Les blessures d’Aiko étaient moins légères que ce qu’elle avait pensé ; l’adrénaline avait beaucoup amorti leur impact. En tant qu’ex-mahou senjo, son corps était habitué à produire des quantités plus importantes que la normale. Il apparaissait que même si elle avait perdu ses pouvoirs, elle avait gardé cette disposition.
Plus encore que la blessure dans le dos, qui aurait pu atteindre sa colonne sans la protection du gilet pare-balle et de la table, c’était les blessures aux jambes qui étaient profondes.
Les clous de terre qu’avait créés le sortilège étaient aussi perçantes que des munitions de pistolet. Pendant le combat, elle n’avait pas retiré le projectile enfoncé dans sa cuisse, c’était ce qui l’avait sauvée. L’artère fémorale avait été touchée, elle avait perdu énormément de sang.
Les docteurs qui l’avaient vue passer sur le brancard avaient même pensé un instant qu’elle mourrait, il avait fallu lui transfuser d’urgence du sang. Jouant de son statut d’agence, Elena avait fait admettre Aiko dans un hôpital militaire pour mahou senjo, même si elle ne l’était plus.
Les techniques médicales en 2090 permettaient de créer du sang de synthèse avec un taux de rejet presque nul, la pénurie de donneur d’une époque avait disparue.
Aiko reprit conscience dans l’après-midi, le jour-même de son hospitalisation, mais n’eut droit aux visites que le lendemain.
— Ne faites pas cette tête, dit-elle. Je vais bien.
— Tu parles ! Tu veux que j’essaye de te toucher les cuisses ? Ou de retirer ce tuyau ? rétorqua Elena, en colère.
— Tu es devenue entreprenante, Elena-san. Mais je ne suis pas une fille facile, tu sais ?
Elena rougit et s’énerva encore plus.
— Je ne parlais pas de ça, idiote !!
Takiko et Maya avaient les larmes aux yeux, mais se mirent à rire. Sayu paraissait la plus calme d’entre les quatre.
— C’est bon, Elena, fais pas ta boss tyrannique. Elle s’en est sortie.
— Je t’ai pas sonnée, Sayu-kun ! Puis, d’abord, c’était quoi cette idée de merde d’y aller toute seule ?
Aiko savait que derrière les réprimandes, Elena était simplement inquiète. Les infirmières, qui passèrent dans le couloir, auraient pu intervenir pour lui intimer le silence et le calme, mais elles étaient habituée à ce genre de patientes ; beaucoup de mahou senjo étaient bruyantes.
— Je vous ai prévenues, mais vous étiez en mission. Je n’allais pas laisser les filles mourir, si ?
Elena allait lui opposer un argument, mais finit par se taire. Lorsqu’on mettait dans la balance les vies de six jeunes filles, il devenait difficile même pour elle de reprocher quoi que ce fût à Aiko.
— Puis, c’était quoi cet arsenal ? Tu les as pris où toutes ces armes ?
Aiko détourna la tête et se mit à siffloter en guise de réponse. Elle savait qu’elle n’avait pas le droit de les posséder et ne voulait pas admettre qu’elle avait travaillé dans le trafic d’armes à une époque. Sans elles, elle n’aurait cependant rien pu faire. Combien de fois remercierait-elle Risae d’avoir insister pour les lui laisser ?
— Tu… Sale petite pe… Bref ! Tu as de la chance que je t’ai couverte ! La police serait déjà venue t’interroger si je n’avais pas été là, tu sais ? Sois reconnaissante, même si tu le mérites pas !! Mpffff !
Aiko ne put s’empêcher de sourire en coin : c’était évident qu’elle cherchait simplement des reproches à lui faire pour dissimuler son inquiétude.
— Merci beaucoup, Elena-san, ma chef d’agence préférée. Je baisserais bien la tête, mais ils m’ont harnachée comme un cheval.
Aiko devait éviter certains mouvements brusques. Elle ne resterait sûrement pas longtemps à l’hôpital, cependant.
— J’avoue qu’elle a assuré, dit Sayu. Dès que nous sommes arrivées, Elena a appelé l’ambulance, la police et elle a caché ton sac à dos.
— J’étais morte d’inquiétude ! Ouinnnn !!
Takiko n’était pas aussi douée pour intérioriser ses émotions, elle vint pleurer en collant sa tête sur la poitrine d’Aiko qui, malgré la surprise, lui caressa la tête.
— Pauvre enfant. Maman Aiko t’a fait peur… Mais je vais bien, rassure-toi. J’ai été très prudente.
Maya ne dit mot, mais vint lui prendre la main de l’autre côté.
— Prudente ? Parce qu’affronter huit cultistes à toi toute seule, c’est de la prudence ?
