Yume-Shingawa.
Dans le onsen en plein air se baignaient cinq filles : Rei, Nanashi, Inori, Nion et Miharu.
C’était les cinq mercenaires qui avaient accepté de venir protéger le village, les seules cinq qui avaient accepté de travailler pour cette somme dérisoire qu’on leur proposait.
Nues dans le bassin, elles en profitèrent pour faire le point sur leur mission.
Rei était allongée, la tête levée vers le ciel, elle laissa un soupir de soulagement s’échapper :
— Aaaaaahhh ! Ça fait du bien ! Au moins le onsen du village n’est pas de l’arnaque.
— Ce qui n’est pas le cas du reste ? demanda Nion.
— Haha ! Désolée, je me suis mal exprimée, se corrigea Rei en se redressant. Je parlais de la paie. Contrairement au onsen, c’est du vol.
— Reicchi ? C’est normal qu’il n’y a personne ? demanda Nanashi.
— Les gens travaillent sûrement, répondit à sa place Inori. En pleine matinée, mis à part les retraités…
Mais Rei l’interrompit pour dire honnêtement :
— Ils nous fuienti. Je ne vous cacherais pas que notre présence au village n’est pas désirée par tous.
— Un mal nécessaire, résuma Nion.
— Oui, c’est tout à fait ça.
— Ces villageois n’ont pas l’habitude des mahou senjo, nous devons être des créatures étranges pour eux, je pense…
— L’habitude doit faire la différence, tu n’as pas tort, Inori-chan. À la capitale, les réactions de peur sont bien moins marquées puisqu’on voit souvent des mahou senjo.
— En tout cas, un bain pour nous cinq, c’est plutôt agréable !
Le positivisme de Miharu vint conclure ces tristes observations. Elle se laissa dériver en flottant et en riant.
— Ne t’éloigne pas trop, Miharu. Fais attention, il y a un rocher là.
Nion se mit à poursuivre sa chère amie sous les regards plus ou moins discrets de Rei, d’Inori et de Nanashi.
Elles pensaient toute la même chose :
— Elles sont identiques…
— Le même physique.
— Au final, les boobs de Miharu c’était des faux ? Ils ont la même taille que Nion ! dit Nanashi.
— Chut, moins fort ! la réprimanda Inori en lui mettant une main sur la bouche. Miharu utilise un soutien-gorge rembourré, je l’ai vu…
— Intéressant, elles cherchent à se différentier…, dit Rei en se caressant le menton. Il y a bien un mystère là-dessous en tout ça…
Nanashi leva les sourcils, puis en prenant un air vicieux fixa Rei.
— Quoi ? Un problème ?
— Ça faisait longtemps que j’avais pas vu tes écailles. J’veux toucher !!
Nanashi agita ses doigts devant elle tout en s’avançant vers sa proie.
— T’approche pas, espèce de…
Mais elle ne put finir sa phrase que Nanashi, bien plus rapide que Rei, passa derrière elle et commença à caresser ses écailles.
Outre les petites cornes qui pointaient sur son front et le motif particulier de ses yeux, Rei avait des écailles bleues de dragon dans le dos ; toute la surface n’était pas occupée par ces dernières, juste le bas.
— Dégage de là, je te dis !
— C’est tout bizarre ! Hahaha !
Rei gesticulait pour l’éloigner mais Nanashi s’accrochait fermement. Puis…
— Kyaaa ! Arrête de toucher à cet endroit, idiote ! J’ai pas d’écailles là !!
— C’était pour être sûre. Haha !
— C’est bon, tu as confirmé, lâch… Non, arrête !!
Rei se débattait en vain tandis que Nanashi « inspectait » l’avant de son corps. Inori rougit jusqu’aux oreilles et mit ses mains devant ses yeux pour ne plus regarder, même si en réalité elle avait laissé un écart entre ses doigts.
— C’est… indécent…, marmonna-t-elle.
Un peu plus loin, Nion et Miharu, qui s’étaient arrêtées, les observaient avec de gros yeux ronds. Un légère rougeur colorait leurs joues.
— Elles… ?
— Oui… on dirait…
Rei mit plus de force dans sa résistance, Nanashi finit par la relâcher et s’éloigner.
— Espèce de sale petite peste perverse !
La fière dragon se couvrait les seins et portait un regard noir à sa camarade.
— Rhooo ! C’était pour détendre l’atmosphère, c’est tout ! Si tu veux te venger, va-y, tu peux me toucher autant que tu veux !
Nanashi écarta les bras pour l’inviter.
— Comme si j’en avais envie !
— C’est indécent… c’est indécent…, répétait Inori en continuant de se cacher.
— Bah, sois pas timide ! Ils sont pas aussi gros que les tiens, mais tu pourrais être surprise.
— T’es une perverse ou quoi ?
— Nan, simplement une héroïne qui s’assume ! HAHAHA !
De manière très virile, elle posa les mains sur ses hanches et se mit à rire à gorge déployée.
Bien sûr, elle ne cachait pas sa nudité, elle n’avait pas une once de pudeur.
— Tssss ! Pense à des choses plus sérieuse, espèce de cerveau trop aéré !
Rei croisa les bras et se rassit dans le bain.
Finalement, Nanashi grimaça et se rassit à son tour. Inori se calma peu à peu. Miharu et Nion se rapprochèrent à leur tour.
— Tu es… audacieuse…, marmonna Inori en n’osant pas regarder directement Nanashi.
— Pourquoi, t’es jalouse ? On est super pote avec Rei, t’sais ? Mais si tu veux, j’peux faire pareil avec toi…
— Non merci, sans façon !!
— OK, OK, relax. J’vais pas te manger…
Immédiatement, Nanashi se tourna vers les deux jumelles qui agitèrent leurs mains en guise de refus.
— En tout cas, on est une équipe à petits seins. Ça me rassure, je suis pas seule ! Héhé !
Son regard passa d’une poitrine à l’autre pour confirmer ses paroles, les filles s’empressèrent de se cacher.
— Tu es une perverse ! Arrête un peu ça !
Rei cogna l’arrière de la tête de Nanashi.
— Aïe ! Bah, j’ai pas dit de mensonge ! Les tiens sont plus gros que les miens et ceux d’Inori-chan mais y sont pas gros non plus ! Et Nion-chan et Miharu-chan sont dans ta catégoriei ! C’est une équipe de petits seins !
— Arrête de dire ça ! lui reprocha Miharu. Je peux encore grandir !! Il y a de l’espoir !
— Oui, nous pouvons encore grandir !
— Sauf Reicchi…, dit Nanashi en lui jetant un regard moqueur en coin.
— Tu me cherches vraiment toi !
— Oh ? Des ballons ?
Nion se détourna de la petite dispute et observa des ballons qui flottaient sur la surface de l’eau chaude. Leur couleur et leur douceur donnaient bien plus l’impression d’être des pêches que de simples baudruches.
Rei et Nanashi reprirent rapidement leur calme et tournèrent simultanément leurs regards vers le coin du onsen où flottaient ces « fruits ».
Il y avait quelqu’un.
Et ces ballons flottants étaient accrochés à son torse.
Il s’agissait d’une femme de taille moyenne mais à la très longue chevelure noire attachée en un chignon ; ses yeux étaient de même couleur. Son physique était bien plus généreux que les mercenaires ci-présentes… Les courbes de ses hanches étaient particulièrement marquées, sa poitrine fort avantageuse et ses jambes potelées et fermes. Un grain de beauté décorait le coin de sa bouche.
— Whaaa ! Ça c’est des obus ! ne put s’empêcher de dire Nanashi.
Mais Rei était bien plus étonnée du fait qu’elle ne les fuyait pas comme les autres villageois.
À peine arrivées au village, les mercenaires avaient été dirigées vers les onsen qui se trouvaient dans la partie riveraine du village. Miyako avait été convoquée par le maire et on leur avait annoncé qu’à leur sortie des bains, on les accompagnerait à leur domicile.
