Chapitre 6 : 治に居て乱を忘れず (Si tu veux la paix, prépare la guerre)

— Je vous présente Rika ! déclara Miharu. Elle nous a sauvé pendant le combat.

Les filles s’étaient toutes réunies à l’entrée du village, sous un pan de construction qui leur faisait office de préau ; cette maison avait été à moitié consommée par les flammes qui venaient à peine de s’éteindre.

Rika avait des deux longues couettes. Le côté droit de ses cheveux était de couleur noir et sa couette attachée par un fermoir argenté. L’autre moitié était de couleur blanche et attachée par un ruban violet. Cette asymétrie dans sa coiffure était sa plus grande particularité et la marque de sa magie. Ses yeux étaient violets avec diverses teintes de mauve et ses iris avaient la forme d’étoiles lorsqu’on les regardait de plus près. Sa peau était blanche au point d’en être légèrement bleutée.

Sa tenue se composait d’un uniforme militaire de couleur rouge et violet avec quelques dentelles et rubans qui n’étaient sûrement pas très réglementaires. Ses armes étaient une paire de wakizashi.

C’était la même apparence que lorsque les jumelles l’avaient rencontrée sous sa forme de combat.

— Je me nomme Towatari Rika, enchantée de faire votre connaissance.

Elle s’inclina respectueusement.

— Enchantée aussi, l’accueillit Rei en la saluant de la tête. Tu arrives malheureusement au pire moment possible, je suis désolée.

— Yahooo ! Une pote en plus ! Merci d’être venue, Rika-chan !!

Nanashi, bien que blessée, s’approcha et tendit la main à l’inconnue qui la serra amicalement. Son sourire innocent ne la quittait pas malgré la douleur.

— Euh… enchantée… mais… Vous faites quoi ici au juste ? demanda Inori avec hésitation.

— Ton apparence est étrange, je sens comme des flux de magie en toi, ajouta Itsume, assise en tailleur dans la boue. Tu ne veux pas reprendre ta forme normale ?

Yotsuba lui intimat un simple salut de la main et maintint sa position adossée contre un mur.

Rika semblait soudain gênée, elle baissa la tête, rougit légèrement et croisa ses mains devant elle dans une attitude nerveuse.

— Je… euh… Pour ne pas vous mentir, je… suis une résidente des Contrées Oniriques.

— Tu veux dire que tu crèches ici ? demanda Nanashi.

— Whaaa ! C’est impressionnant ! Personnellement, je ne pourrais pas vivre ici loin de la civilisation…, déclara Miharu.

Nion tourna son regard impassible vers la nouvelle venue et la scruta avec persistance.

Rika se sentait encore plus gênée, elle dodelina sur place en bégayant de manière inintelligible.

— Non, Nanashi, c’est quelque chose de différent encore, expliqua Itsume. Tu es née ici, pas vrai ?

Les yeux de Rika s’écarquillèrent, puis timidement elle avoua :

— Je… j’appartiens à ce monde.

— Ohh ! Bah, c’est plutôt pratique, du coup, tu dois connaître le coin, non ?

Rei observa un long moment Rika, puis fit craquer les os de son cou et quitta le préau.

— Désolée, on ne va pas pouvoir fêter ton arrivée comme il se doit. Nous avons un travail à finir. Nous parlerons après.

Elle tourna sa tête vers le groupe de filles et se transforma.

— Ouais, y a des enfoirés qui ont pris en otage des mecs à nous. Sur mon honneur de guerrier, faut qu’on aille leur apprendre qu’on utilise pas d’otages !

Nanashi se transforma à son tour et frappa ses poings l’un contre l’autre.

— Moi, je m’en fiche d’eux, avoua Yotsuba en se plaçant à côté de Rei. Mais je suivrai tes ordres, Rei-dono.

— Encore du combat ? ne put s’empêcher de se plaindre Inori les bras ballants. Je… je vous suis… mais je suis à bout, je vous préviens.

— Tout pareil ! J’en peux plus ! dit Miharu. Mais… mais… ça a beau être de leur faute, nous n’avons rien pu faire… Ils ne méritent pas d’être capturés par ces brutes.

Miharu et Nion avaient été aux premières loges de leur capture, d’entre toutes c’était celles qui se sentaient le plus coupable.

— J’irai où Miharu ira. Mais ils l’ont mérité…

— Nion !!!

Néanmoins, le Yin et le Yang n’avaient pas la même approche de l’existence. Miharu ne pouvait tolérer que sa charmante sœur dise des choses si cruelles. Et pourtant, Nion n’arrivait pas à ressentir de pitié pour ces créatures qui n’en avaient fait qu’à leur tête. Elle avait simplement peur de perdre Miharu, le soleil de son existence, dans une tentative désespérée de les libérer.

Elle n’était cependant pas la seule à témoigner un manque d’entrain.

— Je parie qu’il est déjà trop tard, dit Itsume en se relevant, les mains dans les poches. Le bon sens me fait vous conseiller de laisser tomber, mais je doute que vous m’écouterez…

— Pourquoi ? C’est des otages, il est encore possible de les sauver !

— Des otages ? s’interrogea Itsume. Nous verrons bien…

Sa voix semblait cacher quelque chose qu’elle n’était pas prête à révéler de suite. Seules quelques filles relevèrent.

Rei donna une tape amicale sur l’épaule d’Itsume et prit la tête de l’expédition. Elle invoqua des dragons et invita tout le monde à y monter dessus.

***

Les filles étaient toutes postées depuis des heures sur un aplomb rocheux situé à quelques kilomètres de la cité de Yig dont elles pouvaient observer les hautes murailles.

À l’intérieur, même en pleine nuit, il y avait de l’agitation. On pouvait notamment voir de la lumière dans le grand temple qui reposait contre le flanc de la montagne et qui dépassait par sa hauteur des remparts.

Arrivées par voie aérienne, elles avaient présumé avoir dépassé leur ennemi. Néanmoins, en vol au-dessus de la jungle, elles n’étaient pas parvenues à les localiser. La végétation était trop haute et épaisse, même l’Hydre s’y cachait aisément.

Elles avaient débattu quant à l’idée de se séparer et de les chercher, mais Rei, appuyée par Itsume, avait désapprouvé ce plan :

— Même si nous les avons vaincus, ils ont une Hydre malgré tout, avait-elle expliqué. Ce n’est pas le genre d’ennemi que nous pouvons vaincre en groupe de deux ou trois.

— La jungle est trop dense, ce serait gaspiller nos forces et donc nos moyens d’action, avait appuyé Itsume. Si nous les attendons ici, nous avons une chance : ils vont devoir passer par cette vallée pour rejoindre la cité.

En effet, il y avait une vaste zone de quelques dizaines de kilomètres entre la jungle et la montagne. La proposition d’Itsume ayant été retenue, elles attendirent les premiers rayons de l’aube qui pointèrent par-dessus les hautes montagnes.

Parmi elles, certaines avaient succombé à l’appel du sommeil, leurs corps avaient été malmenés au cours de la bataille.

Itsume espérait que les sorciers présents dans les troupes ennemis n’avaient pas des moyens de déplacements magiques tels que des téléportation, ce qui viendrait fausser son estimation. Mais si tel avait été le cas, ne les auraient-ils pas utilisées pour s’enfuir ?

L’autre risque aurait été un passage souterrain, mais là encore, c’était peu problème : pourquoi emprunteraient-ils un passage dérobé si proche de leur cité, donc du gros de leurs troupes ?

— Réveillez-vous les filles, dit Rei en secouant Nanashi qui dormait ventre à l’air à côté d’elle. Il y a des silhouettes qui viennent de sortir de la forêt…

Yotsuba qui était restée éveillée toute la nuit, assise sur un rocher en train de contempler le ciel, tourna son regard dans la direction indiquée et confirma cette apparition. L’une des formes imposantes correspondait à l’Hydre, elle en était sûre.

Il fallut attendre presque une heure pour que le groupe ennemi fût suffisamment proche pour en relever les détails. Il s’agissait effectivement d’un contingent de survivants de l’attaque parmi lesquels se trouvaient l’Hydre et la sorcière.

En vol, les filles pouvaient fondre sur eux sans difficulté en quelques instants, mais…

— On y va, Reicchi ?

— Moi, je suis prête. Nion aussi, n’est-ce pas ?

Miharu étouffa un bâillement et serra ses poings avec vigueur, puis observa sa sœur qui restait de marbre.

— Nous… nous allons les attaquer au pied de leur cité ? dit Inori dont l’inquiétude était manifeste.

— Mon épée est à votre service, Rei-dono, elle a soif de leur sang.

— Calmez-vous toutes. J’ai bien compris que vous étiez impatientes…

— … sauf Inori, fit remarquer Nanashi les bras derrière la tête avec une expression moqueuse.

La concernée lui tira la langue en réponse. Mais Rei les ignora toutes les deux.

— Partir à l’attaque sans aucune stratégie est risqué. Il leur faudra au moins une heure de plus pour rejoindre la ville, nous avons encore un peu de temps. Laissez-moi juste quelques minutes, je vais élaborer quelque chose.

— Inutile, déclara Itsume.

— Il semblerait bien, en effet, ajouta Yotsuba en se rasseyant.

Les filles se tournèrent vers elles en attente d’explications.

— Regardez bien à l’arrière du convoi. C’est un peu flou à cette distance encore, mais ce sont nos « otages ».

Les six paires d’yeux fixèrent l’endroit indiqué par Itsume. Les quelques kilomètres de distance ne leur permettaient pas de voir avec précision les détails, mais…

— C’est des sortes de croix ?

— Oui, on dirait que les guerriers les portent.

— Ça ressemble pas aux croix chrétiennes…

— Ce sont des croix de Saint-André, précisa Itsume. Elles sont assez basiques, construites sûrement avec le bois trouvé dans la forêt. Ce genre de croix en forme de X étaient notamment utilisées au Moyen-Age en Europe pour les supplices.

— La croix du Christ était destinée à ça aussi, non ?

— Tout à fait Rei. Je vous laisse déduire pour quelle raison agir ne servirait plus à rien…

Outre les risques intrinsèques d’un tel engagement les attaquer n’avait plus d’intérêt à ce stade. C’était ce qu’elle souhaitait leur faire comprendre.

À mesure qu’elles observaient et que le convoi s’approchait il devint évident que neuf personnes étaient accrochés aux croix. Ils étaient nus et leurs corps étaient lardés d’entailles. Mais plus encore, leurs ventres étaient ouverts et leurs tripes pendaient.

