Deux mois après leur retour de vacances, Aiko décida d’aller rendre visite à Meredith et Riina.
Elles vivaient toutes les deux à Nagoya et étaient à présent mariées. Lorsque Aiko les avait quittées, quelques années auparavant, leur relation était encore cachée. À la mort d’Ayami, elles l’avaient un peu dévoilée mais, à cet période, personne n’avait vraiment le cœur à s’enquérir plus à ce propos.
— C’est bien pour elles… Par contre, je vais leur dire quoi ? Comment je dois parler à un couple de femmes mariées ?
En tant qu’éternelle célibataire, Aiko finit inévitablement par se sentir mal à l’aise de se rendre dans le domicile d’un couple. C’était une appréhension classique de tous les solitaires endurcis, certains finissaient par s’emplir de jalousie tandis que d’autres ne se sentaient plus à leur place lorsqu’ils interagissaient avec des amis en couple.
En plus, il s’agissait de deux femmes. Aiko était habituée à l’homosexualité, dans le milieu des mahou senjo c’était chose fréquente, mais récemment, après toutes les expériences qu’elle avait vécu dans sa vie de trentenaire, elle s’interrogeait de plus en plus sur ses propres penchants. Aussi, ce couple assumé de femmes la rendait un peu anxieuse, la renvoyant à ses propres doutes.
Aiko était dans le métro, il n’était qu’une heure de l’après-midi en milieu de semaine, l’affluence était moindre.
Elle repensa soudain à Ayami, cette chère amie qu’elle avait perdu en mission. Cela avait été un coup dur, l’agence avait très mal vécu sa disparition. Aiko avait perdu prématurément le peu de pouvoirs qui lui restait et, selon Elena, l’ambiance dans les locaux ne revint jamais à celle d’avant. Meredith et Riina avaient perdu leur motivation et étaient devenues plus prudentes, allant même jusqu’à refuser des missions qui leur paraissaient trop périlleuses.
Elena ne les avait pas brusquées au début. Mais les mois passaient sans entrevoir aucune amélioration, au contraire elles se disputaient de plus en plus souvent.
Elena finit par comprendre que l’agence allait disparaître et s’était donc intéressée au travail administratif de Meredith en vue de prendre la relève. Puisque les missions étaient moins nombreuses, elle eut le temps de s’y consacrer. Elle entama même une campagne de recrutement qui n’aboutit pas en raison des critères strictes de Meredith.
C’est finalement, un an après le décès d’Ayami, que Meredith perdit ses pouvoirs à son tour. Sa perte avait été bien plus rapide que celle d’Aiko et était intervenue plus jeune. Lorsqu’elle quitta l’agence, Riina la suivit même si elle avait été encore en état de se battre.
Elena, qui avait préparé le terrain, avait repris les rênes, gardant aussi bien les locaux que le nom commercial. Quelques mois plus tard, alors qu’elle avait entamé l’année 86, elle finit par recruter Takiko, puis quelques semaines plus tard Maya, et c’était ainsi que l’activité de l’agence K.T. avait repris.
— C’était une si brave fille… Je t’aime tellement, Ayami ! pensa Aiko en ressentant une vague de tristesse l’emplir. Je passerai te voir au retour.
Mis à part passer au cimetière, elle ne pouvait plus rien faire pour elle. Les années étaient passées, la douleur était devenue moins vive, mais le vide dans son cœur demeurait. Elle avait connu bien des décès autour d’elle, son ancienne profession n’avait pas vraiment été des plus calmes, mais Risae et Ayami étaient les deux défuntes qui lui manquaient le plus.
Lorsqu’une sœur d’arme mourraient sur le champ d’honneur, il y avait souvent une remise en question de son entourage concernant le fait d’avoir pu ou non éviter le drame. Souvent également, les survivantes finissaient par se demander pourquoi elles étaient encore en vie alors que leurs sœurs, avec qui elles avaient tout partagé n’étaient plus là ? Tout comme elles avaient vécu ensemble, n’était-il pas logique de mourir ensemble ?
Parfois, certaines finissaient par se croire maudite, comme si le monde leur refusait le repos et qu’elles devaient porter sur leurs épaules le poids des morts. D’autres, au contraire, se pensaient plus chanceuses que leurs camarades, même si elles ressentaient à égale mesure l’injustice qui en résultait.
Aiko, qui s’était toujours trouvée très normale, n’avait jamais pu réellement comprendre pourquoi elle avait survécu alors que d’autres, bien plus extraordinaires, avaient passé l’arme à gauche. Si elle avait dû exprimer honnêtement son avis, elle se serait considérée parmi les filles maudites qui tiraient une charrette remplie de cadavres en direction des enfers d’Hadès ou d’Arès, les deux divinités grecques qui patronnaient les mahou senjo.
C’est fort de toutes ces pensées obscures qu’elle entendit l’annonce de l’arrêt où elle devait descendre. Le train ne tarda pas à s’arrêter et ouvrir ses portes.
Elle descendit sur le quai, inspira profondément et chercha à retrouver le moral.
— C’est parce que j’ai tenu bon jusque-là que j’ai rencontré les nouvelles filles de K.T. avec qui je m’amuse tellement. J’ai envie de transmettre cela à Meredith et Riina : « Merci d’avoir fondé l’agence qui m’a sauvée pour la seconde fois ! »
Bien sûr, cette visite était également amicale, elle voulait vraiment les revoir.
Aiko se mit en marche vers la sortie de la gare, ses pensées un peu assombries, mais désireuses d’aller de l’avant et de montrer aux défuntes, qui l’observaient, qu’elle faisait de son mieux pour les honorer.
***
L’appartement qu’occupaient Meredith et Riina était lugubre… Non, en fait, c’était tout l’immeuble.
Il était vieux, délabré et sa façade défraîchie. Les filets à poubelles étaient pleins. Quelques traces au sol indiquaient qu’un des sachets avait récemment été renversé, peut-être par un corbeau qui s’était servi.
En levant les yeux, il était possible de voir un tissage de fils électriques semblable à une toile d’araignée noire par-dessus le fond gris foncé du ciel nuageux.
Une soudaine bourrasque obligea Aiko à baisser sa jupe et tenir son chapeau : l’automne approchait à grand pas. Après un été anormalement chaud, le mois de septembre annonçait un froid précoce. Le climat était encore chaud, mais le vent était glacial.
— Brrrr ! Je ne sais pas si je frisonne plus à cause du vent ou de cette maison hantée…
Tout autour, les autres immeubles étaient normaux. C’était un simple quartier résidentiel comme tant d’autres, mais cet édifice, en particulier, émettait de mauvaises ondes.
Aiko n’avait certes plus de pouvoirs pour les ressentir mais ses années de service lui avaient permis de développer une sorte de sixième sens. Qu’il y eut réellement une malédiction ou des fantômes, les endroits sinistres du genre attiraient les cultistes.
Un instant, elle eut peur :
— Ne me dis pas qu’elles… ?
C’était impossible, jamais Elena n’aurait indiqué à Aiko la résidence de deux cultistes. Puis, elle avait confiance en ses amies, même si elles n’avaient plus de pouvoirs, elles ne s’adonneraient pas aux rites interdits.
D’ailleurs, existait-il des mahou senjo à la retraite qui rejoignaient les rangs des adorateurs obscurs ? Contrairement aux personnes sans pouvoirs, elles étaient conscientes que les Anciens n’étaient pas des dieux et qu’elles n’avaient pas commis des déicides. Les prier n’aurait aucun sens.
Néanmoins, le désir de retrouver des pouvoirs et la peur de ce qui se terrait dans les ténèbres pouvait bel et bien conduire d’ancienne mahou senjo à cette fin. La presse n’en parlait pas, ce serait un scandale et une prise de conscience quant au manque d’accompagnement psychologique des anciennes combattantes.
Aiko déglutit et s’approcha de la porte d’entrée du bâtiment. La petit cour délimitée par l’enceinte était ouverte, le portail qui l’avait jadis close n’existait même plus. Un silence de mort pesait sur cet endroit.
En approchant, Aiko se sentit observée, elle leva les yeux vers les fenêtres de la façade mais, à cause des reflets, elle ne put voir s’il y avait quelqu’un qui l’espionnait. Par contre, elle se rendit compte que certaines vitres étaient fendues et qu’il y en avait une qui était obstruée par une toile d’araignée géante.
Par réflexe, Aiko mit sa main dans son sac à main et confirma que son Beretta M92 A1, « Tom », était bien présent ; elle posa le doigt sur le cran de sécurité et y laissa la main.
Elle tendit l’autre vers l’interphone où elle chercha le nom de Meredith et de Riina.
— Read… ou Asanuma… Où sont-elles… ?
Elle n’était pas rassurée, pas du tout même. Elle commençait à trembloter légèrement. En fait, elle avait même envie de rebrousser chemin et les appeler pour se voir dans un café.
Pourquoi avait-elle décidé de les voir à domicile, d’ailleurs ? Normalement, ce n’était pas ce qu’elle aurait fait, personne ne s’invitait ainsi chez les autres.
Elle se rendit compte à cet instant de la raison : elle avait toujours vu Riina et Meredith à l’agence, c’était rare les fois où elles étaient sorties manger dehors. Sa compagne de sortie avait été Ayami. De fait, elle associait les deux femmes à un espace privé d’intérieur et, naturellement, elle avait pensé que se rendre chez elles serait le mieux.
— Il n’y a pas leurs noms ?
En fait, il n’y en avait aucun de réellement lisible, les étiquettes étaient trop vieilles et abimées.
— Est-ce que ça ne veut pas dire que le bâtiment est inoccupé ? Je ne me serais pas trompée d’adresse par hasard ?
Laissant tomber sa prise sur son arme, elle tira son smartphone et vérifia l’adresse que lui avait envoyé Elena : c’était la bonne.