— Non, c’était nécessaire. Quelqu’un devait aller aider ces filles et tout le monde était occupé.
— Tu as surtout eu de la chance de t’en sortir. Je… Sérieux ! J’ai envie de t’en coller une à chaque fois que j’y repense. En plus, c’était quoi ce bazooka dans ton sac, bordel ?!
Elle ne l’avait pas utilisé, mais elle avait amené un lance-roquette dans son sac. Même parmi les mahou senjo qui avaient le droit au port d’arme, très peu avaient des armes de ce type. Évidemment, Aiko n’avait aucunement le droit de le disposer, pas plus que les autres ; Kibou était strict sur la question.
— Plus précisément c’est M72 LAW, expliqua Aiko. C’est un lance-roquette anti-char de 3,6 kilos lorsqu’il est chargé. C’est un des rares à pouvoir être transporté dans un sac, les autres sont trop longs et lourds. C’est un vieux modèle, mais il peut quand même tirer des charges creuses.
Les yeux d’Elena s’écarquillèrent, tandis que Sayu éclata de rire.
— Toi, t’es quelque chose ! Haha haha !
C’était rare de la voir rire ainsi, elle qui était généralement si composée.
— Je t’ai pas demandé le modèle, bougre d’imbécile !!
Aiko tira la langue et rougit légèrement.
— Tu te rends compte du bordel que ça aurait été pour toi si… si… Bon, j’arrête, je ne vois aucune trace de remords sur ce visage. Je m’en vais !
— Non, attends, Elena-san ! Je… Je te dirais bien que je regrette, mais ce n’est pas le cas. Je suis contente d’avoir pu sauver ces filles, vraiment. Et je suis contente de m’être réveillée pour vous revoir. J’ai conscience d’avoir fait quelque chose de mal et de surprenant, mais je n’avais vraiment pas le choix.
Elena se rapprocha jusqu’à être à quelques centimètres d’elle à peine, les mains sur les hanches, elle la scruta longuement.
— Tu ne recommenceras pas ?
— Je… je ne peux pas te le promettre.
— Tu feras attention ?
— J’ai fait attention ! J’ai même pris un gilet pare-balle, je te signale !
— Tu vas me dire d’où viennent ces armes ?
— Euh… Tu comptes m’embrasser ou quoi ? Ton visage me touche presque…
— Idiote ! Je cherche seulement à lire en toi, vu que tu parles comme si tout ça te passait au-dessus de la tête.
— Hahaha ! Désolée d’être bizarre… Mais si tu m’embrasses, je veux bien te parler de mes armes.
— Va mourir !!
Elena s’éloigna furieuse.
— Faudrait savoir ce que tu veux ! Je te jure…, poursuivit Aiko, amusée.
— Ce que je veux ? Je veux que tu réalises que ta vie a de la valeur ! J’ai l’impression depuis tout à l’heure que tu ne vois qu’une mission et des vies à sauver. Tu fais partie de celles à sauver aussi, je te signale !
Elena ne la regardait plus, elle était tournée vers la porte de la chambre comme si elle avait réellement l’intention de partir.
Takiko et Maya la scrutèrent, puis fixèrent Aiko en acquiesçant.
— Je partage ce que vient de dire Elena-chan. Je… je ne veux plus te revoir couverte de sang… et à l’hopital… Sniff sniff !
— Euh… Pareil… je… je tiens à toi… Aiko-san…
— Oh ! Vous êtes adorables !
Aiko jeta une œillade à Sayu qui se gratta la joue.
— Bien sûr que je ne veux pas que tu meurs, mais… Comment dire, nyan ? Je comprends aussi ce que tu as fait et pourquoi tu l’as fait. J’aurais été triste si tu étais morte, mais… mais je respecte ton choix. Tu as un sacré courage et tu as une vraie dure à cuire : j’ai vu le carnage. Bref, je… je… je pense que… j’aimerais être comme toi quand j’aurais plus mes pouvoirs, nyan !
Cette fois, c’était Sayu qui était embarrassée, comme le confirmait ses petits « nyan ».
— Merci ! Je t’avouerais que j’ai failli me faire dessus à plusieurs moments. Héhé !
— On s’en fiche de connaître l’état de ta vessie, idiote !
Aiko baissa le regard et fixa un instant les draps blancs de l’hôpital. Elle aurait pu se sentir triste, souffrante, mais non, elle était simplement heureuse.
Heureuse de ne plus être seule.
Heureuse d’avoir des personnes qui lui criaient dessus.
Heureuse d’avoir des personnes pour la câliner.
Heureuse d’avoir des personnes pour l’admirer.
En résumé, elle était heureuse d’exister. Pour elle qui avait été jetée aux ordures à la fin de son service, qui avait vécu la mort de plusieurs êtres chers et qui avait connu la dépression et frôler le suicide, tout cet amour était si chaleureux, si doux, qu’elle pensait ne pas le mériter.