— Il n’y a plus rien à sauver. À vrai dire, il n’a jamais été question d’otages pour eux, comme je l’avais supposé. À leurs yeux, c’est une guerre de soumission. « Ceux qui s’opposent à notre domination subiront le même sort », c’est le message qu’ils comptent transmettre. Ils vont certainement accrocher les cadavres sur les murailles bien en évidence.

Dégoûtées, frustrées, les filles gardèrent le silence, aucune ne commenta les abruptes paroles d’Itsume. Elles se contentèrent d’observer le détachement rejoindre les portes de la cité qui s’ouvrirent à leur approche. Un contingent de soldats vint même à leur rencontre.

— En effet, inutile de risquer nos vies, finit par dire Rei. Rentrons, nous devons nous reposer et assurer la protection du village. Vous vous êtes toutes bien battues, n’ayez aucun doute à ce propos.

C’était des mots bien amères même si elles se voulaient encourageantes.

Inori étouffa un sanglot, tandis que les jumelles se prirent discrètement la main pour se soutenir l’une l’autre. Yotsuba était indifférente au spectacle mais respecta la peine de ses collègues.

Abandonnant leur position, elles rejoignirent à pied la jungle avant de chevaucher à nouveau les dragons pour rentrer au village.

Cette première victoire avait un arrière-goût de défaite.

***

Le lendemain.

Les filles avaient été convoquées toutes les huit à comparaître devant le Conseil qui se tenait dans la haute ville. Protégé par Itsume et Rei, le quartier n’avait subi aucun dégâts.

Assises autour de la longue table, elles observaient en silence leurs interlocuteurs parmi lesquels se trouvaient le professeur Fujimoto, Kumagai Akira, le maître Amenomiya, le prêtre Shibo et Hisano.

Faisant fi de leurs hôtes, ils s’étaient mis à débattre devant elles. La discussion portait sur la responsabilité des mercenaires quant aux morts et dégâts matériels.

— Lorsqu’on engage un artisan, il est responsable du produit fini, dit un vieillard aux yeux plissés et aux mains fripées. Nous les avons engagées pour nous défendre et préserver l’intégralité du village, c’était leur devoir contractuel.

— C’est tout à fait cela ! C’est scandaleux vu le prix qu’on les paie qu’elles n’aient pas pu mener à bien une mission si simple ! ajouta une femme aux cheveux courts ayant la cinquantaine.

À ses côtés, le professeur Fujimoto soupira longuement, les bras croisés, il n’avait pas du tout la même attitude que tous les autres.

— Simple ? En quoi défendre des centaines de personnes est une mission simple au juste ?

— Fujimoto-san, je vous trouve bien insouciant ! rétorqua une autre femme assise à côté de la première. Il y a eu neuf morts et Akira-san a failli y rester aussi.

Le vétéran de la guerre avait en effet subi des blessures : l’un de ses bras était d’ailleurs dans un plâtre et son visage était enveloppé de bandages. Il jetait des regards noirs aux mercenaires.

— Vous avez pris l’initiative de l’attaque, en quoi pouvons-nous être jugées responsables ? protesta Itsume. Puisque vous aimez parler de contrat, ceux qui l’ont rompu en premier c’est bien vous !

— Vous dites cela parce que vous n’êtes qu’une bande de parasites incompétentes, voilà tout ! Je l’ai dit depuis le début qu’il ne fallait rien attendre de ces filles ! dit Kumagai en frappant la table du poing.

— C’est la deuxième fois que vous échouez, jeunes femmes, reprit la première dame. C’est à cause de vous que nous en sommes là !

— À cause de nous ? répéta Rei agacée.

— Tout à fait ! C’était votre devoir depuis le départ de nous protéger et la situation va de mal en pis.

— Que pouvait-on s’attendre d’une face de poisson de toute manière…, grommela le vétéran en faisant claquer sa langue.

Itsume se leva brusquement en frappant ses mains sur la table.

La brutalité de son geste fit réveiller Nanashi qui écoutait à moitié ce qui se disait, affalée sur la table. Même Yotsuba qui observait le ciel à l’extérieur à travers la fenêtre se tourna vers Itsume.

Les jumelles, Rika et Inori avaient une attitude fort embarrassée : depuis le début, elles ne savaient pas quoi dire. Miharu, plus que nulle autre, se sentaient responsables de ce qui était arrivé aux citoyens.

Itsume se dirigea vers le vétéran d’un pas décidé et l’attrapa par le col.

— Je t’écoute face de macaque ! C’est quoi ton problème ? On peut régler ça de suite si tu veux !

— Mon problème c’est toi, gueule de thon en boîte ! Non, c’est vous toutes !!

Courageusement, l’homme leva la voix alors même que cette jeune femme le soulevait de sa chaise comme si de rien n’était.

— En attendant, il a fait quoi le primate ? Il a fait pam pam avec ses potes les gros bof du coin et il chiale parce qu’ils se sont fait défoncés comme de ridicules merdes, hein ? Deux guerriers-serpents abattus ? Whaaaaa ! Quel exploit !! Repasse quand tu auras à affronter Yig en personne, enfoiré.

Itsume le jeta en arrière avec violence. Kumagai, avec sa chaise, tomba en arrière avec fracas. Plusieurs personnes du comité se levèrent indignées.

— Calmez-vous, voyons ! C’est un lieu de discussion ici ! dit le maire.

Malheureusement sa voix se perdit dans le brouhaha qui résulta de l’incident. Chacun parlait à son voix en gesticulant.

Dans la confusion, la voix d’Itsume s’éleva plus forte encore :

— Vos gueules !! Je me casse ! Vous êtes tous des connards ingrats qui ne méritent pas qu’on risque nos vies pour vous !

Elle n’était plus du tout la même personne, elle avait perdu tout son calme et sa mesure. C’était la seconde fois qu’elle était sortie de ses gonds en présence des « normaux ». Elle était très susceptible quant on attaquait son physique.

Les mains dans les poches, elle se dirigea vers la sortie non sans avoir lancé un regard à Rei toujours assise et accoudée sur la table. Elle fermait les yeux, mais se sentant observée elle les rouvrit et les tourna vers Itsume ; elle acquiesça discrètement et, sans tarder, Itsume quitta la pièce en claquant la porte.

— C’est scandaleux !! s’écrièrent les deux femmes simultanément.

— Ce genre de brutalité est intolérable ! ajouta un vieillard qui ne s’était pas encore exprimé. Nous avons engagé des junkies !

— Cal… Calmez-vous ! Je vous en prie !

— Elles ne méritent pas notre argent ! Kof kof !!

Un nuage de fumées étouffa le vieillard qui se tourna vers le professeur, lui aussi encore attablé, une cigarette aux lèvres.

— Vous vous attendiez à quoi au juste ? Vous ne croyez pas trop en faire avec vos reproches alors qu’elles ont risqué leurs vies pour nous ? En plus pourquoi ? Pour la misère qui leur est proposée ? Vous ne manquez pas de culot vous autres de la haute ville. J’applaudis, vraiment !

L’ancien tokyoïte leva les mains et se mit à applaudir avec un sourire ironique.

L’apparition d’un traître dans leurs rangs focalisa l’attention du groupe de vieillards. Fujimoto connaissait bien les raisons de sa présence à ce conseil, après les mercenaires il serait le prochain à qui on ferait des reproches : il les avait choisies, au fond.

— Vous avez probablement raison, Fujimoto-san, dit calmement Hisano. Mais en attendant les dégâts apportés à la ville riveraine vont coûter une fortune. Certaines de ces maisons étaient des patrimoines culturels, les réparations risquent de largement outrepasser leurs honoraires.

— Elles n’ont jamais signé pour protéger des murs, pas plus que pour nous protéger, signala le professeur avant de tirer sur sa cigarette. Nous leur avons simplement demandé de vaincre la menace, rappelez-vous. Elles font déjà plus que leur travail.

— Vous êtes de quel côté au juste ?

— Celui de la justice. Est-ce un problème ?

Les deux hommes se fixèrent longuement. L’ambiance s’alourdit encore un peu plus. Le maire transpirait et s’agitait maladroitement ne sachant pas que faire pour réprimer ce conflit.

Puis, finalement…

— Désolée, Rei-dono, dit Yotsuba en se levant. Tous ces bavardages commencent à me lasser. Je m’en vais rejoindre Itsume-dono à l’extérieur.

— Moi aussi ! Un héros n’a pas besoin de ce genre de réunion, de toute façon ! Les gars, on est désolées pour vos victimes, mais on a fait ce qu’on a pu. On s’est toutes bien battues, vous pourriez être plus cool et comprendre ça.

Nanashi se leva insouciante et se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit pour laisser passer Yotsuba.

— Pas besoin de te justifier, Nanashi-dono. Du menu fretin, restera à jamais du menu fretin. Il y a deux catégories de personnes dans le monde : les forts et les faibles. Les faibles qui se plaignent auprès des forts de l’injustice du sort, ils sont la pire espèce. S’ils ne peuvent pas devenir forts, autant se taire et remercier ceux qui leur permettent de vivre un jour de plus, ne penses-tu pas ?

— Héhé ! T’es un peu extrême, Yocchi ! En plus, le prof’ est cool, lui ! Il est de not’côté. Bye bye !

Nanashi salua Fujimoto uniquement puis referma la porte derrière elles.

Devant le conseil ne se trouvaient plus que Rei, Inori, Rika et les jumelles.

Mis à part Rei et Nion, les autres semblaient encore plus stressées qu’au début de la réunion, elles jugeaient sûrement la réaction de leurs camarades trop brusques.

— Voilà pourquoi j’aime pas les mahou senjo ! Vous restez des foutus gamines…

Kumagai reprit sa place sur la chaise et aussitôt repassa à l’offensive.

— Nous ne sommes pas venues ici pour essuyer vos insultes et vos reproches, dit froidement Rei. Je vous ai écouté jusque-là mais cette fois c’en est trop.

Les regards étaient focalisés sur elle à présent ; c’était la chef des mercenaires, après tout. De plus, malgré sa taille, elle dégageait une forte écrasante et intimidante qui ne manqua pas de frapper l’assemblée.

— Pleurer sur la situation est inutile. Et comme l’a dit Fujimoto-san, nous avons été engagées avant tout pour détruire une menace, pas pour vous protéger. Nous vous avons offert la chance de vous mettre à l’abri, nous déclinons la responsabilité quant à ce qui est arrivé à vos citoyens.

