— Nous n’aurions jamais dû faire appel à elles !
« Ouais !!! »
La voix puissante d’un homme exprimait ses plaintes face à une foule furieuse qui scandait son approbation.
Il s’agissait de Shibo, le moine du village, responsable du temple et du cimetière, gérant à la fois le culte shintoïste et bouddhiste. Ce n’était pas chose si rare dans des petits villages isolés que la même personne s’occupe des deux cultes. Avant la Deuxième Guerre Mondiale, nombre de temples d’ailleurs accueillaient les deux confessions à la fois, ce n’était qu’après cette triste époque que, par volonté du gouvernement de s’éloigner de l’esprit impérial japonais, on sépara les deux types de temples.
Depuis l’Invasion et la récession de la foi, la gestion de la religion était devenue particulièrement chaotique. En réalité, le gouvernement de Kibou ne s’en occupait plus du tout, même l’Empereur, jadis chef du culte shintoïste, avait été séparée de la religion.
Tant que les religions ne posaient pas de problèmes, elles pouvaient s’exprimer à leur guise, tel était la position officielle du pays.
Dans les faits, les yeux étaient quand même rivés sur ces dernières qu’on suspectait assez souvent d’accueillir des cultistes. C’était notamment le cas dans les grandes villes. Dans les villages, l’influence religieuse était souvent bien plus forte.
Sur une estrade de fortune composée de quelques caisses, Shibo tenait un discours contre les mahou senjo. Le rassemblement se tenait devant la maison qu’elles occupaient.
— Elles ont été incapables de nous défendre et voilà le résultat ! Nous avons deux blessés et nous avons tous été amenés ici, hors de notre monde, sans espoir de retour !!
« À mort les sorcières !! », cria en réponse une voix dans l’assemblée.
« À mort!!! »
Malgré les efforts des filles, il y avait eu deux blessés parmi les villageois réfugiés dans leurs demeures.
Shibo parvint rapidement à obtenir le silence en frappant dans ses mains.
— Mais le principal fautif n’est autre que le maire et la ville haute ! C’est eux qui ont décidés pour nous tous et qui nous ont condamnés !
« Oui c’est vrai !! »
Le moine qui avait été plutôt calme et engageant auparavant, ayant fait bon accueil aux filles venait de changer d’attitude et les accusait de plus belle.
Pourquoi ?
On pouvait sincèrement se poser la question mais la réponse apparaissait assez évidente : la peur. Toutes cette assemblée était terrifiée, ils étaient dans un endroit inconnu à présent.
Auparavant le village se trouvait au creux d’un bassin montagneux, à présent, il était sur une plaine. Il ne restait de son précédent relief que la rivière et la colline sur laquelle reposait la ville haute. La végétation autour du village avaient changé, elle était plus grande et dense : on trouvait des fougères, des cycas, des conifères et quelques plantes inconnues également.
Très loin, on pouvait voir des montagnes des plus inquiétantes.
Même si le ciel nocturne était stupéfiante, avec plus d’étoiles que jamais —on pouvait même parfaitement y voir la trace blanchâtre de la Voie Lactée—, ce n’était pas la voûte céleste habituelle.
Quelques personnes qui avaient eu le courage d’observer à l’intérieur de la forêt avait aperçu d’étranges petits créatures reptiliens qu’ils juraient être des dinosaures.
— Nous subissons le courroux des dieux, mes frères et sœurs ! Nous avons pris la situation trop à la légère et nous en payons le prix !
« Les serpents nous dévorerons tous ! », cria un vieil homme dans l’assemblée.
« Oui, nous n’aurions pas dû nous opposer à eux ! »
« Ils sont les portes-paroles des dieux ! »
Alors que les cris et les plaintes redoublaient, même Shibo cessa de pouvoir les contrôler. Il avait allumé la flamme mais à présent le feu se consumait tout seul.
À les voir ainsi réunis, il était impossible d’y voir autre chose qu’une vindicte populaire. Certains avaient même des torches improvisées à la main ; l’électricité avait été coupé de tous les foyers et les éclairages publics ne fonctionnaient plus.
Les voix devenaient de plus en plus fortes mais aucune des mercenaires à l’intérieur de la maison ne vint tenter de les raisonner ou de leur parler de quelque manière que ce fût.
Même à cette heure tardive, le village tout entier était réveillé. Une minorité de mécontents avaient rejoins Shibo dans sa croisade contre les sorcières, mais la plupart des villageois étaient surtout terrorisés et se cachaient chez eux.
Dans la ville haute, un conseil exceptionnel se tenait entre les vieilles et riches familles du village.
« Chassons les sorcières ! »
« Oui !! Puisqu’elles ne veulent pas parler, chassons-les ! »
Ce genre d’avis commença à se répandre au sein de la foule, rapidement il devint une voix unique.
Mais Shibo se plaça devant la porte d’entrée et tenta de raisonner la foule qu’il avait lui-même instiguée jusque-là :
— Calmez-vous mes frères ! Le but de notre assemblée est de faire entendre sa voix, pas de recourir à la violence !
« C’est de leur faute ! Il faut les chasser et reprendre les négociations ! »
« Oui, elles n’apportent que le malheur ! »
— Vous en faites du boucan pour de ridicules fétus de paille.
La voix d’une fille attira l’attention de la foule. Peu à peu, les regards se tournèrent vers la silhouette qui s’avançait vers la porte de la maison, à travers la foule.
Il s’agissait d’une jeune femme de taille moyenne aux longs cheveux noirs attachés par un ruban rouge en queue de cheval. N’ayant pas de frange, ses mèches de cheveux passaient d’un côté derrière son oreille et de l’autre retombaient sur son visage.
Ses yeux étaient d’un bleu clair qui dénotait particulièrement avec sa chevelure et sa tenue noir. En effet, elle portait un kimono noirs décoré par quelques fleurs rouges comme le sang. Son obi était de même couleur que les fleurs. Elle avait un chapeau de paille qui au lieu de se trouvait sur sa tête pendait dans son dos retenu par une ficelle.
Sur des hanches, deux katanas : l’un des deux n’avait pas de tsuba, de garde, et semblait tout droit provenir d’une autre ère.
Il était évident pour tous qu’il ne s’agissait pas de quelqu’un du village, ils se connaissaient tous.
— Qui… es-tu ? demanda avec une certaine méfiance Shibo.
D’une certaine manière, il devinait déjà la réponse.
— Une mahou senjo, je crois qu’on me désigne ainsi.
« Une autre mahou senjo ? Elle est aussi une des fautives ! », cria la voix d’une femme dans la foule.
Seul, aucun d’entre eux n’aurait eu le courage de croiser le regard de l’inconnue mais ils étaient une foule. Dans la psychologie humaine, le nombre l’emporte et les individus, même faibles, se sent en position de force entourés de leurs paires.
Néanmoins, si les rassemblements leur donne force, plus les rangs grossissent plus les idées de heurtent à celles des autres pour finalement s’étioler et souvent tomber dans l’absurde violence. C’était souvent la finalité des vindictes populaires qui tombaient dans les excès après avoir pourtant fait de belles déclamations.
« Chassons-là !! »
« OUIIIIIII !!! »
« Qu’elle meurt comme les autres !!! »
L’inconnue sourit de manière menaçante, son regard blasé paraissait soudain dévoiler un certain enthousiasme.
— Vous pouvez tenter si vous voulez, mais je ne réponds pas de Kurotsubaki, dit-elle en posant la main sur la poignée de son épée. Si vous pensez faire le poids, je vous attends. Sinon, dégagez de mon chemin, choses insignifiantes et sans courage.
Elle attendit quelques secondes, puis reprit sa marche en direction de la porte d’entrée de la maison.
Sans surprise, malgré les menaces, la foule s’écarta à son approche. La colère et la frustration étaient palpables, mais personne n’osait tenter quoi que ce soit contre l’inconnue.
Elle arriva face à la porte, toqua, puis l’ouvrit et entra dans le vestibule. La porte se referma après son passage sous les yeux de la populace en colère.
Cette porte n’avait jamais été verrouillée, la serrure était toujours brisée par ailleurs. À n’importe quel moment les villageois mécontents auraient pu entrer et demander des comptes ou tenter de tuer les jeunes femmes qui s’y trouvait, mais personne n’avait osé le faire.
Ni Shibo.
Ni la foule enragée.
À l’intérieur de cette maison, il y avait un groupe de filles aussi dangereuses que des Anciens.