Dans le doute, elle envoya un message à Elena :
« J’y suis mais… le bâtiment est délabré. Et je ne sais pas quel bouton appuyer sur l’interphone. »
La réponse ne se fit pas attendre :
« La porte d’entrée est foutue, il suffit de la pousser pour entrer. Courage ! »
Joint au message, Elena envoya un emoji d’un personnage typé manga pour l’encourager. Cette sollicitude ne fit, au contraire, qu’effrayer encore plus Aiko. Qu’est-ce que Elena ne voulait pas lui dire ?
Elle suivit le conseil et pénétra dans l’immeuble où il n’y avait pas plus de concierge que de portes d’enceinte ou d’entrée.
— Elles n’ont pas peur toutes les deux ? se demanda Aiko intérieurement.
Dans son appartement, elle avait fait changer les serrures pour avoir quelque chose de plus sécurisé. Et si la porte d’entrée ne fermait plus, elle exigerait réparation immédiate.
En tant qu’ancienne combattante, elles n’étaient pas à l’abri d’une vengeance de cultiste, sans compter tous les autres dangers.
Elle renvoya un message à Elena lui demandant à quel étage et quel numéro d’appartement se trouvaient Meredith et Riina. Lorsqu’elle eut la réponse, elle s’y rendit non sans quelques appréhensions et la main sur son arme.
Elle aurait pu rebrousser chemin mais, après avoir contacté deux fois Elena, elle passerait pour une peureuse et une faible. Elle l’était assurément, cependant, elle désirait être une personne sur laquelle les filles de l’agence pouvaient compter ; elle ne pouvait pas se permettre de reculer pour si peu.
L’intérieur était tout aussi glauque que l’extérieur, il n’y avait presque pas de bruit. L’ascenseur ne fonctionnant pas, aussi Aiko monta les escaliers où elle entendit ses pas résonner et son rythme cardiaque accélérer.
— J’aurais dû demander à Elena de m’accompagner…, pensa-t-elle un peu tard.
À l’étage, elle commença à entendre des voix et en s’approchant, elle les identifia comme appartenant à des femmes. Elles provenaient de l’appartement désigné par Elena : c’était donc celles de ses anciennes collègues.
Elle ajusta une dernière fois sa coiffure et appuya sur la sonnette.
— Ouais ? C’est qui ? cria une voix, celle de Riina.
Normalement, elle avait une voix plutôt lasse et distante, mais lorsqu’elle se transformait Riina devenait agressive. Elle avait un sens de la justice aigu qui l’avait poussée à s’énerver des injustices.
— C’est… c’est Aiko. Takamura Aiko qui a travaillé avec vous à l’agence K.T.
Un silence suivit la réception de cette réponse, aucune des occupantes ne parlait plus.
— La Aiko ? demanda Riina.
— Oui… Enfin, je présume que ça doit être moi.
Elle entendit une exclamation de surprise, puis des pas s’approcher. La porte s’entrouvrit et une paire d’yeux la dévisagèrent. Ils étaient dorés, une couleur atypique que Aiko reconnut facilement comme étant ceux de Riina.
— C’est vraiment toi !
La porte s’ouvrit en grand dévoilant Asamura Riina telle qu’elle était devenue en cinq ans. Mis à part la longueur de ses cheveux noirs qui jadis lui étaient arrivés au bas du dos et, à présent aux épaules, elle n’avait pas trop changée.
Son expression faciale était toujours sombre, peut-être un peu plus fatiguée qu’autrefois comme en témoignait ses cernes ; son physique mince dégageait toujours cette impression de fragilité presque maladive.
À l’agence, elle avait presque toujours porté des robes mais, là, elle se montrait en survêtement de sport et t-shirt, une tenue débraillée que Aiko mit sur le compte de la soudaine visite.
— Je… je viens vous rendre visite, dit-elle en tirant de son sac des manju, des pâtisseries.
Riina les prit sans réfléchir tandis que ses yeux devinrent humides, une expression que Aiko ne lui avait vu qu’après le décès d’Ayami.
— Entre donc. Ce… cela fait si longtemps. Je… je suis heureuse de te revoir.
— Moi aussi, Riina-chan.
Elle entra et retira ses chaussures dans l’entrée. Une odeur de friture planait dans l’appartement.
— C’est quiiii ? demanda la voix chantante de Meredith qui provenait de l’autre côté du couloir.
Ce dernier était encombré de cartons des différentes livraisons, mais aussi de chaussures qui n’avaient pas été rangées. Au plafond, il y avait quelques lézardes.
— Désolé pour le désordre, s’excusa Riina. Nous n’attendions pas ta visite.
— Ce n’est pas grave. Je ne viens pas pour visiter un appartement, mais voir deux amies.
Cette remarque toucha Riina qui de manière très amicale— bien plus qu’elle ne l’avait jamais été— caressa l’épaule d’Aiko.
Elle était à peine entrée qu’elle remarquait déjà trop de choses qui sortaient de l’ordinaire, ou plutôt différaient de ses souvenirs. Ce n’était pas une mauvaise chose à ses yeux que la taciturne Riina fût devenue plus expressive et chaleureuse, mais qu’est-ce qui l’avait poussé à le devenir ?
Traversant le parcours du combattant qu’était le couloir, les deux arrivèrent au salon. Il était plutôt grand, avec une grande fenêtre qui menait à un balcon. La vue était ce qu’elle était, on ne pouvait guère voir que la petite cour et les édifices voisins, mais c’était mieux que rien ; certains appartements n’avaient vue que sur le mur en face et n’avaient pas du tout de lumière extérieur.
Au-delà de ce positivisme, il était en désordre, sale et en mauvais état. Les vitres avaient des traces, les tatamis des tâches incrustées, il y avait même un peu de moisissure dans les coins.
Mais ce qui choqua le plus Aiko ne fut autre que Meredith. La belle Meredith.
Jadis, elle avait été une belle blonde voluptueuse. Malgré son maquillage et sa tenue provocatrice au point d’être indécente, on ne pouvait s’y tromper, sa beauté l’avait quittée.
Outre les rides, elle avait pris du poids. Sa poitrine était plus volumineuse qu’auparavant, le décolleté important donnait une vue singulière dessus. Le mascara, au lieu d’accroître sa beauté, faisait ressortir sa fatigue et l’usure du temps.
Ses yeux étaient mi-clos, brillants, comme ivres… et pour cause, elle l’était.
— Il n’est qu’une heure et demi de l’après-midi pourtant ! pensa Aiko.
Son parfum était également bien trop fort, elle donnait l’air d’avoir vidé la moitié du flacon. De plus, il ne sentait même pas bon, c’était du bas de gamme destiné à couvrir l’odeur de l’alcool.
— Aikoooooo !!
Meredith se leva, manqua de tomber en heurtant la table et renversant un verre de bière, et vint se coller à l’invitée.
— Meredith ? Tu vas bien ?
De près, Aiko ne put s’empêcher de se sentir un peu dégoûtée par le mélange de parfum bon marché, d’alcool et de tabac froid. Elle constata également que ses cheveux étaient gras et sa tenue sale, comme si elle avait fait la fête toute la nuit et qu’elle ne s’était ni douchée ni changée (ce qui était réellement le cas).
— Ouais, la grande forme… Hic !
Elle acheva sa phrase par un hoquet qui était assorti avec l’image qu’on se faisait d’une personne ivre. Aiko l’avait souvent été et avait pu voir nombreuses personnes l’être, mais c’était bien la première fois que quelqu’un avait le hoquet devant elle.
Riina ne tarda pas à attraper Meredith pour l’obliger à s’asseoir.
— Arrête d’empester Aiko, espèce d’alcoolique. Va plutôt te laver…
— Rhoo ! T’es lourde, j’y vais tout à l’heure.
— Excuse-la, Aiko, elle est encore ivre de la soirée d’hier.
Aiko considéra les bouteilles d’alcool autour de la table et le verre de bière qui venait d’être renversé, puis sourit poliment :
— Je comprends. Hier soir, c’était… Un lundi, mais il n’y a pas de jours pour sortir se détendre.
Riina soupira longuement.
— Tu as entendu l’alcoolique notoire ? Hier était un lundi. Les personnes qui travaillent ne rentrent pas à six heures du matin et ne s’écroulent pas sur la porte d’entrée.
— Il y a des tas de salarymen qui sortent picoler pourtant.
— La seule différence c’est que eux ils rapportent à la fin du mois un salaire à 6 chiffres…
Meredith fit claquer sa langue, puis l’ignora et reporta son attention sur Aiko.
— Ça fait tellement plaisir de te revoir ! Attends, je te fais une place.
Aiko n’avait pas du tout envie de poser ses fesses sur ce sol sale, ni même sur un de ces coussins douteux. Elle en avait malheureusement déjà assez vu, elle n’avait qu’une envie : rentrer chez elle et pleurer.
La fière Meredith, cette mahou senjo droite et bienveillante, comment avait-elle pu finir ainsi ?
Si le spectacle de la misère était pitoyable, celui de quelqu’un tombé de son état de grâce jusque dans la fange l’était encore davantage.
Riita essuya la bière et débarrassa la table. Meredith éteignit la télévision dont le volume était si bas que Aiko ne l’avait même pas entendue en entrant, puis elle repoussa tout ce qui traînait par terre pour faire de la place à son invitée.
Faisant fi de son dégoût, Aiko s’assit sur le coussin autour de la table basse.
— Un café ? Un thé ?
— Euh… Ce n’est pas la peine, Riita-chan.
— Du thé alors… Il ira bien avec les manju.
Pendant que Riita préparait le thé derrière le comptoir où se trouvait le plan de travail et l’espace cuisine, Meredith afficha un large sourire et fixa Aiko.
— Tu es toujours aussi jolie… C’est quoi ton secret ? Hic !
— Euh… je crois que je n’en ai pas.
Intérieurement, elle se dit qu’éviter de boire toute la journée aidait à se préserver des rides, mais bien sûr elle n’en dit mot.