— C’est facile de rejeter la faute sur moi !

— Sur qui d’autre pourrais-je la rejeter ? Miharu-chan et Nion-chan qui ont été blessée à cause de votre imprudence ? Vous espériez quoi au juste avec cette action suicidaire ?

Kumagai avait survécu à l’attaque simplement parce qu’il s’était retrouvé piègé sous la jeep en feu. Les guerriers n’avaient pas pris la peine de chercher sous les carcasses des engins. Sa survie était simplement due à un coup de chance.

Le vétéran fit claquer sa langue et arbora une grimace de mécontentement. Puis il tourna son regard de côté, ignorant Rei.

— Je vous rappelle de plus que quelle que soit vos sentiments envers nous, à présent votre survie repose sur nos épaules. Nous convoquer pour tenir ce genre d’assemblée est un scandale purement et simplement. Ce sera la dernière fois que j’écoute vos plaintes, je vous préviens.

— Et voilà que ça pose des ultimatum, grommela Kumagai.

— Vous ne pouvez vous laver les mains des dégâts provoqués par vos actions ! rétorqua Hisano.

— Vous pensez peut-être que l’on fait la guerre sans rien détruire ? Puis si vous cherchez réellement un coupable, envoyez donc la facture à Yig, sa boîte aux lettres est de l’autre côté de la jungle !

Rei pointa du doigt la direction où se trouvait leur ennemi.

Soudain, Fujimoto éclata de rire, au grand étonnement de ses collègues.

— Bien vu, Miss Dragon ! Je suis convaincu qu’il a une assurance draconienne lui aussi.

— Vous… vous avez perdu la tête, ma parole…, s’indigna Hisano. Nous parlons de choses sérieuses ! Si c’est pour faire des plaisanteries stupides vous pouvez sortir également.

— J’y compte bien. Pas besoin de me le dire deux fois. De toute manière, ma présence ici était juste pour me faire sentir coupable de les avoir choisies. Sincèrement… j’espère que lors de la prochaine attaque, ce seront vos maisons qui seront détruites. Je ne m’inquiète pas pour vos vies, vous saurez les cacher au bon endroit. Les cafards ont la vie tenace.

Le professeur salua de la main et quitta également l’assemblée.

Rei se leva à son tour en posant les mains sur la table :

— Cessons cette farce de mauvais goût. Si vous n’êtes pas contents de notre travail, nous partirons sur le champ avec ceux qui veulent nous suivre. Si vous n’avez pas envie de nous payer, même chose. Par contre, si nous restons, pliez-vous à nos directives et cessez de vous plaindre.

Parmi les personnes de cette assemblée, il y en avait un qui était resté calme tout du long : le prêtre Shibo.

À cet instant, il prit la parole à la place du reste de l’assemblée :

— Vos demandes sont justifiée, Tokimoto-san. Néanmoins, veuillez nous pardonner, c’est la première confrontation avec le surnaturel pour la plupart d’entre nous, nous n’avons pas tous votre sang-froid. La perte de personnes que nous connaissions de longue date nous a tous affectés, je vous prie de le croire. Je parle au nom de ce conseil : merci pour vos services, veuillez continuer de nous protéger, je vous prie.

Il s’inclina pour marquer ses propos.

Si les visages des autres personnes derrière lui — au nom de qui il déclarait s’exprimer— ne paraissaient pas si mécontentes, ses excuses auraient presque pu paraître sincères.

Aussi, Rei dit sur un ton ironique :

— Kumagai-san ne semble pourtant pas tellement pleurer ses morts.

— Tous ne réagissent pas de la même manière face au chagrin, vous savez ? Une langue acerbe cache souvent un cœur agité.

— Et une langue mielleuse une dague empoisonnée.

Le prêtre ne s’offusqua pas de ces paroles, il continua de lui sourire poliment.

Rei leva les épaules et mit les mains dans ses poches.

— Quoi qu’il en soit, je vous présente notre nouveau membre, Rika-chan. Elle a sauvé la vie de Nion-chan et de Miharu-chan, j’espère que vous saurez lui trouver une compensation également.

Hisano grimaça de suite mais la main du maire se posa sur son épaule.

— Nous ferons un effort pour elle, dit-il d’une voix rassurante.

— Euh… je… je ne suis pas réellement intéressée par l’argent… De la nourriture, des biens matériels me conviendraient mieux.

— En effet, Rika est habitante des Contrées Oniriques, elle n’a sûrement pas besoin de votre argent, dit Rei. À cet égard, puisqu’elle est en mesure de nous guider, ne voudriez-vous pas reconsidérer la possibilité de quitter le village ?

— En effet… je… je connais nombre de passages vers votre monde… je peux vous conduire sans problèmes…

Rika ne poursuivit pas, elle sentit de suite les regards lourds des vieillards qui se braquaient Rei et sur elle.

— Nous allons considérer la question, répondit froidement Hisano. Veuillez-nous laisser un peu de temps, je vous prie.

Rei n’eut besoin que d’un simple regard sur leurs visages pour comprendre que cet argument ne changeait rien à leur décision initiale : ils n’abandonneraient pas leurs richesses.

— Jusqu’à quel point l’avidité humaine peut-elle aller ? marmonna-t-elle en grinçant des dents.

Elle serra ses poings avec vigueur et se retint d’exploser de colère à son tour. Il n’y avait pas qu’Itsume qui avait le sang chaud, Rei était la « Reine des Dragons » et partageait avec ces derniers leur fierté. Faire face à des êtres si peu conciliants et hautains lui donnait envie de briser toute retenue.

Et pourtant.

— Les filles, partons d’ici. Il n’y a rien à en tirer… Vous aurez ce que vous voulez, vous pourrez continuer à vous vautrer dans votre richesse durement héritée. Mais sachez que vous aurez du sang sur votre conscience, si tant est qu’une telle chose existe en vous.

Sans leur laisser le temps de rétorquer quoi que ce soit — en eussent-ils eu l’intention—, Rei ouvrit la porte et s’en alla. Les trois filles saluèrent d’une brève révérence et la suivirent.

L’assemblée d’anciens aux visages resta dans le plus grand des silences après leur départ.

Shin-Yumegawa continuerait d’exister, quel qu’en fût le coût, et la bataille se poursuivrait.

***

Sur le chemin du retour, Itsume, qui ne s’était pas encore calmée, passa devant une boutique de rue qui vendait des calamars grillés en brochettes.

Puisqu’il n’y avait plus d’approvisionnement, c’était sûrement le stock d’avant leur arrivée dans les Contrées. Il y avait également quelques poissons du coin pêchés fraîchement.

Après en avoir acheté une dizaine, malgré la grimace de la vendeuse qui l’avait servie plus par obligation qu’envie, elle reprit la route.

Elle était partie la première et fut donc la première à rentrer.

C’est pourquoi elle tomba sur la manifestation qui se tenait devant leur maison. Une fois de plus, les citoyens exprimaient leur mécontentement envers leurs sauveuses en lançant divers déchets sur la façade de la maison.

— À bas les mahou senjo !

— Dégagez d’ici !! On se débrouillera sans vous !

Itsume fit claquer sa langue et afficha une mine sincèrement contrariée.

En temps normal, elle aurait juste lever les épaules et se serait contentée de les ignorer et de rentrer. Mais, à cause de Kumagai, elle n’était pas d’humeur.

— Dégagez le chemin ! Y a personne à l’intérieur de toute manière.

Elle écarta deux manifestants et entra dégagée entre la foule et la maison.

— Ah, les voilà !

— Dégagez ! Dégagez !Dégagez ! Dégagez !Dégagez ! Dégagez !

Itsume s’arrêta devant la porte d’entrée pleine de graffitis et d’insultes. Elle jeta par terre les bâtonnets des brochettes qu’elle venait de finir de manger.

— Et vous comptez faire quoi si nous partons réellement, bande de cloportes ? Vous allez manifester contre Yig et ses troupes, peut-être ? Je veux bien voir ça, tiens !

Elle se retourna et fit face à cette foule d’une quarantaine de personnes.

— La négociation était possible avant que vous n’arriviez !

— Vous avez laissé des citoyens mourir ! Vous êtes ignobles !

— Parasites ! Profiteuses !

Les insultes se succédèrent, Itsume se faisait violence pour ne pas y répondre. Elle savait qu’ils étaient juste apeurés et ne réalisaient pas la réelle détermination de l’ennemi.

Négocier avec les Anciens ?

Peut-être que quelqu’un comme elle, une créature hybride aurait pu. Peut-être qu’avec un Ancien comme Hastur qui aime la manipulation aurait pu. Peut-être que s’ils s’étaient trouvés face à des Nyarlathotep, à l’esprit retors, ils auraient pu. Mais Yig avait décidé avant même la venue des mercenaires que cet endroit serait sien.

Peu importait ce qu’ils lui proposeraient, il ne se plierait jamais à leurs conditions. Tout lui appartenait des bâtiments aux personnes.

— Vous pouvez toujours essayer de négocier, dit-elle avec un sourire malicieux. Moi, je veux bien voir ça. Je suis sûre d’assister à un spectacle des plus amusants… Mais, en attendant, si vous n’avez pas les couilles pour tenter quoi que ce soit, débarrassez le plancher et que ça saute !

Pendant quelques instants, les manifestants se turent, intimidés par la jeune femme à demi-monstre. Elle se retourna avec intention de laisser tomber, elle avait dit ce qu’elle avait sur le cœur, mais quelque chose heurta son crâne et provoqua la douleur.

Son regard se porta sur l’objet en question : une pierre qui venait de tomber à ses pieds. Elle portait encore les traces de son sang.

— On a pas d’ordre à prendre de toi, poisson pourri !

— Monstre, vous ne comprenez rien !!

D’autres projectiles partirent dans sa direction. La plupart la ratèrent, elle se protégea des autres.

Et c’est à ce moment que finalement, Itsume perdit son sang-froid. Même sans se transformer, cette foule n’arriverait pas à la tuer si facilement, mais c’était la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

Ignorant les projectiles, elle se rua sur l’homme le plus proche d’elle et lui décrocha un crochet du droit en plein visage. Sa force, équivalente à celle d’un champion de la boxe, suffit à le mettre K.O.

Sans hésiter, dans un élan de rage, elle porta un coup de genoux dans le ventre d’une femme qui se mit à vomir à quatre pattes.