Même s’ils les détestaient. Même s’ils en avaient peur. Même s’ils les auraient préférées loin de leur village, elles étaient leur dernier espoir de survie.
***
— Je me permets ! dit l’inconnue en entrant dans la maison.
Elle retira ses sandales, des waraji, et s’avança dans le couloir. Elle se rendit rapidement dans le salon où les filles étaient réunies autour du kotatsu éteint ; elles arrêtèrent leur discussion à son arrivée. Certaines somnolaient.
— Bonsoir, veuillez excuser mon intrusion dans votre sabbat.
Les filles n’étaient pas du tout surprises, Rei alla même juste se pousser pour présenter un coussin au sol indiquant à l’inconnue de prendre place.
Elle s’assit sans poser de question après avoir posé non loin d’elle ses deux katanas.
— Je me nomme Muroya Yotsuba, porteuse de Kurotsubaki et détentrice des arcanes du Shinden Ittô-Ryu. J’ai appris par ce vacarme votre présence dans ce royaume et j’ai pensé rejoindre votre kabbale afin d’en apprendre plus. Auriez-vous l’obligeance de m’informer du statut de cette mission ?
— Elle a l’air fun, Reicchi ! déclara Nanashi avant de bâiller.
— Que voilà une bien étrange personne, signala Itsume qui rajusta ses lunettes sur son nez.
En effet, après la bataille, elle avait suivi Rei jusqu’à la maison où elle avait expliqué ce qu’elle savait aux filles présentes.
Considérant le développement de la situation, elle avait décidé de les rejoindre.
Dehors, on entendait encore les voix des mécontents agglutinés.
— Dit la fille totalement normale…, ironisa Nion en plissant les yeux.
— Chut ! Dis pas ce genre de choses, Nion ! la réprimanda Miharu.
Elles étaient revenues à leur déguisement habituel, se faisant passer pour des amies et non des jumelles ; bien sûr, aucune des autres filles n’était dupe.
— Bien… bienvenue parmi nous, Yotsuba-san ! la salua Inori en s’inclinant légèrement. Je suis Sasaoka Inori ! Je suis la junior du groupe. Héhé !
Elle se mit à rire nerveusement en se grattant l’arrière de la tête, puis fit tomber sans le faire exprès une mandarine qu’elle s’empressa de pourchasser à travers toute la pièce.
— Dire que je voulais six filles et finalement nous voilà sept, dit Rei. Cela dit, après les révélations d’Itsume-chan, je pense que nous ne serons pas trop de sept.
— La situation est désespérée ? demanda Yotsuba.
— Je n’irais pas jusque là, mais elle s’engage mal.
— On va devoir affronter un Puissant Ancien ! dit avec joie Nanashi. C’est une vraie quête de héros tout ça, que j’vous dis ! HAHAHA !
Les regards des jumelles et d’Inori la foudroyèrent.
Un Puissant Ancien n’était pas une menace dont on pouvait rire de la sorte. En principe, un seul d’entre eux avait la capacité d’oblitérer tout le groupe entier. Aucune d’entre elles ne dépassait le rang A+ et même un groupe composé uniquement de rang S avait toutes les chances de périr dans un affrontement contre un Puissant Ancien.
De plus, elles n’affronteraient pas un seul Puissant Ancien, mais toute son armée en prime. Les chances de survie étaient minces, celles de victoire inexistantes.
Rei soupira longuement et finalement présenta brièvement les filles.
— Puisque tu as l’air intéressée par nous rejoindre, il vaut peut-être mieux que nous te disions dans quoi tu t’embarques. Itsume-chan, ça te dérange de refaire le point ? Tu es la mieux placée pour le faire.
Itsume remonta ses lunettes d’un air grave, puis s’accouda d’un bras sur la table et posa le visage dans sa main ; son autre main jouait nerveusement avec une de ses boucles d’oreilles en forme de triangle.
— Bon, commençons par le début… Lorsque les filles m’ont parlé de cette histoire à Nagano, j’ai été intriguée. Pourquoi un village sans histoire serait la cible d’attaques aussi rapprochées ?
Tous les regards étaient tournés vers elle, quand bien même les autres filles avaient entendu la conclusion de cette histoire. Néanmoins, elles n’avaient pas eu droit à la même introduction.
— Sur la base des informations que vous m’avez donné et la maigre prime accordée, j’ai trouvé tout ça très bizarre.
— Et du coup, tu vas avoir ta part ou pas, Itsu-chan ? demanda Nanashi.
— Itsume ! la corrigea-t-elle. Je pense que cette interrogation est devenue secondaire, nous ne sommes pas sûres de pouvoir nous sortir de cette situation, tu sais ? Il est bien probable que le village y passe après notre décès.
— Arrête de dire des choses aussi sombres, tu vas nous porter la poisse ! la réprimanda Inori en gonflant ses joues.
— Notre échec ne pourra être imputer qu’à nos propres capacités, rétorqua de suite Itsume. Je reprends mes explications…
Mais à ce moment-là, elle marqua une interruption dans sa phrase et, pour cause, les cris à l’extérieur cessèrent.
— Ils ont fini par se lasser ? se demanda Miharu, aux yeux fatigués.
Elle était à moitié couchée sur sa sœur qui la soutenait.
— Lorsqu’on est ignoré par quelqu’un, ça finit souvent comme ça, dit Nion.
— Ils n’ont finalement pas eu le courage d’entrer, faut croire. Bah, en même temps, y pouvaient pas réellement nous tuer, non, Reicchi ?
Les regards se tournèrent vers Rei qui avait les bras croisés et affichait une expression sérieuse.
— S’ils avaient pénétré le vestibule d’entrée, j’aurais annulé notre contrat. Actuellement, ils sont plus dans le besoin que nous. Itsume-chan, je t’en prie, continue.
Les paroles de Rei avaient été claires : les mercenaires ne se laisseraient pas marcher dessus par des villageois ignorants. Rei n’avait pas eu besoin de recourir à des menaces, le simple fait d’ignorer la foule avait fait passer le message : « Entrez, mais ce sera la fin ».
Itsume finit par reprendre ses explications :
— Je dispose de connaissances avancées dans le domaine de la sorcellerie des cultistes et j’ai longtemps étudié les créatures du Mythe. En fait, comme vous pouvez le voir à mon apparence, j’étais destinée à une époque à devenir une sorcière mais le destin m’a permis de suivre une autre voie…
En effet, c’était ce que les villageois et surtout sa mère avaient prévu pour elle. Au yeux des ces derniers, en tant qu’enfant née de cette union impie, elle était un être sacré.
Mais Itsume avait fini par trahir leurs attentes et avait cherché à s’enfuir à l’âge de 10 ans. Cela avait fait suite à son premier meurtre forcé.
Sa tentative échouée, on l’emprisonna pendant plus de deux ans. Ironiquement, c’était ce qui lui avait valu sa survie.
Lorsque la véritable nature du village fut dévoilée, des mahou senjo officielles furent envoyées ; elles tuèrent tous les cultistes, ce qui revenait à dire tous les villageois. Elles trouvèrent néanmoins dans une cave humide, une sorte d’oubliette, Itsume.
Son destin était passé de future sorcière du culte à future reproductrice, le village attendait que son corps atteigne la maturité suffisante pour tenir ce nouveau rôle. En tant que demi-Profond, ses enfants auraient été assurément monstrueux, donc sacrés aux yeux de tous ces fous.
Mais les mahou senjo qui la délivrèrent l’estimèrent ennemie des cultistes et lui laissèrent donc une chance de prouver sa loyauté. Elle fut envoyée dans un orphelinat militaire qui lui permit de vivre la première fois comme une fille presque normale.
Mais cela ne dura pas longtemps, puisqu’à peine commença sa puberté, elle commença à manifester les traits caractéristiques des hybrides. Enfant, elle était tout ce qu’il y avait de plus normal, mais à l’adolescence son corps changea.
Itsume elle-même, sur la base de ses connaissances, estima que l’Éveil magique était la seule manière d’endiguer sa transformation qui pouvait la pousser, dans le pire des cas, à devenir un Profond. Elle en fit la demande, mais on lui la refusa et on alla même jusqu’à l’enfermer même pour enquêter sur son compte.
Une nouvelle fois, elle avait dû prendre la fuite et rejoindre les réseaux clandestins. Avec l’argent qu’elle gagna en vendant des secrets magiques dont elle avait connaissance, elle put avoir accès à un éveil illégal.
