. En soi, elle avait prévu de faire le tour des agences pour en trouver une qui lui convenait, alle avait encore des pouvoirs et ne comptait pas les gaspiller en passant sa vie sur son canapé. Combattre était son devoir.

Meredith était donc tombée à propos.

En cette après-midi, Aiko se rendit aux locaux de l’agence K.T. dans le quartier de Chikusa. L’élément le plus caractéristique du bâtiment était sa vitrine avec l’enseigne « Kaibutsu Toubatsu ».

— Le nom en jette, marmonna-t-elle.

Elle ignorait à cette époque que rares étaient les agences à avoir un nom correct, l’administration commettait habituellement beaucoup d’erreurs lors des retranscriptions dans les registres.

— Tu aimes bien ? Tant mieux !

Aiko se tourna vers la voix qui provenait de son dos. Une fille haute d’un mètre cinquante cinq à la peau bronzée et aux cheveux noirs attachés en queue de cheval se tenait devant elle, un sachet plastique de konbini à la main. Malgré la saison, elle portait un débardeur, un mini-short et avait passé un gilet gris par-dessus. À ses pieds, elle avait des pantoufles.

Inutile de dire que son apparence fit forte impression sur son interlocutrice, pas vraiment dans le bon sens, cependant.

— Elle ose sortir comme ça ? se demanda intérieurement Aiko.

À l’opposé, elle était maquillée, portait une tenue de ville à la mode et était parfaitement coiffée.

— Euh…

— J’suis Okiyama Ayami ! Une des membres de l’agence ! Dis ? Tu serais pas par hasard Akino qui doit passer à l’agence ?

Aiko cligna plusieurs fois les yeux, puis s’inclina légèrement pour se présenter :

— Takamura Aiko. Vingt-cinq ans. Actuellement retraitée depuis un mois. Je suis effectivement celle que Read-san a contacté avant-hier.

— Oh ! Cool ! Je te pensais pas si belle, Akiyo-chan. Et t’as une des ces paires ! Hahaha !

La tête d’Aiko se pencha de côté alors qu’une goutte de sueur apparut sur sa joue.

— Je… je m’appelle Aiko. Et ce n’est pas très polie de parler de la poitrine de quelqu’un à sa première rencontre.

— Relax ! C’est bon ! Tu peux parler de la mienne, si tu veux…

Aiko l’observa, perplexe : elle commençait à se demander si rejoindre cette agence était une bonne idée.

— Allez, entre ! Sois pas crispée, Ayano-chan.

Ayami lui saisit la main et l’entraîna vers l’entrée du bâtiment.

— Puisque je vous dis que mon nom est Aiko !

— Oui, oui, j’ai pigé, Akemi-chan.

— Ça n’a même plus rien à voir !!

Même si elle était petite, Ayami avait une sacrée force. Puis, Aiko n’était pas très habituée à s’opposer aux personnes amicales. Elle avait beau la trouver impertinente et malpolie, elle ne paraissait pas être une méchante fille.

— Eh Oooh ! J’ai ramené Ako-chan ! Venez, on va fêter ça !

— Je… je n’ai pas encore dit que j’acceptais de vous rejoindre ! Je suis juste venu visiter et parler avec vous !

Ayami se tourna comme si elle venait d’entendre quelque chose d’étrange :

— Et tu peux pas visiter et parler pendant qu’on fête ton intégration ?

— Tu… Ça n’a pas de sens ! Tu es vraiment une fille pas possible…

Aiko finit par retirer sa main. Elles se trouvaient toutes les deux dans le vestibule d’entrée où on se déchaussait.

— Héhé ! On me le dit souvent. Je pense juste que la plupart des gens sont juste casse-pied. On vit qu’une fois, n’est-ce pas ? Pourquoi s’emmerder avec des règles et perdre du temps à tourner autour du pot ? T’es faites pour notre agence, tu nous rejoindras avant la fin de la journée : j’en suis sûre.

Aiko grimaça alors que ses lèvres s’arquèrent avec mécontentement.

— Je comprends bien tout ça, mais nous ne nous connaissons pas. Et je n’aime pas être forcée, vous savez ? Je ne suis pas du genre à m’énerver, mais je vous trouve un peu trop…

— Directe ? Désolée, on me le dit depuis gamine. La plupart finissent par m’aimer à la longue.

— Vous en êtes consciente, donc ? Pourquoi ne pas faire l’effort de s’adapter ?

Ayami se gratta la tête en levant le regard, elle parut réfléchir quelques instants, puis…

— C’est trop chiant ! Les gens qui se vexent pour un rien resteront chiants jusqu’à la mort. J’ai trop peu de temps devant moi pour en perdre avec eux. C’est pas que je les déteste, mais juste on est pas faits pour évoluer ensemble.

— Et qui vous dit que je ne fais pas partie de ces personnes ?

— Bah… J’ai le pif pour ça. T’es une personne sympa et tolérante. Puis, tu t’attaches facilement et tu donnes ton amour de manière inconditionnel. J’ai faux ?

Les yeux d’Aiko s’écarquillèrent. Ce profil lui ressemblait, en effet. Mais, la manière de s’exprimer de cette fille…

— Je…

— De toute façon, si t’étais vraiment chiante, tu aurais déjà fui ou tu m’aurais baffée. Moi, j’sais qu’on va bien s’entendre. Et je me répète : tu es faite pour cette agence.

— Pourquoi ? Enfin… à quel niveau ?

— Mmmm… J’saurais pas trop dire mais c’est ce que je ressens.

Aiko commençait à avoir mal à la tête. Comment pourrait-elle comprendre ce que son interlocutrice ne comprenait pas elle-même ?

En réalité, la visite était déjà compromise : même si les autres membres seraient à son goût, avec Ayami dans les parages, elle ne pourrait jamais se détendre. Elle aurait tout aussi bien repartir à cet instant : elle n’intégrerait pas K.T..

— Ayami-chan est encore en train de raconter n’importe quoi. Takamura-san, veuillez l’excuser.

Une personne était arrivée dans le vestibule : une blonde mesurant presque un mètre soixante-dix, aux traits caucasiens. Ses cheveux étaient soyeux et d’une couleur dorée. Ses yeux étaient bleus.

Elle était particulièrement séduisante et ses courbes généreuses semblaient avoir été sculptés tant elles étaient parfaites. Même si Aiko ne ressentait pas d’attraction pour la gente féminine, elle reconnu son incroyable beauté.

Ses vêtements d’intérieurs étaient l’inverse de ceux d’Ayami : élégants et provocateurs. De plus, elle était maquillée et portait des accessoires : des boucles d’oreilles, des bracelets et même un fin collier de perles.

— Je suis Meredith Read, dit-elle en tendant la main pour la saluer ; une manière pas vraiment Kibanaise.

Aiko dénota que même si son japonais était parfait, elle s’était présentée en donnant son prénom avant son nom de famille, ce qui était inhabituel.

— Takamura Aiko. Vous… vous pouvez m’appeler Aiko.

Elle lui serra la main respectueusement.

— Oh ? Quel honneur ! Dans ce cas, appelez-moi simplement Meredith.

— D’accord, Meredith-san.

Ayami apparut dans le champ de vision d’Aiko en gonflant les joues.

— Pourquoi tu n’es gentille qu’avec Merry-chan ? Allez, je vais te faire visi…

Mais Meredith lui mit la main sur le visage et la poussa délicatement.

— Arrête de l’agresser et laisse-moi m’occuper de notre invitée, tu veux ?

— Y en a toujours que pour toi ! Bon, je vais préparer la petite fête dans ce cas. À tout de suite, Ayaka-chan !

— Puisque je vous dis que je m’appelle Aiko !

Mais Ayami ne l’écoutait plus, elle courut dans le couloir, sans se déchausser, et monta à l’étage.

Meredith grimaça un instant, puis soupira :

— Elle est… particulière, mais elle a vraiment le cœur sur la main. Ne la juge pas.

Meredith la tutoyait déjà. Aiko ne put s’empêcher de le remarquer, mais ne le lui fit pas remarquer. À l’armée, entre femmes de rang, il était fréquent de se tutoyer. La politesse était surtout de rigueur lorsqu’on s’adressait à des supérieures et dans les événements officiels.

Aiko, elle-même, avait longtemps appelé sa chef d’unité, la sous-officière magicienne 1e classe Omizu Anzu, simplement « Anzu-chan ». À présent, cette dernière était devenue officière et avait atteint le rang de capitaine des opérations magiques.

— Je vais essayer. Disons que pour une première rencontre…

— Oui, je peux comprendre.

Meredith lui fit signe de la suivre. Elles entrèrent dans la pièce voisine qui était celle qu’on pouvait voir depuis l’extérieur, celle avec la baie vitrée, et qui servait d’accueil aux clients.

— Normalement, elle aurait dû te faire entrer par là. Si tu le veux bien, reprenons depuis le début.

Aiko se plaça de l’autre côté du bureau et s’inclina pour se présenter à nouveau ; elle joua le jeu.

Meredith sourit et fit de même avant de l’inviter à s’asseoir.

— Je suis venue à votre demande. Vous êtes donc intéressée par mon profil ?

— Comme je l’ai dit au téléphone : une mahou senjo de rang B qui vient à peine de quitter les rangs de l’armée est un premier choix pour nous.