À l’intérieur du onsen, elles n’avaient trouvé personne d’autre que la vieille gérante de l’entrée. Son attitude n’avait laissé que peu de doutes à Rei, elle avait peur d’elles mais avait eu ordre de s’en occuper malgré tout.
Pourquoi donc cette personne venait-elle se baigner ?
Était-elle ignorante de leur identité alors que tout le monde au village semblait les connaître ?
Était-elle comme Miyako et ne les craignait-elle tout simplement pas ?
Dans un cas comme dans l’autre, la méfiance était de rigueur, estima Rei.
Mais, à l’opposé, Nanashi avait déjà abandonné toute retenue, elle se rapprochait de l’inconnue et lui dit :
— Salut ! Je suis Nanashi ! Je sais que c’est malpoli mais c’est ma seule chance dans la vie sûrement… Je peux toucher tes seins ? J’en aurais sûrement jamais des comme ça !!
Cette question soudaine fit sursauter Inori et Miharu, tandis que Rei prit son visage dans sa main et que Nion pencha la tête de côté dans une sorte d’incompréhension.
— Mmm…. Voyons voir… Vous me donnez combien ?
— De l’argent ? d’étonna Inori en rougissant jusqu’aux oreilles et en s’enfonçant dans le bain.
— C’était une blague, voyons ! Allez-y, jeune fille, pour vous c’est gratuit.
— Vraiment ? Oh ! C’est super sympa !
Alors qu’elle allait approcher ses mains, Rei tenta de retenir son amie :
— Arrête de faire l’imbécile ! N’embarrasse pas les clients ! Nous sommes pas ici pour ça…
Mais Nanashi esquiva au dernier instant, Rei sentit sa main glisser sur le dos de cette dernière et, perdant l’équilibre, elle tomba en avant. Avant même de pouvoir s’arrêter, sa main vint s’appuyer sur l’un des seins de l’inconnue.
— Ohlà〜 ! Quelle brutalité ! J’avais accepté pour la petite dame, je ne savais pas qu’il me faudrait accepter pour vous aussi ! Hohoho !
Loin de paraître gênée, la femme était plutôt amusée. Amusée de voir le visage choqué de Rei, amusée de voir la surprise pétrifier les autres filles et amusée de voir la jalousie dans celui de Nanashi.
— Ehhhh !! C’est moi qui a demandé !
— Désolée ! Ce n’était pas intentionnel ! s’excusa Rei en retirant sa main et en cherchant à reculer.
Mais à cet instant, quelque chose d’encore plus gênant se produisit : Nanashi glissa sur Rei et elles tombèrent toutes les deux sur la belle inconnue.
La tête de Rei se trouvait soudain prisonnière par ces deux montagnes dont elle ne voyait le sommet, tandis qu’elle sentait le corps de Nanashi appuyé contre sa tête.
— Dé…
Elle essaya de parler, mais sa voix s’étouffa rapidement.
— Whooooo !! C’est dingue cette paire de… !! Regardez-moi ça, c’est tellement mou, on dirait des mochi !
Les autres filles ne partageaient pas l’enthousiasme de Nanashi, elles préférèrent ne pas répondre.
Miharu marmonnait des choses intelligibles, tandis que Nion restait de marbre mais touchait sa propre poitrine, dans une tentative de comparaison.
Quant à Inori, elle s’était enfoncée dans le bain si profondément qu’on ne voyait que des bulles à la surface.
Finalement, Rei repoussa en arrière Nanashi qui tomba sur ses fesses.
— Eh, Reicchi !!
— Idiote ! Tu vois pas ce que tu as fait ?
— N’ayez crainte, cela ne me gêne vraiment pas. Je ne me suis pas encore présentée au fait, je me nomme Amaya Etsumi. Enchantée de faire votre connaissance, miss-les-mercenaires.
Comme elle venait de l’affirmer, elle n’était pas du tout gênée par la situation qui pourtant avait transformée la calme Rei en tomate.
— Enchantée ! dit Nanashi en se relevant avec joie. Tu n’as pas peur de nous ?
Une fois de plus, le garçon manqué qu’était Nanashi s’empressa de demander ce que nulle autre n’aurait osé.
Etsumi afficha un sourire énigmatique puis allongea son bras derrière elle pour attraper un petit panier qu’elle posa en flottaison dans l’eau. À l’intérieur, il y avait quelques verres et un bouteille de sake.
— Vous boirez bien un petit quelque chose ?
— Ch’suis mineure, répondit de suite Nanashi.
— Et alors ? Y a-t-il quelqu’un ici pour vous dénoncer ? Puis, je croyais que les mercenaires faisaient tout ce qu’elles voulaient…
Nanashi tourna son regard vers Rei, les autres filles firent de même.
— Ce sont toutes des gamines, je vais boire avec vous à leur place, dit Rei en s’asseyant en face d’Etsumi. Nous ne nous sommes pas présentée, en fait…
— Je sais qui vous êtes. Le village est petit et les rumeurs circulent vite.
— Je vois…
Rei l’observa plus rigoureusement : elle était réellement belle, une beauté mature et ravissante mais, ce qui était le plus marquant chez elle, étaient surtout ses manières mesurées. C’était comme si chacun de ses gestes était calculé, un peu comme une danse. Aucun doute que cela relevait d’une formation stricte et d’une répétition de longue date. Elle devait assurément avoir de popularité auprès des hommes et il aurait été étonnant qu’elle ne fusse pas mariée.
— Et donc, si vous connaissez notre identité, pourquoi ne pas nous fuir comme les autres ?
— Les autres sont des petits moutons bien gentils mais ignorants. Je suis une mauvaise fille, vous savez ? Je n’ai pas peur de m’approcher des ténèbres contrairement à eux.
Sur ces mots, elle tendit le verre à Rei qui le porta immédiatement à ses lèvres. Etsumi sourit d’un air amusé, puis fit de même mais en respectant une étiquette inconnue de la mercenaire.
— Il est à votre goût ?
— Je ne suis pas experte, mais il est bon. Production locale ?
— Tout à fait.
— Vous buvez souvent ?
— Surtout lorsque je travaille.
— Je vois…
Rei commençait à entrevoir la profession de cette femme. Finalement, elle n’était probablement pas mariée et son activité n’était pas qualifiée de respectable…
— Et que nous voulez-vous, Amaya-san ?
— Vous pouvez m’appeler Etsumi, comme tout le monde. Mon nom de famille est juste à titre indicatif.
Encore une preuve qui confirmait la théorie de Rei, tout le monde l’appelait par son prénom, preuve d’une certaine familiarité…
— Je ne faisais que me présenter. Notre survie dépend des charmantes sauveuses que vous êtes, aussi je voulais vous voir de mes propres yeux. Veuillez accepter toutes les cinq mes remerciements pour votre dur travail. N’hésitez pas à venir me voir si vous avez besoin de quoi que ce soit.
— Du genre ?
Son sourire était mesuré mais un peu malicieux ; elle cachait d’obscures pensées.
— Ce que vous voudrez. Je connais bien le village, je saurais vous être de quelque utilité, croyez-moi. Je souhaite que votre séjour parmi nous soit aussi agréable que possible.
Sur ces mots, elle posa son verre, les salua et quitta le bain.
Les regards se tournèrent vers elle jusqu’à ce que la vapeur l’enveloppe et masque entièrement sa silhouette.
— Elle est vraiment bien gaulée…
— Vous êtes toujours aussi vulgaire, Nanashi-san ?
— Ch’suis pas vulgaire ! J’fais que dire la vérité, c’est tout !
— Elle m’a fait un peu peur, avoua Miharu en se rapprochant de Nion qui lui caressa la tête.
— Elle n’est qu’humaine… pas d’inquiétude…
À cet instant, seule Rei avait peut-être cerné le type de personne qu’était vraiment Etsumi.
***
Miyako fit coulisser la porte d’entrée, un nuage de poussière se leva.
— C’est la maison qu’on m’a indiqué pour vous…
La jeune femme ne put s’empêcher de grimacer l’espace d’un instant alors qu’elle vit le vestibule d’entrée envahit de poussière, débris et toiles d’araignées.
