Magical Retirement – Prologue

Dans un café, dans la vaste rue qui menait au musée des sciences et au planétarium de Nagoya, deux filles étaient installées à une table.

À leur gauche, une vitrine décorée qui permettait d’observer la rue et le passage des salarymen chanceux en train de rentrer ; il n’était que le début de soirée, le crépuscule laissait place au mystérieux voile nocturne ; ceux qui rentraient à cette heure étaient assurément chanceux, bien d’autres poursuivraient leur travail.

À l’opposé de cette effervescence laborieuse, Aiko Takamura, une femme d’un peu plus de trente ans, sans emploi, faisait face à une interlocutrice étrangère.

Aiko avait des cheveux châtains noués en une longue tresse qu’elle faisait passer sur son épaule droite et qui retombait sur sa généreuse poitrine. Ses yeux verts dégageaient une gentillesse naturelle, certains auraient même parlé de mollesse en la scrutant. S’ajoutant à cette impression, son visage arrondi, paisible et souriant, n’était pas sans évoquer la texture moelleuse du mochi, quand bien même n’avait-elle pas de surpoids.

Elle paraissait être une personne fort amicale malgré son tailleur noir assez strict qui lui donnait l’allure d’une office lady ; elle était en entretien de travail.

— Je suis honorée de présenter ma candidature. Je m’appelle Takamura Aiko, j’ai trente-et-un an. Je suis du signe du cancer.

Elle tendit son curriculum vitae devant elle, ce document ô combien précieux pour les chercheurs d’emploi. Comme il était de coutume depuis bien avant l’Invasion, il se composait d’une double page où figurait sa photographie sur la première, dans le coin droit, et qui détaillait dans divers tableaux son parcours académiques puis ses expériences professionnels, finissant par ses motivations, ses points forts et ses loisirs. C’était un document standardisé qu’elle avait acheté dans un konbini.

L’interlocutrice d’Aiko leva un sourcil avant de repousser le document.

— Tu te moques de moi, Aiko-chan ? Si je t’ai donné rendez-vous ici, c’est pas pour te faire passer un de ces entretiens rigides des grosses entreprises.

À l’opposé du côté formel d’Aiko, son employeuse, Elena Pirozhkova portait des vêtements usuels, de tous les jours, peut-être un peu léger pour ce mois d’avril à la chaleur encore timide. En effet, elle était vêtue d’un hoodie à la fermeture éclair suffisamment ouverte pour deviner qu’elle n’avait rien d’autre en-dessous et d’un mini-short avec des chaussettes montantes.

Elena était d’origine russe, pays à présent appelé Ukrytiye, c’était sûrement la raison de sa résistance au froid.

Ses longs cheveux auburn étaient détachés, quelques mèches rebelles donnaient à cette chevelure du volume. Ses yeux étaient rouges, une couleur qui s’associait, certes, à la couleur de sa toison, mais qui était assurément d’origine surnaturelle.

Même si des personnes normales naissaient à présent avec des couleurs de cheveux et d’iris étranges, en général, c’était parmi les filles éveillées à la magie qu’on en trouvait le plus. En résumé, c’était une marque commune des mahou senjo, cette caste de guerrière ayant accès à des capacités surnaturelles qui leur permettaient de tenir tête aux horreurs du Mythe de Lovecraft qui envahissaient le monde. Ces monstres, les Anciens, étaient apparus vingt ans auparavant au cours d’une période qu’on désignait d’Invasion.

Même si les habitants menaient des vies plus ou moins normales, le pays était encore en guerre et il ne se passait pas de longues périodes sans que des civils ne tombassent dans les griffes des Anciens, mais aussi dans les mains emplies de folie de leurs adorateurs.

— Ah bon ? Tu ne voulais pas me faire passer un entretien normal ?

— Tsss ! Arrête de penser n’importe quoi ! Je suis chef d’une agence, pas d’une zaibatsu ! J’te jure…

Elena passa sa main dans ses cheveux en arborant une expression contrariée, tandis qu’Aiko, qui avait subitement laisser tomber ses formules de politesse, paraissait perplexe.

Les deux femmes se connaissaient déjà, même si cela faisait quelques années qu’elles ne s’étaient pas revues.

— C’est vrai que j’ai trouvé le lieu de l’entretien un peu relâché…

— Et c’est pour ça que tu es venue dans cet accoutrement ? Tu n’as pas changée toi : toujours à te faire tes petits films et vivre dans ton nuage.

Aiko sourit de manière délicate en cachant ses lèvres derrière sa main. C’est à cet instant qu’une serveuse approcha la table et prit la commande :

— Je paie. Prends ce que tu veux, déclara Elena.

— Ah bon ? C’est gentil ! dit Aiko en joignant les mains devant elle. Dans ce cas… un Martini ?

— Euh… c’est un café, mademoiselle, nous n’avons pas d’alcool.

Elena prit son visage dans sa main et soupira.

— Un ristretto et un cappuccino pour elle.

— Entendu.

— Et ajoutez deux donuts à la commande.

— Bien entendu.

La serveuse s’éloigna tandis qu’Aiko se mit à fixer Elena.

— Oh ! Tu t’es souvenue que je n’aimais pas le café trop amer ? Et que j’adore les donuts ?

— Tu aimais tout ce qui était sucré, de toute manière… À l’époque, il valait mieux ne pas laisser traîner de paquets de biscuits.

— Tu exagères, je ne suis pas une telle goinfre.

— Mpfff !

Elena souffla bruyamment par le nez en prenant un air incrédule. Aiko réagit en gonflant ses joues, lui donnant une certaine ressemblance avec un hamster.