Aiko sourit en coin, elle n’avait vraiment pas l’habitude qu’on parlât d’elle en ces termes :

— D’un autre côté, je ne suis que rang B. Cela n’a rien d’exceptionnel. Si j’étais restée rang A, j’aurai compris, mais…

— Tu étais rang A ?

— L’an dernier, pendant moins de six mois.

— Impressionnant.

— Dois-je comprendre que dans cette agence il n’y a personne de ce niveau-là ?

Dans le monde des mahou senjo, le rang était un élément essentiel. Bien sûr, juger de l’utilité de quelqu’un sur une simple lettre était impropre ; les pouvoirs étaient si diversifiés et les situations si complexes qu’il n’était pas une mesure fiable.

Combien de fois voyait-on des mahou senjo de rang inférieur à une autre triompher contre toute-attente ?

Le rang n’était donc qu’un indicateur de puissance brut regroupant diverses données scientifiques quantifiables ; les pouvoirs trop absurdes étaient encore plus à même de le mettre en défaut.

L’expérience, la chance, l’intelligence et l’adaptation de la combattante n’étaient pas pris en compte par cette valeur et pourtant ils étaient essentiels au cours d’un affrontement.

Mais, faute d’un système plus fiable, les rangs étaient le pilier du monde des mahou senjo.

Aiko n’avait aucun intérêt à entrer dans une agence faible : ses collègues finiraient par se reposer trop sur elle. Or, c’était dangereux puisque ses pouvoirs étaient amenés à disparaître. Que deviendrait l’agence une fois qu’elle la quitterait, en un tel cas ?

La question qu’elle venait de poser influencerait beaucoup sa décision, sûrement plus que le caractère d’Ayami, à vrai dire.

— Rassure-toi, répondit Meredith en croisant les mains devant elle. Je ne suis que rang C et Ayami-chan rang B, mais notre championne est Riina-chan avec son rang A+. Elle n’a que vingt ans, il lui reste encore pas mal d’années de service. Je pense qu’un jour elle prendra la direction de l’agence.

— A+ ? Voilà qui est bien plus impressionnant que mon rang B. C’est pourquoi, je repose la question une fois de plus : pourquoi moi ?

Meredith soupira.

— Je ne vais pas te mentir… Nous ne sommes que trois. Je n’ai pas d’arrières-pensées, j’ai juste vu ta fiche passer : état de service parfait, rang B et tu habites à Nagoya. Tu es une candidate idéale.

— C’est effectivement honnête. En somme, n’importe quelle fille de rang B qui habite en ville aurait pu faire l’affaire ?

Meredith sourit une nouvelle fois.

— C’est ce que j’aurais dit hier, mais je commence à vraiment t’apprécier. Tu as la tête sur les épaules, tu ne te laisses pas facilement décourager et tu as survécu jusque-là. Ton expérience du combat est sûrement supérieure à nous toutes. J’insiste vraiment pour t’intégrer à notre agence.

— Mmm, je n’ai pas encore pris de décision.

— Si ça peut te donner des raisons d’accepter : Riina est vraiment intelligente, elle est capable de monter des plans surprenants. Et ses pouvoirs sont terrifiants, je te l’assure. Ayami… Bon, elle a son caractère, mais elle n’a peur de rien et est très fidèle à ses amies. Avec elle, c’est comme avoir une petite sœur fofolle. Puis… Non, tu verras bien.

— Et vous ?

— Moi ? Je n’ai rien de spécial, je suis juste une descendante d’une famille anglais échouée ici à début de l’Invasion.

— Je vois…

— De plus, tu ne trouveras aucune agence avec un nom aussi chouette que le nôtre.

— Ah bon ?

— Tu es encore nouvelle dans le milieu, mais tu apprendras vite que les agences ont presque toujours des noms ridicules. Genre…

Elle tourna l’écran de l’ordinateur qui se trouvait sur le bureau pour montrer une longue liste d’agence avec des noms pire les uns que les autres.

— C’est pas un canular ?

— Absolument pas ! Si tu prends le temps d’aller à la mairie, tu pourras constater que j’ai raison.

— Gloups !

— Dans l’administration, quelques-uns jugent bon de nous ridiculiser ainsi. Mais grâce au génie de Riina, qui s’était renseignée à l’époque, nous avons opté pour nous enregistrer avec un nom très simple : K.T..

Voyant qu’Aiko lui prêtait intérêt, Meredith ménagea un peu ses effets.

— Je ne vais pas te cacher qu’à la base, je voulais prendre comme nom… Cute Kitties… OK, c’était ridicule, je te l’accorde. Mais Riina est partie de cette proposition qui est devenue Kitty et donc K.T.

— Ah oui…

— Selon Riina, le fait de prendre un acronyme nous permettrait de donner aux lettres le sens que nous désirions. Si les fonctionnaires l’avaient, par exemple, déformé en L.T., nous aurions pu trouver autre chose pour le L.

— Donc le nom de base n’était pas Kaibutsu Toubatsu ?

— Peut-être uniquement dans l’esprit de Riina. En tout cas, elle a bien réussi à les avoir, le nom a été laissé tel quel et nous n’avons pas à en rougir.

— Elle semble maligne.

— Elle l’est. Écoute, il se fait tard, je sais que tu es encore indécise, mais… Que dirais-tu de manger avec nous ? Tu pourrais faire connaissance avec les filles. Dans une agence, tout n’est pas question que de puissance et d’argent : l’entente est importante également.

— Je suis totalement d’accord.

Sur ces mots, Meredith se leva et l’invita à faire de même. Après un peu d’hésitation, cette dernière accepta. Son interlocutrice paraissait raisonnable et honnête, elle lui devait au moins cela. Un repas ne l’engageait en rien.

— J’accepte. Je ne promets rien quant à mon adhésion, mais je peux passer la soirée à faire connaissance.

Meredith lui tendit à nouveau la main pour sceller cet accord.

Exceptionnellement, l’agence ferma ses portes plus tôt que d’habitude. Meredith descendit le volet et tourna la pancarte pour afficher « fermé », puis elle amena Aiko à l’étage où Ayami était en train de disposer la table ; il y avait principalement de l’alcool et des snacks.

— Héhé ! Je savais que tu resterais : tu ne pourras plus nous quitter bientôt.

Aiko ne répondit pas, elle grimaça légèrement avant de s’excuser poliment pour l’intrusion et de s’asseoir à la table basse.

Ayami ne se laissa pas décourager par cette réaction froide, elle se rapprocha d’Aiko et, sans transition, commença à lui expliquer son passé.

Elle venait d’Okinawa, d’une famille de pêcheurs. Pendant l’Invasion, elle avait perdu tous ses proches et avait été évacuée dans un refuge dans la province d’Aichi, proche de Nagoya. Elle avait accepté de devenir une mahou senjo pour protéger les autres filles et les préserver du même sort que le sien.

Malgré une vie difficile, elle était joyeuse et enthousiaste, elle ne se laissait pas abattre.

Face à ce tragique récit, Aiko ne put rester de marbre : elle s’attendrit malgré elle et brisa le mur de glace qu’elle avait essayé d’ériger. Meredith qui s’était tenue, debout, les bras croisés, un peu plus loin, sourit.

Le récit avait-il quelque chose d’amusant ?

— Ma pauvre…, dit Aiko en prenant la main d’Ayami entre les siennes. Je… je suis désolée que tu aies dû vivre tout cela.

Même si elle était passée rapidement dessus, elle avait assisté à la mort de ses grands-parents lors de la première vague d’Invasion puis, pendant l’évacuation, c’était ses parents qui étaient décédés étaient décédés. Les rares oncles et tantes qui avaient survécus avaient fini en hôpital psychiatrique, pour leur part. Elle avait rapidement mentionné une cousine qui vivait à Tokyo et un cousin qui était à Kyûshû à présent.

Une horrible histoire qui avait frappé bien d’autres familles durant la période de l’Invasion. En un sens, c’était dans ces rares moments où Aiko se sentait presque contente d’être une orpheline.

— Tu m’as crue ? demanda Ayami, qui ne s’était pas trompée en prétendant que Aiko s’attacherait rapidement.

— Hein ?! C’était un mensonge ?

— Non, mais tu m’as quand-même crue très facilement. Tu es exactement comme je le pensais, Airi-chan.

— Je m’appelle Aiko !

Cette dernière, contrariée, gonfla ses joues alors que Meredith se mit à rire.

— Je vais vous laisser faire connaissance. Je vais aider Riina-chan en cuisine.

Les yeux d’Aiko imploraient la clémence : elle n’avait pas envie de rester seule avec Ayami, mais Meredith quitta le salon malgré tout.

Elle soupira et décida de prendre son mal en patience.

— Dis ? J’peux t’appeler Ai-chan ?

— Mais on se connaît à peine…

— Tu aimes bien te compliquer la vie avec des détails, toi. Tu n’as pas un peu l’impression qu’on se connaît depuis bien plus longtemps ?

Honnêtement, Aiko ne le pensait pas du tout, mais elle commençait à se demander si Ayami n’était pas une de ces filles qui donnait dans la spiritualité et la superstition. En soi, à présent que la magie était avéré, c’était le scepticisme qui était devenu absurde. Mais la magie des mahou senjo ne présentait pas le côté le côté incertain et aléatoire de l’occultisme : lorsqu’elles se concentraient, leur magie se manifestait. Il était même possible de la quantifier et répertorier.