Arrachant le masque sur sa bouche, elle entra pleinement dans la mêlée…

Lorsque les filles rentrèrent à la maison, elles trouvèrent plus d’une quinzaine de personne couchées au sol inconscientes ou en train de se tordre de douleur. Une partie de la foule avait eu l’intelligence de s’enfuir en constatant la force incroyable de leur adversaire.

Elles surent immédiatement ce qui s’était passé.

***

Les filles se réunirent pour déjeuner ensemble.

Même si l’extérieur avait subi les affres des menaces des villageois, personne n’avait osé entrer à l’intérieur. Pourtant, la porte n’avait jamais été verrouillée.

Le repas s’acheva, les assiettes sales jonchaient la table. Le repas avait été apaisant et calme, contrairement à la matinée fort mouvementée.

Au sein des assiettes vides, il y avait quelques-unes qui n’avaient pour ainsi dire pas été entammée.

— Ma cuisine est si horrible ? s’interrogea Rika.

Les plats qu’elle avait cuisiné étaient à base de viande, de poisson et de légumes locaux, mais pour une raison mystérieuse dégageaient une aura inquiétante. La couleur l’était également.

— C’est du nikujaga ? demanda Nanashi en fixant un petit bol.

— Oui, c’est une sorte de nikujaga onirique… Je l’ai modifié un peu pour s’adapter aux produits comestibles du coin.

Dans le royaume préhistorique des Contrées Oniriques, la plupart des plantes étaient similaires à celles de la Terre. C’était souvent des versions plus grandes et plus primitives. De même, la plupart des animaux étaient comestibles. Néanmoins, pour des humains ordinaires, ils pouvaient avoir des bactéries dangereuses. En principe, les mahou senjo y résistaient sans problème.

— C’est normal qu’il ait cette teinte violette, Nion ?

— Les énergies de la mort se rassemblent autour de ce plat…

— Vous exagérez, je vais le goûter…

Itsume prit des baguettes et les dirigea vers le bol.

— Tu le regretteras, marmonna Rei. Son sens du goût n’a rien à voir avec le nôtre.

Mais Itsume était décidée. Elle n’y avait pas touché parce qu’elle avait donné la priorité à d’autres, mais il ne pouvait être aussi meurtrier qu’on le disait. Ce n’était que de la cuisine, au fond.

À peine le mit-elle en bouche qu’elle laissa tomber ses baguettes et blêmit.

— Je t’avais prévenue.

— Beuh… je… meurs…

— Vite, il faut un sort de soin pour Itsume ! dit Nanashi en s’approchant de l’infortunée.

— Nous n’avons pas de soigneur, rappela Miharu avec une goutte de sueur sur la joue.

— Il ne reste plus qu’à prier pour son âme.

— Ne dis pas des choses aussi horribles, Nion !

— Mais… mais… c’est pas aussi horrible ! J’en suis sûre !

Rika goûta elle-même à son plat, mais n’eut aucune réaction excessive.

— C’est plutôt bon. Vous exagérez vraiment les filles ! C’est vexant ! Je… je voulais vous faire plaisir, moi…

La pauvre Rika parut réellement triste à cet instant, elle retenait ses larmes.

— Rhoo ! C’était une blague, Rika-chan, dit Nanashi en lui tapotant le dos. Ch’suis un vrai mec, j’vais te le bouffer tu vas voir.

— Sauf que vous n’êtes pas un homme, rétorqua Rika.

— Ah bon ? C’est parce que tu es pure, tu connais pas les mecs, toi ! Haha !

— Cette phrase pourrait être mal interprétée, vous devriez la reformuler, Nanashi-sama !

Mais Nanashi n’en avait cure, elle prit une pomme de terre bleue dans le bol et l’enfourna dans sa bouche.

La réaction ne fut pas aussi immédiatement que celle d’Itsume, mais elle blêmit rapidement et sa tête tomba sur la table.

— C’est quoi cette cuisine assassine ?! s’étonna Inori. J’ai peur d’un seul coup ! Rika-san est sûrement la plus redoutable d’entre nous !

— Je vous avez prévenues, répéta Rei en levant les épaules. Mais Nana-chan cherche toujours à faire sa maligne.

— Arrêtez ! C’est pas possible que j’ai une telle capacité ! Ma cuisine n’est pas parfaite, mais elle n’est pas si horrible non plus !

— Rika doit être immunisée à son propre poison…, commenta Miharu.

— Ne serait-elle pas un agent de Yig envoyée nous tuer discrètement ?

— Révèle ta vraie forme, Rika-san !!

Inori saisit les épaules de Rika et la secoua tandis que Miharu se mit à la chatouiller.

— Je… je ne suis pas un serpent… Hahahaha !! Arrê… Arrêtez !! Hahahaha !

Les rires emplirent la pièce.

Après ce qui était arrivé en matinée, Rika était déjà parfaitement intégrée au groupe. C’était le genre d’alchimie qui arrivaient rarement, mais toutes les filles l’avaient ressentie.

Une fois de plus, il était difficile de voir ces guerrières comme autre chose que de simples jeunes femmes affublées d’un bien cruel destin.

— Je m’occupe de finir les plats meurtriers de Rika, déclara soudain Yotsuba. C’est l’honneur d’un guerrier que de ne laisser aucun reste à table !

— Tu es surtout immunisée au poison, n’est-ce pas ?

— Vous le saviez donc, Rei-dono ?

— Tu viens de me le confirmer.

— Oh ? Vous m’avez forcée à me dévoiler ? Très intelligent de votre part, vous êtes digne de nous commander.

Rei grimaça subrepticement, mais il n’y avait au fond rien de vexant à ces paroles : elle était devenue la chef de ce groupe, quant bien même ne l’avait-elle pas décidé.

— Ce nikujaga est un combat qu’il me faut mener à bien ! dit Yotsuba.

— Arrêtez de parler de ma cuisine comme d’une arme mortelle !!

Rika était dépareillée, elle s’était tellement agitée que ses couettes étaient défaites et que son uniforme était froissé.

Yotsuba frappa ses paumes l’une contre l’autre :

— Itadakimasu !

Puis, elle mit en bouche des morceaux de bœuf et des carottes. Mais soudain, elle s’arrêta à son tour de manger et s’écroula.

— Tu as tué quelqu’un d’immunisé au poison ?! Whaaa ! J’ai vraiment peur ! Tu dois être Yig en personne en fait !

Inori s’en alla se cacher derrière Rei après sa moquerie.

— Nion, protège-moi… !

Nion se plaça devant sa sœur pour la défendre.

— Je vous déteste ! OUIIIINNNN !!!

À cet instant, une voix timide parvint depuis le couloir…

— Je me permets…

C’était celle de Miyako dans le vestibule d’entrée, elle ne tarda pas à arriver au salon.

— Il s’est passé quoi au juste ici ?! s’inquiéta-t-elle en voyant les filles apeurées ou allongées.

— C’est Rika qui cherche à nous tuer, dit simplement Nion.

— C’est pas vrai !!! Ouiiiinnn !!!

Miyako pencha la tête de côté, elle ne comprenait pas.

— Hein ?

***

— Miyako-chan, nous allons parler de choses qui pourraient t’être difficiles à entendre. Je te conseillerais bien de nous laisser, mais je ne t’obligerai pas à le faire.

Miyako fut surprise par les paroles de Rei. Elle avait pris place autour de la table pour manger de friandises avec elles.

— Je… De quoi s’agit-il ?

— D’un sujet qui est suspendu aux lèvres de toutes et qui concerne le village.

Les autres filles ne dirent mot, elles savaient toutes à quoi se référait Rei.

Miyako baissa la tête et posa la brochette de dango qu’elle était en train de manger.

— Si ça ne vous dérange pas, je… je voudrais bien rester. Je ne suis pas une mahou senjo, mais vous… vous m’avez fait bon accueil jusqu’à présent, dit-elle d’une voix empreinte d’émotion, les larmes aux yeux. Je trouve que le comportement des autres est nul ! Je dirais même pitoyable !! Vous êtes des filles bien et si je suis encore là pour en parler c’est uniquement grâce à vous ! Ils me dégoûtent par leur comportement…

Depuis combien de temps Miyako retenait-elle ce genre d’opinion au fond de son cœur ?

Elle n’avait jamais été parfaitement intégrée à mentalité du village, mais depuis le début de cette affaire le fossé s’était considérablement creusé.

— Merci pour tout ce que vous avez fait pour nous ! Je… je suis désolée au nom de tous ceux qui pensent comme moi et vous prie d’accepter nos excuses !

Miyako s’inclina avec le plus grand respect possible alors que les larmes coulèrent involontairement de ses yeux.

Leur rapprochement avait été orchestré pour de mauvais fins, mais au final elle était fière d’avoir été sélectionnée. Peu importait comment tout cela se finirait, elle était contente d’avoir fait leur connaissance.

— Miyako-san…

— Miyako-chan…

— Miyako ! T’es vraiment une fille bien !

Nanashi s’empressa de la prendre amicalement dans ses bras comme un vieil ami, tandis qu’Inori et Miharu l’observaient avec des regards humides.

Même Itsume qui était assise en tailleur les coudes sur la table, encore éreintée par les événements de la matinée, ne put s’empêcher d’adoucir son expression.

Yotsuba, qui n’avait jamais montré aucune déférence pour les villageois, dit :

— Il vaudrait mieux qu’elle reste avec nous, Rei-dono. Cette petite est digne de respect.

— Ouais, Reicchi, gardons-la avec nous !

— Je vous en prie, Rei-san !

— S’il te plaît, Rei-san !

En plus de Yotsuba, le trio Inori, Nanashi et Miharu exprima la même demande.

— Eh oh ! Je n’ai jamais dit que je voulais la virer. Arrêtez de me faire passer pour la méchante ! Je la prévenais juste, car je sens bien que vous avez toutes envie d’en parler.

Rei était contrariée qu’on la voit comme une insensible sans cœur, elle appréciait Miyako autant que les autres.

— Franchement ! Si tout le village était comme toi, ce serait plus simple, Miyako-chan…, dit Rei. Bon, eh bien, je déclare la discussion ouverte. Parlez sans retenue, mais sans vous emporter trop non plus.

Les regards des mahou senjo se tournèrent vers Itsume. Miyako ne comprenait pas trop.

— Quoi ?! Vous pensez que j’en ai trop fait ? On en reparlera quand on vous comparera à du poisson pourri.