— Cet endroit ?
— Pousse-toi, j’vois rien…
Nanashi poussa légèrement Miyako et passa la tête pour observer l’intérieur. Nion, Inori et Miharu cherchèrent à observer par dessus les épaules des filles agglutinées devant elles.
— C’est grand…
— Mais vieux !
— On dirait une maison hantée.
Rei ne se laissa pas arrêté par l’apparence du vestibule délabré, pas plus que par les commentaires des trois filles, elle prit les devants et entra franchement. Nanashi la suivit de près.
— Désolée du dérangement…, dit Inori avec hésitation.
Miyako déglutit et les suivit.
C’était la première fois qu’elle venait dans cet édifice, c’était l’une des nombreuses maisons abandonnées du village. Jadis, à l’âge d’or de Yume-Shingawa, beaucoup de personnes étaient venus s’y installer. Après la Seconde Guerre Mondiale, la vie dans les grandes villes était difficile et des rumeurs avaient circulé quant à la possibilité de trouver de l’or dans la rivière du village. Nombre de personnes avides étaient venues s’y installer pour finalement repartir bredouilles.
C’est à cette époque que la ville basse fut construite. Les premiers habitants de Yume-Shingawa étaient ceux de la « ville haute » et de la « ville côté rivière » (également appelée « ville riveraine »). Nombre des villageois de l’époque savaient la rumeur fausse, mais le désir d’une augmentation démographique les fit se taire.
Comme la plupart des villages du genre, Yume-Shingawa se vida peu à peu à mesure que les jeunes s’en allaient étudier en ville, puis s’y installer. À la fin du XXe siècle, la population avait réduit de plus de moitié et l’Invasion acheva l’œuvre de dépeuplement bien entamée.
Personne n’avait envie de risquer sa vie en campagne alors que les villes étaient bien mieux protégées. Mais ironiquement, la concentration de population dans les villes était également ce qui attirait les Anciens et il y avait le plus d’attaques qu’en zone rurale.
La principale différence était la capacité des deux milieu à gérer ces crises : les attaques d’Anciens étaient plus rares mais plus dévastatrices à la campagne. Il n’était pas rare de voir disparaître des petites communautés à cause d’une seule invasion.
À l’opposé, même si à Tokyo il advenait chaque jour des affaires surnaturelles, elles étaient devenues une contrainte avec laquelle vivre.
Une majeure partie des maisons de Yume-Shingawa étaient vides, appartenant à des héritiers qui n’étaient jamais venues s’en occuper. C’était encore plus ciblé dans le quartier riverain où les maisons étaient anciennes et demandaient des frais de rénovation.
Rei ne retira pas ses chaussures à l’entrée, elle écarta les toiles d’araignée à l’aide de son sabre et s’avança dans le couloir qui craquait horriblement.
— C’est quand même, pas mal bousillé…, fit remarquer Nanashi.
— Je m’attendais pas à ça…, avoua Miyako à voix basse.
— Il faut qu’on vive là-dedans ?
— Nous allons y attraper une pneumonie ou alors nous allons nous faire manger les pieds par les rats, dit Nion. Ou alors un fantôme pourrait nous tuer. Mais ne t’inquiète pas, Miharu, je te protégerai.
Miharu sursauta tout d’un coup. Quelque chose venait de lui toucher la cheville. Elle tourna son regard vers sa sœur, pensant que c’était elle, mais ses mains ne la touchaient pas. Lentement, elle baissa le regard et vit une petite silhouette déguerpir.
— Kyaaaaaaa !!!!!
— N’avais-je pas dit qu’il y avait des rats ?
— Je veux pas rester ici !!!
Miharu s’enfuit vers la sortie, Inori paniqua et la suivit. Mais alors qu’elles allaient revenir dans le vestibule d’entrée…
* Crac *
Quelques lattes du plancher se brisèrent et elles atterrirent à même le sol qui se trouvait en-dessous.
— Aïe aïe aïe…
Elles étaient toutes les deux couvertes de poussières et de saleté, mais ce qui vint surtout les faire réagir c’est lorsqu’elles sentirent des couinements provenir des zones de ténèbres sous le plancher.
— C’est… infesté… ou quoi ? Kyaaaaaaaaaaaaaaaa !!!
Inori, la première, elle se leva et sortit de la maison sans s’arrêter, Miharu la suivit de près. Elles n’avaient même pas fait attention au fait qu’elles avaient déchiré leurs vêtements sur les planches brisées.
— C’est ça la maison qu’on nous offre ? demanda froidement Rei.
Miyako blêmit et sentit des sueurs froides dans son dos. Elle savait que cette maison était délabrée comme les autres maisons de ce type, abandonnées depuis des décennies, mais elle ignorait que son était aussi mauvais.
— Je… je suis…
— Je sais que tu n’y es pour rien, Miyako-chan.
— Je vais en demander une autre…
— Inutile, les vieux nous refileraient à nouveau un taudis dont ils veulent se débarrasser. Suivez-moi.
Repartant vers la sortie, Rei enjamba le trou sans prêter attention au spectacle sous ses pieds. Elle fut suivit de près par les autres filles.
Dehors, un peu plus loin, elles trouvèrent Inori et Miharu dans les bras l’une de l’autre, tremblant comme des feuilles.
— Miharu ?
Nion s’approcha pour venir consoler son amie qui lui sauta dans les bras en pleurant. Inori, sans réfléchir, l’imita. Nanashi soupira, les mains dans les poches
— Elles exagèrent… Quel est le plan, Reicchi ?
— Je n’ai pas de plan précis mais je me dis qu’il y a suffisamment de maisons abandonnées dans le coin.
Elle observa autour d’elle le quartier riverain.
C’était le quartier le plus traditionnel du village, il n’y avait que des vieilles maisons en bois serrées les unes contre les autres. Une partie d’entre elles avaient directement une vue sur la rivière. Les rues étaient pavées et il n’y avait presque pas de voitures.
C’était comme si on avait tenu à garder ce quartier tel qu’il était à l’ère Edo, un peu comme Gion à Kyoto ou Kawagoe à Tokyo.
— Vous allez en choisir une comme ça ? s’étonna Miyako.
Rei referma la porte de la vieille bâtisse envahie par les rats, puis se prit la tête. Rapidement les filles se mirent à la suivre sans réellement savoir où elle voulait se rendre.
Les passants leurs jetaient des regards ahuris, certains étaient particulièrement mal à l’aise en leur présence et rentraient aussitôt dans leurs demeures. C’était un spectacle pour le moins étrange en cette fin de XXIe siècle.
La journée commençait à arriver à son terme, elles étaient arrivées en début d’après-midi pourtant. L’onsen suivit de la partie administrative leur avait fait perdre pas mal de temps. Était-ce prémédité par les doyens du village ?
Avait-on espérer que la nuit tombée, les jeunes femmes insatisfaites se résignassent à occuper la demeure désignée ?
Rei avait vu clair dans leur jeu, elle savait qu’ils utilisaient Miyako pour leurs fins, mais elle ne comptait pas les laisser gagner. Ses pas ne tardèrent à s’arrêter, elles étaient arrivée à la sortie du village, au pied des montagnes.
— Cette maison est occupée par quelqu’un ? demanda Rei à Miyako.
— Euh… je ne sais pas…
Sans attendre d’en savoir plus, la mercenaire se dirigea vers la porte d’entrée qu’elle essaya d’ouvrir, mais elle était verrouillée.
— Eh oh ! Il y a quelqu’un à l’intérieur ? cria-t-elle en tendant l’oreille.
Elle n’entendit pas de bruits. En se tournant vers ses collègues, elle chercha leur confirmation.
Mais seule Nanashi la comprit de suite :
— J’entends personne à l’intérieur. Peut-et’ bien qu’elle est vide…
— Attendez ! Vous ne voulez pas que je demande aux doyens si…
— Ils refuseraient, c’est évident. On comprendra vite si elle est occupée ou non…
— On va vraiment faire ça ? demanda Miharu.
— Oui, ça me paraît pas très cool, insista Inori.