Ses chances de survie avaient été moindres, mais elle gagna le pari. Devenue une mahou senjo, elle devint une mercenaire et s’occupa principalement de dénicher les cultistes dans les villages où les officiels ne se rendaient pas. La campagne en accueillait malheureusement grand nombre, loin des yeux de la justice.
Ses connaissances en magie interdite étaient une aubaine dans leur traque. Bien sûr, devenue une mahou senjo, elle ne pouvait plus utiliser la magie des Anciens, mais elle n’avait jamais déploré cette perte qu’elle avait désiré, au contraire.
— Cela fait quelques années que je parcours les campagnes à la recherche de cultistes, c’est un peu ma spécialité, avoua-t-elle à ses collègues.
Elle n’avait pas fait le récit de son passé à ces dernières, elle se méfiait encore, malgré tout.
— Pensant qu’il s’en cacherait ici aussi, j’ai commencé à enquêter. C’est là que j’ai découvert les traces des six portails dimensionnels, des brèches. J’ai donc déduit qu’il ne s’agissait pas de simple pilleurs du Peuple Serpent, mais d’un détachement des troupes du Puissant Ancien connu sous le nom de Yig.
— Yig ? répéta Yotsuba.
— C’est un Puissant Ancien lié aux serpents. J’y ai de suite pensé lorsque Rei a parlé des hommes-serpents, mais je ne pensais pas qu’ils agissaient directement sous ses ordres. Or, j’en ai à présent la certitude. Ils ont fait apparaître six portails, un à chaque croissant de lune, jusqu’à finalement compléter leur rituel magique qui a emporté le village dans les Contrées Oniriques. Le but : un simple sacrifice de masse à la gloire de Yig.
— Les Contrées Oniriques, c’est pas le monde des rêves ? demanda Inori.
— En un sens… C’est une dimension créée par les rêves et cauchemars des êtres vivants. Il y a différents royaumes qui sont tous liés à un sentiment ou une peur spécifique qui va en définir l’apparence et les lois physiques.
— Et actuellement, nous sommes dans… ? demanda Miharu.
Itsume se redressa et inspira :
— Mes estimations approximatives me font penser que nous sommes soit dans la Région Centrale soit dans les Contrées Primitives. Je vous avouerai que les Contrées Oniriques ne sont pas réellement ma spécialité. Par contre, je suis formelle : notre ennemi est bien Yig. Et je sais qu’il habite les Contrées contrairement aux autres Anciens.
— J’espère pourtant que tu te trompes, avoua Inori.
— Je l’espère aussi…
Rei se leva et dégourdit ses jambes.
— Elle ne se trompe pas. Ceux que nous avons affronté étaient bien trop organisés pour être des pilleurs. Puis, cette diversité d’Anciens ne se trouve que dans les troupes des Puissants Anciens. Ils n’ont sûrement pas tout donner, il va falloir être encore plus vigilantes qu’avant.
Rei se remémora la guerre de Kyûshû où elle avait commandé. C’était le même genre de diversité d’Anciens qu’elle y avait rencontrer. Normalement, les Anciens ne collaboraient pas entre eux. Dans un simple raid, on ne voyait qu’une ou deux espèces à la fois.
Puis…
— Le serpent bicéphale, le Yz’Undih, que Rei a affronté ne se trouve que dans les Contrées… ou dans les troupes d’invasion de Yig, confirma Itsume.
— Bref ! En un mot comme en mille : soit nous abandonnons le villages et partons toutes seules, soit nous abandonnons le village en les emportant avec nous, soit nous restons affronter la menace. Il n’y a que ces choix-là.
Inori leva la main :
— Si nous quittons le village, nous serons coincées dans cette dimension, non ?
Itsume répondit à la place de Rei :
— Il y a parfois des brèches naturelles qui s’ouvrent entre les dimensions et il y a aussi des créatures qui sont capables de les ouvrir. Dans un cas comme dans l’autre, il serait possible de trouver un chemin de retour.
— Mais les villageois ne vont pas vouloir partir, non ? demanda Nanashi, un peu ennuyée.
— Sûrement.
— Dans ce cas, le best c’est de foutre la branlée à Yig et lui faire voir de quel bois on se chauffe, non ?
— Nanashi-san !! Tu es folle ou quoi ? intervint Inori.
— Ne vient-on pas de parler d’un Puissant Ancien ? Sa puissance n’est-elle pas supérieure à un Élite qui est déjà un danger majeur pour nous ? demanda Nion.
— Ouais un truc comme ça… Mais j’m’en tape des classements ! La vraie puissance vient du cœur d’un héros !
Nanashi posa son poing sur sa poitrine fièrement comme si elle venait de dire quelque chose de réellement profond.
— La foi peut déplacer des montagnes ? rétorqua ironiquement Itsume en souriant.
— Ouais, un truc comme ça ! Héhéhé !
Yotsuba qui était restée silencieuse jusque-là se mit soudain à rire à gorge déployée.
— Hahaha ! Voilà une fille qui a du cran ! Je t’aime bien, Nanashi-dono ! Permettez que je me joigne à votre bataille qui me semble des plus intéressantes.
Sur ces mots, elle baissa la tête pour appuyer poliment sa demande.
Rei la fixa un bref instant avant de lui demander franchement :
— Tu risques de ne pas être payée. Tu veux quand même en faire partie ?
— Oui, Rei-dono.
— Et pour quelle raison ?
— J’aime me battre et je recherche des ennemis puissants pour s’opposer à mon katana, Kurotsubaki.
— J’ai connu des filles qui avaient ton même pattern à l’armée. En principe, je devrais refuser ta demande : les filles qui ne recherchent que le combat pour le combat sont dangereuses dans un groupe, c’est souvent à cause de leur témérité que les autres meurent. Mais nous aurons besoin de tous les bras disponibles pour affronter ce redoutable ennemi…
Yotsuba parut un instant surprise mais immédiatement baissa la tête alors qu’une petite lueur apparut au fond de ses yeux.
— Je vous remercie sincèrement, Rei-dono.
— Moi je marche aussi ! Il faut aider ces gens !
Bien sûr, l’avis de Nanashi était bien connu depuis le début. Tacitement, on demandait l’avis de toutes les filles rassemblées.
— Je suis curieuse de savoir si j’ai raison ou non et j’ai hâte de connaître le fin mot de l’histoire… Vous pouvez compter sur moi, dit Itsume. Quant à la récompense, je me contenterai de ce qu’on me donnera.
Nanashi leva son pouce dans sa direction pour approuver ses paroles.
— Je pense qu’on a plus de chances de survie en restant en groupe, dit Nion. Si Miharu est d’accord…
— Pareil ! Faut les aider ! Puis, ensemble, on peut les avoir, j’en suis sûre ! Sans oublier qu’on sera pas payées sinon, n’est-ce pas ? demanda Miharu.
Même si elles cherchaient à rester discrètes, on pouvait voir qu’elles se tenaient la main sous le kotatsu.
Les regards se tournèrent vers Inori qui n’avait pas encore donné de réponse.
Elle détourna leregard sur le droite, puis la gauche, et finit par dire :
— Je ne vais pas rentrer toute seule de toute façon ! Mais cette histoire est vraiment pas terrible !
— Héhé ! Tu verras on va s’éclater, Inori-chan〜 !
Sur ces mots, Nanashi passa le bras autour de son épaule et se mit à rire. Inori n’était pas aussi persuadée et afficha, au contraire, une moue contrariée.
Tous les regards se tournèrent vers Rei. Elle n’avait pas encore donné son avis.
— Je n’ai qu’une parole et un seul engagement. Même si vous ne m’aviez pas soutenue, je serais restée. Mais je suis rassurée de voir que vous avez pris votre décision sans être influencées par la mienne.
Sans tarder, Rei se leva et mit son katana à la ceinture.
— Itsume-chan, viens avec moi, s’il te plaît. Nous allons rendre visite aux doyens pour leur expliquer la situation. Ils vont devoir comprendre cette fois.
Itsume se leva sans faire d’histoires et remit son masque pour couvrir sa bouche et sa dentition.
— Profitez-en pour vous reposer. Nous ignorons quand aura lieu la prochaine attaque. Qu’une d’entre vous monte la garde. Entendu ?
— Je m’en occupe, proposa Yotsuba. Je n’ai fait que dormir ces derniers jours, à tel point que je n’ai été réveillée que par votre combat.
— C’est vrai ça, tu étais où ? demanda Inori.
— Dans une des maisons du quartier, je dormais.
— Tu vis ici ?