— Bref ! Du coup, tu voudrais revenir parmi nous, dans l’agence K.T. ?

La serveuse revint au moment où Aiko allait répondre, la laissant la bouche ouverte. À la place, elle sourit amicalement et attendit qu’elle repartît pour donner suite à la discussion.

— En effet, j’aimerais revenir.

Elena porta sa tasse à ses lèvres et but une gorgée, puis elle s’adossa complètement dans sa chaise en observant fixement Aiko.

— Tu n’as plus de pouvoirs, je me trompe ? Pourquoi rejoindre une agence de mahou senjo ? Puis, à quoi tu pourrais nous servir au juste ?

Les mahou senjo se répartissaient en trois catégories : les officielles qui travaillaient directement pour l’armée, les mercenaires qui travaillaient en solitaire, sous contrat, et les agences privées. Ces dernières acceptaient des contrats aussi bien du gouvernement que des particuliers et assuraient généralement la sécurité publique des cités.

À Kibou, les mercenaires n’avaient que peu de crédit, aussi la plupart des filles qui quittaient les rangs de l’armée rejoignaient les agences.

— Non, je n’ai plus du tout de pouvoirs. C’en est même désespérant.

Elena grimaça alors qu’elle adopta un regard compatissant ; elle pensait sûrement au moment où elle perdrait les siens, autour des vingt-cinq ans.

— Du coup, pourquoi ? Nous risquons nos vies pour gagner de l’argent mais, toi, tu as ta retraite de l’armée, non ? Et en plus, elle est pleine, tu as servi jusqu’au dernier jour.

Le gouvernement donnait une pension de retraite à toutes les mahou senjo qui quittaient l’armée. Puisque elle seule était habilité à éveiller des jeunes filles pour en faire des guerrières surnaturelles, toutes avaient servi le pays pendant au moins une courte période de leur vie. La seule exception était les filles éveillées au marché noir qui étaient exploitées par la pègre.

Comme venait de l’expliquer Elena, Aiko avait fait partie de celles qui avaient fini leur service « proprement », comme on disait dans le jargon des mahou senjo. Parmi les officielles, la majeure partie mourraient sur le champ d’honneur et une autre part conséquente, représentant un bon quart, mettait fin prématurément à leur engagement.

Que ce fût par un départ volontaire ou un licenciement pour diverses raisons (y compris des fautes graves), les anciennes combattantes percevaient cette pension à hauteur des années de service. Puisque Aiko avait servi depuis son éveil jusqu’à ses vingt-ans ans, elle percevait la pension maximale.

En réalité, Aiko avait passé toute sa vie au milieu des soldats et soldates du pays. Transférée à l’âge de huit ans dans un orphelinat militaire de Nagoya, elle avait commencé son instruction bien avant son éveil officiel à quinze ans.

La pension était en principe suffisamment substantielle pour qu’elle n’eut pas besoin de travailler. Le gouvernement était bien conscient que la plupart des anciennes combattantes ne retrouveraient pas de travail et préférait donc endosser la responsabilité en leur attribuant une rente à vie.

— Pourquoi… ? En fait, je dirais que je m’ennuie.

— Hein ?

— Euh… Comment t’expliquer pour que tu ne penses pas que je fais juste un caprice ? Mmm… Je suppose que, comme la plupart des filles en service, tu penses qu’arrêter est le paradis ?

Tous ceux qui travaillaient, quel que fût l’emploi, le pensaient à un moment où un autre, surtout lorsqu’ils étaient confrontés aux difficultés de leur emploi.

— Le souci, c’est que je ne sais pas quoi faire. J’ai passé toute ma vie à tuer des monstres et écouter des ordres. J’ai eu beau essayé divers emplois, j’ai toujours l’impression que je ne sers à rien. Puis… les autres personnes me trouvent bizarre et j’ai du mal à les comprendre.

Elle afficha un sourire gêné. En effet, ses expériences de travail s’étaient toutes soldées par un échec.

— Si je comprends bien, c’est parce que nous sommes ta dernière chance que tu veux nous rejoindre ?

— Non, c’est pas ça…, nia Aiko en prenant une expression gênée. Je me suis mal expliquée. Je n’ai passé qu’une année à K.T. mais je l’ai trouvée très agréable. Et, en pensant à ce que je pourrais faire d’utile dans ma vie, je me suis dit que je pourrais sûrement vous servir de secrétaire ou de femme de ménage, voire les deux.

— Tu veux vraiment faire le ménage à l’agence ?

Une fois de plus, Elena était incrédule. Elle détestait s’occuper des tâches ménagères aussi, qu’une personne qui n’avait pas besoin de le faire se proposât spontanément, c’était le comble de l’absurde à ses yeux.

— Oui ! Je… j’ai envie de me sentir utile ! Dans l’agence, je pourrais aider des personnes gentilles et qui ont des expériences communes aux miennes. Peut-être même que je pourrais vous apprendre une ou deux ficelles du métier : je n’étais pas très forte, mais j’ai eu le temps d’en découvrir.

— Pas très forte ? Quand je t’ai rencontrée, tu étais une brute.

— Oh, arrête ! Tu vas me faire rougir !

Ses joues étaient déjà rouges, elle les cachait de ses mains tout en s’agitant comme si cela lui faisait plaisir. Bien sûr, Elena ne l’avait pas dit dans cette intention.

— Mouais…, grommela-t-elle. Tu étais quand même une rang A, à un moment donné.

— Juste un bref moment. C’est bien vite retombé.