— Elle ne vomit pas ses tripes tous les jours, sûrement. Et elle mange bien et se couche à des heures raisonnables, s’empressa de dire Riita.
Meredit fit signe de la main de l’ignorer, puis poursuivit la conversation :
— Et sinon ? On t’a passé l’alliance au doigt ? Vu ta beauté, ce serait malheureux que personne ne le fasse…
Le hoquet semblait avoir disparu déjà. Les propos de Meredith n’étaient pas assez décousus pour une personne totalement ivre, elle devait l’être légèrement seulement.
Riita revint avec deux tasses de thé et les manju qu’avait apporté Aiko, disposés dans une assiette.
— Euh… Non, je ne suis pas mariée.
— Un copain ? demanda Riita cette fois.
Aiko ne manqua pas de remarquer qu’aucune des deux ne portait d’alliance à leurs doigts, pourtant Elena les avait dit mariées. Mais, peut-être, ne l’étaient-elles que dans les faits et pas de manière administrative.
— Non, personne. Je me réfugierais bien derrière ma carrière, mais ce ne serait qu’une piètre excuse. Haha !
— Les hommes, c’est n’importe quoi…, dit Meredith. Si j’étais pas mariée déjà, je te prendrais toi, ma Aiko !
Elle tendit les mains et lui caressa la joue. Riita toussota pour attirer l’attention :
— Je suis à côté, je te signale. Je veux bien être sympa, mais y a une limite, quand même.
— Je croyais que tu te fichais de moi.
— Tu dirais quoi si je commençais à m’envoyer en l’air avec Aiko devant toi ?
— Euh… Je… je ne ferais pas…
— Je lui ai juste caresser la joue, arrête de me prendre la tête. C’était amical, pour la soutenir : la pauvre, elle n’a pas d’amoureux.
— Et toi tu pourrais bien la perdre à force, tu sais ?
Riita paraissait contenir sa colère, elle avait toujours été une fausse calme.
— Tout de suite… Je ne te trompe pas, OK !
— Tu es la seule à savoir ce que tu fais quand tu sors. Contrairement à toi qui ne fiche rien de tes journées, moi, j’enchaîne les boulots.
— Ouais, ouais, je sais. Mais tu pourrais me faire confiance. Dis-lui, Aiko : les relations sont basées sur la confiance, pas vrai ?
— Oui, dis-lui que les relations sont basées sur une profiteuse qui ne cherche pas d’emploi et qui passe son temps à regarder la télé et vider toutes les bouteilles d’alcool qu’elle trouve. En plus, qui sait par quel mec elle se fait abuser en soirée…
Aiko n’avait pas son mot à dire, elle devait entrer de gré ou de force dans leur dispute conjugale. Elle s’était rarement sentie aussi mal à l’aise.
— Je vais dans les bars et boîtes lesbiches. Je suis pas débile, tu sais ?
— Ce qui ne veut pas dire que tu ne m’es pas infidèle. L’autre fois, tu avais bien un soutif qui n’était pas le tien.
— Je t’ai dit que j’ai gerbé et une serveuse sympa m’en a donné un.
— Forcément, les serveuses offrent des soutifs à des inconnues.
— J’y suis allé boire là-bas une paire de fois, quand même. J’étais pas une inconnue.
— Et tu t’en vantes en plus ?!
À son arrivée, Aiko avait bien des questions à leur poser mais, après cet échange, elles parurent inutiles.
Meredith ne travaillait pas et était devenue alcoolique. Cela étant dit, elle avait toujours eu la bouteille légère, Aiko s’en souvenait. Elle avait été renvoyée de l’armée justement à cause de problèmes du genre. Par contre, elle s’était largement empirée, au point qu’Aiko craignait pour sa santé.
Riita enchaînait des baito. Sa rente de l’armée était mince, elle n’y avait que peu exercé. Celle de Meredith servait d’excuse pour qu’elle ne recherchât pas de travail, mais ne suffisait pas au ménage dispendieux, notamment à cause des excès de cette dernière.
La dispute se poursuivit. Aiko finit par ne plus les écouter que d’une oreille.
— Au moins l’appartement est grand, dit-elle à basse voix.
D’une manière ou d’une autre, Riita l’entendit et, abandonnant les propos répétitifs et pitoyables de Meredith, lui expliqua qu’il s’agissait d’un immeuble hanté dans lequel avait eu lieu d’abord un rituel de cultiste où tous avaient été sacrifiés, puis des suicides en raison des influences néfastes de la magie des Anciens. Après tous ces faits, le propriétaire avait abandonné l’idée de parvenir à y loger qui que ce fût et il avait amplement baissé les loyers. Le prix était très bas, seulement vingt mille yens par mois, charges comprises, pour un appartement qui faisait deux fois la taille de ceux du centre ville.
Il n’y avait presque pas de voisinage, trois appartements seulement étaient occupés. Elles avaient bien vérifié qu’il n’y avait rien de magique en œuvre, lors de leur emménagement Riita avait encore ses pouvoirs, et n’avait rien repéré d’étrange. Les premiers temps, elles avaient parlé autour d’elle de l’immeuble, assurant qu’il n’y avait rien de dangereux, suite à quoi quelques occupants s’y étaient installés.
Riita profita de cette digression dans leur dispute pour déclarer qu’elle risquait, faute de divorce, de louer un second appartement dans l’immeuble pour apprendre à Meredith à gérer son argent et c’est ainsi qu’elles reprirent de plus belle.
Après avoir passé une heure et demi dans cet enfer marital, Aiko essaya de prendre congé. Il lui fallut encore une demi-heure pour y parvenir.
— Reviens-nous voir quand tu veux. Ça m’a fait vraiment plaisir ! dit Meredith.
Elle resta au salon plutôt que raccompagner son invité. Elle avait déjà fait l’effort de s’abstenir d’alcool au cours de sa visite.
Riita la raccompagna jusqu’en bas de l’immeuble.
— Je m’excuse, nous nous sommes un peu emportées…
— Pas qu’un peu, pensa Aiko mais n’en dit mot.
— Crois-le ou pas, mais ça m’a vraiment fait plaisir. La prochaine fois, si tu me préviens, nous pourrons nous voir ailleurs, juste toutes les deux. Enfin, si tu veux.
— Meredith-chan ne le prendra pas mal ?
— Elle sort tout le temps voir des catins en tout genre, je peux bien voir une amie en privé, non ?
Aiko comprenait bien son argument mais était malgré tout réticente à jeter encore plus d’huile dans un ménage bien enflammé.
— Oui, à l’occasion.
— Cool. Passe le bonjour à Elena. Et, si tu as des soucis de loyer, oublie pas qu’ici ils sont tous super donnés.
Aiko ne répondit pas à cette dernière invitation, elle n’avait aucune envie de vivre dans une maison hantée. Même si elle n’était pas superstitieuse, l’endroit était bien trop délabré. Tôt ou tard, il serait fermé pour insalubrité.
Elle quitta les lieux tandis que Riita remonta. Elle se dépêcha de s’éloigner pour revenir à la réalité, cet endroit qui était plus propre et rassurant que l’appartement de ses amies décadentes.
Elle se rendit compte quelques minutes plus tard, alors qu’un coup de vent froid la fit frissonner que, dans la hâte, elle avait oublié son écharpe. Elle n’était pas très loin, mais elle n’avait aucune envie de revenir en arrière.
— Il ne faut pas que je sois aussi méchante, ce sont mes amies… même si elles ont mal tourné. J’y retourne !
Elle se motiva. En effet, elle ne pouvait cautionner ce qu’elles étaient devenues, mais elle ne leur en voulait pas et n’avait pas envie d’être celle qui les jugerait. Cette détermination la fit revenir en vitesse, mais lorsqu’elle allait toquer à la porte, elle entendit des bruits suspects de l’autre côté… contre la porte…
Aiko n’eut aucun doute : elles étaient en train de le faire. Quelques remarques salaces lui parvinrent à l’oreille. Même en plein ébat, elles continuaient de se disputer.
Aiko rougit comme jamais et, sans demander son reste, s’enfuit en direction de la gare. Elle aurait vraiment du mal à leur faire face à nouveau, mais tôt ou tard elle le devrait.
Lorsqu’elle se calma, elle repensa à tout ce qui s’était passé et s’attrista. Elle voulait aider ses amies à aller mieux, à trouver une solution à leurs problèmes.
— En tant que bonne amie, je devrais essayer au moins.
Mais que pouvait-elle réellement faire pour elles ? Elle-même n’avait trouvé que récemment sa voie, elle était passée par des phases de dépression intenses. Elle n’était sûrement pas à même de pouvoir prêter assistance à qui que ce fût.
Cette impuissance la perturbait, elle se mit à repenser au passé et lorsque, sur le chemin du retour, elle arriva sur la tombe d’Ayami elle tomba à genoux en pleurs.
— Ayami… tu… tu nous as quitté bien trop tôt… je t’aimais tellement… Ouinnnn !!
Une nouvelle fois, elle eut l’impression d’entrer dans un autre monde, de revenir en arrière et de s’engouffrer dans son ancienne déprime. Dans un état pitoyable, son maquillage se mit à couler et elle décida de rentrer chez elle.
— Je… j’ai envie de mourir… Non ! Je ne peux pas ! Je dois me reprendre !
Forte de cette décision, elle décida qu’elle avait besoin de se « reconnecter à la vie et au monde normal ». Aussi, elle contacta les filles de l’agence en leur disant :
« J’ai besoin de sortir boire un verre, est-ce que vous voulez venir avec moi ? En vrai, j’aurais vraiment besoin que vous veniez, je déprime… »
Elle regretta, après coup, d’avoir été aussi directe, mais elle avait vraiment besoin de voir quelqu’un avec qui partager ses angoisses et qui l’aiderait à en sortir.