Des larmes de joie s’écoulèrent le long de ses joues : elle avait trouvé sa place, l’endroit à qui elle appartenait. Elle ignorait pendant combien de temps cette situation durerait, mais elle comptait s’accrocher à cette agence jusqu’au bout.
Si les filles décideraient un jour de se séparer, Aiko pourrait rejoindre une autre agence et faire profiter à d’autres de son savoir de vétérane.
Sa vie n’était pas finie. Le monde était effrayant, mais elle avait démontré avoir encore la capacité de l’affronter. Elle pouvait encore sauver des innocents et être utile.
— On dirait que les dieux ne me veulent pas encore, vous allez devoir me supporter encore un peu. Je… je ne vous promet pas de ne pas refaire la même chose à l’avenir, mais… sachez que votre amour me touche vraiment. Je veux rester avec vous, jusqu’à la fin ! Ouinnn !
Finalement, Aiko aussi se mit à sangloter. Takiko et Maya, qui étaient plus fragiles, l’accompagnèrent en pleurant en chœur.
Sayu eut quelques larmes aux coins des yeux, mais parvint à les retenir.
Quant à Elena…
— Tsss ! Bande de pleurnicheuses. Je vais chercher des boissons. Séchez-moi ces larmes d’ici à mon retour ! Tssss !
Elle quitta la chambre d’hôpital et ses pas s’éloignèrent dans le couloir.
— Elle va sûrement pleurer dans son coin, expliqua Sayu. Elena est une fille sensible.
— Je sais !! Ouinnn ! Je vous aime tellement !!!
Quelques jours plus tard, Aiko sortit de l’hôpital. Les filles l’obligèrent à rester à l’agence jusqu’à son rétablissement complet. Elena l’aida à remplir une déposition à la police quant à cette affaire, elles mentirent en déclarant qu’Aiko avait emprunté les armes de l’agence.
D’ailleurs, Aiko put les récupérer, même si Elena les confisqua et les garda, effectivement, enfermée dans un meuble à l’agence à partir de ce jour-là. Elle était loin de se douter de tout l’arsenal qui se trouvait encore dans l’armoire d’Aiko, caché derrière ses vêtements.
***
Maya et Takiko se tenaient la main en faisant face à cet escalier. Il ne montait que d’une dizaine de marches seulement et ses ténèbres inquiétantes étaient dissipées par un fin trait de lumière qui s’échappait sous la rainure de la porte.
— Il faut vraiment… y retourner… ? demanda Maya, d’une petite voix.
Elle tremblait, ses jambes étaient comme clouées au sol.
Takiko afficha un sourire forcé, des gouttes de sueurs coulaient sur son visage.
— Je crois que nous n’avons pas le choix…
Maya contint des larmes : la situation était trop pour elle. Elle le savait : si elles affrontaient à nouveau cet adversaire, elle ne triompherait pas.
C’était l’échec et le déshonneur qui les attendait au-delà de cette porte.
Derrière elles, un cul-de-sac avec quelques faibles lueurs rouges. De légers bruits paraissaient se déplacer dans les murs, en se rapprochant.
— Nous… devrions nous transformer… C’est le plus sûr.
— Tu n’y penses pas ? Nous ne pouvons pas nous le permettre.
— Il… ne reste que la fuite. Je… je ne voulais pas en arriver là… J’ai pris sur moi…
— Je sais. Tu as subi des blessures. Le champ de bataille est tout ce qui nous attend. Résigne-toi.
— Non, il faut fuir ! Le… le vainqueur est le dernier à tenir debout lorsque la poudre retombe.
C’était des propos sensés, du moins dans une bataille conventionnelle, mais…
— J’aimerais que tu aies raison… Héhé !
Takiko se mit à rire nerveusement, puis engagea son pied sur la première marche en entraînant Maya.
Ensemble, elles faisaient face à un sort cruel et horrible. Mais, au fond, c’était de leur faute : elles avaient accepté d’engager cette bataille… ou presque.
À mesure qu’elles grimpaient vers leur destin funeste, elles entendaient des voix : celles des victimes tombées sur le champ d’honneur et qui hantaient ces lieux, encore et encore. Les fantômes cherchaient le repos. Les acharnés travailleurs de l’au-delà.
Le couloir était en réalité une allée. Ses parois en lamelles de bois était parsemé de portes coulissantes aux carreaux en papier, le genre d’ouverture que l’on pouvait trouver dans les vieux édifices hantés de l’ancien Japon.
Des lanternes oranges éclairaient l’allée qui, à la manière d’un serpent, sinuait entre les portes. Derrière chacune d’elles, les ombres des damnés dansaient comme des hystériques, se tordaient en proie des émotions puissantes et confuses.