— C’est vrai que ça doit vous arriver malheureusement souvent, dit Inori en l’observant.

— Ouais, ça m’arrive souvent… C’est pas facile d’être une métisse, que voulez-vous ?

— Et du coup, tu comptes faire quoi ? lui demanda franchement Rei. Je ne vais pas ni te féliciter pour ta ligne d’action, ni te la reprocher. Nous sommes des mercenaires et même si j’assume en quelque sorte le rôle de chef, ce n’est pas à moi de te faire des remarques.

— Et je t’en suis reconnaissante, Rei.

— Toutefois, tes actions me font te poser la question : tu continues avec nous ?

Cette question pendait à toutes les lèvres. Une guerrière qui en venait aux mains avec ses commanditaires étaient-elles à même de continuer la mission ?

— Hmpff ! Eh bien, je vais vous surprendre, mais même s’il faut que j’en assomme quelques-uns encore pour qu’ils apprennent les bonnes manières, je vais poursuivre avec vous.

Les filles l’observèrent attentivement, elle ne portait pas son habituel masque aussi on pouvait un peu mieux lire son expression faciale. Toutefois, comprendre ce qu’elle avait derrière la tête était encore une autre question.

— Vraiment ? demanda Miharu.

— Ouais. Bien sûr, je ne le fais pas pour ces ingrats, j’ai mes raisons.

Personne n’osa les lui demander.

La suivante à prendre la parole fut Nanashi. Elle leva la main avec énergie :

— Moi moi ! Bah, perso, j’vais continuer aussi ! J’veux protéger Miyako-chan…

— … et devenir un héros.

— … et devenir un héros ! Pis, ils sont un peu cons— désolée Miyako-chan—, mais j’pense pas qu’on peut laisser mourir les villageois à cause de ça, quand même.

— Je ne m’attendais pas à une autre réponse de ta part, dit Rei en soupirant.

— Héhé ! Ch’suis ton pote, je te suivrai jusqu’à la fin des temps ! dit Nanashi en levant le pouce. Puis, quand j’étais en Corée, les gens étaient un peu comme ça aussi. Y voulaient pas partir des ruines de leurs maisons, mais quand on les sauvait y étaient super sympa.

— De la politesse complètement intéressée, quelle belle preuve de la bonté humaine. Hahaha ! se mit à rire Itsume.

Malheureusement son ironie ne fit rire qu’elle.

Même si elle avait supplié de rester pour assister à cette réunion, Miyako se sentait gênée, elle transpirait. Elle ne pouvait se voir autrement que comme une intruse parmi elles.

— J’avais pas vu ça comme ça… Bah, c’est pas si grave Itsume-chan, l’important c’est qu’ils soient sympa au final, non ?

— Je suis plutôt d’avis que seule la mort soigne la stupidité, mais comme je l’ai dit j’ai d’autres raisons de rester me battre.

— Nous serons donc au moins trois, déclara Rei avant de prendre une gorgée de thé. Vous vous en doutez, en tant que capitaine je serais celle qui quittera le bateau en dernier. Je pense qu’on est loin du compte en terme d’ingratitude, il faudra s’attendre à d’autres épisodes du genre. Je ne reprocherai à aucune d’entre vous d’abandonner : c’est nos vies qui sont en jeu. Tout l’or du monde ne vous permettra pas de la racheter. Puis, à ce train-là, on ignore même si on sera payées… Il vaut mieux se faire à l’idée qu’on se bat pour ses idéaux plutôt que pour l’argent.

Cette fois encore, Nanashi leva le pouce. Rei fit semblant de l’ignorer et tourna son regard vers les filles qui ne s’étaient pas encore exprimées.

— Nous serons quatre. J’ai un compte à régler avec une certaine sorcière et un hydre, expliqua Yotsuba. Qui plus est, l’argent n’a jamais été mon mobile.

— C’est vrai que vous voulez vous battre contre des ennemis puissants…, dit Inori en baissant le regard honteuse.

— Je suppose que tu veux partir ?

La jeune femme garda le silence quelques instants qui semblaient interminables. Elle sentait une forte pression peser sur elle.

Peu importait la manière de tourner les choses : celles qui partiraient trahiraient en quelque sorte les autres. Voire pire, elles les condamneraient à une mort certaine. Leur ennemi n’était nul autre qu’un Puissant Ancien.

— Je… j’ai peur. Je ne le cacherais pas. Je ne suis pas aussi forte que Yotsuba-san ou Rei-san, et pas aussi insouciante que Nanashi-san…

— La peur est légitime dans ce combat.

— Merci Rei-san de me comprendre. Je… je pensais que je n’avais pas peur de la mort, que ce serait mon rachat, mais…

— Mourir pour des imbéciles ne t’apportera aucun rachat, l’interrompit Itsume. J’ignore de quoi tu veux te racheter, mais cette bataille ne t’apportera pas le salut. Celles qui mourront sombreront dans l’oubli, voilà tout.

Ces paroles provoquèrent une vive réaction auprès d’Inori qui était pleine de doutes déjà, ses sourcils se levèrent un instant et ses lèvres s’arquèrent dans une expression douloureuse.

— Suffit de pas mourir, déclara Nanashi les bras derrière la tête. On est balèze ! On va leur mettre la tête au carré que j’vous dis !

— Ton insouciance frôle la stupidité, Nana-chan.

— Les pensées négatives amènent la défaite, Reicchi. Moi, ch’suis sûre qu’on vaincra ! Hihihi !

Rei ne put s’empêcher de soupirer longuement. Ce temps de répit était ce qu’Inori avait besoin pour reprendre ses esprits et poursuivre :

— Le temps passé avec vous m’a été précieux. J’ai découvert qu’il y avait encore de la chaleur dans les relations humaines et que… j’avais envie de vivre plus que ce que je ne le pensais. Un jour, je deviendrais une fille normale, comme Miyako-san. J’espère que vous serez toutes là pour venir manger au restaurant avec moi.

Sur ces mots, elle baissa la tête jusqu’à se cogner le front sur la table et se mit à pleurer. Miyako, qui venait d’être mentionnée, se mit à pleurer également en se tenant la poitrine.

— Pour ma part, j’irais où Miharu ira, déclara simplement Nion.

Ce n’était pas tant qu’elle voulait occulter la tendre déclaration d’Inori, mais elle souhaitait lui laisser un peu d’intimité pour pleurer à son aise. C’était une rare forme de délicatesse chez Nion qui ne comprenait généralement pas autrui. Elle appréciait les filles réunies autour de la table.

— Tu… tu vas encore me laisser choisir ?

— Tu préfères que je le fasse ?

— Mmmm… je… Bon OK ! Je vais le dire !

Miharu s’inclina, Nion l’accompagna en faisant de même.

— Nous allons partir avec Inori. Nous aussi nous vous adorons mais cette situation est difficile à accepter.

— L’argent n’achète pas la vie, tu as dit, Ryûko. Mais l’argent est indispensable pour vivre.

— Nous accepterions d’être insultées si c’était extrêmement bien payé : nous sommes des mercenaires, nous y sommes préparées. Mais…

— Si on cumule irrespect, le manque de reconnaissance et la maigre paie…

— … ça devient difficile de continuer. D’autant que la menace est réellement abusée ! Nous avons toutes été blessées dans notre dernier combat ! Puis, nous nous disons que…

— … si nous partons toutes, ils n’auront pas d’autres choix que de nous suivre.

— Oui ! Si nous annonçons que nous rentrons, certains qui sont gentils comme Miyako accepteront de nous suivre et nous rentrerons sains et saufs. Ces maisons et ces murs nous importent peu à nous qui sommes étrangères au village.

Les deux filles exprimaient ce qu’elles avaient sur le cœur en alternant de l’une à l’autre. Il ne faisait nul doute qu’un tel niveau de synchronisation était au-delà de la simple amitié qu’elles avaient revendiquée à l’origine.

— Moi, je vous comprends, dit Itsume.

— Votre point de vue est juste, ajouta Rei. Votre aide nous a été précieuse et je suis navrée de ne pouvoir la récompenser. Si nous nous recroisons, je peux au moins vous promettre de vous payer un restaurant.

— Ouais, pareil !

— Merci à vous, Rei-san et Nanashi-san. J’espère vraiment que nous aurons la chance de manger toutes ensemble à nouveau !

Miharu afficha un large sourire qui cachait son extrême tristesse. Nion resta de marbre comme toujours.

Suite à quoi, les regards se tournèrent vers Rika, la petite dernière.

— Euh… je…

— Rika-chan, je ne t’impose rien, dit Rei. Je comprends la difficulté pour toi de te décider. Tu nous as rejoins récemment seulement.

— Euh… oui… je ne sais pas trop quoi dire. Vous semblez toutes être de bonnes personnes aussi j’aimerais rester. À la base, j’étais venue pour vous aider de toute façon.

— C’est gentil, mais j’allais te proposer l’inverse. Pars avec Inori, Miharu et Nion.

— Hein ? Pourquoi ?

Rei la fixa droit dans les yeux.

— Jamais ils n’accepteront ton salaire. Je connais bien ce genre de regard, leur réponse sera tardive et négative. En tant que chef, je ne peux tolérer de t’employer gratuitement.

— Quelle bande de fumier, n’empêche !

— Des crevures jusqu’au bout… sans offense pour toi, Miyako.

Itsume et Yotsuba ne feignaient plus la politesse lorsqu’elles parlaient du Conseil.

— Mais je…

— Puis, il y a une autre raison, expliqua Rei en l’interrompant. Nous nous battrons l’esprit plus serein si on sait que nos trois amies trouveront le chemin du retour.

— Rei-san…

— Rei…

Rei rougit légèrement, elle détourna le regard et se gratta la joue.

— N’allez pas imaginer des choses non plus ! Vous êtes de bons soldats, si vous mourrez avant de revenir à Kibou ce serait une perte pour le pays…

— Cette tsundere ! Hihihi ! se moqua Nanashi.

Rei l’ignora et reprit la parole :

— Kof kof ! Quoi qu’il en soit, si Rika-chan part avec vous et que l’on fait circuler la rumeur, des villageois accepteront peut-être de vous suivre.

— Pas bête du tout.

— Oui, c’est plutôt astucieux, Rei-sama. Je… je reviendrais après les avoir guidées jusqu’à une brèche, c’est promis !

Rika s’inclina à son tour.