Sayu répondit positivement à la demande et elles passèrent toute la soirée ensemble. Elles commencèrent par une petite promenade dans un parc, puis cherchèrent un restaurant où manger, mais finirent par choisir un izakaya où elles pouvaient également boire.
La soirée fut arrosée, pour sûr. Aiko fit part de ses angoisses et craintes à la brave Sayu qui écoutait calmement et agrémentait de conseils avisés.
Finalement, l’alcool fit oublier nombreuses choses à Aiko qui se sentit plus légère…
Jusqu’au matin où elle se réveilla dans son lit, ce qui était assurément une bonne chose, mais elle n’était pas seule.
— Sayu-chan ? Que… ? C’est encore arrivé ?
Sayu était endormie sur la poitrine de Aiko, elles étaient toutes les deux nues. Aiko n’alla même pas jusqu’à vérifier l’état des draps cette fois, elle savait précisément ce qui s’était passé.
Pour une fois, Sayu ne portait pas son masque et ses cheveux étaient décoiffés et ébouriffés.
— Whoooo ! Ils sont énormes !
Aiko ne put s’empêcher de le remarquer alors qu’elle souleva la couverture. Elle l’avait déjà remarqué à la plage.
Cette dernière ne se réveilla pas, au contraire, suite au passage d’un courant d’air froid sur son dos, elle se blottit encore plus contre Aiko.
— Je la réveille ou pas ? Mmm… Ce qui est fait est fait, autant la laisser dormir.
Elle-même avait mal à la tête, mais n’avait plus sommeil. Les pensées s’agitaient en elle : elle ressassa ce qui était advenu la veille, elle alla plus loin et se remémora les autres fois où elle s’était réveillée à côté d’une femme nue.
Elle avait toujours brandi son adage : « Ça ne compte pas entre filles ! », et s’était répétée qu’elle était hétérosexuelle, accusant ses collègues d’avoir profiter de son ivresse.
Mais, ce matin-là, alors que la lumière filtrait à travers les rideaux et qu’elle entendait les voitures passer dans la rue, elle finit par prendre conscience de quelque chose :
— En fait, je suis probablement homosexuelle.
C’était difficile à avouer, mais elle devait se rendre à l’évidence. Elle n’était pas embarrassée outre-mesure par ce réveil, simplement parce que tout cela lui paraissait normal.
Mais était-ce vraiment si normal de faire ce genre de choses entre femmes ?
Au fond, elle ne trouvait pas vraiment d’attrait au corps des femmes, pas dans ce sens-là du moins. Et c’était vrai également pour les hommes : elle n’avait jamais été sexuellement attirée par l’un d’eux.
Elle grimaça, donnant à sa bouche une drôle de forme, puis soupira.
— Qu’importe. J’ai trop mal à la tête pour trouver une réponse ce matin, de toute manière.
Sa voix réveilla Sayu qui mit quelques instants à réaliser ce qui s’était passé. Elle fixa les yeux d’Aiko en silence. Puis chercha à rassembler les indices et, finalement, elle dit calmement, malgré l’embrasement de ses joues :
— Entre filles… C’est pas grave… pas vrai ?
Aiko leva les épaules :
— Je ne sais plus… En tout cas, tu peux prendre ton temps, tu n’es pas obligée de t’enfuir en courant. Ma salle de bain est à toi. Un petit-déjeuner ?
Sayu cligna les yeux stupéfaite, elle tenait un drap contre son corps pour cacher sa nudité. Elle ne savait que répondre et finit par accepter.
— Oui, je veux bien, Ai-mama.
— Tu couches avec ta mère, toi ? Quelle vilaine fille ! Hahaha !
Sayu cacha son visage tandis que Aiko quitta la chambre à coucher en enfilant rapidement un peignoir.
— De toute manière, ça ne marche pas avec les hommes, pensa-t-elle. Y a-t-il quelque chose de mal à chercher un peu de tendresse ?
Elle laissa sa convive seule dans la chambre, silencieuse, abasourdie confuse. Elle décida de préparer le meilleur des petits-déjeuners pour Sayu qui devait accepter la situation. Aiko ne pouvait pas voir que sous les draps, derrière le coussin, Sayu esquissait un sourire satisfait.
— C’était bien…, dit-elle d’une voix étouffée. Merci pour ce bon repas… Ai… mama…
La veille, elle avait répondu à l’invitation en connaissance de cause, sachant pertinemment ce qui ne manquerait pas d’arriver. Personne ne savait que la calme Sayu était animée de ce genre de désirs. Son masque n’était pas là pour la protéger des maladies, mais pour empêcher les autres de voir les mouvements de ses lèvres exprimant sa lubricité.
***
L’année 89 s’achevait. C’était le réveillon.
Cela faisait plus ou moins six mois qu’Aiko travaillait à nouveau à l’agence K.T. en tant que secrétaire, femme de ménage et conseillère. Elle aimait sincèrement ce poste.
Pour la première fois depuis longtemps, elle n’avait pas été seul à Noël. Certes, elle avait travaillé et les filles avaient dû s’absenter pour des interventions urgentes, mais cela lui avait convenu. Elle s’était même amusée.
Profitant de la première intervention, elle avait placé les cadeaux dans des chaussettes sous le petit sapin qu’elle avait décoré. Elle s’était entièrement consacrée à apporter une ambiance de Noël à l’occidentale ; elle avait même cuisiné une dinde farcie.
Une fois encore, ce qui avait manqué était l’alcool. Les filles avaient manifestement oublié d’en acheter, il avait fallu composer avec les quelques bouteilles de bière qui restaient dans l’agence.
Une semaine s’était écoulée depuis lors, dans quelques heures à peine, une nouvelle année commencerait. Mais les filles étaient toutes absentes…
Une heure plus tôt.
— Cette fois, j’ai pensé à acheter l’alcool moi-même ! déclara Aiko en tirant des bouteilles d’un tote bag qu’elle avait emporté. C’est la fête, non ?
Les trois filles se jetèrent des œillades perplexes, l’intention n’était pas vraiment pour leur faire plaisir.
— Euh… Vous n’aimez pas l’alcool ?
À peine la question posée, Aiko se remémora les méfaits de ce dernier sur Meredith et se dit que l’abus était vraiment dangereux. Pour sa part, elle buvait seulement lorsqu’elle sortait ou dans des occasions spéciales, rien d’inquiétant.
— J’ai encore que 19 ans…, se justifia Takiko, avant de se mettre à siffloter.
— L’abus est… dangereux…, dit Maya, en évitant de tourner son regard vers Aiko. Et… je ne bois pas…
— C’est vrai, l’abus c’est mal ! Tu es une brave fille, Maya-chan !
Aiko lui caressa la tête sans arrière-pensée, comme une mère l’aurait fait. Les autres filles eurent toutes la même pensée à cette instant, elle se lisaient parfaitement sur leurs visages : « Ai-mama ! ».
Maya rougit et baissa le regard. Elle ne le disait pas, mais elle aimait bien lorsque Aiko lui caressait la tête.
— J’ai rien contre, les interrompit Elena d’une voix agacée. D’ailleurs, je vais boire un peu aussi, mais évite d’être bourrée. Cette nuit, il risque d’y avoir de l’agitation. Je t’arracherai la bouteille des mains si tu commences à en faire trop.
— C’est pas très gentil, Elena-chan ! Mais, tu as raison : il faut savoir rester modérée. Puis, cette période est vraiment la plus agitée pour les mahou senjo. Le temps libre permet aux braves citoyens de se plonger dans la magie noire, on dirait…
Aiko soupira tandis que ses épaules tombèrent. C’était un triste constat. Certaines mahou senjo (souvent jalouses) allaient même jusqu’à dire que les fêtes auraient dû être interdites, mais une telle chose n’était pas possible.
Néanmoins, c’était une réalité que dans ces périodes les cultistes s’agitaient et les accidents étaient nombreux. Ainsi, une partie des interventions la veille de Noël était consacrée aux sorciers jaloux des couples qui invoquaient des Anciens pour les tuer. Shibuya était notamment une cible privilégiée avec ses soirées à thèmes.
— Faut dire qu’avec la télé qui passe constamment des images de familles heureuses, les cultistes doivent l’avoir mauvaise.
— Tu veux dire que les cultistes n’ont pas de familles ? demanda Takiko.
— S’ils en avaient, ils lanceraient pas des sortilèges cette nuit-là, non ?
— Qui sait ? Peut-être qu’ils font des rituels en famille, fit remarquer Sayu.
— Pouah ! C’est dégueux rien que d’y penser.
— Tu as un problème avec le concept de famille ? demanda Aiko. C’est vrai que nous sommes orphelines, mais bon…
Elena soupira et afficha une expression encore plus énervée.
— J’en ai une ! C’est juste des idiots sans espoir de rémission. S’ils n’existaient pas, cela ne me ferait ni chaud ni froid.
— Ne… Ne dis pas des choses pareilles ! C’est… c’est…
— C’est méchant, c’est ça ? J’ai jamais prétendu être une gentille fille, tu sais ?
Elena afficha un air hautain en faisant craquer les os de son cou.
— Ils ont voulu se servir de moi, il ne fallait pas s’étonner que je me révolte. Et ils m’ont donné le pouvoir de le faire en plus. Quels idiots !
Elle parlait rarement de son passé, les filles l’écoutèrent avec attention. Néanmoins, son ton de voix et son attitude était franchement hostiles. Son jugement envers sa famille paraissait sans appel.
— Tu… Qu’est-ce qu’ils ont fait ? se hasarda de demander Aiko.
— Rien de passionnant. C’est l’histoire d’une famille d’immigrés au bras long qui a essayé de se servir de tout ce qui est à sa portée pour gagner plus d’influence. Et parmi ces marche-pieds se trouvait leur fille qu’ils ont obligé à devenir une combattante qui affronte des monstres horrifiques. Voilà tout. Je n’appellerai pas maman ou papa les personnes qui m’ont condamnée à combattre et mourir misérablement.