Mais Rei ne répondit que par un sourire en coin.
— Et ça vous paraît cool et courtois de loger celles qui viennent sauver le village dans un taudis avec des rats ? En plus, ce n’est pas comme si nous allions risquer nos vies pour quelques sous seulement, non ? Faisons le tour et si ça nous plaît, installons-nous ici.
— OK〜 !
Nanashi s’encombra de moins de morale que les autres, elle approcha la serrure et, après s’être brièvement transformée, elle la brisa.
Reprenant sa forme normale, elle invita les filles à entrer sous le regard abasourdi de Miyako qui n’en revenait pas de ces manières brutales. Elle commençait à comprendre la mauvaise réputation des mercenaires…
— La réparation de la serrure est aux frais de la princesse, tu pourras leur transmettre qu’aucune de nous ne paiera pour ça.
Rei passa la première suivie de Nanashi.
La maison n’était pas neuve, certes, mais comparé à la précédente, elle semblait en bien meilleur état.
Il y avait de la poussière et des toiles d’araignées mais aucun débris au sol qui attestaient d’un état de dégradation avancé. L’odeur était moins forte également.
Rei s’avança en tête et testa du pied les planches du couloir d’entrée, elle sauta même dessus.
— Je pense que cette maison a été abandonnée pendant la période de l’Invasion, ce qui explique qu’elle soit en meilleur état.
— Rei-san, vous… les chaussures…
La mercenaire tourna son visage vers Miyako qui venait de dire tout haut ce que n’importe qui aurait penser mais Rei ne prêta aucune attention à la remarque et poursuivit sa visite.
C’était une grande maison avec des portes coulissantes, des tatamis et nombre de boiseries. Il restait encore quelques affaires tels que des livres, des couverts, des couvertures, des futons et du mobilier, mais tout le reste avait disparu.
— Il y a même des futons ! s’écria Nanashi lorsqu’elle ouvrit le placard d’une des salles à coucher.
— Ils devaient être sacrément pressés de partir, fit remarquer Nion. N’étaient-ils pas en train de fuir quelque chose ?
— Ou quelqu’un…, marmonna tout bas Rei.
Elle se tourna vers le groupe derrière elle.
— OK, ça me paraît bien. On s’installe ici. J’ai repéré de quoi faire le ménage, donc on va se séparer en deux groupes : le premier s’occupe de faire le ménage et le second part au konbini acheter des provisions. Il est encore ouvert à cette heure-ci, rassure-moi, Miyako ?
La jeune lycéenne acquiesça. Contrairement aux konbini des villes, ceux des villages fermaient le soir. Dans tout Yume-Shingawa il y en avait trois : deux dans le quartier populaire et un autre dans le quartier aisé. Il n’y en avait pas dans le quartier riverain, mais à la place il y avait des petites échoppes disséminées dans les diverses ruelles.
— Prems’ pour le konbini ! s’écria Nanashi.
— On va tirer au sort, dit Rei. Je me dévoue pour prendre une des places pour le nettoyage et Miyako est d’office dans l’équipe konbini, puisqu’elle est la seule à connaître le chemin.
— Hein ?! Je veux pas faire le ménage !
— Je veux bien faire le ménage, se dévoua Inori.
— Du coup, il suffit qu’une de vous trois se dévoue et c’est bon.
Miharu, Nion et Nanashi se regardèrent l’une l’autre, puis finalement Nion se sacrifia.
— Je n’en ai pas envie, mais pour Miharu…
— Tu es trop gentille, Nion !!
Miharu lui sauta dans les bras en guise de remerciement. Les tâches ménagères étaient rarement le point fort des mahou senjo, encore moins des mercenaires habituées à une vie plus nomade.
***
Le groupe de nettoyage était fort affairé, la maison avait été abandonnée depuis des décennies, peu importait où on posait le pied, il y avait de la poussière qui s’envolait.
Ayant décidé que nettoyer intégralement une telle maison était pour l’heure impossible, elles décidèrent de s’occuper juste des pièces qu’elles allaient utiliser : Rei eut pour tâche de rendre propre le salon/salle à manger au rez-de-chaussée, tandis que Nion et Inori écopèrent de la chambre à coucher à l’étage.
Elles avaient récupéré les ustensiles de ménage qui se trouvaient dans l’un des placards et avaient enroulé des bandeaux autours de leurs bouches. Les fenêtres étaient grandes ouvertes pour laisser la poussière sortir.
— Eh oh ! Il y a quelqu’un ?
Une voix masculine se fit entendre à l’extérieur, mais seule Rei l’entendit ; le bruit de l’aspirateur que les deux utilisaient l’avait couverte.
Rei passa la tête par la fenêtre pour voir de qui il s’agissait. À l’extérieur, la nuit était déjà tombée et quelques réverbères illuminaient la rue. L’éclairage n’avait rien à voir avec la ville…
Deux personnes se tenaient là : l’une était Hisano et l’autre un homme ventripotent, plus jeune que le premier. Le visage arrondi et ses joues rouges de ce dernier lui donnaient une sorte de bonhomie.
Ses cheveux étaient noirs et courts, des lunettes ornaient son nez et un costume noir son corps.
Rei baissa son foulard et s’adressa à ses interlocuteurs :
— Ah, c’est toi… ? Mmmm, je me souviens plus de ton nom… représentant de la ville…
Elle le faisait exprès, elle se souvenait qu’il s’appelait Hisano, mais le précédent coup bas l’avait quelque peu énervée.
— Hisano ! Mais ce n’est pas très important, répondit le vieil homme sur un ton aussi démotivé que lors de la dernière entrevue.
L’homme à ses côtés se présenta à son tour en épongeant son visage à l’aide d’une petite serviette.
— Je suis le maire de Yume-Shingawa… Amenomiya Saito.
— Ah, quel honneur, Monsieur le Maire ! exagéra Rei. Je vous inviterais bien à rentrer boire quelque chose mais l’intérieur est encore un peu sale. Que puis-je pour vous ?
Sur ces mots, elle enjamba l’encadrement de la fenêtre et sauta pieds nus dans la rue.
Elle se dirigea vers les deux hommes qui l’observaient comme si elle était une sorte de « chose étrange ». Elle n’en avait cure, au contraire, elle paraissait satisfaite de l’effet qu’elle produisait.
— Je…
— Excusez-moi ma tenue, Monsieur le Maire, nous venons d’aménager dans le coin et il y a encore quelques travaux en cours…
Rei ne portait qu’un jean aux ourlets retroussés et un t-shirt fort simple.
Les deux hommes l’observèrent en silence un instant, de manière relativement impolie, puis Hisano prit la parole :
— En fait, nous venons vous dire que ce n’est pas la maison qui vous a été attribuée. Probablement que Miyako-chan a fait erreur en vous guidant…
— La maison qui nous a été attribuée n’est pas celle-ci ? Vous m’envoyez navrée.
Tout transpirait l’ironie dans ses paroles, elle ne la cachait pas du tout. Elle voulait les faire culpabiliser, au contraire. Elle se trouvait bien gentille en fait d’aborder le problème de la sorte, une majeure partie des mercenaires auraient rompu le contrat en les insultant.
— Vous vous moquez de nous ?
— Je me demande bien qui se moque de qui… Enfin bon, je suis navrée, je n’ai vu qu’un ramassis de planches et de murs qui servaient de nid aux rats, je n’appelle pas ça une maison.
Une fois de plus, Rei provoqua une vive réaction chez ses interlocuteurs : Hisano maîtrisait à peine sa colère, tandis que le maire Amenomiya paraissait fort embarrassé. Il transpirait et s’épongeait.
— Vous n’avez pas le droit d’occuper une maison comme ça, selon votre bon vouloir.
— Elle n’appartient à personne, je ne vois pas le problème.
— Elle appartient à quelqu’un, même si personne n’y vit.
— Personne n’y vit, donc elle n’est plus à personne. Si son propriétaire en avait quelque chose à faire, il ne l’aurait pas laissée se délabrer à ce point. Puis, prouvez-moi qu’elle a un propriétaire au juste. Voire mieux, envoyez-le se plaindre auprès de moi.