Parfois, des rires inquiétantes entrecoupaient les voix outre-tombales. Mis à part la démence, Maya et Takiko ne percevaient rien d’autre en eux.
Lentement, telles des condamnées à la potence, elles avancèrent dans le couloir. Chaque pas était lourd, le bruit de leurs propres chaussures frappait leurs tympans comme un gong les accompagnant à la mort.
Elles finirent par se coller l’une à l’autre, enchevêtrant leurs bras l’un dans l’autre. Les tremblements de Maya s’instillèrent dans le corps de Takiko qui n’eut d’autre choix que de résonner au même rythme.
— Tout… se passera bien…, essaya-t-elle de persuader son amie.
— C’est… impossible que ça se finisse bien… je ne te crois pas…
Maya ne parlait pas beaucoup, ce qui lui laissait beaucoup de temps pour analyser les situations. Son intelligence était de surcroît plus fine que la normale : sa conclusion était donc sans appel.
Soudain, une des portes s’ouvrit et un spectre en kimono pénétra dans le couloir. Les deux filles poussèrent un cri de surprise alors qu’elles finirent de coller leurs visages l’un contre l’autre.
C’était une femme d’une étonnante beauté, affichant un sourire et une démarche affable. Elle passa à côté des deux mahou senjo en leur demandant :
— Tout va bien, mesdemoiselles ?
Elles hochèrent immédiatement la tête, ne cessant pourtant de trembler.
Le sourire du revenant atteignit ses oreilles au point de le rendre singulièrement sinistre. Ses pas mesurés se remirent en mouvement, elle passa à côté d’elles sans prendre le temps de faucher leurs âmes, probablement avait-elle une autre tâche urgente qui l’attendait ; elle était l’une des gardiennes des âmes-en-peine qui étaient enfermés dans cette prison infernale.
Reprenant à leur tour leur marche, elles craignaient que d’autres fantômes moins cléments ne sortissent de ces cellules illuminées.
Finalement, elles atteignirent leur propre lieu de détention, l’endroit où elles allaient trouver mort et déshonneur.
— Maya-chan ? Takiko-chan ? Vous êtes enfin de retour ?
La voix d’un démon attendant son repas les interloqua avant même qu’elles ne missent la main sur l’encoche métallique permettant de faire coulisser la porte.
Elles étaient attendues.
Elles ne pouvaient plus fuir. Elle ne l’avait jamais pu.
Elles se jetèrent un dernier coup d’œil et firent appel à la dernière once de courage en elles ; elles mirent la main en même temps sur la porte et l’ouvrirent finalement.
Les larmes s’écoulèrent de leurs yeux alors qu’elles retournèrent en enfer…
***
Quelques heures auparavant…
Aiko était à présent parfaitement guérie et avait invité les filles à fêter sa convalescence. Normalement, c’était ces dernières qui auraient dû le faire, mais elle les avait pris de court.
— Dans ce cas, c’est l’agence qui paie la soirée, avait déclaré Elena.
Assises autour d’une table basse encombrée, dans une salle privative à la décoration typée ère Edo, les membres de l’agence mangeaient et buvaient à loisir ; c’était un véritable banquet.
— À la santé d’Ai-mama ! dit Takiko, avec son enthousiasme habituel.
— Pourvu qu’elle ne recommence pas ! ne manqua pas d’ajouter Elena.
— Santé…, déclara timidement Maya.
— Pour notre héroïne insoupçonnée, finit Sayu.
Elles tendirent les bocks remplis de bière et trinquèrent. Seule Takiko avait rempli son verre de jus de fruit, insistant sur le fait qu’elle n’avait pas l’âge. Même Maya avait été contrainte de boire alors qu’elle n’en buvait jamais.
La fête n’en était qu’à ses prémisses, la bière était un bon choix pour la débuter. Les regards se tournèrent vers l’invitée d’honneur, celle pour qui on s’était réunies ce soir-là : ses yeux étaient humides et pourtant elle n’avait encore bu.
— Je… Je vous adore les filles. À la vôtre ! À l’agence K.T. !!
Les verres tintèrent une nouvelle fois alors qu’ils s’entrechoquèrent. Aiko et Elena finirent le leur d’un trait.
— Ça fait du bien ! s’écria Aiko. Vous m’avez empêchée de boire pendant toute ma convalescence, espèce de vilaines filles !
— Il n’aurait plus manqué que tu picoles avec tes blessures, tiens ! dit Elena, sur un ton agressif.
— Mais euh ! C’était rien de grave, je vous l’assure.
— En attendant tu as failli mourir quand même, bougre d’idiote !
Elena donna une petite tape sur le front d’Aiko qui se laissa tomber à la renverse. Couchée sur le dos, elle se mit à rire en se tenant le ventre.