— Je vis où le vent et les combats m’emportent, Inori-dono.
Rei les salua de la main et se dirigea, mains dans les poches, vers la sortie ; elle était suivie par Itsume.
À peine ouvrit-elle la porte qu’une silhouette lui fit face : il s’agissait de Miyako.
— Ah, te voilà ?
— Je… je suis désolée ! Ils ont peur et…
— Ouais, on sait, t’inquiète. Tu n’es pas fautive, Miyako-chan.
Rei posa la main sur son épaule et lui passa à côté.
— Ce genre de choses arrivent plus souvent que tu ne le penses, jeune fille, dit Itsume sur un ton désabusé.
— Va à l’intérieur, tu y seras plus en sécurité. Et merci pour ton soutien.
— Rei-san… Je… Merci de m’accepter après tout ça !
Les deux mahou senjo s’éloignèrent en saluant Miyako qui resta hébétée en les observant s’éloigner. Elle s’attendait à devoir plaider sa cause avec plus de véhémence que cela.
***
Dans la ville haute se tenait un conseil extraordinaire.
Considérant la situation, même en pleine nuit, les doyens s’étaient réunis à la hâte dans une des riches maisons traditionnelles et discutaient autour d’une longue table.
Il y avait une trentaine de convives, la majorité âgées. Quelques domestiques s’occupaient de l’éclairage et du service. Il n’y avait plus d’électricité, mais l’imposante pièce ne manquait pas de lumière, des lanternes étaient allumées un peu partout.
Nombre de ces riches personnes portaient des kimono, ce qui donnait à la réunion un caractère hors- temps ou un air de reconstitution historique.
Bien sûr, à l’ordre du jour se trouvait la situation actuelle de Shin-Kamigawa mais aussi le manque d’efficacité des mercenaires engagées.
— Je vous avais dit que c’était une mauvaise idée, déclara un vieillard presque chauve.
— Nous ne pouvons être sûrs de rien. Nous ne connaissons pas la situation, expliqua Hisano. Laissons leur le bénéfice du doute.
— En attendant, comment allons-nous nous tirer de cette situation ? le questionna une femme à la chevelure poivre et sel, tout en agitant un éventail.
En effet, la température était bien élevée même en pleine nuit.
— Calmons-nous déjà. Il y a une solution à tout problème, expliqua le maire Amanomiya en s’épongeant le visage avec une serviette.
Il était le seul en costume complet malgré la chaleur qui régnait dans la pièce.
— Il faudrait entendre ce qu’elles ont à dire déjà, reprit Hisano. Ce n’est peut-être que temporaire.
Étrangement Hisano semblait du côté des mercenaires et, pour cause, il avait fait partie de ceux qui était parti les recruter. Son honneur était de fait remis en cause. Il en allait de même pour le maire.
— D’abord, quelle est cette magie qui nous afflige ? demanda un homme entre deux âges.
Alors que les convives s’observaient les uns les autres on entendit soudain la voix d’un domestique dans la pièce voisine :
— Vous ne pouvez pas…
Il ne finit pas sa phrase que la porte s’ouvrit en fracas et révéla deux silhouettes. Elles n’étaient pas sur le même style et ton que les autres convives : Rei portait un jean déchiré et un veste militaire entra, alors que Itsume avait des cheveux décoiffés et des guenilles usées.
Elles n’étaient pas les bienvenues.
— Nous pouvons répondre à cette question, déclara sans tarder Rei.
Derrière elle, le domestique s’excusait à répétition en s’inclinant.
Quelques instants s’écoulèrent en silence, tous étaient surpris par cette soudaine apparition.
Certains étaient outrés par la violence de cette introduction, tandis que d’autres étaient juste perturbés de devoir partager le même espace que des personnes d’aussi vile extraction. Enfin, d’autres avaient tout simplement peur. Mais, parmi eux, se trouvait au moins une personne qui les accueillit avec pragmatisme.
— Bien sûr, votre présence nous dispense de vous faire convoquer. Veuillez prendre place, Tokimoto-san et… ?
— Mon nom importe peu, déclara Itsume, mais si vous y tenez : Furumi Itsume.
Hisano la salua d’un léger mouvement de tête et s’écarta pour leur laisser la place entre lui et le maire.
Il n’éprouvait pas de la sympathie envers elles, loin de là, mais la situation exigeait qu’il fasse passer ses sentiments au second plan.
Rei prit la parole et leur expliqua la situation sans plus de cérémonie, laissant parfois Itsume apporter des détails complémentaires. Elles ne cachèrent pas d’informations, c’était leur village, ces vieillards étaient en droit de connaître le réel danger de cette situation.
— Le piège était déjà tendu avant notre arrivée. Vous avez pris trop de temps à prendre vos dispositions, conclut Rei.
— L’ennemi ne nous a pas fait part de ses projets secrets, vous savez ? se défendit un des vieux hommes du conseil.
— En effet, l’ennemi a fait en sorte de dissimuler les brèches en n’en utilisant que deux sur les six, expliqua Itsume. Mais des mahou senjo auraient vu la supercherie avec une enquête plus poussée. Je n’ai fait que me promener autour du village pour en détecter les signes et j’ai vite compris.
Itsume n’était pas capable de voir les flux de magie contrairement à certaines mahou senjo mais elle avait remarqué les effets que ces portails causaient à l’environnement : branches brisées, légères brûlure des plantes au sol, animaux qui désertaient la zone, etc.
— Vous pouvez rejeter la faute sur nous si ça vous chante, déclara Rei sans aucune animosité, mais ça ne vous avancera pas plus. À ce stade, vous n’avez que peu de choix : fuir le village et nous demander de vous guider jusqu’au monde réel. Ou alors rester et accepter le fait que vous puissiez tous mourir si nous échouons.
Un lourd silence suivit cette exposition simple des possibilités.
Les filles avaient précédemment accepté de rester pour se battre, mais la décision finale appartenait aux citoyens, leurs commanditaires. Rei était cependant sûre de la réponse qu’elle recevrait.
Les visages rabougris des membres du conseil du village se tournèrent les uns vers les autres. Ils réfléchirent en silence à la proposition. Rei jeta un regard en coin à Itsume, sans avoir besoin de parler, elles se comprirent : Itsume partageait la même déduction.
Un vieillard qui se taisait depuis le début et dont les yeux étaient si fermés qu’on aurait pu le penser endormi demanda :
— Vous pouvez assurer notre retour ?
— Je ne vais pas vous mentir : je ne peux rien vous confirmer. C’est la première fois pour nous toutes que nous venons dans cette dimension, mais d’après Itsume-chan il existe des brèches à divers endroits. Cela prendra sûrement du temps, mais un jour nous devrions être en mesure de rentrer.
Rei ne mentait pas, elle n’en avait pas envie. Un chemin de retour existait, mais elle n’était pas en mesure de le localiser.
— Vous ne pensez pas pouvoir nous défendre contre ce… comment il s’appelle déjà ? demanda le maire qui s’épongeait encore plus le visage à l’annonce de toutes ces mauvaises nouvelles.
— Il s’agit d’un Puissant Ancien, répondit Itsume à la place de Rei. Si nous pouvions les vaincre aussi facilement, la guerre serait finie depuis belles lurettes…
Le franc-parler de la mercenaire ne semblait pas plaire aux membres du comité, leurs faciès se tordirent pour exprimer le mécontentement.
— En somme, vous prétendez être inutiles.
La voix qui venait de s’élever était plus grave que les autres. Les regards se tournèrent vers un homme qui portait un uniforme militaire vert foncé avec quelques insignes. Son visage était à l’image de sa voix : dur et strict. Même s’il avait été officier, son visage portait les marques du champ de bataille : l’un de ses yeux était blanc, sûrement aveugle. Ses cheveux coupés très court étaient presque tous blancs lui donnant un air plus vieux qu’il ne l’était réellement.
Il s’agissait de Kumagai Akira, un vétéran et survivant de la Grande Invasion.
— Parce que tu penses l’être plus que nous ? répondit brutalement Itsume face à cette provocation.
— Nous ne pouvons garantir notre victoire. Je dirais même qu’en l’état, notre défaite est bien plus que probable, avoue Rei avec honnêteté.
Elle avait déjà rencontré ce profil de vieil officier aigri pendant ses années de service.
— Donc pourquoi vous engage-t-on ?
— Une telle question nécessite réellement une réponse ?
Rei savait que ces vétérans de l’ancien temps étaient en général animées par un unique sentiment : la frustration.