Les filles ne dirent rien, elles comprenaient sans pouvoir partager sa peine : elles n’avaient pas de familles. Sayu, Maya et Aiko étaient orphelines depuis l’enfance, elles n’avaient qu’un vague concept des liens familiaux.
Takiko était sûrement celle qui pouvait le plus compatir. Elle avait été vendue à l’âge de 13 ans à un groupe de mafia chinois dont son père faisait partie. Elle avait été éveillée de manière illégale et forcée de servir les intérêts des criminels. Au début droguée pour la rendre obéissante, elle avait fini par sombrer d’elle-même dans le désespoir.
Même libérée du joug de ses ravisseurs et de son père, il lui avait fallu beaucoup d’efforts pour s’en remettre. Elle avait été forcée à rejoindre les officielles lors du démantèlement de la cellule criminelle, mais on l’avait rapidement discriminée et martyrisée.
Finalement, à l’âge de 16 ans, une officière, craignant sûrement que les médias finissent par avoir vent de son traitement et n’en fasse un scandale, l’incita très fortement à rejoindre plutôt une agence.
Lorsqu’elle rencontra Elena la première fois, elle n’avait aucunement envie de se lier à elle, pas plus que lui faire confiance. Elle accepta d’entrer de la rejoindre faute d’autre choix.
Mais, elle finit par se rendre compte qu’elle n’était pas seule à avoir une vie familiale décevante : le martyr d’Elena était différente, mais tout aussi déplorable. Au moins, Takiko avait eu une enfance normale, c’est à l’adolescence, après la mort accidentelle de sa mère, que les choses avaient mal tourné. Elle se demandait parfois si cela avait été réellement un accident…
Dans le cas d’Elena, dès l’enfance, elle n’avait été qu’un pantin manipulé. Elle n’avait jamais réellement eu d’affection, simplement des réprimandes et des ordres. Mais Elena avait trouvé la force de tenir tête à ses bourreaux, de se dégager de leurs griffes ; elle s’était affranchie de son passé. Takiko avait rapidement développé une sorte d’admiration envers elle et s’était décidé à suivre son exemple. Elena était admirable à ses yeux.
Aiko se mit à pleurer, puis sauta dans les bras de cette dernière.
— Ma pauvre !! OUINNNN !!
— Tu… tu vas me lâcher, oui !!
Elle rougit et s’agita pour se dégager de l’étreinte embarrassante.
— Tu… Non, vous… Nous sommes une famille à présent ! Venez pleurer dans les bras d’Ai-mama !!
— Je… JE NE VEUX PAS D’UNE TELLE MERE !! cria Elena.
— Tu ne m’aimes pas ?
— C’est… c’est pas ce que j’ai dit mais… mais…
Les souvenirs de ce qui s’était passé entre elles revinrent à son esprit, elle rougit entièrement et ne put finir sa phrase. Elle n’en eut pas besoin, l’attention d’Aiko fut prise par Takiko qui l’enlaça par derrière.
— Merci de t’occuper de nous.
Takiko retenait ses larmes, mais sa voix tremblait.
Sayu se tourna vers Maya, puis leva les épaules. Elle n’aimait être exclue et vint donc se joindre à elles.
— Courage, vous toutes, dit-elle calmement.
— QUOI ?! Mais vous voulez pas vous séparer de moi ? Vous m’étoffez, bordel !!
Finalement, contre toute-attente, Maya donna une timide accolade à Elena en passant par derrière.
— Même toi ?!
— Je… je… Désolée…
— Héhé ! On est pas une belle famille ? demanda Aiko. Il ne nous reste plus qu’à manger des soba et aller au temple toutes ensemble.
— Plus personne ne le fait ! Tu es sûre de pas être plutôt Ai-baba ?
Baba était une appellation affectueuse issue de « obâsan », qui signifiait « grand-mère ». De la même manière qu’elles avaient collé « mama » au prénom d’Aiko, elle venait de faire de même avec « baba ».
En effet, en 2089, très peu de Kibanais se rendaient au temple. Le nombre de croyants avait drastiquement chuté depuis l’Invasion. On associait à présent la religion aux cultes impies et on la regardait avec méfiance.
— Haha ! J’ai vu ça dans des vieilles émissions.
— C’est ce que je disais ! Viens pas nous sortir des trucs plus vieux que nous !
À ce moment-là, on entendit un vrombissement provenir de la poche d’Elena.
— Dépêche-toi de répondre, c’est sûrement une mission.
L’accolade s’interrompit et, comme l’avait dit Sayu, elles durent se préparer à partir.
Pendant que Sayu et Maya montèrent dans leurs chambres pour récupérer leurs cartes d’agence, Aiko se tourna vers Elena et Takiko.
— Faites bien attention à vous. Les monstres sont agressifs en cette période.
— Ouais, ouais, on est toujours prudentes, maman.
— Et appelez-moi dès que vous avez fini ! Je… je m’inquiète énormément, vous savez ?
Elena et Takiko s’observèrent un instant, puis la première soupira.
— On t’appellera.
— Ouais, pas de souci ! On te ramènera un omiyage si tu veux, dit Takiko avec enthousiasme.
— Un omiyage ? On change juste de quartier. L’intervention est à Nagoya, tu sais ?
— Héhé ! Ça fait toujours plaisir les omiyage. Bref ! Faut qu’on se bouge, les monstres eux n’attendent pas.
— Dis ça aux deux autres ! Je vais leur épingler leurs cartes sur le front la prochaine fois ! s’énerva Elena de leur lenteur.
Aiko les accompagna jusqu’à la sortie et les salua de la main en les observant s’en aller au pas de course.
Une certaine tristesse l’envahit. Elle était habituée à les voir partir ainsi, mais cela lui faisait toujours mal au cœur. Une part d’elle espérait qu’elles perdraient rapidement leurs pouvoirs pour qu’elles n’aient plus à risquer leurs vies. Le traumatisme de la mort de ses amies ne s’effacerait jamais de sa mémoire.
Mais, une autre part ne pouvait l’espérer malgré tout. Elle vivait dans la peur depuis qu’elle avait perdu ses pouvoirs, elle ne leur voulait pas un tel malheur.
Elle referma la porte de l’agence à double tour, vérifia que le volet métallique de la réception était baissé et prit son pistolet dans son sac à main. Elle fixa le holster à sa ceinture.
— On va préparer les soba et le banquet tous les deux, Tom.
Elle donna une petite tape au pistolet, puis s’en alla en cuisine commencer les préparatifs du repas.
Les aiguilles de la montre qui était accrochée au mur tournaient et Aiko n’avait toujours reçu aucun coup de fil. Elle vérifia si son téléphone ne s’était pas déchargé et éteint : il était parfaitement opérationnel, elle avait même du réseau.
— C’est long quand même…
Elle envoya un message sur le salon Lime de l’agence : pas de réponse, l’icône indiquait que personne ne l’avait lu.
— Elles doivent se trouver hors réseau… ou alors il y a une perturbation en raison des pouvoirs de monstres… ou alors elles sont trop occupées pour voir mon message… ou alors leurs téléphones ont fusionnés dans leur forme de combat. Mmmm… Quoi qu’il en soit, elles auraient déjà dû finir la mission.
Elle ne voulait pas penser au fait qu’il soit arrivé malheur. Les perdre lui ferait trop mal, peut-être même ne s’en remettrait-elle jamais.
C’est à ce moment-là que le téléphone fixe de l’accueil se mit à sonner.
— Hein ? Qui pourrait appeler à cette heure ?
La réponse lui parut évidente : un client. Ce n’était certainement pas l’armée, elle préférait joindre les téléphones cellulaires. C’était donc soit de la publicité soit un civil qui avait besoin d’aide. Dans tous les cas, elle devait prendre l’appel, au moins pour savoir ce qu’il en était.
Aiko s’empressa de quitter la cuisine, sans même retirer son tablier, et décrocha le combiné :
— Agence K.T.. Bonsoir !
La personne de l’autre côté était affolée, il s’agissait d’une adolescente.
— Je… Il y a des… Mes parents… ils font un rituel… chez moi… Je… Ils vont nous sacrifier… je… Ils nous ont enfermées dans le placard…
— J’ai bien compris la situation, mais il n’y a actuellement aucune combattante dans l’agence. Elles sont déjà mobilisées dans une autre mission. Je vais chercher à les joindre pendant que vous pouvez me donner votre adresse.
De son autre main, elle prit son portable et sélectionna le nom d’Elena avant d’activer le haut-parleur :
« Le numéro que vous demandez n’est pas attribué ou se trouve hors réseau… »
La situation n’avait pas changée, malheureusement.
La fille paniquée donna son adresse et répéta une fois de plus que la situation était urgente. Il y avait des une demi-douzaine invités à la maison. Elle n’en connaissait que deux puisqu’il s’agissait des voisins avec qui ses parents s’entendaient fort bien.
La fille, Sayaka, n’avait eu aucune suspicion concernant sa famille jusqu’à récemment. Lorsqu’elle avait trouvé des objets étranges dans le bureau de son père, elle avait émis des doutes. Puis, elle avait surpris une discussion, l’avant-veille, où il avait été question de faire quelque chose à la cave, et d’une « horreur chasseresse ». La cave était un lieu qui était interdit à Sayaka et à sa petite sœur en raison d’une construction chancelante.
Lorsque Sayaka avait été découverte, on l’avait attachée et enfermée dans le placard avec sa petite sœur qui devait également servir de sacrifice. Profitant d’un moment où on l’autorisa à aller aux toilettes, elle était parvenue à subtiliser son téléphone cellulaire avec lequel elle téléphonait actuellement.
— Je suppose que le sacrifice aura lieu à minuit…, marmonna Aiko en regardant l’heure, une fois de plus.
Il restait un peu plus deux heures. Les deux filles n’allaient pas tarder à être amenées sur le lieu de rituel et préparées. Aiko avait déjà eu affaire à un cas similaire : une invocation d’Horreur Chasseresse, un Ancien affilié à aucune armée spécifique.