Peu avant de quitter l’armée, ses pouvoirs avaient mûris et elle était passée de rang B à A. Malheureusement, quelques mois plus tard, la décrépitude des pouvoirs (phénomène qui fait perdre leurs pouvoirs aux mahou senjo autour de 25 ans) la frappa et elle repassa au rang B, puis à D et, finalement, ils disparurent pour ne plus revenir.

Cela faisait cinq ans à présent qu’elle était redevenue une femme ordinaire.

— Mmmm… Tu sais, j’ai rien contre toi. Si tu veux juste squatter à l’agence, tu n’as pas besoin de travailler pour ça. En plus, je ne suis pas sûre de pouvoir te dégager un vrai salaire…

— Ce n’est pas un problème ! Je peux travailler bénévolement.

— Ouais mais…

— Et je ne veux pas vous gêner, je veux vous être utile. Je veux travailler !

Elena se gratta la tête, toute cette histoire était étrange à ses yeux. Si elle avait une bonne pension retraite, elle en profiterait pour voyager dans le pays et s’amuser. Mais Aiko insistait pour travailler gratuitement. Confronté à des réticences, elle finirait sûrement par proposer de payer elle-même un salaire pour son embauche. Ce serait bien son genre, se disait Elena.

— Pourquoi tu ne proposes pas tes services à l’armée ? D’ailleurs, quelqu’un d’aussi compétente que toi, je suis étonnée qu’on ne t’ait pas proposé un poste d’officière.

— Je n’étais pas très populaire, les filles écoutaient rarement mes ordres. Je ne suis montée qu’au rang de sous-officière première classe.

— Ah ouais ?

— Et j’ai refusé les avances d’une officière, elle a sûrement glissé un mot pour m’empêcher de progresser.

— Ça arrive souvent ces histoires-là…

Elena grimaça tandis que Aiko hocha la tête sans paraître plus scandalisée que cela.

— Je suis hétéro et je ne voulais pas d’une promotion canapé. Mes parents, qui sont au ciel, m’auraient mal jugée, j’en suis sûre.

Elle joignit ses mains et leva le regard vers le plafond. La suspicion qu’on pouvait lire sur le visage d’Elena était équivoque : elle se demandait si Aiko avait tous ses esprits.

Cette dernière se reprit bien vite, sourit et déclara :

— Tu m’as posé la même question lors de notre première rencontre. À cette époque, j’avais posé ma candidature à l’armée, mais même au secrétariat on n’a pas voulu de moi.

— Ah bon ? Je ne me souviens pas te l’avoir déjà demandé… En tout cas, on dirait bien que tu as contrarié quelqu’un dans l’armée. Qui était cette officière ?

— Par respect de l’anonymat, je vais taire le nom de cette colonelle. Fufufu !

Elena grimaça une fois de plus, elle n’était pas à l’aise avec Aiko.

— OK, OK, j’ai pigé. De toute manière, si c’était une colonelle, je comprends mieux ta situation. Bref, parlons peu mais parlons bien.

— Oui !

— Je vais t’engager. Je ne te promets pas un salaire exorbitant, mais on a bossé ensemble et je te dois au moins une vie.

— Oh, c’est génial ! Et je crois que je t’en dois aussi. Nous étions toutes des sœurs d’armes, il ne faut pas tenir des comptes.

Elena soupira et se leva en posant un billet sur la table. Elle ignora cette dernière remarque.

— Tu sais déjà où est l’agence. Viens à l’heure que tu veux, mais pas trop tôt quand-même.

— Oui, c’est entendu !

— Et ne porte pas cet accoutrement : tu me donnes envie de vomir. Je déteste plus les grosses entreprises que les Anciens, tu sais ? Allez, à demain.

Sur ces mots, Elena passa à côté d’Aiko et lui tapota l’épaule amicalement. Aiko ne fut pas très surprise, la jeune femme avait toujours était ainsi, elle paraissait aimer les contacts physiques, le skinship en japonais.

Contente de sa nouvelle embauche, Aiko se retint de crier. En vérité, ses chances d’être refusée étaient minces, mais elle était malgré tout satisfaite au plus haut point.

Avant de rentrer, elle passa faire les magasins pour acheter des affaires de travail et retourna chez elle dormir.

Comme toutes les nuits, elle laissa toutes les lumières de son appartement allumées et ferma à double tour toutes les portes blindées qu’elle avait fait installer ; elle ferma également les rideaux anti-typhons de toutes les fenêtres. Elle ne pouvait plus dormir sans toutes ces précautions, ses années de service avaient laissé des marques indélébiles dans sa psyché.

— Ah ! Demain sera une bonne journée, j’en suis sûre !

Elle ferma les yeux avec un sentiment d’espoir et de satisfaction.

***

Le lendemain matin.

C’était une belle journée de printemps, avec un ciel dégagé et une agréable fraîcheur matinale. L’hiver ayant été un peu plus long que la normale, la floraison s’était faite en retard et c’était en passant sous les cerisiers en fleurs qu’Aiko se rendait à son nouvel emploi.

Son visage était joyeux, radieux même ; elle était maquillée, comme de coutume ; certains passants aux mines mal réveillées l’observaient avec étonnement. Rares étaient ceux qui partaient travailler avec un tel enthousiasme.

Même si on lui avait dit de ne pas venir à l’agence trop tôt, elle était partie de chez elle à huit heures ; elle ne tenait plus, elle était impatiente, après tout ces mois de solitude, de questionnement sur son avenir et d’incertitudes…

L’agence K.T. se trouvait dans le quartier de Chikusa, au nord-est du centre de Nagoya. Dans le modeste quartier résidentiel, que Aiko connaissait bien pour l’avoir fréquenté durant une année, elle retrouva l’agence K.T. au même endroit où elle s’était toujours tenue.