Certains finissaient par devenir jaloux puis haineux des mahou senjo, rejetant la faute de leur propre inutilité sur le champ de bataille. Plus d’un vétéran finissait sa vie au fond d’un verre de sake à ressasser le passé, la gloire qu’il n’avait pas eu le temps d’avoir à cause de « ces gamines ».
— Répondre à une question par une autre question, que voilà un bien piètre comportement, jeune fille.
— Il y a parfois des questions qui ne méritent pas de réponse, ne pensez-vous pas, lieutenant ?
Le vieillard plissa les yeux et observa fermement son interlocutrice. Elle avait reconnu ses insignes, il ne s’était sûrement pas attendu à cela.
— Je vois qu’il y a un peu de culture dans cette petite tête.
— L’avantage de la jeunesse est de pouvoir la remplir, le désavantage de la vieillesse est de la voir tarir.
Itsume à ses côtés poussa un long sifflement, puis incapable de se retenir, se mit à rire bruyamment.
— Splendide réponse, Rei ! Je vois qu’on vous apprend l’art de la subtilité à l’armée ! Hahaha !
— Merci, Itsume-chan.
Bien sûr, autour de la table les expressions faciales étaient loin d’être joyeuses, il n’y avait sûrement personne qui approuvait la rhétorique de Rei, d’autant plus que la vaste majorité des interlocuteurs étaient âgés.
— Bref ! On peut continuer de se lancer la balle encore longtemps, si vous voulez, reprit Rei, mais ça ne changera rien au fait que quelle qu’en soit la raison, vous avez attiré la convoitise de Yig. En principe, nous sommes incapables de battre un Puissant Ancien, mais nous avons malgré tout une chance aussi maigre soit-elle. De votre côté, vous n’en avez aucune. Si notre présence vous déplaît, nous pouvons nous retirer et vous pouvez garder votre récompense…
— Maigre récompense, la corrigea Itsume en levant l’index.
— Nos vies valent plus que quelques billets et votre manque de reconnaissance.
— Vous… vous n’allez pas nous abandonner… quand même ?! s’indigna le maire avec des yeux remplis de terreur.
Rei tourna son regard vers lui. Il était sûrement l’interlocuteur le plus ouvert à leur présence en cet instant. Au fond, on aurait pu même dire qu’il était le plus sage d’entre eux : c’était le seul qui était au fond réellement conscient du gouffre qui séparait de simples humains des Puissants Anciens.
— Nous avons décidé de rester avec vous pour honorer le contrat, quand bien même nous sommes sorti du cadre qui en était défini. Actuellement, la question est de savoir ce que vous, commanditaires, allez décider : rester et mourir ou alors tenter notre chance à travers les Contrées Oniriques ?
Rei se leva et adressa une dernière phrase au conseil :
— Vous avez jusqu’à demain matin pour nous donner votre réponse. Je ne vous demande pas de nous prier comme des déesses, mais pensez à ne pas être ingrats envers celles qui se battront pour vous. Faute de quoi…
Elle n’acheva pas sa phrase et se tourna en direction de la sortie en les saluant de la main.
Itsume l’observa partir, puis elle se leva à son tour :
— Vous avez de la chance que ce soit Rei la chef, à titre personnel je vous aurais sorti du village en vous traînant par la peau des fesses. Profitez de votre pognon, Messieurs et Mesdames les pingres !
Sur ces mots, elle suivit Rei et quitta la pièce laissant le comité dans un silence plein de frustration et de colère.
— Quelles bandes de vieux cons, pesta Itsume après avoir rattraper Rei.
— Tu t’emportes un peu trop.
— Difficile de rester calme. Ils vont choisir en fonction de leur porte-monnaie en ne pensant qu’à leur gueule. Bande de cons !
Elles étaient toutes les deux convaincues qu’ils refuseraient la proposition de partir, c’était évident.
Itsume était en général quelqu’un de plutôt calme mais c’était une fausse apparence. Son sang de demi-Profond bouillonnait en elle et lorsqu’on la prenait de haut elle était habituée à réagir en conséquence.
Ce vieil officier, en particulier, l’avait insupportée.
— Malheureusement, je n’ai pas réellement de bonnes paroles pour les défendre. La décision devrait revenir à tout le village et non pas aux riches, mais nous sommes des mercenaires et ce sont eux qui payent.
— Tsssss ! Le pire c’est que tu as raison…
— Le vieil officier, je connais ce genre de profil… Il s’agit sûrement d’un vétéran de l’Invasion. J’ai pu lire dans son regard la frustration et la jalousie typique de ces soldats.
— Jalousie envers nous ?
— Ouais. À leurs yeux, nous sommes les gamines qui les avons privé de leur moment de gloire.
— Quels bandes d’idiots ! Comme si on l’avait voulu ! Qu’ils y aillent au combat et découvrent le vrai visage de l’horreur.
— En soir, nous sommes l’inverse d’eux : ils l’avaient choisi cette carrière, pas nous.
Les nouveaux soldats de l’armée régulière avaient depuis longtemps compris que le nouveau rôle de l’armée était le soutien des mahou senjo, mais, avant l’Invasion, la guerre était une affaire d’hommes.
— N’y prête pas attention, il a beau parler il le sait mieux que quiconque que nous sommes indispensables. Il a survécu aux horreurs des champs de bataille à une époque où nous ne formions même pas un vrai corps d’armée.
— Oui, tu as raison, c’est juste une grande gueule. Désolée pour ma colère.
— Pas de quoi. Allons nous reposer aussi. Qui sait quand l’ennemi attaquera…
Les deux filles arpentèrent les rues plongée dans les ténèbres en direction de leur domicile provisoire.
***
Même si Rei et Itsume lui avaient dit de ne pas s’en faire, Miyako se sentait malgré tout mal à l’aise. Elle avança avec hésitation dans le couloir qui succédait au vestibule d’entrée.
C’est alors qu’à sa surprise, elle vit les filles sortir du salon et passer devant elle toute en même temps.
— Salut, Miyako ! dit en bâillant Miharu, soutenue par sa sœur.
Elle semblait toutes les deux sur le point de s’écrouler.
— Bonne nuit, Miya, ajouta Nion avec un salut de la main.
Toutes deux montèrent l’escalier qui menait aux chambres à l’étage.
— Oh ? Miyako-san ? Euh… bienvenue ! Que… ?
— Miyaaaaakooooo〜 ! Tu m’as manquée !!
Inori n’eut pas le temps de finir sa phrase que Nanashi courut dans le couloir et sauta dans les bras de Miyako.
— Nanashi…
— Héhé ! Tu arrives pile à l’heure, ma pote ! Tu restes dormir avec nous ?
Miyako afficha surtout une expression surprise. Elle était venue s’excuser, pas pour passer la nuit avec elles, non pas qu’elle fût formellement opposée à cette idée.
— Euh… euh… je…
— Bah, fais pas de chichi, t’es not’pote ! Allez viens !
Nnanashi ne lui laissa pas réellement le choix, elle lui prit la main et l’entraîna vers l’escalier.
En passant à côté de Yotsuba qui l’observait froidement, elle frissonna. Ni l’une ni l’autre ne se connaissait et personne n’avait fait les présentations.
Inori s’en rendit compte et dit à Yotsuba :
— Il s’agit de Asakura Miyako. C’est une normale, mais elle est notre alliée comme tu peux le voir.
— Entendu. Ce genre de relation m’échappent un peu, avoua-t-elle, mais je vais essayer de traiter Miyako comme une alliée également.
Même si c’était là son intention, Inori ne manqua pas de remarquer qu’elle n’avait ajouté aucun suffixe au prénom de la fille ; elle ne la traitait pas en égale.
Malgré les protestations de Miyako, le groupe de filles monta rapidement à l’étage et se répartit dans les deux chambres.
— Désolée, y a pas d’autres futons propres, Miyako, s’excusa Nanashi. Mais tu peux dormir dans le mien.
— Heeeeeeeeeeeinnnnn ????!!
— Allez, te fais pas prier, Miyako t’es tellement timide !
Sans s’embarrasser de rien, Nanashi retira ses vêtements et se glissa dans le futon en sous-vêtements, malgré la saison.
— Je… je… je…
Miyako était rouge jusqu’aux oreilles et croisait ses mains sur sa poitrine tandis que ses genoux étaient joints l’un à l’autre dans une position de peur.
Elle avait un peu l’impression d’être une jeune mariée qui dormirait pour la première fois avec son mari.