Rei afficha un regard de profond défi et un sourire carnassier.
— À moins qu’il ne soit déjà mort ou qu’il ait fui votre village dans lequel il ne trouvait plus en sécurité ? C’est vrai que je n’aimerais pas habiter dans le coin lorsque les hommes-serpents reviendront… Surtout que les officielles ont décidé de vous laisser tomber.
Hisano entrouvrit à peine les yeux, ils étaient menaçants.
— Serait-ce des menaces ?
— Seulement si vous les entendez ainsi. Je n’ai fait que dire la vérité. S’il y avait eu des officielles pour vous protéger, vous ne seriez pas venus engager des mercenaires, je me trompe ? Puis, au passage, ce genre d’affaire ne relève pas de la qualification du maire ? Pourquoi est-ce qu’un représentant du haut quartier vient me faire la morale au juste ?
Elle connaissait fort bien la réponse : la ville haute étaient riche, c’était eux qui gouvernaient en réalité le village, le maire n’était qu’un pantin entre leurs mains.
Hisano aurait pu dire quelque chose du genre : « je peux faire annuler votre contrat, si cela ne vous convient pas » mais il s’abstint de le faire.
Il était sûrement conscient qu’ils ne trouveraient aucun autre mercenaire à ce prix-là.
À la place, le vieil homme grimaça, puis afficha à nouveau son expression éternellement insatisfaite. Le maire agita ses mains et intervint :
— Veuillez-vous calmer, tous les deux… C’est une bévue, mon amie… Haha !
Il affichait un sourire crispé tandis que son visage était couvert de gouttes de sueurs.
— Ah bon ? Vous n’êtes pas d’accord avec Monsieur le représentant ?
— Je pense que vous avez mal compris ses intentions, Mademoiselle… Nous étions simplement venus nous informer de votre situation, savoir si tout allait bien. Le changement de maison nous a un peu surpris, je vous l’accorde… mais vous avez bien fait, si la maison désignée était insalubre, il vous en fallait une nouvelle.
Rei afficha un sourire satisfait, elle était arrivée à avoir ce qu’elle espérait.
— Eh bien ! Désolée si j’ai mal compris. Mes excuses !. Écoutez, ma foi, même si l’état laisse un peu à désirer, nous devrions nous y plaire. Merci pour votre accueil, Monsieur le maire.
— À la bonne heure. Haha ! Faites-nous savoir s’il vous faut quoi que ce soit…
— C’est bien aimable de votre part. Je ne manquerai pas de vous en faire part. Sur ce, je vous laisse, du travail m’attend encore.
Sur ces mots, ayant obtenu ce qu’elle voulait, Rei se retourna et salua de la main. Puis, elle rentra en enjambant à nouveau la fenêtre.
Hisano jeta un regard noir à Amenomiya, puis ils s’éloignèrent tous les deux en discutant bruyamment.
***
Nanashi, Miharu et Miyako étaient en route vers le konbini.
Pour le rejoindre, il fallait quitter le quartier riverain, traverser le pont et rejoindre soit les hauts quartiers, soit les bas quartiers. Elles avaient opté pour les quartiers populaires que Miyako connaissait mieux.
Néanmoins, il y avait quelques kilomètres à parcourir pour les atteindre.
— Je ne sais pas comment vous survivez avec des konbini aussi loin ? demanda Miharu.
— J’avoue que depuis que je me suis habituée, moi aussi je trouve ça abusé…, dit Miyako.
Même si elle vivait dans une petite ville qui n’était pas comparable à Nagano ou Tokyo, c’était un autre niveau que ce village.
Dans le quartier riverain, il y avait nombre de vieilles boutiques traditionnelles à l’intérieur même des maisons, mais au fur et à mesure que les personnes âgées du village mourraient de leur bel âge, leurs commerces sans héritiers disparaissaient sans être remplacés. Tôt ou tard, un konbini serait nécessaire pour palier à l’insuffisance du quartier.
La nuit était déjà tombée, même s’il n’était pas si tard. Aussi, nombre des petites échoppes fermaient. L’activité nocturne du village ne devait pas être conséquente, se disaient les deux étrangères, mais le quartier riverain était en réalité plus animé la nuit.
Plusieurs bars du quartier s’étaient adaptés à leur clientèle, des personnes qui ne venaient qu’après le dîner, en fin de journée de labeur pour décompresser en buvant. Ils fermaient de fait assez tard.
Alors qu’elles arrivèrent en vue du pont, quelqu’un vint à leur rencontre.
Miyako connaissait cette personne, c’était un des doyens du quartier et une des personnes les plus respectées.
— Bonsoir mes jeunes dames, les salua-t-il.
Contrairement aux autres passants, il ne semblait pas avoir peur, au contraire, il était délibérément venu à leur rencontre.
Cet ancien homme aux cheveux courts entièrement gris et au dos légèrement bossu était reconnaissable à sa tenue : il portait des habits religieux, un chapeau ainsi qu’un bâton de moine. Shibo était le responsable du temple situé dans le quartier riverain, il était la figure spirituelle du village.
— Yo ! Désolée, on a pas trop le temps, expliqua Nanashi. Faut qu’on aille au konbini et paraît qu’il ferme tôt ici.
— Vous avez besoin de faire quelques courses, mes enfants ?
— Yep !
— Je vois, je vois… Désolé qu’un vieillard comme moi vous fasse perdre du temps, je voulais simplement voir à quoi ressemblait les protectrices du village.
Nanashi observa les deux autres filles, puis se gratta la tête en prenant un air gêné.
— Héhé ! C’est nous ! Bah, pas de souci, vieil homme. C’est cool de t’être présenté ! Moi, j’suis Nanashi ! Voici Miharu et Miyako.
Miyako leva la main et commenta :
— Il me connaît déjà…
— Ah c’est vrai que tu crèches ici… Désolée ! On loge là-bas, la maison avec le petit arbre devant. Si tu veux venir causer avec nous…
Le vieil homme leva son chapeau avec respect.
— Je vous remercie, jeune fille. Si vous le souhaitez, je peux vous donner le passage jusqu’à votre destination. Je ne suis pas très friand de ce genre de commerce bon marché, nos boutiques du coin sont largement meilleures, mais il est vrai qu’il est tard et vos ventres sûrement vides.
— Ah ? Tu peux faire ça ? s’étonna Nanashi.
Le vieil homme leva la main alors qu’une voiture passait sur les rues dallées en direction du pont. Puisqu’il ne s’agissait pas d’asphalte, la circulation était un peu lente.
Le conducteur arrêta le véhicule à proximité du moine.
— Daiki, il me semble que tu passes devant le konbini, non ?
— Euh… Oui.
— Ces filles auraient besoin d’un petit passage, tu pourrais leur rendre ce service ? Ce sont nos sauveuses, les envoyées des cieux.
— Oohh !!
L’homme d’entre deux âges passa la tête par la fenêtre pour observer les jeunes femmes plus loin, il semblait positivement étonné.
— Il y a vraiment quelqu’un qui ne sait pas qui nous sommes ? marmonna Inori alors que l’homme échangeait quelques mots avec Shibo.
Elle n’obtint pas de réponse de ses voisines, qui ne l’avaient sûrement pas entendue.
— Montez les filles, je vous dépose !
— Merci !
— Je vous remercie !
— Classe ! Tu nous sauves, vieil homme !
— Il n’y a pas de quoi, c’est tout naturel.
Shibo les salua de la main alors qu’elles s’éloignèrent en voiture. Se redressant légèrement, il sourit en marmonnant quelque chose d’inintelligible. Puis, il se remit en marche en faisant tinter son bâton.
Au retour des trois filles, des sachets pleins les mains, quelques chambres de la maison étaient plus ou moins propres et les futons avaient été aérés pour qu’elles puissent y dormir dessus.
Les voisins surveillèrent avec méfiance jusqu’à tard les lumières qui provenaient de l’intérieur de la maison jusque lors abandonnée.