— Tu n’as pas changée…, s’adressa-t-elle à cette entité immobilière.

Au rez-de-chaussé de ce petite bâtiment à deux étages se trouvait une vitrine et une porte donnant directement sur la salle d’accueil du public, tandis qu’au premier étage se situaient les logements des membres de l’agence. Outre la porte vitrée, il y avait également une porte en bois, sur la façade à droite du local d’accueil et de l’unité centrale de la climatisation, qui permettait d’accéder à la partie réservée au personnel.

Une enseigne placardée sur la vitrine informait quant au nom de l’agence : « Kaibutsu Toubatsu » (Raid Monster) ; la couleur était annoncée.

L’édifice était ancien, ses couleurs défraîchies devaient remonter à quelques décennies sans aucun entretien. Le volet métallique de l’accueil était fermé, l’agence n’ouvrait qu’à dix heures d’après les indications placardées sur la vitre.

Le voisinage était composé d’immeubles plus élevés et, puisque l’heure de pointe n’était pas encore achevée, on pouvait voir passer des lycéens pressés, mais également des enfants plus jeunes accompagnés de leurs mères.

Aiko fit face à l’agence et se demanda si elle devait toquer à la porte du personnel ou alors appuyer la sonnette destinée à la clientèle ?

Elle hésita un long instant. Après toutes ses expériences échouées dans le monde du travail, elle ne savait plus comment se conduire en pareille situation. Son sac à la main, elle passait son regard d’un côté à l’autre du bâtiment.

Elle voulait que tout se passât bien cette fois, elle voulait s’intégrer aux filles de l’agence et y rester plus que quelques mois. À mesure qu’elle avait enchaîné les emplois, sa période d’engagement avait été de plus en plus courte.

— Ah là ! Pourquoi j’hésite autant ? À l’époque, je passais par cette porte, tout simplement…

Même si elle essayait de se donner de l’espoir, sa confiance en elle avait été éreintée et jamais ne reviendrait. Pour continuer d’avancer, elle devait l’ignorer et continuer d’agir.

— Je me demande si je ne suis pas venue trop tôt ?

Mais, loin d’y parvenir, un doute en appela un autre et Aiko s’immobilisa devant le bâtiment, dans l’avant-cour de seulement quatre pas qui ressemblait davantage à un marche-pied qu’à une cour.

— Je me demande s’il y a d’autres têtes connues à part celle d’Elena ?

Elle s’interrogeait à haute voix depuis le début, c’était une habitude qu’elle avait développé malgré elle. D’une certaine manière, à force de vivre seule, elle avait fini par avoir peur du vide sonore. Sa voix apportait un semblant de vie autour d’elle.

Elle repensa à Meredith et à Riina, aucune des deux ne devaient plus travailler à K.T. puisqu’elles avaient la trentaine à présent. Une image nostalgique ressurgit du passé, elle se revit à l’époque où elles étaient toutes les quatre, dans la fleur de l’âge, avec leurs pouvoirs magiques.

Mais Aiko effaça rapidement cette remembrance tandis que des sentiments négatifs se mirent à poindre. Le visage d’Ayami lui apparut un bref instant puis disparut à son tour.

— L’agence est fermée…, dit une voix provenant de la droite d’Aiko.

Elle sursauta. Elle avait été totalement prise au dépourvu ; plongée dans ses pensées, elle n’avait pas du tout aperçue cette personne.

— Que… que… je sais.

L’allure particulière de la jeune femme permit immédiatement à Aiko de déterminer qu’elle faisait face à une mahou senjo.

L’inconnue atteignait à peine le mètre cinquante mais, on ne pouvait s’y tromper, elle n’était pas une adolescente : son regard était bien trop mature. Ses cheveux étaient d’une couleur rose et étaient noués en deux couettes tenues par des rubans bleus. Ses yeux étaient d’un bleu limpide. On ne pouvait voir ses lèvres puisqu’elle portait un masque sanitaire noire.

Elle était vêtue d’un hoodie, qui essayait de réduire le volume de son imposante poitrine, et d’une longue jupe beige qui couvrait entièrement ses jambes.

Avec ce style vestimentaire, elle donnait l’impression d’être une de ces loubardes qu’on pouvait voir dans les anime ou les films.

Aiko ne parut pas le moins du monde intimidée, elle en avait vu d’autres : à l’armée, elle avait rencontrée de véritables brutes, des filles qui auraient fini en prison si elles n’avaient pas accepté d’être éveillées et de servir le pays.

Aiko prit une inspiration et chassa sa surprise et son stress, puis dit :

— Je suis Takamura Aiko, la nouvelle recrue de l’agence. C’est un plaisir de faire votre connaissance !

Elle s’inclina respectueusement pour saluer la jeune femme devant elle. En terme d’âge, c’était plutôt cette dernière qui aurait dû lui présenter le respect mais, si on se plaçait dans un cadre professionnel, Aiko était la plus novice au sein de l’agence.

— Ah ? On a une nouvelle ? J’étais pas du tout au courant…

— En fait, j’ai rencontré Elena-san hier soir et elle l’a décidé à cet instant-là.

La jeune femme, les mains dans les poches observa Aiko d’un air perplexe, puis finit par dire après quelques instants de silence :

— Sans vouloir te vexer… tu as encore des pouvoirs ? Tu ne sembles plus être toute jeune.

En effet, c’était particulièrement offensant : Aiko n’avait que trente-et-un an, elle était dans la force de l’âge, et était particulièrement belle. Si elle était née dans un autre milieu, sa beauté lui aurait valu bien plus d’attention, à l’en point douter. D’ailleurs, même à l’armée, elle avait reçu nombreuses avances… de femmes, par contre, elle n’avait jamais été très courtisée par les hommes, étrangement.