— Je… ne suis pas encore… prête…, avoua-t-elle en baissant les yeux et en entendant son propre cœur battre la chamade.
— De quoi tu parles, Miyako ?
Elle n’entendit même pas la voix de Nanashi s’interroger sur ce malentendu. Elle repensait à leur précédente discussion sur leurs orientations sexuelles… n’était-elle pas en train d’accepter des avances ?
— Ne devrais-je pas refuser plus fermement ?
Mais avait-elle réellement envie de refuser ? Même si elle n’avait pas d’attirance particulière envers les femmes, ses hormones d’adolescente étaient en effervescence et la curiosité la troublait. Son cœur semblait à deux doigts de sortir de sa poitrine, ses yeux se mirent à tourner en spirale.
Lorsqu’elle parvint à trouver suffisamment de calme pour se reprendre, elle entendit un « zzzzzz ». Nanashi s’était brusquement endormie. Elle souffla à la fois rassurée et un peu déçue malgré tout.
— Je me suis faite des films toute seule… C’est Nanashi-san dont on parle… Hahaha !
Chassant les étranges idées de son esprit, elle chercha autour d’elle un pyjama ou quelque chose du genre. À la place, elle croisa simplement le regard froid et glacial de Yotsuba à l’entrée de la chambre. Elle lui chuchota :
— Je reste en surveillance dans le couloir. Ce qui se passera ici ne me concerne pas, Miyako.
Avant même que Miyako ne pût se justifier, la porte coulissante se referma et les laissa toutes les deux.
Elle soupira les larmes aux yeux.
— Dans quelle situation je me suis encore fourrée… ?
Mais en observant le visage endormi de Nanashi, elle se rassura un peu.
— C’est une fille gentille, il ne peut rien m’arriver de mal.
En vérité, c’était sûrement l’endroit le plus sûr du village actuellement. Elle attrapa un yukata qui traînait là et entra dans le futon.
— Nanashi-san… c’est ta faute de me donner de telles pensées ! Prends tes responsabilités ! pensa-t-elle en essayant de mettre le plus d’espace entre elles dans ce petit futon.
Finalement, fatiguée par ses propres émotions, elle s’endormit avant de s’en rendre compte et ne remarqua même pas l’arrivée d’Itsume et de Rei dans la chambre.
***
Le lendemain matin, la température grimpa très rapidement.
Les Contrées Primitives étaient plus chaudes que les montagnes automnales de la préfecture de Nagano. Ce royaume onirique était à cheval entre les régions des rêves et des cauchemars, issue aussi bien des peurs que des espoirs. Puisque les sentiments à l’égard de la nature différaient d’un individu à l’autre, certains y voyant une vie simple et primordiale, d’autre un monde injuste et survivaliste, le royaume était apparu à la frontière.
En cette matinée, Rei, Inori et Yotsuba marchaient aux côtés du maire Amenomiya et de sa secrétaire. Les habitants les observaient passer en adressant leurs salutations uniquement au maire, ignorant même la secrétaire.
— Quel accueil glacial…, marmonna Inori.
— Ce ne sont que des bouseux, n’y fais pas attention, Inori-dono.
— Bouseux… ? répéta le maire indigné.
Mais Yotsuba n’estima pas nécessaire de prendre en considération la fierté de cet homme et continua de marcher les mains sur ses armes.
— Puisque vous avez décidé de rester au village, déclara sèchement Rei sans dissimuler une pointe de reproche dans ses propos, vous allez devoir suivre nos directives pour renforcer la sécurité.
— C’est bien pour ça que nous sommes là, non ? demanda la secrétaire.
— Oui, nous allons suivre vos ord… directives et nous allons tous nous en sortir vivants, pas vrai ?
Rei s’arrêta et observa le maire qui affichait un sourire de circonstance. Elle pouvait, malgré ce qui avait été dit la veille, lire l’espoir dans ses yeux.
— Je n’ai jamais promis que nous nous en sortirons. Si vous vouliez primer la survie, il fallait accepter de partir mais je suppose que cette option n’a même pas été considérée par le conseil, pas vrai ?
Une fois de plus, elle ne cachait pas ses reproches. Tout s’était passé comme elle l’avait prévu : les doyens avaient décidé de favoriser leurs poches bien remplies plutôt que la sécurité de la population et des mercenaires.
Mais connaître la réponse d’avance ne la rendait pas plus digeste.
— Nous en avons parlé mais…, se défendit nerveusement le maire en passant sa manche sur son front. Mais prendre la route dans un endroit inconnu paraissait plus dangereux encore…
C’était un mensonge éhonté, les filles le savaient.
— Pourtant c’est bien moins dangereux que d’affronter un Puissant Ancien…, dit naïvement Inori.
Le maire parut encore plus gêné, tandis que sa secrétaire affichait une colère manifeste à l’encontre des mercenaires.
— Bah, c’est pas eux qui vont mourir en première ligne, c’est pour ça. Heureusement d’ailleurs, considérant les mauviettes auxquels on a affaire…, dit froidement Yotsuba. C’est plus simple de prendre des décisions risquées lorsqu’on n’engage pas sa propre peau, vous ne pensez pas ?
Amenomiya était à ce point embarrassé qu’il était devenu blanc comme un linge. Sa secrétaire retenait toujours sa colère.
— Bah, au fond je m’en fiche, je suis là juste pour me battre. Tant que les péquenauds ne traînent pas dans mes pattes, je m’en fiche pas mal de leur existence.
— Yotsuba-chan, ça suffit, l’interrompit Rei. Ton opinion est à présent bien connue, mais il est inutile d’aller plus loin.
— En effet, Rei-dono.
Le maire ouvrit sa bouche pour formuler des remerciements, mais aucun son n’en sortit. En effet, le regard noir de son assistante l’en dissuada.
Le groupe se remit en marche tout en continuant de discuter :
— Première mesure de sécurité : interdiction formelle de quitter le village. Les mercenaires n’engageront aucune mission de récupération, ceux qui sortent malgré l’interdiction le feront à leurs risques et périls. Vous pouvez appuyer sur les nombreux dangers là-dehors : vélociraptor, T-Rex, moustiques géants, plantes carnivores anthropophages, je vous laisse choisir.
— Je… je ferai ça…
Le groupe arriva sur l’un de ponts reliant le quartier riverain au reste du village.
— Ça va être plus compliqué, mais interdiction de manger de la nourriture extérieure. Itsume-chan a insisté sur le fait que vos corps risquaient de ne pas supporter les bactéries et les virus. Si en plus d’avoir à gérer un Puissant Ancien nous avons une épidémie sur les bras…
— Ah oui, c’est vrai. Itsume-san est une personne intelligente…
— Nous pourvoirons à passer cette directive également, l’interrompit sèchement la secrétaire.
— Le problème, c’est que tout le monde n’a pas des réserves de nourriture à la maison…, fit remarquer Inori.
— Le mieux serait que les habitants s’entraidaient. Mais je vous laisse gérer cette partie-là, ce n’est pas le travail des mercenaires…, dit Rei. Ah oui ! Il en est de même pour l’eau. Il ne faut surtout pas boire l’eau de la rivière sans la faire bouillir préalablement.
— Il en sera ainsi fait, dit la secrétaire.
Le maire grimaça, elle venait à nouveau de lui couper la parole ; on l’empêchait de faire son travail.
Rei continua :
— Pour la défense, il y a quelques dispositions à prendre immédiatement. Nous allons vous aider pour cet aspect-là. La première, c’est d’installer des alarmes un peu partout dans les trois quartiers.
— Nous disposons déjà d’une alarme en cas de tremblement de terre à la mairie, expliqua la secrétaire.
— Elle fonctionne à l’électricité, inutile de compter dessus.
— Elle est alimentée sur un circuit indépendant connecté à une groupe électrogène. Elle devrait encore fonctionner.
— C’est une bonne nouvelle, en effet. Mais il faudrait en installer plus pour accélérer la vitesse de prévention. Je propose l’installation de cloches ou de tambours ou quoi que ce soit du genre dans divers coins du village. En cas de signalement, il faudra faire remonter le signal jusqu’à la mairie et activer l’alarme centrale.
— Ce… ce sera fait ! déclara le maire avec conviction. Il faut quoi d’autre ?
Rei se gratta la tête un instant, puis vint au point suivant :
— Pendant le dernier combat, nous avons toutes eu le même problème.
— Quel était-il ?