— Tu es si violente, Elena-san ! Hahahaha !
— Y a rien de drôle !
Se redressant, elle dévoila un visage des plus ravis, un large sourire s’y affichait. Elle prit le pichet de bière et proposa de resservir Elena.
— Au moins tu respectes un peu les convenances des nomikai. Mpfff !
— C’en est pas vraiment un, c’est plutôt une fête de rétablissement : ce n’est pas une soirée d’entreprise.
Aiko prit le verre et le remplit, comme il était de coutume pour l’employé avec le moins d’expérience de le faire pour son patron.
— Ouais, prends pas des airs de dictatrice, Elena, dit Sayu en trempant ses lèvres dans son verre.
Takiko et Maya affichaient des expressions angoissées et fixaient le bock d’Aiko qui se remplissait à nouveau.
— Tsss ! Vous êtes vraiment des subalternes bavardes. Enfin bref…
Après avoir trinqué à nouveau, cette fois, elles burent plus lentement et s’attaquèrent à la nourriture sur la table.
Pendant un moment, la discussion s’orienta sur leur goût et qualité. Puis, soudain, Sayu finit par demander à Aiko :
— Au fait, tu n’as pas eu les chocottes ?
— Hein ? Quand ?
— Pendant l’intervention, idiote ! précisa Elena. Tu veux qu’elle parle de quoi ?
— Je me disais… Mmm… Bien sûr que j’ai eu peur, répondit Aiko. Je pense que n’importe qui aurait eu peur dans ma situation : je n’ai plus de pouvoirs, je savais que j’affrontais des sorciers et j’ignorais leur puissance.
Elena, qui jouait avec le pic d’un yakitori reprit la parole :
— Tu as eu de la chance qu’il n’y avait pas de vétéran parmi eux. S’il y avait eu un sorcier vraiment puissant, on aurait pas pu t’avoir parmi nous ce soir.
Aiko acquiesça, elle savait que les propos d’Elena étaient justes. Ses adversaires n’avaient pas été de parfaits débutant, mais s’il y avait eu un sorcier expérimenté ou un mutant orienté combat, l’issue aurait été différente.
— Il y a toujours une part de chance dans n’importe quelle opération. Cela dit, j’avais plus ou moins estimé qu’il n’y en aurait pas.
— Comment ?
— En général, les sorciers expérimentés sont capables de persuader leurs victimes du bien-fondé de leur cause, elles n’appellent même pas à l’aide. Sayaka-chan découvrait à peine la véritable nature de ses parents…
— J’ai eu des affaires du genre : quelle horreur ! dit Elena en posant son pic à brochette, tout en grimaçant.
Elle but une gorgée de bière en levant son verre ; Aiko la suivit. Les autres n’avaient pas encore fini leur premier que les deux en étaient à leur énième.
— Ouais, je te le fais pas dire ! J’avais des doutes quant aux sorciers qui étaient venus se joindre aux parents de Sayaka, il était possible qu’ils venaient d’une cellule plus importante mais, en arrivant devant la maison et en constatant qu’il n’y avait pas de défense magique particulière, je me suis doutée que c’était à ma portée.
— Et si ça n’avait pas été le cas ?
Aiko leva le regard au plafond.
— Qui sait ?
Takiko, habituellement bavarde, était étonnamment calme ce soir-là. À chaque fois qu’elle voyait Aiko remplir son verre, elle avait envie de prendre ses jambes à son cou ; le souvenir de ce qui s’était passé à la plage était encore vif.
— En tout cas, je te tire mon chapeau : tu as vraiment agi comme une héroïne, dit Sayu.
— Héhé ! Merci !
— Tu veux toujours pas nous dire où tu as appris à te servir d’armes à feu comme ça ?
Aiko leva à nouveau le regard au plafond en laissant un « euh… » sortir de sa bouche…
— Ça n’a pas d’importance, honnêtement. C’est quelque chose dont je ne veux pas encore parler.
— C’est gênant ?
— Non, c’est juste que ça me fait rire de voir Elena-san pester contre moi. Hahaha !
L’alcool commençait-il à faire effet ? se demandèrent les autres filles. Ce genre de taquineries étaient-elles le produit de l’éthanol ?
En réalité, c’était simplement le caractère normal d’Aiko lorsqu’elle se sentait proche de quelqu’un. Elle avait toujours été ainsi.
— Idiote ! Pour la peine, je ne te le demanderai plus jamais ! Je m’en fiche si tu as un fusil à pompe dans ton sac à main.
Elena croisa les bras et détourna le regard, mais…
— Non, j’ai juste amené Sam. Tu veux le voir ?
…elle finit rapidement par afficher une expression de surprise et fixer Aiko.