C’est ainsi que le village accueilli un nouveau foyer provisoire.
***
Le lendemain soir, après une journée passé à remettre la maison en état et à patrouiller dans le village pour en comprendre l’agencement, les filles se retrouvèrent toutes à la cuisine qui avait enfin l’air d’une véritable cuisine.
Les anciens propriétaires avaient laissé la plupart des ustensiles, les denrées périssables avaient été jetées et les affaires technologiques avaient été emportées.
Probablement que les personnes qui y avaient vécu avaient nourri le projet de revenir chercher les dernières affaires mais ne s’étaient pas résolus à le faire. Quel avait pu être la situation du village vingt ans auparavant lors de l’Invasion ?
En fait, il n’était pas à exclure que les anciens propriétaires étaient tout simplement morts en cherchant à fuir en ville. À cette époque, il y avait eu tellement de morts…
— Alors qu’avez-vous trouvé de bien en ville ? Enfin village ? demanda Rei assise à la table basse du salon.
— C’est tout paumé, y a rien de bien ! Y a deux konbinis, quelques boutiques, mais rien de ouf. Ah si ! Le vendeur de brochettes de la rue à côté est vachement sympa.
Nanashi était également assise à la table basse, en face de Rei, ou plutôt elle était couchée. La partie inférieure de son corps était sous la couverture de la table basse, le kotatsu, tandis que le haut était tourné vers le plafond les bras écartés.
Elle était dans une position de détente, elle semblait être sur un petit nuage moelleux.
— Merci mais je te demandais pas à ce propos. Je voulais dire : vous avez trouvé des choses suspectes ?
— Ah ça ? Bah non ! J’ai rien vu de spécial. Les gens semblent tous avoir peur de nous sauf le moine, Miya-chan et le prof.
— J’aurais pas dû te demander de t’en occuper. La prochaine fois tu restes faire le ménage.
En entendant ces paroles Nanashi, paniquée, se redressa d’un coup :
— Non ! Tu sais bien que j’suis un héros, un héros fait pas le ménage !
— Qui te dis qu’ils n’ont font pas ? Pourquoi vivraient-ils comme des porcs, hein ? Puis, depuis quand tu es un héros, toi ? Tu as accompli quoi comme hauts-faits pour mériter ce titre ?
— Eeeeh ! J’ai sauvé plein de gens ! J’ai même sauvé quelques mahou senjo quand j’étais sur le continent !
— Vous avez été sur le continent ? s’étonna Inori qui s’approchait de la table à cet instant.
Elle portait entre ses mains une marmite reliée à un câble électrique. Il avait été décidé de cuisiner un sukiyaki et les trois filles tirées au sort s’attelaient dans la cuisine pour les préparatifs.
Miyako n’était pas encore arrivée mais avait également été conviée.
— Yep ! J’suis allée aider des consœurs en Corée du Sud.
— Ah bon ? Le pays n’est pas occupé ?
— Bah oui, justement. Elles étaient grave en danger et grâce à moi elles ont pu trouver un endroit plus safe pour se poser.
Inori posa la marmite et se mit à observer Nanashi en clignant des yeux, puis se tourna vers Rei.
— Tu sais toujours pas expliquer toi… En gros, on en parle pas beaucoup, mais il y a encore des survivants sur le continent. Chine, Inde, Corée et autres. Les pays sont occupés, mais il y a des poches de résistance disséminées de-ci de-là.
— Ah bon ? Pourquoi personne n’en parle ? Pourquoi on ne va pas les aider ?
— Tu penses vraiment que Kibou a les moyens d’aller aider les pays du continent ?
Cette question n’était en soi pas si simple puisqu’elle faisait appel à nombre de données qui n’étaient pas connues du public et de la majorité des mahou senjo.
La réponse semblait évidente : la situation était déjà terriblement dangereuse à l’intérieur du territoire kibanais, le gouvernement ne pouvait pas se permettre de guerroyer dans les pays voisins. Mais…
— En vrai, Kibou aurait les moyens d’établir des têtes de pont, expliqua Rei, mais l’intérêt il n’a aucun intérêt à le faire pour le moment. Il y aurait bien des ressources qu’on pourrait tirer de ces territoires et, peut-être, dans un futur cela arrivera, mais le risque est encore trop important. Un échec déstabiliserait les défenses du pays. Puis, un petit territoire est plus facile à défendre et contrôler.
— Mais, il y a des gens qui y vivent encore… Il faudrait au moins les ramener chez nous, non ?
— Et si ces personnes ne voulaient pas venir ?
Une fois de plus, Inori resta silencieuse face à une question simple. Dans son esprit, tout le monde voudrait être sauvé, mais elle fit le parallèle avec la situation du village et…
— Il y a des personnes qui ne veulent pas quitter leurs terres…, marmonna-t-elle.
— Parfaitement, ils tiennent simplement à défendre leur pays jusqu’à la mort. D’un autre côté, quand on voit les promesses en l’air qu’a fait Kibou aux réfugiés…
Le pays avait jadis accepté les réfugiés en leur promettant de reprendre leurs pays respectifs, mais en vingt ans n’avait jamais rien entrepris dans ce sens. Au début, quelques voix de contestation s’élevaient, mais depuis de nombreuses années plus rien.
— De génération en génération, la notion même de pays d’origine devient flou, les nouvelles générations se sentent Kibanais. Lorsque les vieux seront morts, Kibou n’aura plus besoin d’honorer sa promesse. C’est fort pratique, non ?
Rei afficha une expression ironique et moqueuse qui perturba Inori.
— Mais pourquoi… ?
— C’est simple : si dans un futur la crise passe, il n’y aura plus d’asiatique pour exiger leur droit de propriété. Tout appartiendra à Kibou.
— C’est horrible…
Inori était choquée, c’était la première fois qu’elle entendait une pareille théorie. Rei l’annonçait ainsi, l’air de rien en plus. Une main se posa sur l’épaule d’Inori.
— Tu ne devrais pas écouter les paroles de Ryûko, dit Nion. De toute manière, nous ne changerons rien.
— Oui, tu n’as pas tort. Préparons à manger plutôt !
Rei sourit comme si elle venait de gagner mais en réalité elle ne tirait pas de réelle satisfaction d’avoir détruit l’innocence de sa collègue. Elle-même était révoltée contre ces pratiques, mais comme toutes les mercenaires, elle devait d’abord penser à sa propre survie.
Miharu posa sur la table des plateaux avec de la nourriture qui devait être plongée dans la marmite une fois chaude.
— Ouais, la bouffe ! dit Nanashi avec entrain.
— Il faut attendre Miyako, fit remarquer Inori.
— Je vais l’appeler. Nion, Inori, surveillez Nanashi qu’elle ne vole rien à manger.
— Rhoo ! C’est bon, tout est encore cru, ça m’intéresse pas. Par contre, Reicchi en est fan…
— Ne serait-ce pas comme les dragons ? demanda Nion en posant son index sur sa lèvre inférieure.
Elle se mit à fixer Rei qui leva les sourcils et afficha un sourire moqueur.
— Qui sait ?
Depuis la veille, Nion s’était mise à l’appeler « Ryûko », qui signifiait « la fille dragon », ou « chef ». Elle commençait à se sentir à l’aise avec elles et avait déjà des surnoms pour chacune d’elles.
Lorsque Miyako finit par arriver il faisait sombre déjà, elle avait eu du mal à négocier le droit de venir les voir mais sous la pression de sa mission d’espionnage, elle avait fini par avoir l’autorisation.
— Désolée du retard…
— Vite pose-toi qu’on bouffe ! dit Nanashi impatiente.
À l’origine, elle n’avait pas prévu de venir les voir ce soir-là, elle avait l’intention de réviser ses cours puisqu’elle n’était pas autorisée à se rendre au lycée, mais Inori était venue l’inviter en personne en début d’après-midi.
Comment avait-elle trouvé son adresse ?