C’est pourquoi, dans l’esprit d’Aiko, les deux étaient branches étaient totalement différentes.

— Appelez-moi Ai-chan, si ça vous chante, répondit Aiko, en ignorant la dernière question, sur un ton hautain. De toute manière, vous n’avez pas arrêté de vous tromper sur mon prénom depuis notre rencontre.

— C’est vrai que je suis nulle pour les prénoms, j’arrive pas à les retenir. Mais, les surnoms sont plus personnels : je n’aurais qu’une seule Ai-chan dans ma vie, alors qu’il y a des tas d’Asano-chan.

— Aiko… Mais bon, j’ai compris l’idée.

Ayami afficha un large sourire avant de proposer une bière à son invité.

— C’est une Rigel. C’est censé être bière de chez moi, mais puisque les usines ont été déplacée dans la préfecture de Kanagawa, je ne sais pas si on peut encore la prétendre d’Okinawa.

Le territoire était toujours occupé, il était tombé durant l’Invasion, victime des forces de Chtulhu.

— Oui, c’est dommage. Mais, c’est comme ça. Il faut s’entraider et aller de l’avant. Le passé ne reviendra pas mais, si nous pouvons débarrasser le monde des Anciens, nous pourrons toujours reconstruire notre histoire.

Les yeux d’Ayami devinrent brillants un instant, la lumière s’y refléta et dansa sur la cornée avant de disparaître.

— Je le pense aussi ! Je suis triste d’avoir perdu mon domicile mais, contrairement à ma famille, on peut le reconstruire. Peut-être qu’un jour, nous reviendrons à Okinawa ! Je t’inviterai à boire de la vraie Rigel à cette occasion !

— Volontiers… Enfin… je n’ai pas décidé d’intégrer l’agence, tu sais ? N’essaye pas de m’avoir !

Aiko prit air boudeur qui ne lui ressemblait pas et détourna le regard. Ayami se mit à rire innocemment : elle ne doutait pas un instant qu’Aiko les rejoindrait.

Elles ouvrirent toutes les deux une canette de bière et trinquèrent.

— Euh… Au fait, tu as l’âge au moins pour boire ?

— Je ne comprends pas cette question ! Ai don’t speek japaneese !

Ayami répondit dans un anglais atroce, puis but une longue gorgée. Brusquement, Aiko la lui prit des mains.

— You speak japanese ! Je ne laisserai pas une mineure boire de l’alcool !

— Hein ? Mais c’est qu’une bière !

Ayami chercha à la reprendre, mais Aiko la leva hors de portée de ses mains ; la différence de taille entre les deux suffisait pour qu’elle ne parvint pas à l’attraper.

— Une bière c’est 5 % d’alcool !

— Ce n’est que 5 % !! Puis, c’est moi qui l’ait payée !!

— Je veux voir ta carte d’identité. Tu ne m’auras pas avec ce genre d’argument !

— Mais euhhh !!! Si j’ai pu les acheté, c’est que j’ai l’âge pour ça !

Aiko considéra cet argument un instant : en principe, le vendeur avait dû lui demander ses papiers, elle était donc en âge légal pour boire. Cependant, elle n’était pas sans savoir que les mahou senjo avaient un identifiant particulier dans la puce de leur carte d’identité qui passait outre cette loi.

Peu de personnes, même parmi elles, étaient au courant. Officiellement, le gouvernement ne les autorisait pas à boire et, pourtant, leurs cartes d’identités passaient aux caisses des konbini pour des adultes. Elles pouvaient même acheter des armes à feu sans avoir de licence de chasse.

— J’avais des collègues qui en achetaient à l’âge de quinze ans grâce à leur carte d’identité de mahou senjo.

— Vraiment ? On pouvait faire ça ?

— Zut ! J’aurais pas dû te le dire !

— C’est pas comme si j’allais retourner en arrière pour profiter de l’astuce !!

Ayami chercha de nouveau à attraper la canette. Un observateur extérieur aurait pu croire que la situation l’agaçait, mais c’était tout l’inverse. L’inquiétude d’Aiko lui rappelait celui d’un membre de la famille qu’elle n’avait plus.

— Oh ? On dirait que vous vous entendez bien, finalement. Vous êtes déjà à deux doigts de vous grimper dessus.

Meredith était de retour avec un plat dans chaque main, affichant un air moqueur et complice. Aiko ne put s’empêcher de rougir légèrement tandis que Ayami tourna des yeux larmoyants vers sa chef d’agence.

— Ai-chan ne veut pas me laisser boire !! Elle pense que je suis une mineure.

— Hahaha ! À te regarder, on le dirait effectivement.

— Mais !! J’ai 22 ans !!

Outre son apparence, son comportement la faisait passer souvent pour plus jeune qu’elle ne l’était. Aiko était loin d’être la seule à se tromper.

— Je… je suis hétéro ! se défendit Aiko, troublée par la précédente accusation. Il n’y a pas de risque avec moi… surtout avec une mineure…

— Mais je te dis que j’ai 22 ans !! Et je suis convaincue que tu n’es pas si hétéro !

— Comment peux-tu le savoir mieux que moi ? Et tant que je n’aurais pas la preuve, tu resteras une mineure.

Meredith ne put s’empêcher de se mettre à rire avant de poser sur la table une grande assiette remplie de yakisoba et une autre de tempuras.

Derrière elle se trouvait Riina qu’Aiko vit pour la première fois. Cette dernière avait la peau claire, livide même, pouvait-on dire. Ses longs cheveux noirs se répandaient dans son dos. Ses yeux étaient dorés et son expression sombre. Son regard perçant intimida quelque peu Aiko lorsqu’elle le croisa : Riina dégageait quelque chose d’inquiétant.

Se tenue se composait d’une simple robe bleue qui accentuait la fragilité et la morosité de son apparence.

Elle portait également deux grandes assiettes, l’une avec des sushis et des sashimi, l’autre avec du porc sauté aux légumes.

— Je te présente Riina-chan, dit Meredith. C’est le cerveau de notre agence.

La concernée baissa la tête pour saluer et parut gênée d’être présentée ainsi.

— En… Enchantée.

— Enchantée. Je suis Takamura Aiko. Je viens juste… Eh toi ! Ne vole pas ma bière !

— Tu ne veux pas me donner la mienne !

— Je n’ai toujours pas de preuve que tu aies l’âge pour boire.

La dispute reprit. Aiko s’étonnait elle-même de la familiarité dont elle faisait preuve avec Ayami, elle ne se doutait pas du don qu’avait cette dernière pour mettre les gens en confiance.

Riina soupira de soulagement, elle n’était pas une fille très sociable. Laissant les assiettes sur la table, elles partirent chercher la suite : une salade, des tsukemono, un bol de jagahimo. Un vrai festin qui ne manqua pas de surprendre l’invitée.

— Vous mangez tous les soirs aussi varié ?

— Le corps a besoin de variété…, dit timidement Riina en s’arrêtant en plein milieu de sa phrase.

— En général, non, confessa Meredith, mais j’étais sûre que tu resterais parmi nous.

Aiko avait l’impression de s’être fait piégée, comme si on lui avait déjà passé les menottes aux poignets. Elle grimaça et rendit sa bière à Ayami, qui lui avait enfin montré sa carte d’identité, puis s’installa à sa place.

— Ah enfin ! Tu m’as manqué, ma Rigel-taaaannn !

— Tan ? Tu la considères comme une enfant ? C’est indécent ! s’indigna Aiko.

— Non, ça n’a rien d’indécent ! C’est mon bébé à moi !

— Et c’est reparti, dit Meredith en riant.

— Ton bébé ? Je… Écoute, je ne veux rien savoir. Inutile de me dire avec quel fût tu l’as eu.

Depuis sa retraite, un mois auparavant, Aiko n’avait pas eu beaucoup de contact avec le monde extérieur. Elle avait un peu sombré dans la monotonie et la solitude, sans même s’en rendre compte. Elle savait sa situation temporaire, elle allait reprendre du service, c’était indubitable, aussi elle ne s’était pas inquiétée outre mesure.

C’est pourquoi parler à des filles de son âge, avec le même genre d’expérience du combat qu’elle, lui fit plus de bien qu’elle ne l’aurait cru. Et, mise en confiance, elle avait fait ressortir son côté taquin que seules ses anciennes sœurs d’armes lui connaissaient.

Meredith se mit à rire à nouveau, tandis qu’Ayami prit un air faussement choqué.

— Tu… tu veux me le voler, lui aussi ? Tu es un monstre !! Ne viens pas dans l’agence, tiens !

— Juste pour te surveiller, je devrais sûrement accepter l’offre de Meredith-san… tiens !

Pendant ce temps, Riina mangeait en silence en observant le duo comique. Elle s’était servi une bière également.

Le repas se poursuivit. Elles parlaient toutes les quatre de divers sujets, allant de l’actualité aux vêtements, en passant surtout par les expériences militaires.

Riina parlait peu pour sa part, laissant sa place à Ayami qui occupait le plus vaste temps de parole. Meredith s’immisçait ponctuellement, ramenant souvent un peu de sérieux dans la conversation.

— Ah ? Il ne reste plus à boire ? J’avais fait le plein de canettes pourtant…

Aiko ne dit mot, elle se contenta de plisser le regard pour fixer Ayami et la juger, mais…

— C’est Riina-chan qui a tout bu, l’air de rien, expliqua Meredith.