— Tu… Tu vas pas me dire que tu as amené un flingue avec toi ?
— Bah, oui, j’en ai toujours un.
Aiko ouvrit son sac à main et tira un pistolet semi-automatique.
— C’est un Glock 19. Il tira du 9 mm Parabellum. Il pèse 595 grammes non chargé et 850 chargé. Il…
— C’est bon, je t’ai pas demandé son CV !! Tu fiches quoi avec ce machin ?
Aiko leva les épaules :
— C’est évident, non ? C’est pour me défendre. Contrairement à vous, je n’ai plus de pouvoirs. Sam et Tom me protègent. D’ailleurs, j’aimerais bien au moins récupérer Tom, les autres armes tu peux les garder à l’agence où elles peuvent toujours servir.
Elena prit son visage dans sa main et soupira. Elle avait envie de pleurer…
— Pourquoi tu donnes des noms à tes armes ? Et pourquoi des noms américains ? demanda Sayu.
— Euh… Je sais pas, c’est venu tout seul. Tom est un Beretta et Sam un Glock, ce ne sont pas des produits kibanais.
— Beretta est un producteur italien et Glock est autrichien. Mais depuis l’Invasion… certaines armes sont produites sous licence chez nous, expliqua Maya, quand bien même on ne lui avait rien demandé.
— Oh ? Tu t’y connais ?
Maya baissa le regard timidement.
— Un peu…
— Je ne savais pas. Enfin bon, c’est pas grave. Après, certaines de mes armes ont des noms russes aussi, comme Annushka…
— Tu en as combien au juste ?!
Aiko détourna le regard en se mettant à siffloter pour esquiver la question. Annushka était un RPG qu’elle avait gardé, une des nombreuses armes de guerre qu’elle n’aurait pas du conserver à domicile.
— Un jour ! Tu verras !!
Takiko, ignorant les menaces d’Elena envers Aiko, fit face à cette dernière avec une expression sérieuse et confuse. Elle ne lui ressemblait pas.
— Tu… C’est tellement difficile de perdre ses pouvoirs ?
— Je ne sais pas pour les autres mais, en tout cas, oui, je l’ai très mal vécu. À une époque, je n’osais plus sortir de chez moi.
Le regard d’Aiko s’attrista en repensant à cette période sombre de sa vie.
— Connaître les dangers qui nous guettent au quotidien et ne pas pouvoir s’en défendre est très difficile.
— C’est pareil pour tous les civils, je présume, fit remarquer Elena.
— On pourrait le penser, mais je pense que c’est différent. Eux, ils savent, tout simplement. On leur a dit qu’il y avait des cultistes qui faisaient des choses ignobles mais, nous, nous les avons vu faire, nous avons vu des monstres sortir des ténèbres des ruelles et déchiqueter des gens, parfois même nos amies. À chaque fois que je rentre chez moi, le soir, je suis bien contente d’avoir un pistolet dans mon sac à main.
— Contre un Ancien, il ne servira à rien.
— Je sais. Mais il fera du bruit, cela alertera les voisins. Au mieux, je serais peut-être la seule à mourir. Puis, en ville, la plus grande menace sont les cultistes et j’ai prouvé qu’ils ne sont pas immunisés aux balles de 9mm.
C’était difficile de lui donner tort sur ce dernier point.
— Je sais que c’est moi qui ait un problème, mais j’aimerais que vous me compreniez. Un jour, vous perdrez vos pouvoirs, j’espère que vous ne deviendrez pas comme moi. Mais, si cela venait à arriver, n’hésitez pas à me demander de l’aide. Je vous apprendrai tout ce que je sais !
Sayu leva le pouce, tandis que les trois autres restèrent silencieuses à considérer à ce qui venait d’être dit.
Se rendant compte que l’ambiance était devenue très sombre, Aiko leva son verre.
— Trinquons à la santé des otages que j’ai libéré ! Les pauvres sont devenues orphelines, mais je leur espère une bonne vie !
Elena, qui ne savait sûrement plus quoi dire, leva son verre et l’entrechoqua avec celui d’Aiko. Les autres firent de même avec leurs verres à moitié remplis.
Vidant toutes les deux, une nouvelle fois, leur bock d’un trait, Aiko se rendit compte que le pichet était vide.
— Je vais en commander un autre. Vous voulez autre chose ?
— Tu… tu ne devrais pas trop boire…, dit Maya.
— Oui, tu viens à peine de te remettre de tes blessures, ajouta Takiko.
— Justement ! C’est le moment de fêter ma résurrection ! Hahaha !
— Idiote ! Tssss ! Commande un shot de vodka pour moi. Vous m’accompagnez ?
— Volontiers !