Mais Aiko était la « jeune » recrue, elle devait accepter qu’on piétinât sa fierté et son honneur, même si en soi cette question n’était pas sans fondement.

— J’ai trente-et-un an, je n’ai plus du tout de pouvoirs, déclara Aiko en souriant aimablement. Mes fonctions dans l’agence seront autre que le combat. Je me suis mise d’accord avec Elena-san à ce propos. Je vais être votre secrétaire et votre femme de ménage.

— Oh, cool. Et tu fais aussi les massages ?

Même si Aiko était plus âgée, la jeune femme la tutoyait sans aucune gêne.

— Haha ! Pourquoi pas ? Et, au fait, quel est votre nom ?

— Yamada Sayu. Sayu suffira.

— Je ne me permettrais pas, Yamada-san.

— Comme tu veux. Bah, entrons, je vais t’ouvrir.

Prenant une clef dans sa poche, elle s’approcha de la porte des employés.

— Vous êtes allergique au pollen ? demanda Aiko pour faire la discussion.

Elle pensait que c’était la raison du port de ce masque mais Sayu se tourna vers elle, un peu surprise, avant de répondre :

— Non, pas vraiment.

— Ah bon ?

Elle ne paraissait pas malade non plus. Même si cela l’intriguait, Aiko se dispensa d’en demander davantage à ce sujet, peut-être sensible.

La porte s’ouvrit et elle retrouva le même vestibule qu’à l’époque. Bien sûr, la décoration était un peu différente, mais il était même étonnant à quel point elle avait peu changé. On pouvait se demander s’il n’y avait pas eu une volonté de tout garder en état.

Cinq longues années s’était pourtant écoulées, les larmes montèrent aux yeux d’Aiko, malgré elle : la nostalgie était trop forte, elle s’arrêta dans l’encadrement de porte alors qu’elle vit apparaître sous ses yeux les fantômes du passé.

Sayu se tourna pour refermer lorsqu’elle se rendit compte de l’état de la nouvelle. Bien que surprise, elle préféra se dispenser de questions, elle attendit simplement.

— Ah euh… désolée…

Aiko finit par se pousser et laisser Sayu verrouiller derrière elle.

— Vous… vous fermez la porte d’entrée ?

— Ouais. Pourquoi, c’est bizarre ?

— Non, non… Vous avez raison. Il y a parfois des gens louches… ou des cultistes, on ne sait jamais. Hahaha !

Elle se mit à rire nerveusement mais, en réalité, c’était uniquement parce qu’elle avait failli dire qu’à l’époque, cette porte n’était jamais fermée ; Sayu aurait pu pensé qu’elle commençait déjà à comparer l’ancienne agence à la nouvelle.

Après s’être déchaussées, les deux filles avancèrent dans le couloir.

C’était une petite maison, rien de très luxueux. Au rez-de-chaussée, il y avait la salle de bain, la cuisine et la salle d’accueil du public qui pouvait faire également office de salon. À l’étage, il y avait deux chambres et un petit salon.

Afin de ne pas donner une mauvaise image à l’agence, l’ancienne chef avait tenu à ce que la salle d’accueil ne servît pas de salon, c’était pourquoi elle en avait créé un à l’étage. C’était dans celui-ci que dormaient les membres qui n’avaient pu attraper le dernier train. Peu à peu, le salon de l’étage était devenu la chambre d’Ayami qui l’avait souvent raté.

Encore une pensée nostalgique qui manqua de faire fondre Aiko en larmes, mais elle parvint à endiguer le flot cette fois.

Bien sûr, elle connaissait fort bien l’agence, elle n’avait pas besoin de Sayu pour la guider mais cette dernière l’ignorait certainement.

— À droite c’est la cuisine et salle à manger… elle est petite.

Aiko se retint de rire : elles avaient toutes eu à un moment donné cette complainte. L’architecte avait effectivement construit une cuisine bien étroite.

— Là, c’est la salle de bain. Y a des toilettes à l’étage aussi.

Aiko fut tentée de demander si le robinet d’eau chaude fuyait toujours sur le côté droit et si quelqu’un avait penser à mettre un rideau devant l’un des vasistas qui permettait aux voisins d’en face de voir à l’intérieur, mais une fois de plus, elle se retint.

— De ce côté, c’est l’accueil. On ouvre à dix heures.

— Entendu.

Ensuite, elles montèrent les marches pour se rendre à l’étage.

— Cette chambre c’est celle d’Elena…, expliqua-t-elle en toquant brusquement. Celle-là, c’est celle de Maya.

À l’époque, elles avaient été respectivement les chambres de Meredith et de Riina. La nouvelle chef avait pris celle de l’ancienne.

— Hein ? Maya-chan ? demanda la voix endormie d’Elena.

— Non, c’est Sayu. Y a une fille qui s’appelle… ?

Elle se tourna vers Aiko : elle avait déjà oublié son prénom, c’était la deuxième fois qu’elle la blessait en seulement quelques minutes.

— Takamura Aiko.

— Aiko. Ouais, c’est ça… On s’installe au salon en attendant ?

— Aiko-chan est déjà là ?

— Bonjour, Elena-san. Je ne savais pas trop à quelle heure arriver…

Derrière la porte, on pouvait entendre qu’Elena s’agitait, probablement venait-elle à peine de sortir du lit. Lorsqu’elle l’entrebâilla, elle laissant entrevoir sa silhouette en pyjama, les cheveux en bataille, les yeux encore gonflés et humides.

— Bonjour. C’est vrai que je n’ai rien dit. Tu as déjà fait la connaissance avec Sayu-chan, on dirait.