— Moi, tu voulais pas me laisser boire mais Riina-chan, qui n’a que vingt ans, tu ne lui dis rien ?

— Elle n’a que vingt ans ?! s’étonna Aiko. On… on dirait qu’elle est tellement plus âgée !

— La plupart se trompent, expliqua Meredith avec un sourire gêné.

Aiko la fixa avec une pointe de reproche quant au fait de laisser une femme aussi jeune boire, mais elle était loin de connaître la personne dont il était question.

Lorsque les regards se tournèrent vers cette dernière, d’ailleurs, elles purent distinguer ses joues rouges et ses yeux brillants. Elle avait résolument beaucoup bu.

Elle essaya de se lever pour aller aux toilettes, mais manqua de s’écrouler. Meredith s’approcha et la soutint.

— Je vais m’occuper d’elle… C’est rare qu’elle boive autant.

— Elle devait être intimidée par Ai-chan, expliqua Ayami.

— Je n’allais pas tarder à partir de toute manière, déclara cette dernière.

— Déjà ? Allez, viens boire un peu avec moi ! Je connais un bar pas mal dans le coin.

— Hein ? Avec une mineure ?

— Je suis pas une mineure !!

Aiko se massa les tempes puis finit par dire :

— Si je ne viens pas, tu iras quand même et qui sait ce qui pourrait arriver à une fille aussi tête en l’air que toi.

— Donc tu viens ? Cool !!

Mais Aiko l’inspecta de la tête aux pieds et, bien qu’impolie, elle demanda :

— Tu comptes venir comme ça ?

Ayami soupira avant de se lever.

— J’ai pigé, c’est bon. Attends-moi, je vais me changer même si personnellement je m’en fiche.

— Merci de penser à moi et à ta dignité.

Seule avec Meredit, qui avait passé Riina sur son épaule et s’apprêtait à sortir à son tour…

— Sage décision. Elle t’aurait poursuivie de toute manière : je la connais.

— Ces paroles m’inquiètent quelque peu…

— Hahaha ! rit Meredith au lieu de défendre la concernée. J’espère sincèrement que tu t’es quand-même amusée et que tu accepteras de nous joindre. Tu as mon numéro et tu connais notre adresse. Tu peux commencer quand tu veux.

— Je… je vais y réfléchir.

Mais au moment où Meredith allait sortir avec Riina pour l’amener dans son lit, son téléphone se mit à sonner.

— À cette heure ? s’étonna-t-elle avant de prendre le cellulaire dans sa poche.

Lorsqu’elle aperçut sur l’écran le nom de son interlocuteur, elle posa Riina à terre et demanda à Aiko de veiller sur elle. Elle s’en alla aussitôt dans le couloir depuis lequel on entendait malgré tout une discussion animée.

À son retour…

— Je pense que votre petite virée va attendre : une mission urgente.

C’est le moment que choisit Ayami pour revenir ; elle était en train de refaire sa queue de cheval.

— Une mission ?

— Oui.

— Et Riina-chan ?

— Tant pis, la mission est plus urgente qu’un peu de vomi. Il ne s’agit que d’une attaque de Gaunt, à deux nous devrions gérer.

— Je peux y aller avec Ayami-chan ! proposa soudainement Aiko en se levant. Je… je ne m’engage pas pour entrer dans l’agence, mais je peux faire équipe avec elle, pour cette fois.

— Vraiment ? Cela me rendrait vraiment service.

— Yeah ! C’est une meilleure soirée que prévu !

— Eh oh ! Y a des civils qui risquent leurs vies, la gronda Meredith. Nous sommes des justicières, pas de simples mercenaires.

Elle frotta les tempes d’Ayami en guise de punition. Aiko ne put s’empêcher de sourire, puis d’insister :

— S’il y a des vies de civils en jeu, il n’y a pas une seconde à perdre. Allons-y, Ayami-chan !

— C’est partiiii !!!

Elles quittèrent l’agence au pas de course. Le lieu d’intervention n’était pas très éloignée de l’agence et la menace était basse, n’importe quelle officielle aurait pu s’en charger, mais le temps était l’élément le plus contraignant de la mission. Chaque seconde pouvait coûter la vie à quelqu’un.

Leur première mission fut une réussite. Aiko parvint parfaitement à s’adapter au style de combat rapproché d’Ayami. Elles réglèrent le problème en quelques minutes à peine. L’incident n’eut le temps de faire que trois blessés légers.

Après avoir confirmé qu’il ne restait plus d’ennemis dans le secteur et qu’il ne s’agissait pas d’une invocation orchestrée par des cultistes, Ayami voulut téléphoner Meredith pour lui confirmer la réussite de la mission… mais elle avait oublié son portable.

Finalement, c’est Aiko qui s’en chargea à sa place après avoir longuement réprimandé sa collègue de mission.

— Parfait ! Que tu nous rejoignes ou non, je te verserais ta part de salaire pour cette intervention, dit Meredith à l’autre bout de la communication.

— En fait, je pense plutôt vous rejoindre.

— Vraiment ?

— Oui. J’avais peur que…, commença-t-elle avant de s’éloigner d’Ayami. J’avais peur de ne pas m’entendre avec Ayami-chan mais, en combat, elle est…

— Incroyable, pas vrai ? Elle s’adapte à chacun de ses partenaires, je n’ai jamais vu ça.

— En effet… Quoi qu’il en soit, je vais accepter votre offre. Si vous me décevez, je vous quitterai aussitôt.

— D’effrayantes menaces, mais je n’ai pas peur. Lorsque tu nous connaîtras mieux, tu ne douteras plus de nous.

Aiko n’était pas sûre d’avoir fait le bon choix, elle avait accepté la première offre qui lui avait été faite, c’était parfaitement déraisonnable. Mais son instinct lui laissait penser que ces filles étaient fiables. Elles avaient le sens de la justice, savaient travailler en équipe et savaient s’occuper les unes des autres. Elles méritaient le bénéfice du doute.

— Tu nous rejoins donc ?

— Tu as tout entendu ?

Aiko plissa les yeux, mécontente, en se retournant et en faisant face à Ayami, au contraire joyeuse.

— Juste la fin.

— Écouter les conversations des autres est une très mauvaise habitude, tu sais ? Mais bon… tu es encore mineure, tu auras le temps de te corriger.

— Je ne suis pas mineure ! protesta-t-elle en levant les bras.

— À moins qu’il ne faudra te l’apprendre avec une bonne fessée.

— Euh… Je ne suis pas trop dans ce genre de trucs, tu sais ?

Aiko fit exprès de prendre un air sadique, tandis que Ayami cacha ses fesses avec ses mains.

— Pas trop ? Donc un peu quand-même ?

— Non, pas du tout !! Je ne te veux plus parmi nous, Ai-chan !!

Et pourtant, elles finirent toutes les deux par aller boire un verre, puis un second et, finalement, elles passèrent de bar en bar jusqu’au matin.

Aiko se laissa emporter par Ayami sans s’en rendre compte, cette dernière était si festive que nombreuses s’étaient déjà faites emporter dans son sillage. D’ailleurs, au cours de la soirée, deux filles d’origine Ukrytiyenne se joignirent à elles, puis un ressortissant d’Inde et, enfin, une métisse Chinoise.

Au petit matin, c’est le remous des vagues et le chant des mouettes qui les réveilla.

— C’est une drôle d’alarme…, pensa Aiko à moitié endormie.

Ses yeux encore fermés, elle avait l’impression d’être à la plage. Elle ressentait une sorte d’humidité et un poids appuyé sur sa poitrine. Elle reconnut cette sensation.

Remettant en place ses souvenirs de la nuit, elle ne douta pas d’avoir bien trop bu, cette fois encore, et d’avoir été avec Ayami qu’elle avait rencontré pour la première fois la veille. Si elles avaient bu ensemble, cela voulait dire que…

— Pas possible !!

En même temps que cette pensée, un frisson lui parcourut le dos.

— C’est bon, tout est safe ! Je suis hétéro et, entre filles, ça ne compte pas…

Ce n’était pas la première fois que cela se produisait.

— C’est elles qui profitent de ma faiblesse alcoolique ! Et ça ne compte pas entre filles !! se répéta-t-elle.

Elle avait toujours trouvé étonnant à quel point les rumeurs parlant de la tendance homosexuelle des mahou senjo était vraie. Elle pouvait aisément les confirmer.

— N’empêche… Si j’étais homo, ce serait comme si je venais de coucher le premier soir. Je serais une telle fille facile ?!

Elle rejeta immédiatement l’idée : tout était la faute de l’alcool et des autres mahou senjo qui lui sautaient dessus. Et, de toute manière, cela ne comptait pas !

Elle ouvrit lentement les yeux pour trouver effectivement la tête d’Ayami appuyée sur sa poitrine. Elle grimaça :

— Pourquoi ça se finit toujours ainsi ? Ouinnn !!

Mais, en inspectant mieux, elle se rendit compte qu’elles étaient toutes les deux habillées.

— Ouais !! Pour une fois, il ne s’est vraiment rien passé ! Enfin… Même si de toute manière, ça n’aurait pas compté.

Ayami commença à se réveiller à son tour.

— Bon… jour…

— Salut. Au fait… Tu sais où nous sommes ?

Elles s’étaient endormies sur le pont supérieur d’un navire amarré dans le port de Nagoya. En principe, ce genre d’embarcation était surveillée. Comment avaient-elles pu finir dessus ?