— Les civils enfermés dans leurs maisons. Les combats auront sûrement lieu à l’intérieur du village et il se peut que certains édifices soient détruits. Il faut un abri commun, de préférence en souterrain.
Le maire et la secrétaire s’observèrent un instant pour considérer la demande. Normalement, en cas de tremblement de terre la procédure était de se réfugier dans les écoles ou les hôpitaux, mais contre les Anciens les zones urbaines préféraient en général des abris souterrains pour la simple et bonne raison qu’ils étaient moins visibles et plus à l’abri des dégâts collatéraux.
— Si nous en faisons un par quartier, ça irait ?
— Mmmm… Ce serait l’idéal en réalité. Cela réduirait le temps de circulation des civils dans les rues.
La maire parut rassuré par cette réponse qu’il pensait négative.
— Par contre, vous tenez vraiment à séparer vos citoyens en trois ?
— Euh, non, c’est juste que… que…
— Il n’y a pas d’endroit en souterrain assez grand pour tout le monde, dit la secrétaire. Cessez vos insinuations, je vous prie.
Rei la fixa droit dans les yeux un instant, puis fit signe de la main de passer outre.
Elle n’avait vraiment pas envie de poursuivre ces disputes mais elle n’approuvait clairement pas la répression de la « ville haute » sur les deux autres quartiers.
— Le dernier point serait d’élever quelques tours de surveillance. De simple tour en bois suffisamment hautes et placées à des endroits stratégiques devraient permettre d’avoir un bon point de vue. Idéalement des palissades seraient les bienvenues mais couvrir tout le village me semble hors de portée.
— Pourquoi ne pas plutôt réunir la population dans un seul quartier et le fortifier ? demanda Inori.
Le maire et la secrétaire lui jetèrent un regard de travers, tandis que Yotsuba répondit à leur place :
— Parce qu’ils veulent pas mélanger les pauvres, les pêcheurs et les riches. C’est pourquoi trois refuges…
La remarque de Yotsuba fit réagir les deux représentants, qui se turent en lui donnant raison.
Yotsuba les ignora et demanda à Rei :
— Quelles sont les tâches pour lesquels nous devrions aider ?
Rei tira une carte du village de la poche de sa veste et révéla ses projets :
— Quelques améliorations dans les défenses. Il me faut des bras, monsieur le maire. Ici, nous allons creuser des fosses à pointes. Nous allons mettre des barricades dans ces rues-là. Ici nous allons construire un pont piégé et ici un passage secret pour évacuer plus rapidement la population. Il faudrait également aménager des passages sur les toits de certaines maisons.
— Oooohhh ! Voilà un plan qui me semble avisé, Rei-dono !
— On dirait un vrai plan de bataille, fit remarquer Inori en clignant des yeux.
— C’est un vrai plan de bataille, ma grande ! Haha !
Si les trois filles paraissaient motivées par ces travaux leur rappelant des jeux d’enfants, le maire et la secrétaire ne cachaient pas leur manque d’enthousiasme.
***
Deux jours s’étaient écoulés depuis leur arrivée.
Un groupe de mercenaire était parti en exploration dans les alentours du village afin de cartographier la jungle.
Le village de Yume-Shingawa se trouvait à présent placé sur les bords d’un fleuve qui se séparait en deux à quelques kilomètres en aval. Les courants y étaient très rapides et la taille n’avait rien à voir avec la précédente rivière qui divisait le bourg.
Par un étrange effet magique de correspondance, un des bras du fleuve avait pris la place de la précédente rivière du village. De même, une colline accueillait la ville haute, préservant de fait la typographie initiale.
À l’est se trouvait une épaisse jungle qui bordait des collines. Il avait fallu une journée complète aux filles pour s’y repérer et la traverser. Les montagnes étaient devenues leur objectifs, depuis ces hauteurs elles pourraient avoir une vue dégagée sur la région.
Il aurait été possible de l’observer en volant également, mais cela aurait été prendre le risque d’être repérées par l’ennemi. Actuellement, elles disposaient de trop peu d’informations sur ce dernier pour prendre un tel risque.
Dans la jungle, les filles avaient combattu quelques créatures sauvages qui n’avaient pas été si dangereuses. Une partie des animaux préférait les fuir, sentant instinctivement la magie en elles.
La végétation était surdimensionnée et les arbres immenses. À l’aube du deuxième jour, elles croisèrent même un groupe de trois dinosaures à longs cous qui mangeaient les feuilles dans les plus hautes branches. La végétation de cette jungle était préhistorique, il y avait une prédominance de fougères et de conifères mais également des plantes inconnues puisque disparues sur Terre.
La nuit, elles avaient trouvé refuge dans un arbre qui avait été frappé par la foudre et qui gardait les traces de ce désastre : l’intérieur était carbonisé et impropre à la vie des insectes, ce qui était approprié pour elles.
C’est dans la matinée du troisième jour qu’elles escaladèrent les collines et purent avoir une vue panoramique à quelques centaines de mètres d’altitude.
C’est avec une curiosité non dissimulée qu’Itsume, qui avait naturellement pris la tête de l’expédition, leur fit remarquer :
— Il y a une ville là-bas.
Les filles tournèrent leurs regards dans la direction qu’elle pointait. Elles purent découvrir une grande cité à flanc de montagne.
Ses immenses remparts se fondaient dans la paroi rocheuse et en camouflait en partie la présence. Néanmoins, les immenses statues de serpents qui la décoraient étaient visibles de loin. De même, on pouvait voir de très loin l’immense ziggourat qui siégeait au centre de la cité.
— Je vous parie ce que vous voulez que c’est là que se trouve notre ennemi, déclara Itsume.
— C’est tellement évident que le pari est inutile, dit Nion.
— Y a pas trop de doutes, en effet, dit Miharu.
— Whaaaaa ! En tout cas, c’est super grand ! Héhé ! Quand on les aura battu, faudra que je détruise les statues.
Les filles tournèrent leurs regards sur Nanashi et son étrange déclaration.
— Pourquoi faire cela ? demanda Itsume.
— Bah, pour déclarer qu’on a gagné, non ? Les héros doivent raser la forteresse des méchants et les symboles d’oppression, c’est toujours comme ça que ça se passe.
Les filles se turent, elles ne savaient plus que répondre : Nanashi avait une manière de voir les choses bien trop personnelle pour être raisonnée. De toute manière, le véritable problème était déjà d’être capables de gagner.
Combien de créatures pouvait donc accueillir cette cité ?
Contrairement aux humains, le concept de civil n’existait pas vraiment, il n’y avait que des créatures dangereuses capables de se battre. Elles ne pouvaient pas estimer avec des critères humains.
— On fait quoi, Itsu-chan ? demanda Nanashi les mains dans les poches.
— Ne faut-il pas informer les autres ?
— Oui, Nion, c’est ce que nous allons faire. L’ennemi est plus proche qu’on ne le pensait. Je doute que nous ayons droit à un long repos avant la prochaine bataille…
— Regardez un peu par là-bas ! À droite ! les interrompit Miharu en pointant quelque chose du doigt.
À cette distance, c’était bien trop petit pour être reconnaissable, c’était une tâche noire au pied de la cité.
— Je vois que dalle…
— Miharu, c’est quoi ?
— Une troupe, expliqua à sa place Itsume. J’en suis presque sûre. Ils sont en marche.
— C’est ce que je pense aussi, Itsume.
— Ils viennent chez nous ?
— Très certainement.
— Chouette ! Ça s’annonce bien amusant tout ça ! Les belles mercenaires contre les vils serpents ! J’espère qu’on racontera cette histoire longtemps !
— Il faut déjà qu’on gagne le conflit pour qu’il y ait quelque chose à raconter. Rentrons sans plus tard, proposa Itsume.
Sur le chemin du retour, qui prendrait sûrement moins de temps que l’aller, elles finirent par se perdre. Aussi, Itsume proposa de suivre le courant, ce qui devrait les ramener au village, d’une manière ou d’une autre.
— Pourquoi tu n’irais pas prévenir en avance ? demanda Miharu. Tu sais nager comme un poisson, non ? Avec le courant, tu arriveras en un rien de temps.
Itsume considéra la proposition : elle n’était pas sans risque, bien sûr, mais elle permettrait au village de se préparer plus rapidement.
— D’accord, j’y vais. Si j’échoue, ce sera à vous de les informer.
— Rhooo ! T’es négative, Itsu-chan ! J’ai pas peur pour toi, moi !
— Tu es insouciante, Nanashi, c’est tout. Il se peut que je me fasse tuer par des monstres marins sur le chemin du retour.