Miyako s’était posé la question et avait simplement conclu qu’elle l’avait demandée ; n’importe quel villageois pouvait savoir où elle vivait. Elle n’avait jamais été trop le genre de fille à faire des remous mais depuis qu’elle avait accepté d’assister (espionner) les mercenaires, elle s’était retrouvée sur les devants de la scène.
Dans les petits villages, tout se sait très rapidement.
Miyako était fascinée par ces filles, elle s’en rendait de plus en plus compte. Elle avait accepté l’invitation avec joie. Elle ne les avait pas vue en combat, mais elle ressentait déjà quelque chose de différent en elles.
Une fois installées, le sukiyaki put commencer.
L’ambiance était amicale, les filles discutaient et riaient. Comme Nanashi l’avait dit, Rei aimait la viande crue, elle n’hésita pas à en manger quelques tranches crues. Pour sa part, Nion était très silencieuse et agissait comme une mère pour Miharu en lui soufflant la nourriture, par exemple.
— C’est encore trop chaud. Ne te brûle pas.
Nion n’hésita pas à souffler les udon de son amie (sœur) et de les lui faire manger. Les autres filles les observaient avec étonnement et Inori finit même par rougir face à ce spectacle. On aurait pu y voir une mère et une fille, mais également un couple.
Le regard de Rei leur avait intimé une fois de plus le silence. Quel que fût leur passé et leur relation, en tant que collègues de travail, elles n’avaient pas leur mot à dire.
À la fin du repas, alors que la température chutait, on alluma le kotatsu, cette table chauffante, et on posa des mandarines à la place de la marmite. Repue, les filles commencèrent à parler de sujet plus féminins…
— Vraiment ? Aucune d’entre vous n’a de petit copain ? demanda Miyako.
Les histoires de cœur étaient généralement au centre des girls talk.
— Bah, non ! Je suis intéressée par devenir un héros, les mecs je m’en fous un peu, répondit franchement Nanashi.
— Et vous, Rei-san ? Vous êtes la plus âgée du groupe, il me semble…
Miyako était encore suffisamment intimidée par Rei pour la vouvoyer.
— Rien de sérieux.
— Quoi ?! T’as été avec un mec ? s’étonna Nanashi. Je croyais que t’était une pucelle aussi !
— Eh oh ! J’ai pas dit avoir été jusque là non plus…
Les yeux de Miyako se mirent à briller, c’était le genre d’histoire qui l’intéressait en tant que lycéenne sans expérience. Même si certaines filles de son âge avaient déjà des petits amis, ce n’était pas son cas. Sûrement parce qu’elle était vu comme une campagnarde, les garçons ne venaient pas trop lui parler.
Tous les regards étaient braqués sur Rei qui épluchait lentement une mandarine, faisant exprès de faire ménager le suspense.
Finalement, c’est une fois de plus Nanashi qui céda la première :
— Bon tu vas le dire oui ou non ?!
— C’est vrai que j’aimerais savoir aussi…
— Moi aussi !
— C’est embarrassant…, marmonna pour sa part Inori.
Cette dernière avait remonté la couverture du kotatsu jusqu’aux épaules, on ne voyait que sa tête dépasser et encore.
— Ah oui, vous voulez savoir ?
« OUIIIII !! », répondirent en chœur les filles, Inori incluse (bien que timidement) et Nion excluse.
— Eh bien… C’était au tout début quand j’ai intégré l’armée. J’avais quelques 15 ans, un soldat plutôt gentil, Minato-kun, s’est déclaré à moi. C’était un ingénieur tankiste, un type plutôt malin en fait. Je lui ai demandé si ça ne lui faisait pas peur le fait que je sois une mahou senjo, il m’a répondu « au contraire, vous êtes merveilleuse, une sauveuse de l’humanité ! ».
Les filles étaient pendues à ses lèvres, ce qui fit sourire légèrement Rei qui avala à cet instant un quartier de mandarine.
— Et après ?
— Bah, je savais pas trop ce que j’éprouvais pour lui et notre position était un peu compliquée, j’avais ma carrière et tout…
— Tu as refusé ? demanda Miyako enthousiasmée.
— Je l’ai mis à l’essai. Il a accepté de rester quelques temps à mes côtés sans rien tenter, mais j’ai été finalement muté et notre histoire a prit fin.
— C’est triste !!
— Bah, pas tant que ça, je lui ai offert mon premier baiser en compensation le jour de mon départ.
— C’est encore plus triste ! rétorqua cette fois Inori. Le pauvre, vous vous êtes séparés en lui donnant un doux cadeau d’adieu. Il a dû en pleurer des années…
Rei afficha une expression complexe où on pouvait lire une pointe de regret et de tristesse.
— Sûrement… Enfin bon, mon ancienne moi était portée à fond sur la carrière de toute manière, je n’allais pas rester pour lui. Je voulais devenir la meilleure, je visais le poste de Maréchale Occulte. Il n’aurait pas pu me suivre de toute façon.
— Tu n’as pas essayé de le revoir depuis que tu es mercenaire ? demanda Miharu.
— C’est compliqué… Puis les années ont passé, je n’ai plus de sentiments pour lui.
Les filles poussèrent en même temps un « oooh » de déception. Rei se dispensa de leur expliquer l’autre raison qui rendait leur rencontre impossible et qui était bien plus triste encore : le jeune homme était mort dans l’exercice de ses fonctions, dans un combat contre les Anciens.
Avait-il gardé jusqu’à la fin le souvenir de ce baiser ? Avait-il détesté Rei de ne pas être restée pour lui ? C’était des questions qui ne trouveraient jamais de réponses.
— En tout cas, c’est vraiment courant parmi les soldats de l’armée de terre d’avoir des fétichismes sur les mahou senjo, reprit Rei. Je me demande parfois s’il m’aimait vraiment moi ou alors si ça aurait pu être n’importe quelle autre.
— Ch’savais pas que tu avais eu ce genre de passé. Pourquoi t’en as jamais parlé à ton bro ?
— Parce que tu ne m’as rien demandé, Nana-chan.
Nanashi grimaça et grommela, elle ne lui avait rien demandé mais elle aurait pu en parler quand-même. Il fallait dire qu’avec son attitude masculine, Rei n’avait jamais été motivée à lui en parler non plus.
— Et sinon j’ai eu un autre épisode qui m’est arrivé l’année suivante.
Les filles braquèrent à nouveau leurs regards sur Rei, elles étaient à nouveau pleine d’entrain.
— Je venais d’être promue officière et une colonelle plus gradée que moi m’avait pris en affection. Je pensais simplement qu’elle me voyait comme amie mais un soir, elle m’a invitée dans son bureau…
Elle prit une gorgée de thé et un quartier de mandarine, ce qui agaça beaucoup les filles autour de la table qui attendaient la suite et voyaient clair dans son petit jeu.
— Et donc ?
— Elle m’a attrapée par l’épaule et…
— Elle t’a fait quoi ?!
— … elle a commencé à me caresser la joue. Puis, elle s’est collée contre moi, me faisant tomber sur le bureau…
— Kyaaaaaa ! C’est torride !
— Je… je n’en peux plus !
Miharu s’agitait en tout sens, tandis que Nanashi et Miyako avaient les yeux grands ouverts pour ne rien raté. Inori pour sa part s’était cachée entièrement sous la couverture et Nion restait impassible.
— J’avoue que je ne savais pas trop quoi faire à cet instant, c’était ma supérieure, c’était donc une situation délicate. D’autant qu’elle avait collé son genou entre mes cuisses et qu’elle me regardait avec des yeux flamboyants. Le statut donne pas mal d’avantages, certaines en abusent…
— Et donc, elle t’a… ? demanda Miyako d’une voix hésitante.
— Elle a commencé mais je l’ai arrêtée avant que ça aille trop loin. Je lui ai menti en lui disant que je voulais prendre mon temps avec elle.
— Vous êtes allées jusqu’où ?! demanda Nanashi en saisissant Rei par les épaules.
Rei leva les sourcils sans répondre, Nanashi se mit à la secouer. Finalement, Rei lui chuchota quelque chose à l’oreille qui ne manqua pas de faire sortir de la gorge de son interlocutrice un « oooohhh » d’émerveillement.