Et surtout, pourquoi se trouvaient-elles là avec des mouettes les survolant ? Que s’était-il réellement passé cette nuit ?

Autant de questions qui ne trouveraient jamais de réponse : Ayami n’avait pas plus de souvenirs qu’elle.

— N’empêche, je me suis bien éclatée ! Faudra qu’on recommence, Ai-chan !

— Pour diverses raisons, je pense à l’inverse : il vaut mieux en rester là !

Elle soupira en observant le ciel aux couleurs de l’aube tandis que Ayami essayait de lui expliquer pourquoi elles devaient recommencer.

***

Une hache de guerre médiévale essaya de trancher en deux l’absurde créature qui envahissait le centre commercial. Mais, au dernier moment, le monstre disparut.

Cet être bipède n’était pas seul : un groupe d’une vingtaine de ses semblables attaquaient l’édifice.

Ils faisaient tous près de deux mètres cinquante et avaient des peaux brunes putréfiées et visqueuses. Leurs longs bras leur arrivaient presque jusqu’aux pieds et étaient terminés par de longues griffes de trente centimètres raclant le sol à chacun de leurs pas.

Leurs petites bouches étaient couvertes par des boursouflures ; leurs dents étaient jaunes et infectes ; leurs yeux rouges et vitreux. Il s’agissait de Saboteurs Dimensionnels, des Anciens peu puissants dont la particularité était de bondir entre les dimensions à leur guise, ce qui les rendait assez difficiles à combattre pour des mahou senjo basées sur les prouesses physiques.

— Ai-chan ! Il est à toi !

Ayami, sous sa forme de combat, interpella sa collègue qui se trouvait sur un balcon intérieur plus loin, une position depuis laquelle elle pouvait voir entièrement la place avec ses nombreuses vitrines de magasins.

Sous cette forme, Ayami perdait son bronzage et ses cheveux devenaient châtains clairs. Ses vêtements noirs étaient composés d’une robe légère, de gants lui couvrant entièrement les bras et de collants. Son expression demeurait souriante, mais sa coiffure était passée de la queue de cheval aux twin side up. Cette coiffure mélangeait les couettes et les cheveux détachés, la majeure partie étant relâchées avec juste deux petites couettes nouées au-dessus des oreilles. Ses cheveux étaient bien plus longs sous cette forme.

Enfin, l’élément le plus caractéristique, sans nul doute, étaient ses oreilles pointues et longues qui rappelaient les elfes des œuvres de fantasy.

— OK, Ayami-chan !

Elles n’étaient que toutes les deux dans l’édifice, Meredith et Riina traquaient les cultistes qui avaient pris la fuite en voiture au moment de leur arrivée. Elles étaient mandatées par l’armée, cette fois encore.

Guettant les environs, Aiko vit une forme brunâtre apparaître à l’intérieur d’un magasin de vêtements en contrebas. Le centre commercial était en cours d’évacuation, les Saboteurs Dimensionnels étaient apparus à l’improviste et avaient donc pris de court les autorités.

L’alarme d’intrusion dimensionnelle sonnait depuis quelques minutes déjà, mais ce laps de temps n’était pas suffisant pour évacuer tout le monde dans l’abri souterrain.

Une vendeuse aidait une vieille dame à se diriger vers la sortie lorsqu’un Saboteur apparut devant elles :

— Kyaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !!!

Ces Anciens, relativement stupides, n’agissaient pas avec des plans complexes, ils voulaient juste tuer des innocents. Les deux proies avaient été trop alléchantes à ses yeux pour les ignorer. Ses griffes allaient s’abattre sur les deux femmes paralysées par la peur lorsque…

— Toru-chan 3 et 4, à l’attaque ! Toru-chan 1 et 2, protégez-les !

Les vecteurs de force invisibles agirent pour l’en empêcher ; leur champ d’action était à deux cents mètres de leur invocatrice. Les griffes ralentirent jusqu’à s’immobiliser, tandis que deux trous se creusèrent dans la tête de l’Ancien, comme s’il avait été touché par deux flèches invisibles.

Les cris des deux femmes ne cessèrent, même sauvées leur peur n’avait pas disparue ; le sang de la créature les recouvrit même s’il ne tarderait pas à disparaître en même temps que le cadavre, à l’instar de toute créature invoquée.

— Désolée, je n’ai pas le temps de jouer au psychologue, dit Aiko. Toru-chan, revenez à moi.

— Ai-chan ? Tu en repères d’autres ?

— Je cherche justement ! Tu en as abattu combien ?

— Mmmm… Huit, je dirais.

— Moi six avec celui-là. Il doit en rester encore six, dans ce cas.

— Leur pouvoir les rend pénibles. Ils peuvent vraiment aller n’importe où ?

— Oui.

Les deux filles, qui étaient distantes d’une vingtaine de mètres, parlaient assez fort pour s’entendre. Soudain, elles se tournèrent l’une vers l’autre et se fixèrent comme horrifiées ; leurs yeux s’écarquillèrent alors que leurs bouches s’entrouvrirent.

— Tu ne penses pas que… ?

— Ils semblent aimer s’en prendre aux faibles. Ils sont sûrement allé dans l’abri souterrain !

Sans réfléchir, toutes les deux se mirent à courir dans la même direction : l’escalier menant aux sous-sol. Depuis l’Invasion, la plupart des centres commerciaux kibanais disposaient d’un tel abri en cas d’attaque. De nombreuses indications sur les murs en indiquaient la direction.

Les endroits très fréquentés étaient plus à risque que les autres, c’était chose reconnue désormais. Malgré tout, le désir d’un quotidien paisible demeurait plus fort que la prudence et nombreux oubliaient que faire ses courses pouvait être si risqué.

— Ne sois pas étonnée : je vais te faire des choses, Ayami-chan, dit soudain Aiko.

— Hein ? Tu veux me faire quoi, perverse ? En plus, c’est pas le moment ! rétorqua la concernée, choquée.

— Donc, à d’autres moments, tu ne dirais pas non ?

— C’est pas ce que j’ai… Aaaaaahhh !

Une soudaine poussée d’accélération prit par surprise Ayami : il s’agissait des vecteurs d’Aiko qui avaient altérer son déplacement.

En un instant, elles se trouvèrent toutes les deux face à la lourde porte métallique de l’abri dont un des battants était grand ouvert : tout le monde n’avait pas eu le temps d’y entrer.

Au lieu d’une file ordonnée, elles trouvèrent des cadavres qui jonchaient le sol devant les portes ; une demi-douzaine. Des cris sortaient de l’intérieur de l’abri, également.

Les deux combattantes s’empressèrent d’entrer et trouvèrent encore du sang et de cadavres. Les auteurs du massacre étaient également présents. C’était les six manquants.

Même si les Saboteurs n’étaient pas très dangereux individuellement, il fallait un grand nombre de mahou senjo pour couvrir complètement le centre commercial et ils pouvaient apparaître n’importe où, n’importe quand.

Même si les deux avaient protégé l’abri, les autres étages auraient été pris pour cible. Quatre mahou senjo n’étaient tout simplement pas assez pour cette mission.

Mais le temps n’était pas aux regrets, elles devaient se débarrasser immédiatement des six avant qu’ils ne partissent traquer les retardataires en route vers l’abri.

— Toru-chan ! Tous en attaque !

Les vecteurs quittèrent Aiko et s’en allèrent perforer quatre cibles. Trois furent tués sur le coup, sans comprendre, tandis que la quatrième parvint à esquiver en se téléportant. Ayami chargea les deux autres, ceux qui n’avaient pas été ciblés.

D’une certaine manière, elle était devenue capable de comprendre Aiko : en général, elle visait de gauche à droite. Sachant qu’elle avait quatre vecteurs et qu’elle allait sûrement les envoyer tous à l’attaque, il lui suffisait d’attaquer ceux de droite.

Puis, Ayami avait de la chance. Beaucoup de chance. Nombreuses étaient ceux à l’avoir remarquée et à la jalouser.

Sa première attaque horizontale partit de gauche à droite. Elle trancha le monstre en deux au niveau de la hanche. Aussitôt, elle activa sa magie du chaos et le second monstre un peu plus loin subit une taillade en tout point similaire.

Sa magie pouvait engendrer des effets absurdes, comme modifier la source de dégâts de son arme, qui devenait par exemple perforante alors même que l’arme était tranchante. Mais elle pouvait également toucher des créatures qui étaient hors d’atteinte.

L’armée lui avait décerné le rang B, mais, comme toutes celles disposant de ce type de pouvoir, sa puissance était impossible à estimer par des appareils de mesure conventionnels.

Alors qu’Aiko se demandait encore où pouvait être parti le dernier des Anciens, il réapparut à proximité d’Ayami qui, prestement, porta un coup descendant que le monstre chercha à esquiver en se téléportant. Mais lorsqu’il réapparut à nouveau, un peu plus loin, il était séparé en deux morceaux, de la tête aux pieds.

Même ces créatures venues d’autres dimensions et ayant une conscience différente des humains étaient incapables de prévoir les attaques chaotiques d’une chaomancienne comme Ayami.

Tous les civils n’avaient pas été tués. En même temps que la pression retomba, les deux femmes se rendirent compte de leur présence : ils étaient terrifiés, certains criaient, d’autres pleuraient et d’autres étaient paralysés ou tremblaient.