Un lourd silence s’installa dans la pièce, personne n’osait plus parler.

Les dés avaient été lancés, la scission du groupe aurait lieu finalement. Les plaintes et la brutalité des villageois avaient eu plus raison d’elles, ce que les Anciens n’avaient pas été capables.

— À l’espoir de nous revoir un jour ! déclara soudain Itsume en levant son verre.

— Ouais, à not’futur resto ! J’vais vous ruiner !!

— Nanashi-san ! C’est vous qui allez être payées, pas nous. Épargnez-nous au moins ça ! dit Inori.

— Héhéhé !

— Kanpai !!

Les verres s’entrechoquèrent une dernière fois.

Miyako fit courir la rumeur que le soir quatre des mercenaires allaient quitter le village et, guidés par Rika, allaient revenir à Kibou, mais personne ne se présenta au lieu de rendez-vous à l’heure indiquée.

Les quatre filles seules quittèrent le village sous les salutations douloureuses de leurs amies.

***

Quelques jours plus tard.

Les forces de Yig avaient repris position à la sortie de la jungle. Intégrant une partie des survivants de la précédente attaque, le régiment avait été recomposé.

Il y avait bien plus de soldats cette fois et l’organisation était bien plus stricte. Les tentes s’alignaient non sans rappeler la disposition des camps militaires humains.

Cette fois, à l’avant des troupes, se trouvaient les rescapés de la précédente attaque : Yig ne tolérait pas l’échec, mais il était clément envers ses subalternes. Aussi, il leur permettait de racheter d’eux-mêmes leurs fautes en combattant pour leur honneur, en première ligne.

À l’avant, en plein centre, se trouvait la tente de Zellaztla et de son Hydre de Yig. Directement sur ses flancs les guerriers-serpents et autres qu’elle avait commandé précédemment.

La nuit était tombée depuis quelques heures. Le ciel était pluvieux, une fois de plus, et le sol boueux.

Le camp était entièrement endormi à l’exception de quelques sentinelles lorsque soudain des explosions retirent dans la partie la plus proche de la forêt.

— Qu’est-ce qui se passsssse ici ? demanda Zellaztla en sortant précipitamment de son énorme tente.

Les têtes de l’hydre s’agitèrent et sortirent de la tente en toile.

— Chef ! Une… une attaque ennemie !

— Quoi ? Combien sssont-ils ? Où sssont-ils ?

— Je l’ignore, chef ! L’attaque vient à peine de commencer… Ils attaquent son Excellence en personne !

— Ignorant que tu es ! Aux armes, montrons à sa Majessssté notre valeur !

Alors que le guerrier allait le transmettre aux autres soldats présents, une mélodie attira leur attention.

Il s’agissait d’une flûte, une kagurabue que Zellaztla reconnut de suite.

— TOI !!!

Son visage serpentin afficha d’abord une moue mécontente. Mais rapidement, ses traits changèrent et elle sourit.

— Au contraire, tu tombes bien… C’est l’occassssion de me racheter auprès de sa Majesssté ! Les ordres restent les mêmes : partez prêter asssssistance à sa Majessssté. Je m’occupe de ce chien errant…

Sortant des ombres, une silhouette commença à se dessiner à l’orée des faisceaux lumineux propagés par l’éclairage du camp militaire.

Yotsuba se tenait calme comme toujours. Elle faisait face seule à toute l’armée.

Loin d’être paniquée, lorsqu’elle rangea sa flûte dans sa manche, elle leva les yeux au ciel et fixa la lune. Un sentiment de paix profonde s’instilla en elle.

— Cette nuit, l’œil du Démon m’observait de la même manière…, marmonna-t-elle. Ah ! Sa lumière est si agréable pour les papillons de nuit comme moi.

Elle écarta les bras et inspira profondément.

— Et comme les papillons de nuit, il me faut trouver la flamme sur laquelle me jeter et m’immoler. Tel est le but de mon existence. Brûler et ne laisser que cendres. Tel est ma poésie. Car je suis qu’une coquille vide cherchant à se remplir des miasmes cadavériques.

Son regard se baissa et se porta sur l’immense silhouette qui lui faisait face à présent. L’Hydre agitait ses nombreuses têtes : sur son dos se trouvait Zellaztla.

— L’odeur de charogne du rafflesia a attiré les mouches on dirait. Qu’en penses-tu, Shikabane Muramasa ? Cette nuit, ne s’annonce-t-elle pas comme magnifique ?

Ses lèvres s’arquèrent pour former un sourire cruel, puis elle s’avança de quelques pas vers ses ennemis.

— Vous n’avez pas amené votre armée cette fois ?

— Après mon précédent échec, elle m’a été retirée, expliqua honnêtement la sorcière-serpent.

— Mais je compte bien racheter mon honneur en te réduisant à néant, mortelle !

— Je vois. C’est donc bien un duel. Moi, contre vous deux. Une disposition qui ne saurait me déplaire. Merci, Ô Norne des fati de m’offrir une telle opportunité.

— À qui parles-tu au jusssste ?

— À celle qui a écrit cette histoire. Faisons de ce combat un moment mémorable. Découpons nos corps, arrachons nos chairs et buvons le sang tel un nectar divin jusqu’à notre ultime souffle. Tel est le but de tout être vivant : mourir en offrant aux dieux un spectacle digne de ce nom !

Même pour la sorcière, ces propos étaient abscons. Elle l’observa quelques instants en grimaçant, puis elle soupira.

— Tu es folle à lier, mahou sssenjo ! Mais tu as raisssson, nous allons te réduire à néant !

— Alea jacta est !

Yotsuba posa la main sur la poignée de son katana et se mit en position. Les têtes de l’hydre rugirent toutes en même temps.

***

Quelques instants auparavant.

Au-dessus des nimbostratus sombres et épais, trois mahou senjo chevauchaient un énorme dragon.

— Que l’attaque commence. En avant, Bahamut !

— À vos ordres, ma Reine !

L’imposant dragon piqua. Il traversa les nuages et se dirigea vers un endroit spécifique du camp adverse qu’il survolait : une grande construction à l’arrière.

Dominant par sa hauteur et sa prestance toutes les autres constructions du camp, il y avait tout à l’arrière une pyramide à étage en pierre montée sur palanquin. La construction mesurait au moins six mètres de haut et devait mobiliser des dizaines de porteurs, malgré leurs forces surhumaines.

Au sommet de l’édifice se trouvait une statue de serpent, une représentation de Yig.

Arrêtant soudain ses trois paires d’ailes à une centaine de mètres de leur cible, Bahamut termina son incantation :

« Explosion ! »

Trois sphères rouges-orangées apparurent devant lui et se dirigèrent à vive allure vers la pyramide. Une série d’explosions retentirent dans le camp endormi. Tout s’embrasa et se remplit de fumée.

— C’est le moment ! déclara Rei.

— Yeah !! Voici venir le héros !

Nanashi sauta du dos de Bahamut sans hésiter. Cette hauteur n’était pas un problème pour une mahou senjo de son acabit.

— À tout à l’heure, Rei.

Itsume la salua de la main et se laissa tomber en arrière. Rei lui retourna le salut.

— Bahamut, pas le temps de lambiner. Réduis-moi un peu le nombre de ces fainéants !

— À vos ordres, ma Reine !

Sur ces mots, il se mit à incanter et fit apparaître des dizaines de boules de feu tout autour de lui.

« Fire Chain ! »

Les boules de feu tombèrent du ciel et enflammèrent le camp tout autour du palanquin.

Pendant ce temps, les deux filles étaient arrivées au sol.

Faisant tourner son trident-naginata au-dessus de sa tête, Itsume trancha en deux un sorcier-serpent qui avait eu le malheur de se trouver trop près d’elle. Puis elle décapita deux guerriers qui n’avaient pas eu le temps de voir les couettes-requins se refermer sur leurs cous.

Nanashi abattit son épée géante sur deux guerriers qui se dirigeaient vers elles, puis elle dévia une boule de feu qui la prit pour cible et la redirigea vers un sorcier qui lui faisait dos. Elle s’en alla l’achever en lui plantant sa main dans le torse tel une lame de couteau.

— Hihihi ! Qu’est-ce qu’on s’éclate par ici !

— D’autres arrivent, Nanashi !

— J’espère bien, Itsu-chan !

Elles s’étaient mise dos à dos. Tout autour, le camp était en feu produisant un éclairage suffisant pour y combattre à leur aise.

Elles avaient atterri aux pieds du palanquin en feu, non loin de la rangée de tentes réservées aux sorciers-serpents.

— Nous ne sommes pas là pour nous amuser les filles ! déclara une voix provenant du ciel. Notre cible est Yig ! Lorsqu’il ne sera plus, l’armée sera désorganisée !

— Oui ! À l’attaque !

Elles avaient espionné le camp et c’était le seul plan qui avait une chance de leur apporter la victoire. L’ennemi était venu encore plus nombreux qu’auparavant mais elles étaient moitié moins. Même si les guerriers ne représentaient pas une grande menace, leur nombre était tel qu’elles s’épuiseraient à les vaincre. Puis, il y avait d’autres unités bien plus coriaces telles que les Yamh’agruth, les Yz’undih ou encore les sorciers.

Elles avaient sans mal repéré le palanquin, ainsi que l’Hydre. Le plan était simple : tuer le grand chef en espérant désorganiser suffisamment le régiment pour le mettre en déroute. Si comme l’avait présumé Rei et Itsume, la créature dans le palanquin était bien Yig, aucun doute que le tuer mettrait fin au conflit.

Yotsuba avait refusé de les suivre, elle avait déclaré avoir une affaire à régler avec la sorcière et l’Hydre. Rei n’avait même pas cherché à la convaincre, elle avait simplement dit :

— L’Hydre est un sacré adversaire aussi. Si tu canalises son attention sur toi, ça nous laissera plus de marge de manœuvre.

Yotsuba avait approuvé. Son combat s’était annoncé aussi suicidaire que celui qu’allaient entreprendre les trois filles.

Une silhouette se dressa dans le palanquin en ruines. Il s’agissait d’un imposant serpent qui se dressait à plus de dix mètres de haut. Son corps était recouvert d’écailles de pierres. Il avait une dizaine de paires d’yeux sur sa tête, chacun brillant avec malveillance. Sa queue était bifide et chaque extrémité se terminait par une sonnette.