— Moi aussi je veux savoir !
Rei se libéra et reprit la parole :
— Heureusement, elle m’a cru. J’ai appris plus tard que je n’étais pas la première à qui elle faisait le coup, on la surnommait la « croqueuse d’aspirantes ». J’aurais pu accepter et gravir les échelons grâce à son aide, d’autant qu’elle était plutôt une belle femme, mais je ne voulais pas que ma promotion ne soit due qu’à mon physique et mes largesses, si vous voyez ce que je veux dire. Du coup, j’ai joué son amoureuse timide quelque temps, lui refusant sans cesse d’aller plus loin. Et lorsque j’ai atteint le même rang qu’elle, j’ai finalement décliné son offre.
— Hein ?!!!
— Mais… ?!
— J’ai dit qu’elle était belle, pas que je l’aimais. J’ai juste amadoué le loup en lui laissant quelques baisers mais je n’allais pas m’offrir à elle, c’était hors de question. Et avec ça, voilà toutes mes aventures amoureuses. Depuis que je suis mercenaire, même les pervers me fuient.
La raison résidait dans son aura draconique particulièrement intimidante pour des personnes sans pouvoirs. Miyako la ressentait par moment mais agissait contre ses propres instincts qui lui suggéraient de fuir.
— Et… c’est fréquent entre…
— Entre filles ? demanda confirmation Rei. Oui, ça arrive assez souvent à l’armée quand même.
— Et ça ne vous dérange pas ?
Rei prit un instant pour réfléchir et en levant les épaules répondit :
— Homme ou femme, peu importe, personnellement.
— Hein ?!! Vous… vous êtes une perverse, Rei-san !! s’indigna Inori.
— Ouais sûrement. Fais gaffe, cette nuit je pourrais me glisser dans ton futon. Hahaha !
— Nooooonnn !!
Les filles se mirent à rire de la réaction d’Inori. Miyako se rendait compte une fois de plus que les mahou senjo vivaient vraiment dans un autre monde, même leur sexualité était différente.
Finalement, elle posa la question qui pendait à ses lèvres :
— Et vous autres ? Vous êtes comme Rei-san ?
Les filles se regardèrent entre elles et la première à répondre ne fut autre qu’Inori :
— C’est une question indécente. Désolée, je ne veux pas y répondre.
— Pas de problèmes, Inori-san.
— Moi ch’sais pas, dit Nanashi. Je me suis pas vraiment posé la question. J’aime Reicchi comme un bro, mais je me verrais pas faire des choses avec elle. En fait, les héros y ont pas besoin de faire de cochonneries.
Une réponse digne de Nanashi. Malgré ses attouchements dans le onsen, elle n’était donc pas intéressée…
— Ah bon ? Tu ne veux pas le faire avec moi ? Quel dommage〜 ! se moqua Rei qui semblait s’amuser de la tournure de la discussion.
Nanashi la fixa longuement et avec sérieux :
— Ce serait quand même trop louche… T’es mignonne, mais non.
— Je serais gentille, tu verras.
— Arrêtez de plaisanter avec ça ! cria Inori. S’il vous plaît !!
Même si elle s’amusait, Rei cessa sa plaisanterie.
— Je pense que je ne me vois pas avec un homme…, avoue Nion.
— Je préfère les filles ! ajouta Miharu sans embarras.
Cette réponse fut accueillie avec inquiétude par Inori qui se trouvait à côté d’elle. Elle changea de place pour se mettre à côté de Miyako qu’elle utilisa comme bouclier.
— Et toi Miyacchi ? Tu nous poses plein de questions mais toi ? Tu aimes les mecs ou les filles… ou les deux ?
— Hein ?! Je… je…
Miyako ne savait que répondre, elle n’avait pas réfléchi à la question. Elle se pensait suffisamment insignifiante comparée à elles pour être dispensée de répondre mais finalement la question lui était revenue.
Après avoir balbutié quelques instants, elle rougit et baissa le regard vers la table :
— Je… je pense que j’aime les garçons mais… peut-être qu’une fille… ça irait aussi… je ne sais pas…
— Hein ?! Mais je suis entourée de personnes dangereuses !!!
Inori s’en alla se cacher dans un coin de la pièce provoquant à nouveau le fou rire général.
Une nouvelle gênante allait sortir de la bouche d’une des filles, celle de Nion :
— Et tu le ferais avec l’une d’entre nous ?
Était-ce pour savoir si elle avait des sentiments pour elles ou bien pour savoir si Miyako les discriminait comme tous les autres ?
— Je… Quelle question !
Miyako finit par se cacher derrière ses mains le visage, elle était rouge, même ses oreilles brûlaient.
Répondre à une question d’ordre général était une chose, mais si elle répondait positivement en présence de la personne, elle mourrait de honte.
L’attention était braquée sur elle, elle ne pouvait pas y échapper. D’une voix à peine audible :
— Je pense que oui…
Inori paniqua en entendant cette réponse, elle se leva.
— Je… Je m’en vais dans ma chambre ! Je mords si vous essayez quoi que ce soit, je vous préviens !
— Ça tombe bien, j’aime les filles violentes. Attends-moi. Miam〜 !
— Grrrrrrrr !!
Inori commençait réellement à s’inquiéter des plaisanteries répétées de Rei, elle grogna et s’enfuit à l’étage.
— Elle est trop drôle ! Comme si le fait d’aimer les femmes voulait dire que j’aimais toutes les femmes. Je n’ai jamais dit avoir des sentiments pour elle, expliqua Rei.
Personne ne commenta, cela semblait évident. Et personne ne demanda plus d’explications à Miyako, fort heureusement pour elle. Elle s’attendait à ce qu’on lui demande « qui ? ».
L’heure était tardive, elles étaient repues et avaient bien ri. Aussi, elles ne tardèrent pas à écourter leur petite soirée.
— Je vais accompagner Miyako-chan, proposa Rei.
— Tu veux pas que j’y aille bro ?
— T’inquiète, je vais rien lui faire. J’ai juste pas sommeil, tu me connais je ne dors pas de masses.
Nanashi était au courant, elle acquiesça. En effet, Rei ne dormait que trois heures par nuit au maximum.
Miyako était encore embarrassée par la discussion et l’aveu qu’elle venait de faire. Elle aurait sûrement préféré rentrer seule, mais elle ne pouvait refuser.
Pendant une bonne partie du chemin, elle garda le silence et observa le sol en marchant.
À ses côtés, Rei avait l’air tout aussi sereine que d’habitude. Arrivées dans le quartier populaire où habitait Miyako, Rei finit par lui dire :
— Merci.
— Hein ? Je n’ai rien fait qui…
— Je parle de ton ouverture d’esprit. L’argent manque aux mercenaires, mais ce qui nous manque le plus c’est la reconnaissance.
— Vraiment ?
— Ne pense pas le cas de ton village isolé. On ne nous accueille jamais bras ouverts. Pour une fois, nous avons une fille normale qui partage des instants avec nous. C’est quelque chose de rare et de plaisant. Je parle au nom de toutes, je sais qu’elles le pensent aussi.
— Ce n’est pas… Merci pour tes remerciements.
Miyako gênée baissait le visage.
— Haha ! Il n’y a pas de quoi ! Cela dit, c’était moi qui te remerciait à la base.
Elles s’arrêtèrent devant la maison de Rei où les rideaux s’entrouvrirent à leur approche. Ses parents étaient sûrement plus inquiets de la savoir avec une mercenaire que de la voir rentrer si tard.
Rei les ignora et se contenta de dire :
— Passe quand tu veux. La lune commence à entrer dans sa phase croissante, après-demain l’ennemi va apparaître. Si tu as le temps, passons encore quelques moments tranquilles toutes les six.
— Mer… D’accord, Rei-san.
Sur ces mots, Rei la salua de la main et se retourna. Miyako la suivit du regard quelques instants, puis ouvrit la porte de chez elle : son esprit était si confus cette nuit-là qu’elle ferma à peine l’œil.