Les deux mahou senjo attendirent quelques instants, puis elles portèrent leurs mains à leurs oreilles et activèrent leurs communicateurs.

— Meredith, nous avons tué vingt Saboteurs. Il en reste encore ?

<< Tu as rapidement perdu tes habitudes militaires, on dirait. Il est où le protocole ? C’est à force de traîner avec Ayami-chan ? >>

— Héhé ! Sûrement.

— Eh oh ! Me filez pas la faute.

— D’autant qu’Ayami est une mineure : ne lui attribuons pas toute la responsabilité.

— Eh oh ! Je suis pas une mineure !!

Alors qu’elles s’apprêtaient à se disputer, Meredith les interrompit en toussant de manière forcée :

<< Kof kof ! Je vais demander confirmation au commanditaire. Restez en alerte jusque là. Terminé. >>

— Bien reçu. Terminé.

Il n’en restait plus, elles ne tardèrent pas à compter la mission comme achevée. Malgré leur vitesse d’intervention, on déplorait onze morts. Riina et Meredith avaient éliminé les cultistes coupables de cet acte de terrorisme et leur commanditaire dans l’armée était satisfait du résultat, malgré tout un goût amer persistait au fond de la bouche d’Ayami.

— N’empêche, je suis dégoûtée ! On a fait tout notre possible et onze personnes sont malgré tout mortes ?

Ayami laissa tomber sa tête sur la table en grimaçant. Cela ne lui ressemblait pas, elle qui était habituellement si joyeuse et dynamique. Il n’y avait pas besoin d’être perspicace pour lire la déception et la tristesse sur ses traits.

Aiko, qui se tenait devant elle de l’autre côté de la table, l’observait à travers le verre à moitié rempli d’un l’alcool de prune jaunâtre qu’on appelait umeshû.

Dans un izakaya dans le centre-ville, l’agence entière s’était réunie pour fêter leur victoire. En réalité, c’était surtout pour remonter le moral d’Ayami.

— Tu nous fais le coup à chaque fois, dit Riina. Je comprends que c’est frustrant, mais c’est le taff. Si tu arrives pas à gérer, faudrait peut-être faire autre chose.

— T’es cruelle, Rii-chan ! Je peux pas être un robot comme toi, tu sais ?

— Je ne suis pas un robot, je suis juste logique.

— Comme un robot !

Ayami avait fini par relever sa tête sous l’effet de l’agacement. Elle n’en voulait pas vraiment à Riina, elle savait que ses propos étaient justifiés. Malgré tout, la réalité était difficile à assumer.

— Comme si un robot se limitait à être logique. Je comprends pourquoi tu as ces pouvoirs-là…

— Qu’est-ce que tu insinues par là, Roboto-chan ?

Ayami vida son verre d’un trait, c’était déjà le troisième. Ses yeux étaient pétillants.

— Un autre ! Serveuse !!

— C’est bon, te noie pas dans l’alcool non plus, dit Meredith en écartant les bras et en posant ses coudes sur le dossier de la banquette.

— En plus, elle ne risque pas de t’entendre…, marmonna Riina en s’accoudant sur la table, pour sa part.

Elles étaient dans une pièce privative, c’était le principe habituel des izakaya, un des rares endroits où les Kibanais pouvaient se retrouver en groupe et avoir le loisir de faire du bruit. Les jeunes préféraient les karaoke qui étaient un peu construit sur le même principe, l’alcool en moins (quoi qu’il était possible d’en commander) et la musique en plus.

Pour commander, selon le local il fallait appuyer un bouton pour appeler les serveurs ou bien utiliser la tablette qui se trouvait sur la table. Rares étaient ceux à salle ouverte où on pouvait se faire voir et entendre par le personnel.

— Ça se voit que tu n’es pas restée longtemps à l’armée, dit Meredith, on y apprend à être désabusée. Regarde, Aiko-chan : elle a déjà surmonté tout ça.

— Hein ?

Aiko était perdue dans ses pensées, elle n’écoutait plus vraiment depuis quelques minutes.

— Ici la Terre ! dit Ayami. Tu pensais à quoi au juste ?

— Je parie qu’elle se demandait quel était l’ingrédient secret du nikujaga qu’on nous a servi, dit Riina, non sans une pointe d’ironie.

— Hein ? Je… Oui, j’y ai pensé, je l’ai trouvé très bon. J’ai bien envie de vous faire le même à l’agence. Si vous avez une idée de quel pourrait être l’ingrédient secret, d’ailleurs…, avoua-t-elle.

Ayami gonfla les joues, ses yeux étaient à demi-ouverts.

— Moi qui pensais que tu pleurais intérieurement les morts du centre commercial…

— Ah, euh… Je… Disons que c’est pas la première fois. Je suis désolée pour eux, mais on a fait ce qu’on a pu. Si nous étions allées dans l’abri, c’était ceux aux étages qui seraient morts.

— Oui, c’est tout à fait vrai, dit Meredith. Et si nous n’étions pas parties nous occuper des cultistes, ils auraient exécutés les otages et auraient recommencé ailleurs.

Ayami fit une nouvelle fois la moue.

— Ils ont malgré tout tué deux otages…

— Oui, mais nous en avons sauvé trois autres. Lorsqu’il y a des civils impliqués, la conclusion est toujours la même. Il n’y a que dans les films où il n’y a pas de dégâts collatéraux. Arrête de le prendre à titre personnel, tu veux ? Tu as suffisamment sauvé de vie pour que ta balance soit positive.

Riina leva les épaules :

— Sinon tu n’as qu’à dire que c’est à cause de mes propositions que c’est arrivé. Au fond, on a suivi mon plan. C’est entièrement de ma faute.

— Tu vas encore recommencer avec ça ? Tu vas encore vouloir passer pour la méchante ?

Riina leva les sourcils en affichant une expression énigmatique. Aiko était un peu confuse.

— En réalité, j’étais surtout en train de me dire que vous vous connaissiez bien. Vous étiez à l’armée ensemble ? D’ailleurs, pourquoi vous en êtes parties ?

Depuis quelques mois qu’elles travaillaient ensemble, c’était des questions qu’elle n’avait jamais eu le courage de poser. Elle ne savait pas s’il s’agissait d’un sujet sensible. Beaucoup de filles des agences nourrissaient un fort ressenti à l’égard de l’armée, voire des officielles.

Les trois s’observèrent un bref instant, puis ce fut Riina qui prit la parole. Habituellement lasse et désabusée, elle pouvait faire preuve de crises de colère redoutables. Elle était certes très intelligente, mais ne faisait pas profiter les autres de ses idées. De plus, elle avait un sens de la justice sans appel. Il était assez facile de se disputer avec elle tant ses traits de caractères étaient extrêmes.

Même si Aiko avait eu du mal à l’approcher, elle avait fini par se faire accepter et elles échangeaient assez fréquemment à l’agence.

— Nous étions toutes les trois dans la même caserne. Nous avons décidé de fonder notre agence ensemble parce qu’on en avait assez des règles stupides de l’armée. Nous voulions plus de liberté.

— La liberté était ma motivation de base, expliqua Ayami. Quand j’essayais de prêter assistance aux civils, on arrêtait pas de me dire que ce n’était pas ma mission, qu’il fallait que je retourne à la base et tout ça… Au final, j’ai démissionné lorsque Merry-chan a été virée.

— Attends, je vous vois venir à m’attribuer la faute. Je vais expliquer, dit Meredith en prenant un air confiant. En fait, nous avons quitté l’armée il y a quatre ans environ…

— Tu n’as pas été licenciée ? l’interrompit Aiko.

Meredith tendit la main devant elle l’intimant d’arrêter et poursuivit :

— Au début, c’était une simple idée comme ça, entre nous. Nous n’étions pas dans la même unité, mais nous sortions souvent ensemble. À l’armée, c’est toujours la même chanson : « l’officière-machin a dit de faire ça » ou encore « on ne peut pas aller contre les ordres de bidule-truc ». Recevoir des ordres tout le temps, peu pour moi…

Meredith prit un air hautain, tandis que Riina et Ayami, au contraire, affichaient un sourire moqueur.

— Tu as été virée parce que tu buvais trop, oui !

— Alcoolique.

— Ra-racontez pas n’importe quoi ! Je… C’est juste que je ne respectais pas les ordres.

— Parce que tu étais souvent bourrée en mission et tu envoyais paître les officières.

Meredith rougit avant de croiser les bras et détourner le visage. Elle souffla lourdement par le nez en guise de protestation.

Aiko n’avait jamais fait attention au fait qu’elle aimait tellement la boisson, mais cet aveu sonna en elle comme une révélation : il était vrai qu’il y avait un nombre important de bouteilles vides après chaque repas à l’agence.

Elle plissa les yeux et fixa Meredith avant de lui prendre le verre de vodka qui se trouvait devant elle.

— C’est mauvais pour la santé.

— Non mais ! Tu te prends pour ma mère ou quoi ?!

Les deux autres se mirent à rire, ce qui fit enrager Meredith. Manifestement, elle n’était pas prête d’assumer son penchant pour l’alcool.

Après peu, elle finit par prendre une voix plus forte et dire :

— Bref ! J’ai été licenciée pour insubordination et Ayami m’a suivie. C’est elle qui a dit un peu pour plaisanter : « Eh ! Si je te suis, on pourrait ouvrir notre agence, non ? Faut juste que Rii-chan nous suive. »

— C’est vrai que j’ai dit un truc du genre.