La dernière fois, elles étaient arrivées trop tard et avaient dû affronter le dangereux monstre. Il avait fallu le sacrifice de pas moins de six personnes pour l’invoquer. Les deux filles n’étaient sûrement pas les seules en péril.
La fois précédente les victimes avaient également été des jeunes filles, c’était probablement une prérequis du rituel.
— Ve… venez-nous aider… je vous en prie !
— Une dernière question : pourquoi avez-vous contacté cette agence ?
— C’est… la plus proche de la maison… j’ai cherché en ligne…
Aiko n’avait pas encore réalisé, mais le rituel se déroulait seulement à quelques minutes à vol d’oiseau de l’agence. Même à pied, il fallait tout au plus une vingtaine de minutes pour y arriver.
— Je… je ne suis pas une combattante, je suis juste la secrétaire. Je vais contacter une autre agence ou des officielles pour vous venir en aide. Je ne vais pas mâcher mes mots, mais vous avez jusqu’à minuit. Les rituels profitent généralement d’horaires précis. Je ne peux pas garantir une aide immédiate, mais quelqu’un viendra vous sauver, je vous le promets.
La fille sanglota encore un peu, puis elle interrompit la conversation en entendant quelqu’un dans le couloir. Elle laissa le téléphone allumé et le glissa dans sa poche. De fait, Aiko entendit les cris terrifiés des deux filles alors qu’on les brutalisa pour leur intimer le silence.
Elle aurait tellement voulu courir les sauver immédiatement, mais elle n’avait plus de pouvoirs. Aiko raccrocha, elle ne tirerait rien de plus de l’appel.
Elle chercha une nouvelle fois à vainement joindre les filles : pas de réponse.
Aussitôt, elle composa le numéro d’urgence de l’armée où elle expliqua la situation à la standardiste en des termes professionnels, révélant son expérience en tant que mahou senjo, mais cette dernière lui confessa :
— Je ne vous cache pas que cette année les cas sont nombreux. Toutes les agences de la ville sont occupées. Les officielles sont nombreuses en campagne où il y a nombre d’invocations important. Je… je vais mettre le dossier au sommet de la pile, peut-être que quelqu’un se libérera avant minuit.
Aiko raccrocha avec un goût amer en bouche. Si les filles de l’agence ne répondaient pas c’était parce qu’elles avaient dû être impliquées dans quelque chose de conséquent, ou alors les avait-on mobilisées dans une autre affaire.
Quoi qu’il en fût, elles ne seraient probablement pas de retour à temps. Et les autres agences étaient dans la même situation.
Elle pouvait faire confiance à la standardiste pour relayer l’information ; avec un peu de chance, des mahou senjo proches de la maison pourraient faire un crochet et s’en occuper…
— Ahhh ! C’est tellement frustrant ! Je n’ai pas envie qu’elles meurent !!
Mais, que pouvait-elle faire pour ces victimes ? Elle n’avait plus de pouvoirs et on parlait de cultistes : la police ne pouvait pas s’en charger.
À cet instant, en même temps que le souvenir du visage de Risae, Aiko réalisa ce qu’elle devait faire.
— Je vais m’en occuper !
Elle défit son tablier et courut prendre son sac à main. Ensuite, elle s’en alla enfiler son manteau, qui cacha son pistolet, et ses chaussures, avant de courir vers la gare.
— Deux heures plus ou moins… J’ai le temps de rentrer prendre l’équipement et revenir. Je suis un membre de l’agence K.T., je ne peux ignorer l’appel à l’aide de deux pauvres filles ! Ce soir, Takamura Aiko revient sur la scène !!
Ses pas ne s’arrêtèrent que pour passer sa carte de transport au portique et monter dans le premier métro en direction de son appartement.
Pendant le trajet, elle envoya un message au groupe leur expliquant l’affaire.
« Si je ne reviens pas, sachez que je vous aime de tout mon cœur ! »
Après avoir écrit ces paroles qui ressemblaient à un adieu, elle éteignit le portable. Tant qu’il serait allumé, elle se reposerait sur elles, celles qui n’étaient pas joignables. Elle avait besoin de toute sa résolution pour ce qu’elle allait entreprendre.
— Risae-chan, prête-moi ta force ! pensa-t-elle en quittant le train bondé.
***
Ce que Risae lui prêta à cet instant, ce ne fut pas qu’une résolution mentale.
Aiko passa devant l’agence K.T., éteinte, en portant un sac à dos particulièrement lourd. Elle n’était pas en jupe mais portait un treillis et un haut noir moulant, cachés sous sa longue veste. Ses chaussures n’étaient pas des chaussures de ville, mais des rangers de l’armée.
Elle se rendit à l’adresse indiquée par Sayaka. Les façades des maisons et des appartements étaient toutes illuminées, les familles normales étaient sûrement devant la télévision en train de manger et d’attendre le décompte de la nouvelle année.
Aiko s’arrêta à un croisement : sur sa droite, un parking plongé dans l’obscurité où se trouvaient trois voitures, ainsi que deux distributeurs de boissons. Une ruelle étroite passait devant les véhicules et se dirigeait vers un ensemble d’immeubles à quatre ou cinq étages.
La rue poursuivait son tracé en s’infiltrant entre deux immeubles singuliers. L’un avait une façade en béton et, au rez-de-chaussé, se trouvaient deux ouvertures qui faisaient office de parking ; deux automobiles de marque étrangère, attestant d’une certaine richesse de ses occupants, y étaient stationnées.
L’autre édifice, dont Aiko ne percevait même pas l’entrée, était fait de petites briques rouges et avait un toit courbé, tandis qu’à l’étage se trouvaient des sortes de contreforts anguleux.
Mais ce qui intéressait Aiko était la pente qui montait à sa gauche. Le GPS indiquait que le lieu qu’elle cherchait était la petite maison individuelle avec un arbre visible depuis le carrefour. La construction était coincée entre celui en béton, qui faisait le coin, et l’autre en briquettes rouges à trois étages.
Rien n’indiquait à première vue qu’il se tramait quelque chose dans cet endroit. Ce n’était jamais le cas. Si un indicateur dévoilait les cultistes, les mahou senjo n’auraient aucun mal à les trouver, se dit Aiko.
Il ne restait plus qu’une demi-heure, enfin, si les cultistes respectaient le planning supposé par l’ex-mahou senjo. Le passage de l’année était symbolique, un moment fort, et la magie noire des sorciers utilisait fréquemment ce genre d’éléments. Elle l’avait appris durant les nombreux cours dispensés à l’armée.
Conjoncture d’étoiles, lignes telluriques, sacrifices spécifiques, pierres magiques, c’était autant de mécanismes affectionnés par les pouvoirs des sorciers.
Aiko s’approcha de la maison en tendant l’oreille : il n’y avait pas de bruit particulier. En fait, c’était plutôt l’absence de lumières et d’activités qui était à même d’être suspectes. Bien sûr, tout le monde ne restait pas à la maison la nuit du réveillon, mais ce genre de maison individuelle indiquait généralement la présence d’une famille et donc d’un repas de fête.
Considérant les informations de Sayaka, tout devait se dérouler à la cave.
Jugeant qu’elle n’avait plus le temps de prendre des pincettes, de faire le tour pour trouver la meilleure entrée et le plan le plus prudent, Aiko se cacha dans la végétation qui se trouvait à côté de l’arbre. Elle ouvrit son sac à dos et tira un à un les équipements militaires qu’elle avait emporté.
Ils dataient tous de la période passée avec Risae, cette dernière lui avait laissé un bon nombre d’armes qu’elle n’avait jamais réclamées. Aiko lui avait pourtant répété de les reprendre, mais elle était morte avant de le faire.
— Risae, tu serais sûrement fière de moi !
Aiko commença par enfiler un gilet pare-balles en kevlar.
— Il n’arrête pas les sorts de décrépitude ou les boules de feu, avait dit un jour Risae, mais la plupart des cultistes sont armés de couteau et de 9mm ; même si c’est un peu encombrant, c’est une protection efficace.
Lorsqu’il était bien ajusté, un gilet pare-balle ne gênait pas tellement les mouvements, mais était, par contre, un poids supplémentaire sur le torse et les épaules ; Aiko était habituée, considérant sa poitrine.
Elle enfila également des genouillères et des coudières. Une fois de plus, elle se souvint des leçons de Risae qui lui avait un jour expliqué que c’était important de protéger ces parties pendant les opérations, notamment en cas de chute ou de roulades intempestives.
Elle tira ensuite un demi-masque à cartouches. Ce dernier en latex ne couvrait que la partie inférieure du visage et lui donnait un air inquiétant, mais il serait utile contre les gaz et autres.
Ensuite, elle mit sur ses yeux un casque high-tech de combat, un équipement qui n’était pas disponible au grand public, et qui intégrait nombreuses fonctions comme la thermographie, l’amplification visuelle, mais aussi des données télémétriques et autres.
Ensuite, elle mit à sa taille une ceinture tactique avec diverses poches et mousquetons. Dans celles de son treillis, elle fit entrer des chargeurs, tandis qu’elle fixa des grenades à sa ceinture.
Vint ensuite le tour de ses armes, à proprement parler.
— Ne pense pas qu’une arme à feu te dispense d’assurer ta protection rapprochée, avait expliqué Risae en agitant son index. Un bon couteau de survie fait bien des miracles, je t’assure.
En repensant à ces paroles, elle accrocha le couteau cranté à sa cuisse, un classique de l’équipement des soldats.
Bien sûr, elle fixa le holster où se trouvait Tom à la même ceinture, elle n’avait aucune raison de lui faire des infidélités.
Elle passa une sangle à son cou où se trouvait fixé un pistolet-mitrailleur avec une poignée à l’avant : un HK MP5K avec un désignateur laser et un chargeur rallongé de 30 coups.