Aiko s’empressa d’appuyer le bouton pour appeler la serveuse tandis que Maya et Takiko en profitèrent pour aller aux toilettes qui se trouvaient au fond de cette allée remplie de pièces privatives. Il fallait descendre quelques marches pour se rendre dans le cul-de-sac où, de chaque côté, étaient situés les toilettes.
Cet izakaya était grand, il occupait un étage entier d’une gratte-ciel et était composé d’un ensemble de trois allées remplies de pièces traditionnelles, dans le style Edo. On aurait pu penser à des rues avec leurs lanternes et décorations.
Une fois dans les toilettes…
— Que fait-on ? Même Elena-chan s’est mise à boire ! On court droit vers notre perte !
— Je… je ne sais pas. C’est pour ça que je ne voulais pas venir.
Les deux filles se mirent à paniquer…
***
Les heures s’étaient écoulés, de même que les breuvages alcoolisés.
Les yeux d’Aiko et d’Elena étaient pétillants et leurs propos incohérents et absurdes. Sayu gardait son calme habituel et c’était normal : elle n’avait presque rien bu. Elle avait trinqué toute la soirée avec des verres à moitié remplis qu’elle vidait très lentement. Elle préférait rester limpide, puisqu’elle savait ce qui allait arriver.
Maya et Takiko étaient toutes les deux assisses dans un coin et craignaient le pire. Chaque verre était un pas de plus vers le moment fatidique.
— Allez ! Faut que tu me dises d’où qu’ils viennent tes… guns…, dit Elena avec une voix engourdie.
— Nan ! C’est… un secret ! Hahaha ! répondit Aiko avec le même genre de voix.
Elena s’approcha d’Aiko et lui passa le bras autour de l’épaule.
— Allez, tu peux me le chuchoter à l’oreille…
— Dans ce cas…
Mais, au lieu de lui parler à l’oreille, Aiko fit entrer le bout de sa langue dans celle d’Elena qui se hâta de s’écarter. Aiko se mit à rire à gorge déployée.
— Idiote ! Tu… Franchement, tu veux quoi pour me le dire ? Ça me rend folle de pas savoir…
— Héhé ! Je te le dirais si tu me fais un bisou… sur la bouche.
— Tssss ! Tu vas foutre ta langue, j’en suis sûre.
Aiko ne répondit pas, mais sourit de manière malicieuse.
— T’oseras pas en plus…, la provoqua Aiko. Tu es… tu n’es pas comme ça…
— Comment ça je suis pas comme ça ? Tu penses que j’en serais pas capable ?
Même ivre, Elena réagit immédiatement au défi.
— Tu l’es ?
— Bien sûr ! Y a rien que je… que je peux pas faire ! Tu as devant toi, Elena Pirozhkova, la chef de l’agence !
— Même pas cap’ ! Hahahahaha !
Aiko riait pour un rien, tandis qu’Elena avait des yeux mi-clos sous l’effet de l’ivresse. Finalement, cette dernière fit la moue et saisit la tête d’Aiko entre ses mains.
— Tu l’auras voulu !
Elle colla ses lèvres à celles de cette dernière. Le baiser fut long, les autres filles le observèrent avec des expressions soit surprises, soit confuses, soit apeurées (soit désireuses, même si personne ne s’en rendait compte).
Lorsqu’elles se séparèrent, un filet de bave reliait encore leurs bouches.
— Tu… tu as foutu la langue. Tsss !
— Hahaha ! Tes lèvres sont si douces, Elena-san… Je… j’ai envie…
Sans lui demander, Aiko passa à l’attaque et colla à nouveau ses lèvres contre celles d’Elena qu’elle attira dans ses bras.
Au même moment, la porte s’ouvrit et la serveuse s’immobilisa un instant. Elle fit semblant de n’avoir rien vu et posa les commandes sur la table avant de repartir à la hâte.
Takiko et Maya étaient mortes de honte, tandis que Sayu remit son masque sur la bouche.
— Oh ! Cool ! Encore de l’alcool ! dit Aiko en levant les bras, comme si de rien n’était.
Elena se laissa tomber mollement au sol, comme si elle allait s’endormir.
Lorsque Aiko remplit son verre, Sayu s’approcha d’elle pour le lui prendre.
— Vous devriez arrêter toutes les deux, vous buvez trop.
Aiko se laissa tomber sur elle et posa son menton sur son épaule.
— Ils sont tellement… mous… et gros…
Collée à elle, ses mains se mirent à se glisser sur les courbes de Sayu et, plus précisément, sur sa poitrine. Cette dernière ne dit rien, resta calme et posa le verre sur la table.
— Tu devrais arrêter.
— Nan, j’ai pas envie. Je veux toucher plus… Eh hop !
Aiko fit entrer sa main à l’intérieur des vêtements de Sayu, sans aucune gêne.