— Ouais, tu l’as dit ! Le seul souci, c’est que l’autre idiote, dit-elle en passant son bras autour du cou de Riina, était en prison.

— En prison ?!

— Ouais. Car, tu sais quoi, on se moque de moi mais la pire de nous trois, c’est Riina.

Ayami ne tarda pas à hocher exagérément la tête.

— Vous exagérez…

— C’est quand même toi qui tabassé une officière et qui a écopé une peine de prison de trois ans avant d’être renvoyée. Sans nous, d’ailleurs, t’aurais dû purger ta peine entièrement.

— Vous avez fait quoi au juste ? Il s’est passé quoi ?

La voix d’Aiko trahissait sa curiosité, mais aussi son inquiétude.

— Elle… L’autre conne, elle martyrisait les jeunes recrues. Elle commanditait des bizutages et ensuite punissait les nouvelles… Je déteste l’injustice, expliqua Riina.

Il n’y avait aucun regret dans sa voix, juste de la colère. Même des années plus tard, il ne faisait nul doute qu’elle estimait avoir bien agi.

— L’officière était dans un sale état, expliqua Ayami, en grimaçant. Elle a été à l’hosto des mois durant, paraît qu’elle a failli y rester.

— Et avec Ayami-chan, on a dû chercher des preuves pour la sortir de là. Même après avoir prouvé la culpabilité de l’officière, elle a quand même dû faire un an de taule. Nous avons donc retardé l’ouverture de l’agence à sa sortie. Et c’est Riina qui a eu l’excellent idée pour le nom de l’agence.

— Fallait pas me laisser un ordinateur dans ma cellule. J’ai appris beaucoup de choses sur les agences.

— C’est donc comme ça que vous avez commencé ? C’est… passionnant.

— Tu peux dire désespérant, dit Meredith. Tu es la mahou senjo exemplaire à cette table. Tu es restée jusqu’au bout. Et tu te retrouves à présent avec une déserteuse, une brute et une rebelle.

— Eh oh ! J’ai bien fait de partir ! Je n’ai pas déserté, j’ai démissionné en bonne et due forme ! protesta Ayami.

Mais Meredith sourit en se moquant, puis vida son verre de vodka avant de se lever.

— Je vais rentrer. Je dois finir d’écrire le rapport pour le commanditaire. Dire que j’avais pensé à l’époque y échapper, mais pas du tout.

Riina se leva également.

— Je vais t’aider. Tu es une idiote, tu vas bâcler la travail.

— Et toi tu vas y écrire des insultes, j’en suis sûre.

— Ils ne méritent pas mieux. Mais, à la place, je vais écrire des paroles compliquées pour les obliger à ouvrir un dictionnaire. Ce sera tout aussi insultant de leur point de vue.

— Haha ! Tu changeras jamais !

Sur ces mots, Meredith et Riina s’apprêtèrent à partir.

— Je m’occupe de la note, dit Meredith. Par contre, à partir de maintenant, ce sera pour votre porte-monnaie.

— Hein ? Tu te défiles pour pas payer jusqu’au bout ? Et tu me traites de déserteuse ?

— Haha haha !

La porte se referma et bientôt on n’entendit plus le rire de Meredith.

Une fois seules, Ayami reprit un verre et finit par dire à Aiko :

— Je parie que le rapport est une excuse.

— Une excuse ?

— Ouais. Tu… tu avais compris qu’elles sortent ensemble ?

— Ah bon ? Elles seraient… ?

— Oui. Je les ai surprises une fois. J’étais de repos et je m’ennuyais, donc je suis aller à l’agence pour leur tenir compagnie.

— Cette introduction est un peu triste. Revenir au travail un jour de repos par ennui…

Ayami donna un petit coup de pied sous la table à Aiko, puis continua son récit.

— Et là, j’ai entendu du bruit. En montant, j’ai entendu leurs voix et… disons qu’il n’y avait pas de doute possible.

Aiko leva les sourcils, sa réaction était un peu fade, elle manquait d’intensité.

— Si ça se trouve, elles se faisaient juste des massages.

— C’était pas des massages ! Tu veux quand-même pas qu’on aille les espionner à l’agence, si ?

— Ça ira, merci.

— Donc tu me crois ?

— Oui, je te crois. En tout cas, on ne dirait pas, elles ne montrent vraiment rien. Je me demande pourquoi elles le cachent. C’est pas vraiment tabou.

— Aucune idée. Mais, même moi, elles ne m’ont pas mise dans la confidence. Peut-être que c’est récent, va savoir.

Arrivées à ce stade, elles marquèrent une pause pour réfléchir. Après avoir humidifié ses lèvres dans son verre, Aiko finit par demander à son interlocutrice :

— Et toi, Ayami-chan ? Tu es…

— Ouh là ! Non ! Je… je suis normale, tu sais ?

— Je me disais.

— Tu te disais quoi ?

Aiko passa la main dans ses cheveux avant de fixer Ayami.

— Il m’est arrivé quelques fois de me faire embarquer par des collègues de l’armée. En fait, il y a pas mal de filles homos dans les rangs. Une fois bourrée, elles m’ont amenée dans leurs lits.

— Sérieux ?! Mais… Et tu as fait quoi ?

— Puisque je me souviens de rien, j’ai laissé couler. Puis, bon, entre filles, ça ne compte pas vraiment.

— Entre filles, ça ne compte pas ? Tu es sûre ?

— Ouais !

— Je ne suis pas bien convaincue…

— Quoi qu’il en soit, ça n’est pas arrivée entre nous. Je suis rassurée.

— Ouais, aucun risque. Tu m’intéresses pas, en plus.

— Comment ça ? Moi ? Avec mes gros seins ? Hahaha !

Les deux se mirent à plaisanter et ce furent là les derniers souvenirs clairs de la soirée. Beaucoup trop d’alcool finit par effacer la suite.

Aiko sentit quelque chose lui gratter le nez, comme de la fourrure.

— Atchoum !

Son éternuement fit réagir la créature qui s’était endormie sur son torse et qui lui avait mis la queue sous le nez. Il s’agissait d’un chat aux longs poils blancs.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle se frotta les yeux et bâilla. Elle avait mal à la tête, une sensation qu’elle connaît bien : la gueule de bois. Cela remontait à pas mal de mois.

La température était fraîche, elle était couchée à même le sol.

Lorsque sa vision devint moins floue, elle remarqua de longs rideaux rouges qui montaient jusqu’au plafond ; ce n’était pas ceux d’un endroit qu’elle connaissait.

— On dirait… un théâtre ?

Elle avait passé la soirée avec Ayami, il n’était pas anormal de se réveiller dans un lieu incongru ; les soirées avec elle se finissaient toujours ainsi.

Lorsqu’elle tourna la tête de côté, elle aperçut les coulisses et un certain nombre d’affaires entreposées qui ne laissaient plus aucun doute quant à la nature de cet endroit.

Par contre…

— Je suis nue ? Oh non ! Qu’est-ce qui s’est encore passé ?

Elle connaissait cette impression-là également, elle datait, mais ce n’était pas la première fois. Avec qui s’était-elle endormie cette fois ?

Elle découvrit rapidement Ayami dont la tête reposait sur son ventre. Elle était nue comme un ver également. C’était la première fois qu’elle la voyait dans sa plus simple tenue.

Les yeux de cette dernière s’ouvrirent et, rapidement, elle réalisa.

— Aaahhh ! Qu’est-ce… ?

Ayami s’enroula dans le rideau voisin, son visage était presque aussi rouge que ce dernier.

— Tu ne devrais pas, il a l’air plutôt sale, déclara Aiko calmement, en se massant les tempes. Cela dit, vu l’endroit où nous avons dormi…

— Qu’est-ce que tu m’as fait ?

— Pourquoi ce serait moi qui t’aurait fait quelque chose ? D’ailleurs, c’est sûrement l’inverse : qu’est-ce que tu m’as fait, perverse ?

— Je… je suis hétéro !

— Moi aussi !

— Nous… nous avons juste dormi, non ?

— Ouais, sûrement. Entre hétéro, c’est normal… Mais, rassure-toi : entre filles, ça ne compte pas de toute manière, je te l’ai dit.

— Ça ne compte pas…, répéta Ayami comme hypnotisée.

— Bon, elle est où ma culotte ? Il fait froid !

Ayami resta interdite quelques instants, elle n’arrêtait pas de se répéter « ça ne compte pas », mais, finalement peu convaincue, elle finit par s’accroupir et crier d’horreur :

— Pourquoi on est au théâtre ? On aurait quand même pas fait ça devant un public ?

Aiko n’avait même pas considéré cette possibilité, la pensée était réellement gênante. Mais, rapidement, elle trouva un indice lui prouvant qu’une telle chose n’avait pas eu lieu.

— Je pense que nous sommes passées par ce vasistas. Regarde ! Il y a encore ma jupe accrochée dessus.

C’était également par là que le chat était entré et reparti.

— En tout cas, je ne pensais pas que tu perdrais ton calme habituel, fit remarquer Aiko, l’air content. En général, tu es tellement fofolle.

— Hein ? Je… Tu me vois juste comme une conquête passagère ? Ouin ! Je me sens vexée ! Bourreau des cœurs !