— Oui.

— Installez-vous au salon, je vais me doucher et me changer.

— Entendu.

Elena referma aussitôt comme si elle était pressée. Peut-être avait-elle voulu se réveiller plus tôt ce matin-là pour accueillir Aiko, mais ne s’était pas réveillée.

Sayu s’en alla toquer à la porte de Maya et, sans attendre de réponse, invita Aiko à entrer dans le salon.

La décoration était bien différente de l’époque. Puisqu’il s’agissait d’un espace de vie commune et puisque les membres n’étaient plus les mêmes, cela aurait été très étonnant de le retrouver à l’identique.

— Ah ! Elle est encore là cette télévision ?

Aiko ne parvint pas à s’empêcher à temps, les paroles étaient sorties d’elles-mêmes.

Sayu s’assit dans un fauteuil devant la fenêtre qui donnait sur la façade avant du bâtiment, celle par laquelle elles étaient entrées, puis demanda :

— Tu es déjà venue ici ?

Cette télévision était celle qu’avait amené Aiko à l’agence alors que, dans un élan de colère, Riina avait détruit la précédente. Elle n’y avait pas été obligée mais, pour mettre fin à une dispute entre Meredith et Riina, elle s’était contentée d’en acheter une nouvelle.

Elle n’était pas dernier cri, une simple télévision à écran plat d’une cinquantaine de pouces.

— Euh… en fait, je ne voulais pas le cacher, mais oui, j’ai travaillé ici pendant un an à l’époque où j’avais encore mes pouvoirs.

— Oh ? Bah, du coup, tu dois bien connaître.

— Oui, ça n’a pas beaucoup changé.

— Je comprends mieux pourquoi Elena t’as engagée… Dis, tu serais pas la fameuse rang A dont elle parle parfois ?

Aiko ignorait, bien sûr, qu’on avait parlé d’elle mais, même si cela avait été de courte durée, elle avait été rang A.

— Oui, ça doit être moi.

— Oh ?

À cet instant, un cri retentit depuis le rez-de-chaussé. La voix était celle d’Elena. Sayu et Aiko s’observèrent en se demandant que faire puis, finalement, se ruèrent à l’étage inférieur.

À peine arrivée dans le couloir, Elena nue et mouillée sauta dans les bras d’Aiko. Elle était terrorisée.

— IL… il est là… je…

Son image habituelle fière et digne, pour ne pas dire hautaine, était totalement déconstruite. Elle était terrorisée et, rapidement, cette peur emplit également le cœur d’Aiko.

Qu’est-ce qui les attaquait ? Un Nightgaunt ? Un Vagabond dimensionnel ? Ou pire encore ?

— Un redoutable G ? demanda Sayu.

Elena acquiesça en secouant frénétiquement la tête et en continuant à se coller à Aiko.

— Un G ?

Les filles n’eurent pas besoin de répondre, le dangereux intrus présenta le bout de ses antennes au fond du couloir, à la sortie de la salle de bain. C’était une des ignominies, un monstre qui apparaissait lorsqu’il commençait à faire chaud et qui affectionnait les anciennes bâtisses. Un « gokiburi », un énorme cafard japonais.

Sayu paniqua à son tour, elle fit volte-face et monta à l’étage. Elena s’agita au point de tirer sur le chemisier d’Aiko et d’arracher quelques boutons. Finalement, les trois remontèrent à l’étage dans le salon.

— Je… j’ai bien cru que j’allais mourir ! Il est tombé à côté de moi… Quelle horreur !

Elle réalisa soudain sa nudité et hurla avant de s’enfuir dans sa chambre. Elle revint quelques instants plus tard avec une serviette autour de son corps, le visage totalement rouge.

— Vous… Vous n’avez rien vu ! Et si vous dites quoi que ce soit à quelqu’un sur cet incident…

Son visage était menaçant. Rapidement, son regard s’arrêta sur le chemisier d’Aiko et plus précisément sur la poitrine qu’elle dévoilait.

— Tu… tu… tu fais quoi ?!

— Oh là ! On dirait que tu as arraché quelques boutons… Ce n’est pas bien grave, nous sommes entres filles de toute manière.

— Ils… ils sont gros !

— C’est vrai. Hahaha !

Aiko ne voyait pas vraiment quoi ajouter à cette déclaration. En effet, ils l’étaient. Mais Elena paraissait passablement scandalisée.

À cet instant, Sayu vint se placer devant Aiko et la saisit par les épaules. Elle fixa sans aucune gêne la poitrine avant de lever le pouce.

— Merci, Aiko !

Cette dernière ne comprenait qu’à moitié de quoi on la remerciait, mais il y avait plus urgent.

— Je vais m’occuper du G ! Je ne peux pas affronter les Anciens mais j’ai été engagée dans l’agence, c’est à moi de m’occuper de le détruire !

Sur ces mots, elle retira sa chemise exposant son soutien-gorge noir. Elena se couvrit les yeux et manqua de faire glisser sa serviette.

— Tu… tu vas te confronter à lui ? Vraiment ?

— Oui ! répondit Aiko en serrant son poing avec vigueur. J’en fais mon affaire !

Elle attrapa un journal sur la table du salon, il était daté de la semaine précédente, le roula sans hésiter et se dirigea vers la porte.

— Tu es folle ! Utilise au moins une bombe d’insecticide !

— Elena, je crois qu’on l’a vidée la semaine dernière. Tu sais, celui qui se trouvait dans l’accueil.