Même si elle parlait de sa propre mort, elle était loin de paraître inquiète.
Saluant les filles, elle entra tout habillée dans l’eau du fleuve. Son génome Profond la disposait plus à l’eau de mer mais elle n’avait aucun mal à évoluer dans l’eau douce.
Elle retira ses lunettes et les mit dans sa poche, puis retira ses chaussures qu’elle accrocha à sa ceinture. Sans se retourner, elle plongea entièrement et disparut du champ de vue des trois filles. Même sans être transformée, ses mains et ses pieds étaient palmés et ses yeux vitreux lui permettaient de voir parfaitement sous l’eau. Enfin, des branchies se trouvaient sur ses flancs lui permettant sans mal de respirer.
Sa vitesse de déplacement était bien supérieure à celle terrestre et elle pouvait profiter des courants du fleuve pour aller encore plus vite. Elle serait au village en quelques heures à peine.
Restées au bord du fleuve, les filles s’interrogèrent :
— Euh… par contre, qui sera le chef à présent ? demanda Miharu.
— Moi !!! Je suis un héros, c’est à moi d’être le chef, non ?
Les deux jumelles s’observèrent longuement, puis elles finirent par soupirer.
— Ça marche ! dirent-elles en même temps.
Quelques heures plus tard, elles firent toutefois une étonnante découverte.
Après avoir écarté d’immenses fougères plus grandes qu’elle, Nanashi s’exclama :
— Whaaaaaaa !! C’est quoi ça ?
Les jumelles s’approchèrent d’elle en écartant encore plus de végétation.
Devant elles se dévoila un spectacle pour le moins étonnant : des toriis.
Plantés au cœur de la végétation, différente de celle de la jungle, une allée dallée en pente ascendante était surnommée par un passage de torii, ces portes rouges qu’on trouvait dans les temples shintoïstes.
Le tunnel composé par les torii menait à un escalier aux nombreuses marches qui était normalement relié à un temple. Des statues de renard tout le long de la route ne laissait que peu de doutes sur l’identité du dieu qu’on devait y prier : Inari, le dieu-renard.
Mais pour des filles nées après l’Invasion et éduquées dans un pays sans religion, cette information n’était pas innée.
— C’est marrant ces statues de renard, dit Nanashi en s’approchant de l’une d’elle. D’abord les serpents et maintenant les renards ?
— C’est un ancien dieu shintoïste, expliqua Nion. Mais je ne sais plus lequel.
— C’est dommage qu’Itsume soit partie, elle aurait pu nous en dire plus.
— Bah, prenons des photos et on lui montrera à notre retour, proposa Nanashi en saisissant son smartphone.
Elles n’avaient plus d’électricité pour les charger mais tant qu’ils n’étaient pas vides, elles pouvaient utiliser des fonctionnalités comme l’appareil photo.
Les filles acquiescèrent.
La pente était trop importante pour qu’elles puissent depuis le bas ce qui se trouvait au sommet, aussi elles n’eurent d’autre choix que de l’emprunter. C’était effectivement un temple qui se trouvait au sommet, dans un pur style kibanais.
— Quand même, c’est étonnant de trouver un temple ici, non ?
— J’en ai vu un qui y ressemblait à Kyoto, dit Nanashi.
— Grave ! J’y suis allée aussi une fois ! Confirma Miharu.
— Tout est chelou ici dans ce monde-ci, de toute manière. Mais les renards sont vraiment cool, j’trouve !
Elle s’approcha d’une statue, monta sur le socle et se prit en selfie avec le renard.
— Je ne sais si c’est une bonne idée de profaner un temple.
— Tu veux qu’il nous arrive quoi, Nion-chan ?
— Qu’il se mette à bouger et t’attaque ? plaisanta Miharu.
Nanashi et Miharu se mirent à rire, tandis que Nion affichait toujours son expression placide. Mais soudain prise de doute, Nanashi s’éloigna de la statue malgré tout.
— En tout cas, j’sens quelque chose de fort ici. Pas vous ?
— Oui, je ressens quelque chose aussi.
— Ah bon ? Tu ressens quelque chose, Nion ?
La fille hocha de la tête docilement.
— C’est chelouuuu ! J’pige rien à la situation mais j’sais au moins qu’il faut aller défoncer les serpents. Avoir un objectif simple, ça c’est bien !
— Simple… ? La question se pose vraiment quant à cette prétendue simplicité. Il reste un Puissant Ancien quand même…
— Impossible que ce soit simple, dit Nion. Au mieux une partie d’entre nous mourra, au pire nous mourrons toutes, puis ce sera au tour des villageois.
— T’es toujours si négative, Nion !
— Je suis réaliste. Remarque, il y a un point positif pour nous : nous mourrons au combat, mais les villageois seront sûrement capturés et torturés.
Miharu déglutit en serrant contre elles ses poings.
— C’est pas du tout positif ce que tu dis !!
Nanashi se mit à rire, indifférente à ce scénario catastrophique digne d’une bad end de jeu vidéo.
— Haha ! Vous êtes marrantes toutes les deux ! Même si vous êtes jumelles vous vous ressemblez tellement pas au niveau du caractère.
— Ju… jumelles ? Que… que veux-tu… dire… au juste ? Haha !
Miharu parlait de manière saccadée, son rire était nerveux, son visage en sueur et son accent du kansai indiquait son stress.
À l’opposé, Nion resta de marbre.
— Ah mince ! C’est vrai qu’il faut pas vous le dire. Oubliez ! J’ai rien dit !
Nanashi reprit la marche avec insouciance mais Miharu l’attrapa.
— Ex… Explique !!
Nanashi s’arrêta et se retourna. Puis, elle leva les épaules puis reprit :
— Bah, tant pis… Reicchi avait dit de pas vous en parlez, mais bon c’est trop tard on dirait. On a toutes compris que vous êtes pas des potes d’enfance, mais des jumelles. Vous vous ressemblez beaucoup et encore plus quand vous vous transformez.
Miharu resta muette quelques instants puis elle se mit à rire nerveusement en agitant les mains.
— Mais… mais pas du tout ! Je… je vois pas… du tout cette ressemblance. Tu la vois toi, Nion ?
Nanashi la fixa en levant les sourcils. Nion posa la main sur l’épaule de sa sœur pour la calmer.
— Elles ont découvert. Elles sont trop fortes. Laisse tomber, Miharu.
— Mais… Niooooonnn !!
Miharu avait les larmes aux yeux en se retournant.
— Bah, si vous voulez pas en causer, pas de souci. Perso, ch’suis d’avis que chacun fait ce qu’il veut mais bon faut pas vous faire tant de problèmes, les aut’filles s’en fichent aussi.
— Vraiment ? demanda Miharu.
— Bah ouais. Ch’sais pas pourquoi vous cachez ça en plus. J’serais contente d’avoir une frangine.
— Je suis… contente d’avoir une sœur, avoua timidement Miharu.
Les deux jumelles s’observèrent un instant, elles semblaient communiquer par le regard. Nion secoua la tête comme pour répondre à une question de sa sœur. Ce n’était pas encore le bon moment pour révéler leur relation particulière, paraissait-elle dire.
Nion prit les devants, elle avoua :
— Tu as raison, Nanako, nous sommes jumelles. Nous avons été séparées des années et nous nous sommes retrouvées après l’éveil.
— Ah bon ? Vous êtes tellement proches que j’pensais que vous aviez toujours été ensembles.
— Proches ?! s’exclama malgré elle Miharu.
— Ouais, on dirait presque un couple par moment. Haha !
Cette remarque de Nanashi fit frisonner son interlocutrice qui avait peur qu’elle ait tout compris, mais Nion la rassura une fois de plus.
Miharu reprit son calme et afficha un sourire de façade. Elle ne pensait pas Nanashi capable d’une telle perspicacité. Elle était plus redoutable qu’elle n’en avait l’air. Miharu était bien loin de se douter que c’était surtout leurs capacités de dissimulation qui étaient moindres…
Elles continuèrent leur visite du temple et finirent par y entrer. Au sein des feuilles qui parsemaient aussi bien la place que l’intérieur, elles trouvèrent l’autel mais surtout cinq cadavres, des squelettes. Ils portaient encore des atours de miko, miraculeusement conservés, et enlaçaient depuis ce qui semblait une éternité l’auteur. La Mort les avait cueillies dans cette position.
Mais, qui étaient-elles ? Et quel était cet endroit ?