Nanashi ne se laissa pas intimidée par l’aura menaçante de l’Ancien, sans introduction, elle porta un enchaînement de coups qu’elle projeta à distance grâce à sa magie.

« Myl’dri’s nwnglui, lllln’gha! »

Itsume dirigea ses requins-couettes vers le monstre et des jets d’eau sous haute pression le prirent pour cible.

Bahamut fit apparaître autour de lui des pics de glace :

« Freeze Spear ! »

Et les projeta tous en même temps sur cette même cible.

Elles s’écrasèrent toutes sur les écailles en pierre de l’Ancien, le blessant légèrement mais pas suffisamment pour l’incapaciter.

— Préparez la seconde vague d’attaques ! ordonna Rei.

À ce moment-là, les prenant de court, un souffle de gaz violacé vint envelopper les deux filles au sol.

— Kof kof ! C’est quoi ce machin ?!

— Un gaz paralysant ?

— Non, regardez autour de vous ! cria Rei.

Autour d’elles, les sorciers et guerriers qui s’apprêtaient à venir aider leur maître commençaient à se changer en pierre.

— Ça craint ! Itsu-chan, reste à côté de moi !

Nanashi se colla à Itsume et activa son aura de rouille. D’un seul coup, elles sentirent leurs corps lourds et ankylosés par le gaz s’alléger. Se tenant l’une à l’autre, elles se mirent en déplacement.

— Bahamut !

— À vos ordres !

Le dragon ouvrit sa gueule et tira un rayon arc-en-ciel sur l’Ancien. Le serpent interrompit son attaque et, avec une vitesse incroyable, esquiva le rayon.

Ce moment de répit permit à Nanashi et Itsume de sortir du nuage de gaz et de reprendre leur respiration. Elles avaient évité le pire grâce à la magie de Nanashi.

Au même moment, la voix impérieuse et puissante de Yig s’adressa à elles :

— Mortelles ! Savez-vous qui je suis ?

Les troupes ennemies s’arrêtèrent immédiatement. Une partie était transformée en pierre, mais les autres se figèrent de terreur.

Comme nombre de Puissants Anciens, Yig savait s’exprimer dans toutes les langues. Certains Anciens les connaissaient toutes, d’autres utilisaient une magie qui traduisait automatiquement dans la langue de leur interlocuteur et enfin d’autres s’exprimaient directement par télépathie.

Yig faisait partie de la deuxième catégorie, ses cordes vocales de serpent n’étaient pas aptes à prononcer les sonorités des langages humains.

— Oui, nous savons que tu es Yig, le Puissant Ancien ! répondit Rei.

— Cela dit, celui que nous avons en face n’est que son avatar le plus connu : le Basilik. Tu es également connu sous les noms de Quetzalcóatl, Kukulkan ou encore Johrmungard. On peut dire que la plupart des divinités serpents sont inspirées de toi.

— Êtes-vous consciente de vos actes ? Comprenez-vous à quel point il est insensé de vous opposez à une créature qui est née des éons avant votre naissances, mortelles ?

— Nous le savons fort bien, Yig, le Père des Serpents ! Ce combat nous mènera sûrement à notre perte…

— Dans ce cas, pourquoi vouloir m’affronter ? Toutes les créatures vivantes ne désirent-elles pas vivre ?

Les blessures de l’avatar se refermaient à mesure de leur discussion. Les filles avaient conscience du fait qu’il cherchait à gagner du temps, mais c’était également leur cas. Elles devaient restaurer leur mana et surtout attendre que le peu de poison inhalé cesse définitivement d’agir.

— Tes paroles tombent sous le bon sens. Effectivement, nous aurions mieux fait de nous enfuir. Sans vouloir être vexante, aucun de tes hommes n’aurait pu nous en empêcher…

— Alors pourquoi ? J’aimerais comprendre la logique de vous autres mortelles, celles qu’on dit être le dernier espoir de l’humanité.

— Dire que chacune a le même but serait ridicule, expliqua Rei. Chacune de nous se bat pour prouver quelque chose. Pour ma part, je me bats pour la postérité et la gloire. Je veux faire honneur à l’héritage des dragons qui coule dans mes veines ! Je veux devenir digne de regarder droit dans les yeux mon guide spirituel ! Et comme elle, je compte devenir celle qui fera trembler les Anciens !

— Ma Reine !

Le discours de Rei devint de plus en plus passionné. Elle finit son explication par de grands gestes de la main, des flammes brûlaient au fond de ses yeux.

Son guide spirituel avait réussi à mettre en déroute un des plus illustres Puissants Anciens par la simple peur qu’elle lui avait inspiré. À ses yeux, elle était un génie dont elle voulait devenir digne.

Nanashi applaudit et alla même jusqu’à siffler.

— Héhé ! T’es vraiment quelque chose, Reicchi ! Ch’suis de tout cœur avec toi ! Bah moi c’est simple, j’veux devenir un héros ! On se ressemble avec Reicchi au fond…

Nanashi planta son épée dans le sol et afficha un sourire en coin tout en posant fièrement, ses main sur les hanches.

— Ch’sais pas ce que tu veux vraiment, mais si t’attaques le village, on va devoir se battre. Que ce soit clair, Yig !

— Les villageois m’insupportent. Ce sont des ingrats qui pensent pouvoir nous acheter avec de l’argent et nous commander par des insultes. Mais combattre les Anciens c’est mon trav… non, mon devoir. Je suis curieuse de voir ce qui se trouve au-delà de cette guerre et j’aimerais que l’avenir soit radieux. Que ce soit les Anciens ou les humains, qu’importe ! Quelle que soit la manière, tout écart de conduite sera réprimé !

Les premières surprises par les propos d’Itsume ne furent autre que ses alliées. Aucune n’avait pensé que la mystérieuse Itsume était à ce point soucieuse de justice.

— Vous en dites de bien belles paroles, mais vous restez des humaines avec des pouvoirs. Vous mourrez toutes les trois.

— Tant qu’on aura pas essayé, on saura pas !

— Je vous le propose pour la première et dernière fois : partez d’ici et ne revenez jamais devant le puissant Yig ! Si vous acceptez, je vous laisserai la vie sauve.

Les trois filles se regardèrent un bref instant, puis Rei soupira.

— Je crois que la réponse était sous-entendue : nous refusons. Si le Père des Serpents est si puissant qu’il le prétend, qu’il nous affronte donc en duel. Qu’a-t-il donc à perdre ? Il est assuré d’une victoire écrasante sous le regard de ses soldats, non ?

Si Rei avait appris quelque chose de l’enseignement de son modèle spirituel, c’était que les Anciens avaient souvent des aspirations très humains, ainsi que les mêmes faiblesses.

Sans hésiter :

— J’accepte ! Vous autres ! Le premier qui interviendra dans le combat, je l’éliminerai de mes propres dents ! Regardez-moi ! Je vais montrer notre puissance à ces humaines prétentieuses !

— Le plus prétentieux de nous quatre, c’est sûrement toi, marmonna d’une voix inaudible Rei, satisfaite.

Elle était arrivée à ses fins. Il avait accepté le duel.

À trois contre toute une armée, leurs chances de victoire étaient nulles. Mais puisque Yig venait d’accepter le duel, elle venaient d’augmenter légèrement.

Bouffi d’orgueil et de suffisance comme il le semblait, Rei était assuré qu’il ne reviendrait pas sur sa parole.

— Les filles, préparez-vous, nous reprenons le combat !

— Yeah !!

***

L’Hydre de Yig, cette imposante créature aussi grande qu’un immeuble, aux quinze têtes serpentines, garnies de crocs redoutables, montées sur un corps de quadrupède, porta un rapide coup de queue à Yotsuba.

Cette dernière en pleine course bondit et, entourant son nodachi d’une aura de ténèbres, l’abattit sur la queue qu’elle trancha d’un coup. Immédiatement, le sang violacé gicla partout.

Quelques têtes poussèrent un hurlement de douleur pendant que les autres prirent ciblèrent Yotsuba. Elle tournait autour de son imposant adversaire tout en esquivant les mâchoires qui n’arrivaient pas à l’atteindre.

Soudain, la voix sifflante de la sorcière se fit entendre : elle incantait.

Autour d’elle apparurent d’innombrables sphères vertes empoisonnées. Puisque l’Hydre y était immunisée, la sorcière-serpent se mit à faire feu sans retenue.

La mahou senjo ne pouvait toutes les esquiver, cependant ce n’était pas nécessaire : il ne s’agissait que de poison. Elle préféra rester concentrée sur les têtes de l’Hydre, autrement plus dangereuses, et qui n’avaient de cesse de l’attaquer.

— Comme je le pensssais, tu ne crains pas le poisssssson ! Dans ce cas, changement de sssstratégie.

Après la énième sphère qui touchait Yotsuba sans la ralentir, Zellaztla avait tiré les conclusions qui s’imposaient. D’ailleurs, lors du précédent combat également, aucun des guerriers-serpents n’avaient réussi à l’empoisonner. Le poison n’était certes pas de la même virulence, mais qu’importait, Yotsuba était un zombie selon son propre aveu. Un cadavre ne pouvait être empoisonné.

La sorcière se remit à incanter.

Profitant d’une ouverture, Yotsuba porta une attaque horizontale si rapide qu’elle était impossible à voir à l’œil nu. La partie supérieure de l’une des têtes se détacha de la mâchoire inférieure en exposant l’intérieur du crâne.

Cela n’empêcha nullement l’Hydre de se battre, deux autres têtes refermèrent leurs crocs sur Yotsuba. Elle s’élança en avant, bondit, prit appui sur l’une d’elles et s’en servit comme tremplin. Sa cible venait de changer…

Shikabane Muramasa reprit sa forme de katana et se heurta à la barrière magique de la sorcière qu’elle cherche à décapiter.

— Pesssste ! Tu pensssais m’avoir ?!

Sans interrompre leur rythme, trois têtes s’abattirent sur Yotsuba ; elle en esquiva deux et para la troisième ; elle fut repoussée en arrière, à distance, par la violence du coup.

Elle fut interceptée en plein vol par deux autres têtes. Elle les para et atterrit finalement à une dizaine de mètres de l’Hydre.

À cet instant, elle se rendit compte qu’un de ses bras se trouvait entre les dents d’une des têtes.

Sous les yeux médusés des guerriers-serpents qui assistaient à ce combat de titan, Yotsuba soupira sans montrer le moindre signe de douleur.

— Je vois. Votre réputation n’est pas volée. Il va me falloir y aller sérieusement.