Un malheureux incident où une de ces abjectes créatures s’était infiltrée dans la pièce alors que Maya était allée fermer les stores. Cette dernière craignait autant ces monstres que les deux autres, la panique les avait gagné et finalement, à trois, elles s’étaient donné courage et avaient vaincu l’ennemi, non sans avoir vidé entièrement la bombe d’insecticide.

Aiko les observa, puis prit son courage à deux mains et sortit. Elle n’aimait pas non plus ces immondes insectes, mais c’était son devoir à présent de s’en débarrasser. Elle devait le vaincre et justifier son intégration. Au fond, débarrasser l’agence des nuisibles faisait partie des tâches ménagères, ce n’était pas aux filles de s’en occuper.

En repassant dans le couloir de l’étage, elle ne prêta pas attention à la porte ouverte et à la fille qui l’observait passer. La présence de Maya était suffisamment faible pour disposer d’une sorte de camouflage social naturel.

Elena et Sayu la suivirent de près. Même si elles auraient pu s’en dispenser, il y avait une part de curiosité : elles voulaient assister à ce combat épique.

Aiko arriva dans la couloir en face de la salle de bain. Par chance, le G s’était à peine déplacé pour grimper au mur. Ce n’était pas le premier qu’elle affrontait, elle savait qu’elle n’aurait qu’une seule chance : il déguerpirait aussitôt se sentirait-il menacés. Elle devait porter une unique attaque, rapide, imprévisible et franche.

Elle s’approcha sur la pointe des pieds tandis que les trois autres filles restèrent au bout du couloir, tétanisée. Maya s’était jointe aux deux autres.

Aiko arriva à portée d’attaque. Le petit intrus n’avait pas encore bougé, mais il se tenait prêt à agir. Lorsque le journal s’abattit sur lui, il essaya un instant de fuir en déployant ses ailes, mais ne parvint pas à échapper à la mort.

* Splash *

Un bruit désagréable se fit entendre, tandis que les filles poussèrent un « hiiiii ».

— Voilà… c’est fait ! Beurk !!

Même si Aiko s’était montrée courageuse, elle ne pouvait s’empêcher de trouver le cadavre collé au journal franchement écœurant.

— Tu… tu es forte, Aiko.

— J’en reviens pas… Avec un journal ? C’est dégueux, mais… merci !

— Je… Bien joué…

Lorsque Aiko s’approcha avec le journal, toutes les filles reculèrent d’un seul homme.

— Je vais le jeter dehors je pense…

Aiko ouvrit la porte, agita le journal pour décrocher le cadavre et referma aussitôt. Elle n’avait même pas pensé qu’elle était en petite tenue et qu’il aurait été gênant que les voisins l’aperçussent.

À peine lâcha-t-elle l’arme du crime qu’Elena lui sauta au cou dans un élan de joie.

— C’est vrai qu’elle agissait souvent comme ça lorsqu’elle était heureuse…, pensa Aiko en la réceptionnant.

Même si elle s’en défendait, Elena était une personne plutôt tactile.

— Yahoo ! Vous allez bien les meufs !

Une personne entra soudain dans l’agence, la porte n’avait pas été encore refermée. Son regard s’arrêta aussitôt sur Aiko et Elena puis s’écarquilla.

C’est à cet instant que la serviette choisit de glisser du corps d’Elena offrant un spectacle sujet à controverse. L’inconnue rougit et afficha une expression gênée.

— Je vais vous laisser finir, je pense ! Zài jiàn…

— Attends ! C’est pas ce que tu penses !!

— E… E… Elena-san… vous avez amené votre… Kyaaaaa !!!

Maya se cacha le visage avant de s’enfuir également. Seule Sayu resta là, plus ou moins impassible, à les observer : c’était la seule à savoir qu’il s’agissait d’un malentendu.

***

Une fois toutes dans le salon, lavées et habillées (ou rhabillées), Elena procéda aux présentations formelles :

— Ou… oubliez ce qui s’est passé avant, c’était juste… Kof kof… Bref ! Voici notre nouvelle employée, Aiko !

La concernée se leva et s’inclina :

— Takamura Aiko. J’ai trente-et-un an et je n’ai plus de pouvoirs. J’ai travaillé ici autrefois. Je ne peux pas vous aider en combat, mais vous pouvez me demander n’importe quelle autre tâche. Ménage, massage, lessive, cuisine, secrétariat, mais aussi… ce que vous avez vu avant. Enchantée !

La dernière arrivée, Takiko, réagit à cette présentation :

— Ce que nous avons vu avant ? Les… les choses obscènes avec Elena-chan ?!

— Non, non !

— IL N’Y AVAIT RIEN D’OBSCÈNE !! Arrête de raconter n’importe quoi !!

Aiko acquiesça vigoureusement. Elle était forcé de donner raison à leur chef d’agence : elles étaient deux femmes et il n’y avait rien eu de sexuel entre elles, juste une accolade.

— OK… je vois… j’ai rien dit…

Peu convaincue, Takiko se gratta la tête avant de se présenter à son tour :

— Je m’appelle Takiko Shiroi. Je suis rang B et mon pouvoir est lié au ténèbres. Enchantéee !!

En japonais, elle avait utilisé le pronom masculin, « boku », pour se désigner elle-même. Au sein des mahou senjo, il y en avait beaucoup qui utilisaient ce pronom pour se donner un genre.

Contrairement à son prénom qui signifiait « blanc », elle avait des cheveux et des yeux noirs. Plutôt fine et plus petite qu’Aiko, elle était maquillée et portait des bijoux : boucles d’oreilles, anneaux et pendentif. Ses vêtements à la mode prononçaient son charme très féminin.

— C’est pas son nom d’origine, expliqua Sayu. Elle est Chinoise…

— NON ! Je suis Kibanaise ! Une telle nationalité n’existe plus !