— Et le plat de résistance, dit-elle à basse voix.
Elle tira du sac un fusil automatique de calibre 12 à chargeur standard : un Atchisson Assault Shotgun, raccourci en AA-12, une arme à la fois puissante, rapide et avec un recul très faible, parfait pour les bras faibles d’Aiko.
Armée jusqu’aux dents, elle se dirigea sans plus tarder vers la porte d’entrée et vérifia si elle n’était pas verrouillée ; elle l’était.
— Le AA-12 n’est pas qu’une arme pour tuer : avec son calibre 12, c’est un ouvre-boîte universel, lui avait enseigné Risae, une fois de plus.
Elle colla la gueule de l’arme contre la porte et visa les gonds. Prenant une profonde inspiration, elle dit à elle-même :
— Opération sauvetage de minuit : c’est parti !
Elle pressa la détente de l’arme et vida les huit cartouches du chargeur dans le bois de la porte en dessinant une ligne de haut en bas. Elle éjecta le chargeur et le remplaça par un nouveau. Le AA-12 proposait plus de douze types de cartouches différentes, élaborées pour répondre à tous les besoins possibles, mais considérant qu’il s’agissait d’une prise d’otage, et qu’elle ne voulait pas risquer de toucher les victimes, elle n’avait pris que des full metal jacket qui ne se disperseraient pas.
Donnant un violent coup de pied dans la porte, elle la sortit de son axe et la fit tomber par terre ; elle n’avait jamais été conçue pour répondre à une telle brutalité.
Sans perdre de temps, elle entra dans le domicile et activa sa vision thermographique. Elle ne tarda pas à trouver l’escalier qui descendait à la cave : des voix s’en échappaient, ils l’avaient très certainement entendue ; elle n’avait pas vraiment cherchée à être discrète.
Elle approcha la porte qui y menait. Étrangement, elle avait l’air plus solide que celle de l’entrée, ce qui indiquait bien que les propriétaires voulaient y cacher quelque chose.
En soi, il était très étonnant d’avoir un souterrain sous une telle maison, ce n’était pas vraiment avisé dans le cadre de la prévention sismique. Il était à présumer que ce fut là une installation illégale, mais ce n’était pas la considération qui traversa l’esprit d’Aiko à cet instant.
Renouvelant la précédente opération, avec une expression encore plus déterminée qu’auparavant, elle tira sur la porte et détruisit ses gonds. Mais, au lieu de toute de suite la faire tomber d’un coup de pied comme auparavant, cette fois, elle remplaça son chargeur avant et prit deux grenades en main. Elle les dégoupilla.
La porte s’écrasa au sol mais Aiko ne s’avança pas pour entrer. À la place, elle jeta les grenades fumigène. Au même moment, deux projectiles lumineux, des sorts d’attaques, passèrent devant elle ; si elle était immédiatement entrée, elle aurait sûrement été touchée.
Pointant son arme devant elle, elle entendit les toussotements de plusieurs personnes, également les otages.
— Il vaut mieux gazer les otages et les sauver, que s’en priver et les laisser crever.
Une fois de plus, c’était la voix de Risae qui lui revint à l’esprit. En y repensant, Aiko ne comprit jamais vraiment pourquoi une ex-mahou senjo avait développé un tel niveau de connaissance dans le domaine militaire alors qu’elle avait comme elle jadis eu des pouvoirs magiques.
Néanmoins, elle remercia cette dernière de lui en avoir fait profiter.
Elle se jeta dans la pièce en effectuant une roulade. Les deux cultistes, de chaque côté de la porte, ne la distinguaient plus précisément. Ils remarquèrent ou entendirent l’intrusion mais ne savaient même pas si l’individu était seule ou non.
Probablement pensaient-ils, de manière on ne peut plus logique, qu’il s’agissait de policiers.
Grâce à leur empreinte thermique, Aiko remarqua à travers la fumée les silhouettes oranges des deux sorciers. Elle pointa son fusil vers le premier et appuya sur la détente. Une balle jaillit du canon ; elle n’attendit pas de voir la cible tomber qu’elle tourna son arme vers l’autre et lui appliqua le même traitement.
— Un bon sorcier est un sorcier mort ! Il ne faut jamais sous-estimer la résilience de ces cafards, ils peuvent survivre à plus de choses qu’on ne le pense. Assure-toi qu’ils soient bien morts, de peur de la voir t’attaquer en plein combat.
Suivant ces recommandations, Aiko tira une balle supplémentaire sur les deux corps tombés au sol.
— Les sorciers n’ont pas de droits de toute manière. Personne ne t’accusera d’acharnement ou de cruauté : je te l’assure.
Quatre balles sur les huit du chargeur : il restait encore la moitié, se dit Aiko en cherchant autour d’elle les autres cibles. Selon les informations de Sayaka, il y avait au moins huit personnes, en comptant les parents.
Aiko aurait aimé emprisonner ces derniers, par considération pour les deux filles, mais non seulement sa vision thermographique ne lui permettait pas de les différentier et, en plus, il s’agissait à présent de cultistes. Les lois du pays ne seraient pas tendres envers eux, qu’ils disposassent de magie ou non, qu’ils eussent réussi ou échoué leur rituel : dans tous les cas, ils seraient exécutes.
Même si infliger un traumatisme de plus à la conscience des pauvres victimes lui faisait mal au cœur, elle ne pouvait pas se permettre de prendre des risques inutiles.
La fumée était épaisse, la cave n’avait pas de fenêtre et très peu de courants d’air : elle ne se dissiperait pas de sitôt. Profitant de son avantage, Aiko abattit encore deux personnes et vida son chargeur en s’assurant de leur décès.
Les sacrifices étaient plus petits que les autres formes et étaient en position couchée ; cela permettait à Aiko de ne pas se tromper. Comme elle l’avait prévu, il y en avait six, comme le rituel d’invocation qu’elle avait déjoué autrefois.
— Espérons que l’issue sera meilleure, pensa-t-elle.
Aucune des six filles n’était « froide », elle pouvait certifier à leur empreinte thermique qu’elles étaient toutes en vie.
Lorsqu’elle allait recharger son arme, elle entendit plusieurs incantations débuter. Elle ignorait, bien sûr, ce dont il s’agissait, les paroles étaient sûrement dans la langue des Anciens qu’elle ne comprenait pas.
De fait, elle ne prit pas le temps de recharger, elle lâcha son fusil et empoigna son HK MP5K.
* Ratatatata *
Elle ouvrit le feu sur le cultiste le plus proche avant de se mettre en mouvement. Elle localisa une table qui devait servir à poser les différents ustensiles de rituel, elle la renversa.
Au moment où elle allait passer de l’autre côté pour y trouver refuge, même si elle n’était pas sûre que cela soit réellement suffisant, elle entendit un sifflement dans l’air et plusieurs projectiles l’atteindre. Elle remercia Risae de l’avoir incitée à prendre un gilet pare-balles puisque son dos fut touché.
Malheureusement, un autre avait perforé sa cuisse, tandis qu’un troisième avait légèrement entaillé l’autre jambe. Ils étaient apparus de nulle part, ils ne laissaient pas de trace colorée visible à la thermographie.
Aiko se rappela la sensation désagréable des blessures. Cela faisait longtemps, mais son corps s’en souvenait pourtant parfaitement.
Elle prit sur elle et ignora sa blessure. Achevant son mouvement, elle pointa son arme vers ses ennemis. L’un d’eux avait une source de chaleur dans sa main qu’elle supposa être une boule de feu. Elle ne lui laissa pas le temps d’achever l’incantation que son pistolet-mitrailleur se mit à vomir des flammes et le corps du sorcier s’écroula au sol.
Il n’en restait plus que deux. Elle visa celui qui l’avait touchée avec son sortilège et essaya de réitérer en lui tirant dessus, mais…
* Cling cling cling *
Un bruit métallique, celui de ses munitions s’écrasant sur une surface solide. Elle détermina sans mal qu’il s’agissait d’une barrière défensive magique.
— Qu’est-ce que je peux faire contre ça ? se dit-elle.
Selon la puissance de l’individu, ce genre de protection pouvait même arrêter des obus ou des missiles, ce n’était pas avec du 9mm Parabellum qu’elle allait réussir à la briser. Elle était persuadée que même le AA-12 était insuffisant.
Elle interrompit le tir, tandis qu’elle entendit le sorcier achever une nouvelle incantation.
Elle se cacha derrière la table en prenant soin de protéger sa tête entre ses bras, présentant uniquement son dos. Le gilet l’avait protégé une fois, elle devait lui faire confiance à nouveau.
Cette fois, cependant, elle sentit que quelque chose venait de le perforer légèrement : la table et le kevlar n’avaient pas suffi.
— Les sorciers sont arrogants, ils péteront toujours plus haut que leur cul. Utilise ta cervelle pour leur rappeler leur mortalité.
Une nouvelle fois, les paroles de Risae lui indiquèrent le plan à suivre. Les tirs du sorcier venaient de s’achever, Aiko changea de chargeur et se remit à tirer en utilisant la table comme abri.
D’une main, elle tint l’arme fermement essayant de compenser le recul avec son poignet, ce qui était difficile. De l’autre, elle saisit deux objets sur son flanc, des grenades entièrement en plastique ; elle les dégoupilla et les fit rouler par terre en direction de sa cible.
Elles n’explosèrent pas de suite.
— Tu vas mourir !! Qui que tu sois !! vociféra le sorcier avec rage.
Son chargeur tombant à sec, le cultiste s’apprêta à passer à l’offensive, en profitant de l’interruption, lorsqu’un flash lumineux jaillit dans la pièce. Aiko eut à peine le temps de fermer les yeux pour ne pas être également aveuglée. Ce n’était pas des grenades incapacitantes M84 dont le bruit en espace confiné aurait assourdi tout le monde, la lanceuse y compris ; ces grenades n’avaient pas d’effet assourdissant.
C’était le moment !