— Hiiiiiiiiiii !!! Elle commence l’offensive ! Je… je vais vous laisser ! dit Takiko en se levant.
Elle attrapa rapidement sa veste, dehors il faisait froid à cette saison de l’année, et s’enfuit d’un pas rapide.
— Je… je vais y aller aussi, dit Maya qui tenta de faire de même.
Mais, alors qu’elle allait franchir la porte, une main lui attrapa le poignet.
— Maya-chaaaaannn… tu… tu vas nous laisser ? Je… je vais pleurer si tu nous quittes… Je… Ai-mama a besoin de votre affection…
— Ton affection dépasse les liens familiaux, persifla Sayu.
Mais Aiko ne l’écoutait plus, elle l’ignora et attira la pauvre Maya. Le regard éberlué de cette dernière fixa Takiko dans le couloir, c’était la première fois qu’Aiko tournait son attention vers elle.
Takiko, qui avait déjà goûté à l’affection particulièrement débordante d’Aiko, joignit les mains et s’excusa auprès de son amie avant de reprendre sa fuite.
Maya se retrouva sur les genoux d’Aiko plus rapidement qu’elle ne l’aurait pensé. Cette dernière l’enlaça chaleureusement.
— Je… Je vous aime toutes !! Je… je ne veux plus jamais vous quitter !
Maya se pétrifia tandis que Sayu referma la porte par pudeur…
***
Au matin…
Aiko se souvenait cette fois ce qu’il s’était passé. Peut-être parce que Sayu l’avait empêchée de continuer à boire, ou alors parce qu’elle était devenue consciente à la longue. Sa mémoire, même si incertaine et fragmentaire, était là.
Elle avait l’impression que son corps avait été possédé par un démon, quelqu’un qui la faisait agir différemment de la normale.
— C’est… c’est vraiment incroyable…
Elle avait un peu peur de la suite. Qu’adviendrait-il à présent qu’elle savait ?
Comment les filles de l’agence allaient se comporter à son égard en apprenant qu’elle était ce genre de fille ?
Au fond, elles s’en étaient rendu compte depuis longtemps, sûrement depuis leur première soirée ensemble. Ce n’était pas pour rien qu’elles l’empêchaient de boire à chaque fois.
— En fait, depuis tout ce temps… ce n’était jamais les autres qui m’avaient attirées dans leurs lits, pensa-t-elle, c’était moi ! Dès que je bois, je deviens une prédatrice à femmes !!
Cette fois encore, elle n’était pas seule dans son lit. Elle avait moins mal à la tête et ses pensées étaient plus construites ce matin-là.
— En plus… DEUX CETTE FOIS ?!!
À sa droite, Sayu. À sa gauche, Maya. Elles dormaient toutes les deux d’un paisible sommeil.
Le cœur d’Aiko se mit à battre la chamade, elle paniqua.
— Elles vont me rejeter, c’est sûr ! Je… Qu’est-ce que j’ai fait ?!
Elle rougit et se cacha le visage.
— J’espère que Sayu réagira aussi bien que la dernière fois… Kyaaaa ! Quelle honte ! Deux fois avec elle ! Et la pauvre Maya !!
Elle avait plus d’appréhensions à son égard. Elle était une fille timide et sensible, qui sait ce qu’elle ferait en se réveillant dans le même lit que ses collègues ?
Aiko se mit à remuer de gauche à droite.
— Je… je vais lui acheter une tonne de livres en guise d’excuses ! Je me jetterai à ses pieds !
Mais si cela ne suffisait pas, que ferait-elle ?
Il ne restait plus qu’à tout miser là-dessus, peut-être que Maya serait compréhensive envers sa collègue à l’alcool homosexuel. Il n’était plus question de se tromper soi-même, elle reconnut à cet instant son attirance pour la gente féminine.
— Maman, papa ! Je ne vous ai jamais connu, je ne sais même pas à quoi ressemblent vos visages, mais pardonnez-moi où que vous soyez. Je suis devenue une mauvaise fille qui couche avec ses collègues lorsqu’elle est ivre ! Et le pire, c’est que c’était même bien ! Je ne regrette qu’un peu !
Elle ferma les yeux et soupira avant de monter la couverture sur son nez.
— Rassurez-vous, au moins je ne laisserai pas un enfant dans chaque port !
Malgré tout ce qui venait de se passer, le quotidien d’Aiko ne changerait pas. Même Maya ne lui en tiendrait pas rigueur et leur quotidien reviendrait à la normale, si ce n’était une relation cachée avec Elena et Sayu qui profiterait des soirées alcoolisées pour se faire passer pour une victime.
D’une manière ou d’une autre, la mahou senjo retraité, Aiko Takamura, après avoir vécu de nombreuses expériences traumatisantes, trouvait enfin l’endroit auquel elle appartenait.
FIN