Takiko, pourtant joyeuse, paraissait soudain irritée ; c’était un sujet sensible en sa présence.

— Désolée… Mais je pense que tu devrais le dire à Aiko, quand-même. Ce n’est pas un secret non plus.

Takiko grommela puis expliqua :

— En effet, mon nom de naissance est Yao Bai, mais je me sens parfaitement Kibanaise et je ne tolérerai pas d’être traitée autrement.

En observant attentivement ses traits, même si ce n’était pas flagrant, on pouvait remarquer que la forme de ses yeux et de son visage différaient des Kibanais d’origine japonaise.

Si les règles de naturalisation avaient été plus strictes à une époque, à présent, tous ceux qui naissaient sur le territoire de Kibou pouvaient prétendre à sa nationalité. Certains ne le désiraient pas, ne souhaitant pas oublier leur pays d’origine (envahi par les Anciens), mais Elena et Takiko se sentaient parfaitement intégrées.

— Pas de problème, dit Aiko. Je n’aurais pas agi autrement, de toute manière.

— Merci.

Takiko se tourna vers Sayu et tira la langue.

— Tu me connais déjà, dit Elena en mettant une main sur sa hanche, mais, pour rappel, je suis rang B et je dispose du pouvoir de la foudre.

— Tu es donc passée rang B ?

— Oui, je n’allais quand même pas restée bloquée au C, non ?

Beaucoup progressaient rapidement à leurs débuts puis se stabilisaient jusqu’à la perte de leurs pouvoirs. Le cas d’Aiko, qui avait gagné un dernier rang juste avant sa décrépitude, n’était pas rare non plus, mais n’était pas le plus fréquent.

À Kibou, le rang B était le plus courant, la majeure partie des filles bloquaient à ce dernier, c’est pourquoi Aiko avait été si fière de son ultime progression.

— Rang B aussi. Mon pouvoir c’est les « chats ».

— Hein ? Tu fais quoi, tu lances des chats en plein combat ?

— Hahaha ! Ce serait tellement ridicule ! se moqua Elena.

Sayu lui donna une petite tape puis expliqua :

— Je suis une combattante mixte, je me bats au corps-à-corps sous forme de fille-chat.

— Oh ! J’aimerais bien voir ça à l’occasion ! Tu dois être mignonne !

Sayu répondit simplement en levant les sourcils de manière énigmatique, puis s’assit sur le fauteuil.

Les regards se tournèrent naturellement vers la dernière fille qui ne s’était pas encore présentée. Elle paniqua brièvement en sentant l’attention sur elle, détourna le regard et dit timidement :

— Tsukioka Maya… Je… je ne parle pas beaucoup… Désolée, Aiko-san…

Maya mesurait un peu moins d’un mètre soixante. Ses cheveux noirs ondulés étaient peut-être le résultat d’une permanente mais Aiko avait connu tellement de filles singulières dans sa vie que, même s’il était rare de trouver une Kibanaise d’origine japonaise avec des boucles anglaises aussi parfaites, elle les tint pour naturelles.

Maya attachait ses cheveux en deux couettes nouées par des élastiques sous ses oreilles. Elle les faisait passer non pas dans le dos comme il était de coutume, mais sur son torse.

Elle avait des yeux verts et un grain de beauté sous l’œil gauche. Ses vêtements étaient sobre : une jupe plissée, un t-shirt blanc et un haut de survêtement noir. Maya était particulièrement mignonne et son attitude ne faisait que renforcer son charme.

— Ce n’est pas un problème. J’avais une camarade d’unité qui était timide aussi. Vous pouvez prendre votre temps, mais n’ayez aucune réserve quant à me demander des services. Au pire, envoyez-moi un SMS.

Aiko prit dans son sac ses cartes de visite qu’elle distribua. Aussitôt, Elena et Sayu scannèrent le code QRC pour l’ajouter à leurs contacts, tandis que Takiko lui tendit la sienne. Maya, plus hésitante, remercia mais ne fit rien de plus.

— Maya est notre championne, c’est la plus puissante. Elle est de rang A et son pouvoir est la glace, expliqua Elena.

— Ooohh !! C’est remarquable ! Si jeune, déjà ?

— C’est un petit génie aussi, ajouta Sayu. Elle connaît plein de trucs.

— Et elle est super gentille ! déclara Takiko en levant les bras avec enthousiasme.

La concernée rougit jusqu’aux oreilles et s’approcha de sortie du salon.

— Je… Toilettes…

Elle utilisa ce prétexte pour s’enfuir, laissant les quatre femmes en train de fixer la porte à présent refermée.

— Au fait, j’ai apporté des gâteaux. J’espère que tout le monde aime les sucreries.

— Oh cool !! s’écria Takiko.

— Je vais faire un peu de place sur la table, en attendant Tsukioka-san.

Aiko se mit à débarrasser la table malheureusement bien encombrée.

— Tu peux laisser tomber les formules de politesse dans l’agence, dit Elena. Nous sommes toutes des sœurs d’armes et des amies.

— Je… Désolée, Elena-san, il me faudra un peu de temps…

… pour accepter qu’elle n’était pas un sous-produit du genre humain. Aiko en était arrivé à le penser ces derniers mois, c’est pourquoi elle était devenue si polie. Autrefois, elle avait été du genre à sociabiliser très rapidement.

— Je t’embêterai tous les jours jusqu’à ce que tu y arrives, déclara Elena en s’asseyant.

Aiko sourit bêtement, mais ne répondit pas.

C’était ainsi que commença sa première journée dans l’agence K.T. – Kaibutsu Toubatsu.

Lire la suite – Chapitre 1