Lâchant son arme, qui était attachée par une sangle, elle empoigna Tom et tira sur le sorcier. Comme elle l’avait supposé, sous l’effet de la surprise, il n’était plus assez concentré pour maintenir sa barrière défensive qui n’était pas aussi naturelle que celle d’une mahou senjo (raison pour laquelle elles la nommaient « barrière réactive »). Les balles s’enfoncèrent dans le corps de l’homme qui ne tarda pas à s’effondrer après le sixième trou qui parsema son torse et sa tête.
Il n’en restait plus qu’un, celui le plus proche des otages. Ces dernières, toutes des filles, s’agitaient et pleuraient : elles étaient attachées et bâillonnées, elles ne pouvaient donc pas crier.
La dernière cible était à l’abri derrière un meuble. Sa forme était un peu étrange, un peu trop large.
Aiko la pointa de son arme encore fumante et s’apprêta à faire feu lorsque…
— J’ai un otage !
Sous l’effet de la surprise, Aiko hésita à faire feu. La trace thermique contre son corps avait la forme d’un être humain de petite taille.
Aiko tourna la tête et remarqua qu’il manquait une des six filles ; pendant la fusillade la cultiste l’avait attrapée.
— OK… Je ne tirerai pas. Mais, de toute manière, le rituel est fichu et les renforts sont en chemin.
Elle mentait, même si ce n’était qu’à moitié. Il n’était pas impossible que soit les filles soit les officiels fussent en route.
— Tu mens ! Ils vont m’aider ! Ils vont me donner une autre vie ! Celle que je mérite !
— Qui ça, ils ?
Aiko resta calme, tout en cherchant une fenêtre de tir et elle en trouva une, puisque la ravisseuse était loin d’être une professionnelle. Mais elle avait trop peur de toucher la pauvre fille, elle attendit encore.
— Lâche ton arme, justicière ! Tu ne m’auras pas en me faisant parler ! Tu as tué mon mari ! Et ceux qui devaient m’aider ! Mais il n’est pas trop tard, je peux encore accomplir le rituel !
Aiko comprenait à la voix de cette femme qu’elle avait sombré dans la folie depuis longtemps et, avec la panique engendrée par l’intervention soudaine de l’ex-mahou senjo, elle était prête à n’importe quoi.
Elle avait une dague sacrificielle sous la gorge de la fillette, mais il n’était pas improbable qu’elle fût capable de lancer des sortilèges.
Malheureusement, dans cette situation, il fallait une assurance qu’Aiko n’avait pas. Une balle serait forcément plus rapide que le mouvement de sa main, mais si elle échouait, d’une manière ou d’une autre, l’otage mourrait irrémédiablement.
Aussi, elle laissa tomber son pistolet.
— Détache les grenades aussi ! Et ton autre arme !
La mère de Sayaka était capable de voir dans la fumée sans être équipée comme Aiko, elle était une mutante, un de ces cultistes ayant reçu les bénédictions physiques des Anciens.
Aiko exécuta ce qu’on lui demandait. Il n’était pas impossible qu’elle trouverait la mort, mais chaque seconde pouvait importer : les renforts débarqueraient tôt ou tard, elle avait tout fait pour que cela advienne.
Elle détacha lentement ses grenades et continua de parler :
— Si vous faites allusion aux Anciens, croyez-moi ils sont loin d’être bienveillants.
— Qu’est-ce que t’en sais, sale pute ?!
La mère de Sayaka perdait le contrôle, son pic de colère soudaine indiquait qu’elle-même ne croyait pas entièrement à ses propres paroles, qu’elle n’avait pas une foi absolue en la reconnaissance des Anciens.
— J’ai été une mahou senjo, j’en ai combattu et vu plus que vous n’en verrez jamais. Vous cherchez à faire venir une Horreur Chasseresse, n’est-ce pas ? Mis à part tuer tout ce qu’elle trouvera sur son chemin, elle ne fera rien d’autre.
— Ta gueule ou je l’égorge comme une truie !!
Aiko se tut et leva les mains. Elle laissa tomber les deux grenades qui lui restaient.
— Ils… Ils vont m’aider ! Ils le doivent ! JE vais l’invoquer ! Il me devra la reconnaissance !
Aiko continua de rester silencieuse. À ce stade, tout ce qu’elle pourrait dire serait mal pris par cette folle.
Pourtant, au-delà de ses propres convictions personnelles, elle ne mentait pas : les Horreurs Chasseresses étaient invoquées dans le seul but de répandre la mort. Un puissant sorcier pouvait lui désigner des cibles spécifiques mais, en général, leur soif de sang était telle qu’ils attaquaient tout ce qu’elles voyaient.
Malgré leur apparence bestiale, les Horreurs étaient douées de parole et d’une certaine sagacité, simplement leurs pulsions étaient plus fortes encore que leur raison.
— Je… Je voulais un garçon ! J’ai eu ces deux filles inutiles à la place ! Mon pauvre époux… Il avait confiance en moi pour reprendre l’entreprise, mais je l’ai trahi…
À présent, elle était devenue pathétique. Ses changements d’humeur étaient très rapides, bien trop pour une personne saine d’esprit. Aiko se rendit compte que minuit n’allait plus tarder. Si la mère de Sayaka se rendrait compte d’avoir raté le coche, elle n’hésiterait pas à égorger l’enfant.
Il fallait trouver une solution rapidement et c’est le hasard qui donna un coup de pouce à la justicière retraitée.
— Lève bien les mains, salope ! Et fais donc glisser tes pistolets par ici ! Et surtout ! Surtout ! Pas d’entourloupe, OK ?
Aiko obéit docilement, elle n’avait pas vraiment le choix.
D’un mouvement du pied, Aiko fit d’abord glisser le HK MP5K, ce n’était pas à proprement parler un pistolet, mais il valait mieux ne pas corriger son interlocutrice. Cette arme-là était vide, avec un peu de chance ce serait celle que la folle pointerait sur elle.
Puis, elle poussa Tom du pied. Et c’est, malheureusement, vers lui que la cultiste porta son attention.
Au moment où elle se baissa pour le ramasser, Aiko savait que sa vie allait s’arrêter. À cette distance, impossible de rater la cible, même pour une débutante.
Elle repensa à toutes celles qui étaient mortes avant elle : s’il existait un au-delà, peut-être les reverrait-elle. Aiko avait bien combattu, elle avait fait de son mieux pour sauver les otages, mais elle n’avait plus de pouvoirs : elle n’était plus qu’une faible humaine.
En soi, le rituel était gâché. Sans les officiants, il y avait de fortes chances qu’il échouerait même si la dernière survivante l’achèverait. De toute manière, il restait si peu de temps qu’elle ne pouvait plus le réussir.
— Je… Elles vont mourir si je tombe… Que puis-je… ? C’est vraiment triste, à cet âge-là.
Toutes ces pensées défilaient à un vitesse supérieure à la normale, comme si le temps s’était mis à s’écouler au ralenti ou son cerveau profitait d’une accélération surhumaine.
Les visages des morts s’évanouirent soudain et furent remplacer par ceux d’Elena, Sayu, Maya et Takiko. Elles étaient le présent, elles étaient celles qui sauvaient des vies et affrontaient les monstres.
Elles étaient celles qu’aimait Aiko et qui lui avaient permis de se remettre sur pied à une période où elle sombrait.
Si elle devait mourir, ce serait en leur faisant honneur.
Sans réfléchir, elle se rua sur la cultiste en tirant le couteau accroché à sa cuisse, la seule arme qu’on ne lui avait pas prise.
— Aaaaaaaaaaaahhhhh !!
* BAMM *
Une détonation de plus résonna dans la cave, elle fut suivi par le son d’une corps s’effondrant.
— Ouf ! C’était moins une !
Un couteau de survie était planté dans la tempe de la femme, le pistolet entre ses mains fumait encore.
Aiko tomba à genoux en portant la main à son épaule gauche : la dernière balle l’avait atteinte à cet endroit.
— Héhé ! Tu avais raison, Risae : il faut toujours un couteau sur soi.
Malgré son rire, Aiko atteignait ses limites. Elle prit sur elle et retira le couteau de la tête de la femme, puis récupéra Tom. Elle vida le chargeur en s’assurant que tous les cultistes étaient bel et bien morts, puis détacha les filles paniquées.
— Je sais, c’est horrible. Mais venez, allons prendre l’air dehors.
La fumée n’était plus aussi épaisse, la destruction de la porte d’entrée et de celle de la cave y étaient pour quelque chose.
Utilisant ses dernières forces, elle accompagna les filles âgées de six à quatorze ans— Sayaka était la plus âgée— dehors, devant l’entrée.
Elles tombèrent toutes les sept assises dans la pente alors qu’elles entendirent l’animation battre son plein dans les maisons du voisinage.
Il était minuit, l’année 90 venait de débuter.
— C’est… vous que j’ai eu au téléphone ? demanda Sayaka avec deux petites filles collées contre elle, en pleurs.
— Oui.
— La secrétaire ?
— Faut croire.
— Je… C’était incroyable. Merci… Merci infiniment !!
Même si elle avait tenu bon pour aider Aiko à évacuer les otages de la cave, Sayaka fondit en larmes et sanglots à cet instant ; elle n’avait que quatorze ans, c’est ce qu’aurait pensé n’importe qui.
Aiko lui caressa la tête, puis dit :
— Je… j’ai un peu sommeil… je ferme les yeux un instant… Réveille-moi lorsque les autorités arri…
Elle ne finit pas sa phrase, ses yeux se fermèrent et elle s’écroula sur la pauvre Sayaka en larmes.
L’opération était une réussite et, même si elle ne le savait pas à cet instant, son courage et sa bravoure ferait forte impression auprès des six orphelines. L’une d’entre elles deviendrait même une mahou senjo puissante dans un futur, tandis que les autres n’oublierait jamais qu’une femme peut être forte, même sans pouvoirs magiques.