Aiko se mit à rire et promit à Ayami de lui payer le petit-déjeuner. L’affaire se conclut ainsi. Elles n’en parlèrent plus jamais… Même si de toute manière, cela ne comptait pas : il ne s’était rien passé, elles étaient entre filles.

***

23 mars 2084.

Devant les locaux de l’agence K.T. se tenaient debout ses quatre membres. Trois d’entre eux faisaient face à Aiko qui tenait son sac à deux mains devant elle, fermement, dans une attitude qui trahissait sa tristesse et sa déception.

— J’ai passé une agréable année à vos côtés, je ne regrette pas de vous avoir rejoint, mais…

— C’est à cause de ce qui s’est passé…, marmonna Meredith, non sans trahir une certaine colère. Si seulement…

— Ne la blâme pas, Meredith-chan. Ses actions ont été nobles jusqu’au bout.

— N’empêche… J’aurais préféré que…

Meredith serra ses poings avec vigueur, si fort que quelques gouttes de sang s’en écoulèrent alors que ses ongles percèrent ses chairs.

À ses côtés, Riina, pourtant impassible en général, dévoilait son autre visage : sombre et rempli de rage. Elle n’était pas dirigée vers ses collègues, au contraire, mais contre le monde entier qui leur avait infligé pareille souffrance.

Elle n’avait pas pleuré, personne ne l’avait vu le faire en public, mais depuis ce drame, elle n’avait plus beaucoup parlé. Il s’était déroulé deux mois auparavant.

Ce début d’année avait été tragique pour l’agence K.T., elle avait perdu l’une des leurs.

— Je… De toute manière, j’ai vingt-six ans, reprit Aiko dont les yeux étaient humides, ce n’était qu’une question de temps.

— N’empêche, je ne peux pas m’arrêter de penser que tu aurais pu rester parmi nous un peu plus si elle…

Meredith ne finit pas sa phrase, elle avait les larmes aux yeux. On pouvait voir se mélanger sur ses traits frustrations, colère et tristesse.

— Le traumatisme a dû jouer sur ta décrépitude magique, expliqua Riina, à sa place. Mais c’est vrai, ce n’était qu’une question de temps avant que ce monde pourri ne te frappe de son injustice.

Derrière elles se trouvait une fille aux cheveux auburn qui, sous la lumière du soleil, paraissaient comme enflammés. C’était la nouvelle de l’agence K.T. : Elena Pirozhkova. Elle n’était là que depuis janvier, mais avait vécu la mort tragique d’Ayami à peine quelques semaines après son intégration.

Elles avaient été si impuissantes à l’empêcher. Ayami avait tout fait pour protéger une maternelle, elle avait agi sans attendre ses alliées. Lorsqu’elles étaient arrivées, elles avaient trouvé son cadavre.

Dans ses bras, une fillette qu’elle avait tenu jusqu’au bout. Inconsciente, cette dernière avait repris ses esprits quelques heures plus tard à l’hôpital et avait survécu uniquement grâce au sacrifice d’Ayami.

Le traumatisme d’avoir perdu ses parents pendant l’Invasion, alors qu’elle était jeune, lui avait fait développer un désir de protection de l’enfance. Ayami avait toujours été faible face à eux, elle avait toujours agi de manière disproportionnée lorsqu’ils étaient impliqués dans une affaire.

Elle voulait sûrement corriger le drame qu’elle avait vécu en les préservant du malheur.

Finalement, elle avait donné sa vie pour les protéger, elle qui avait toujours été si joyeuse, simple et insouciante ; personne n’aurait cru qu’elle serait allée aussi loin dans son sacrifice.

Bien sûr, les filles avaient passé leur colère sur les monstres qu’elles avaient trouvé sur les lieux de l’attaque, mais cela n’avait pas ramené leur précieuse amie à la vie.

De retour à l’agence, elles étaient tombées dans un profond mutisme et une violente démotivation. Elena avait observé tout cela, triste certes d’avoir perdu une senpai, mais moins affectée que les autres.

Comment aurait-elle pu l’être, elle n’avait connu Ayami qu’une dizaine de jours, tout au plus ?

Avec son caractère particulier, Ayami avait été le ciment de l’agence, sans même s’en rendre compte. Sans elle, le monde parut fade à ses collègues, plus rien n’était identique. Si Riina était la tête de l’agence, Meredith son bras droit impitoyable et la bouche qui s’occupait des relations publiques, Aiko la main gauche aimante qui protégeait ses membres, Ayami avait été le cœur.

L’agence était au bord de l’effondrement, tout comme Aiko, d’ailleurs. Elle, qui avait toujours eu un instinct maternel protecteur très fort, avait vécu cette disparition comme un échec personnel. Elle avait connu d’autres morts à l’armée, mais c’était sûrement la première fois qu’elle était aussi traumatisée.

— J’aurais dû être là… Si seulement j’étais allée faire les magasins avec elle…

C’était une pensée irrationnelle. Même si ce matin-là, elle avait préféré s’occuper de la cuisine plutôt que sortir avec Ayami, elle n’aurait pu être tout le temps collée à elle.

Ce qui était arrivé devait arriver, c’était probablement écrit à quelque part dans le Destin, avait dit Meredith pour rassurer Aiko. Riina s’était immédiatement indignée face à ces paroles et avait donné des coups de pied si fort contre un mur qu’une partie de l’agence avait tremblé.

Riina réfléchissait à des choses que les autres avaient du mal à concevoir et s’indignait facilement face à l’injustice. Elle avait même pensé : « Pourquoi c’est elle qui est morte et pas une des ordures de l’armée ? »

Quoi qu’il en fût, cette disparition avait certainement accélérer la perte de pouvoir d’Aiko. Cela faisait déjà une semaine qu’elle n’arrivait plus à se transformer et qu’elle se sentait si vide.

— Tu pourrais rester parmi nous, non ? proposa Meredith.

— Ne sois pas stupide, Merry, contesta Riina. Simplement rester avec nous est un risque pour elle. Admettons qu’elle vienne nous voir après une mission et un cultiste embusqué la prenne pour cible ? Ou alors, si quelqu’un attaque l’agence, que ferait-on ?

C’était également ce que pensait Aiko. Elle se préoccupait plus de la vie de ses collègues que la sienne : pour la protéger, elles pouvaient finir comme Ayami.

— Je… je dois malheureusement vous laisser. Une agence de mahou senjo est faite pour les mahou senjo. Je n’ai plus ma place parmi vous.

Meredith voulait pester, elle voulait s’indigner, mais elle savait qu’elles avaient raison. Elle prit Aiko dans ses bras, chaleureusement, comme si elle était une sœur. Les larmes s’écoulèrent de ses yeux.

— Repasse nous voir quand tu veux. Tu sais que tu es la bienvenue, pas vrai ?

— O-Oui !

Riina s’approcha et la fixa.

— Tu vas me manquer… surtout ta cuisine.

— Hahaha ! Tu ne pourrais pas être un peu plus honnête envers tes sentiments, Riina-chan ?

Aiko tenta de sécher les larmes qui coulaient de ses yeux, mais c’était peine perdue. La digue ouverte, nul ne pouvait plus endiguer les flots.

— Si… si tu veux cuisiner pour nous, un de ces jours…

— J’y penserai.

Riina s’éloigna, revint aux côtés de Meredith et passa son bras autour de sa hanche. Elles ne se cachaient plus. Depuis la mort d’Ayami, elles se soutenaient l’une l’autre comme un couple.

Aiko se tourna vers Elena. Même si elle était nouvelle, elle tenait à elle comme aux autres membres de l’agence. Même en pleine crise, Aiko s’était occupée d’Elena, elle lui avait tout expliqué et appris ce qu’elle savait.

Elena avait bien remarqué ses efforts et s’était attachée avant même de s’en rendre compte. Ses yeux devinrent humides alors même qu’elle faisait tout pour rester distante.

— Nous n’avons pas eu beaucoup le temps de nous connaître. J’espère que tu trouveras tes marques dans l’agence et que tu parviendras à t’y plaire. Si mes conseils t’auront aidé un peu, j’en serais heureuse.

Elena détourna le regard et croisa les bras.

— Je… Je ferais de mon mieux. Toi aussi, je… je te souhaite une bonne continuation.

Sans crier gare, Aiko la prit dans ses bras ce qui fit paniquer Elena.

— Que… je… tu…

— Je suis navrée, tu n’aurais pas dû vivre tout ça, s’excusa Aiko, en pleurant. Je…

— Raconte pas n’importe quoi !

Elena la repoussa un peu plus brutalement que ce qu’elle aurait voulu.

— La vie et la mort font partie de notre quotidien ! De même que les séparations ! Je ne suis pas venue dans une agence sans penser qu’un jour ce genre de choses arriveraient ! Reprenez-vous, bon sang !

Les trois femmes écarquillèrent leurs yeux un instant, puis Aiko sécha ses larmes à l’aide de sa manche.

— Tu as raison.

Elle s’inclina suivant le protocole habituel des entreprises.

— Ce fut un bref instant, mais je vous remercie humblement de votre bienveillance à mon égard. Je vais prendre congé et vous souhaite la meilleure continuation possible.

Même si elles avaient toute échangé leur souhait de se revoir, se revoir aurait rendu la situation complexe et gênante. Finalement, le temps passa, mais elles ne se revirent presque plus. Elles s’envoyaient simplement des nouvelles, de temps en temps.

Lire la suite – Chapitre 5