La sorcière qui avait vu son incantation interrompue par cette soudaine attaque grimaça. La queue de l’hydre était à nouveau recomposée et la tête qui avait été tranchée en deux avait déjà commencé sa régénération.

C’était le principal atout de l’Hydre de Yig, à l’instar de celles des différentes mythologies qu’elle avait inspiré. Il y avait peu d’Anciens qui pouvaient se vanter d’avoir une régénération plus efficace.

Yotsuba raccourcit sa lame pour en faire un wakizashi qu’il était plus facile d’utiliser à une seule main et se remit à courir en tournant autour de son ennemi. La queue de l’hydre tenta une nouvelle fois de l’atteindre.

C’était le moment qu’attendait Yotsuba : elle l’esquiva en bondissant en arrière et se jetant dans la foule de spectateurs qui délimitaient l’arène. D’un geste rapide, elle en décapita quatre d’un coup et en jeta un cinquième à terre d’un coup de pied puissant.

Aussitôt, elle planta sa lame maudite dans un des cadavres dont elle se nourrit. Son bras repoussa immédiatement.

— Zut ! J’avais oublié ce pouvoir ! C’est un duel, il est interdit d’impliquer les ssspectateurs !

— Je n’ai jamais parlé de duel. Puis, quand bien même…

Yotsuba ne s’encombrait pas de ce genre de considérations morales. Elle n’était pas un samouraï qui respectait un code d’honneur strict. Elle ne cherchait pas la gloire à travers le combat, mais simplement la violence et le sang. Et au-delà de tout cela, ce qu’elle désirait plus que tout était de mourir contre un adversaire puissant.

Si ses ennemis n’arrivaient pas à passer outre leur code moral, ce n’était pas son problème. En ce sens, elle était tout l’opposé de Rei ou Nanashi pour qui la manière de se battre était aussi importante que la victoire elle-même.

Ce fut la panique parmi les spectateurs. Certains tentèrent d’attaquer la rônin, mais sans pitié elle les trancha à l’aide son Muramasa ayant repris la forme d’un katana.

— Hydre ! Débarrasse-moi de ces incompétents ! finit par ordonner la sorcière.

L’hydre poussa un rugissement simultané de ses quinze têtes, puis les leva en l’air un instant.

L’intérieur de ses gueules commencèrent à émettre une certaine luminosité caractéristique.

En même temps, elles se tournèrent vers la foule de guerriers-serpents et crachèrent un puissant souffle de flammes. Malgré leur résistance, les flammes étaient trop ardentes, elles carbonisèrent les guerriers qui eurent le malheur de se trouver devant les cônes de flammes et mirent en déroute les autres.

Au milieu des flammes, Yotsuba cessa son massacre et se tourna vers son principal ennemi. Elle ne paraissait pas inquiète.

Entourant à nouveau sa lame de ténèbres, elle la transforma en nodachi, puis chargea le corps principal.

L’hydre était trop stupide pour adapter les ordres, il continua de souffler sur ses alliées en ignorant la menace qui fonçait sur elle. Yotsuba atteignit rapidement les pattes qu’elle trancha à l’aide d’une série d’attaques meurtrières. Elle poursuivit son offensive en bondissant et en visant sur le torse, un endroit précis en-dessous de la base des quinze cous.

Une explosion de flammes se produisit.

Le calcul de Yotsuba s’avéra exact : elle avait percé la glande à combustible qui alimentait les souffles de flammes. Non seulement l’hydre mais aussi la sorcière et Yotsuba furent incinérées par cette vague de flammes soudaines qui carbonisa les environs du corps massif du monstre.

Zellaztla n’eut d’autre choix que de se protéger in extremis à l’aide de sa barrière réactive.

— Que… qu’est-ce que tu as fait ?!

Mais aucune réponse ne lui arriva. Dans ce nuage de flammes, elle ne pouvait plus voir la silhouette de Yotsuba. Soudain, la barrière de Zellazta vola en éclat. Elle se retourna et vit dans ce chaos une silhouette noire.

Elle n’eut pas le temps de la maudire que tout fut chamboulé. Entre les flammes et l’Hydre qui tomba déstabilisé par la perte de deux de ses pattes, la sorcière reprit conscience au sol ; elle brûlait encore.

Mais plus encore que le feu qui était amorti par ses écailles, elle sentit une vive douleur : elle avait perdu sa longue et fière queue.

— Aaaaaaaaaaaaaahhhhh !

Pendant ce temps, le torse et le dos de l’hydre continuaient de brûler, elle convulsait de douleur.

Reprenant son calme, la sorcière chercha du regard la fautive, celle qui avait engendré toute cette situation : Yotsuba était là, devant elle, couverte de flammes. Aucune mahou senjo n’aurait pu faire ce qu’elle faisait, sa manière de se battre était si suicidaire que cette folie choqua même la sorcière.

Elle tendit nerveusement ses mains vers elle pour lui lancer un sortilège, mais Yotsuba disparut en un instant.

Plus par instinct que par réflexe, elle se baissa juste à temps pour esquiver la lame qui manqua de peu de la décapiter.

— Tu… qu’est-ce que tu es, bon sang ?

Elle posa ses mains sur le torse de Yotsuba et déchargea un puissant rayon crépusculaire à bout portant.

Cette dernière n’eut pas le temps d’esquiver : elle fut repoussée par le rayon et c’est quelques mètres plus loin qu’elle fit apparaître sa barrière réactive. Le rayon noir continuait de jaillir des mains de la sorcière, elle l’alimentait comme si sa vie en dépendait.

La défense de Yotsuba ne tarda pas à céder, le rayon magique poursuivit sa trajectoire en emportant la moitié du torse et le bras gauche de la mahou senjo.

Le rayon s’arrêta et les flammes sur le corps de l’Hydre finirent par s’éteindre. Plus que les brûlures, la blessure au torse et aux pattes avaient été sévères. Mais l’incroyable de l’Hydre commençait déjà à se soigner.

De son côté, ce qui restait de Yotsuba se tenait debout, au cœur d’un champ de cadavres calcinés, ceux des guerriers-serpents.

— Tuer ses propres alliés pour empêcher ma guérison, c’était une bonne idée, déclara-t-elle. Malheureusement, Shikabane Muramasa ne se nourrit pas de vie, mais de morts.

Tout incinérés fussent-ils, ils n’avaient pas été réduits en cendres. Aussi, à peine la lame pénétra les cadavres qu’elle puisa toute leur énergie et commença à recomposer le corps de la mahou senjo, en piteux état.

La sorcière grinça une nouvelle fois des dents, puis, comme si une révélation venait de lui passer l’esprit, elle sourit cruellement.

— Mange ! Mange ! Autant que tu le veux, charognard ! Tes resssssources sont limitées mais celles de mon hydre sont éternelles ! Lorsqu’il n’y aura plus de cadavres autour de toi, nous te mettrons en pièces ! Hahaha !

Yotsuba fixa la sorcière, son attitude avait changée. Ayant vu sa vie défilé devant elle à l’instant, elle avait fini par perdre un peu de sa sanité. Les Anciens n’étaient pas immunisés à leurs propres faiblesses mentales.

— Peut-être. Mais seras-tu encore en vie pour jouir de ta victoire ? J’ai déjà eu ta queue, la prochaine fois ce sera ta tête.

Il n’y avait aucune hésitation dans la voix de Yotsuba, elle était déterminée.

Une nouvelle fois la sorcière contrariée et inquiète grinça des dents. Son humeur faisait des bonds et, pour cause, elle n’était plus assurée de l’emporter.

Zellazta considéra l’éventualité de remonter sur sa monture, c’était l’endroit où elle était le plus en sécurité au fond. Mais Yotsuba se trouvait entre elles.

Le bouclier réactif de la sorcière n’était pas encore restauré, tout comme celui de la mahou senjo.

Les pattes de l’hydre n’était pas encore guérie, elle ne pouvait se déplacer dans cet état. Et la glande incendiaire n’était plus opérationnelle. Néanmoins, si Zellazta pouvait gagner du temps…

Elle se mit à discrètement concentrer de la magie, mais, comme si elle avait lu ses pensées, Yotsuba cessa de se nourrir et s’avança dans sa direction son arme au clair.

La sorcière, qui avait affreusement mal, déglutit puis commença à incanter.

Yotsuba se mit à courir vers elle.

L’issue du combat serait déterminé par celle qui porterait l’attaque en première.

Trente mètres.

Dix mètres.

Cinq mètres.

À cette distance, même si Zellaztla parvenait à utiliser son sort « d’Explosion », elle serait englobée dans la zone d’effet, elle ne pouvait compter dessus.

C’est pourquoi, depuis le début de l’incantation, elle s’était rabattue sur un sort moins puissant mais plus adapté. À l’instant où Yotsuba arriva à portée, la sorcière tendit la main et visa la victoire.

Une colonne de feu allait s’éleva du sol, juste devant elle. Son ennemie ne pouvait pas l’esquiver, la zone était bien trop large. De plus, Yotsuba était en plein mouvement.

Zellaztla observa la silhouette noire de la mahou senjo prise prise dans sa colonne de feu. Tout s’était déroulé comme dans ses prévisions.

Elle avait gagné ! Elle avait racheté son honneur !

Toutefois, quelque chose d’inattendu : une douleur au bras attira son attention.

À cet instant, elle le vit voler dans les air en tournant sur lui-même.

— Comment… ?

Prise dans son propre espoir de victoire et aveuglée par la peur que lui inspirait son adversaire, l’espace d’un instant, elle avait occulté la réalité : Yotsuba avait été plus rapide, elle avait interrompu le sort au moment où sa lame s’était enfoncée dans l’épaule de Zellaztla.

Le sang gicla abondamment, la sorcière hurla en roulant au sol, dans la boue. Yotsuba se redressa et fit gicler le sang qui ruisselait sur sa lame.

— Pi… tié… Pitié ! Épargne… moi…

La fière sorcière-serpent suppliait pour sa vie. Jamais elle n’aurait pensé arriver à un tel stade.

En face, Yotsuba était grièvement blessée, ses vêtements étaient en lambeaux, sa chair brûlée en majeure partie. Elle avait recomposé son torse et son bras mais c’était tout.

Toutefois, elle ne présentait pas le moindre signe de affaiblissement.

D’ailleurs, elle s’avançait vers la sorcière d’un pas calme.

— Je… n’ai fait que suivre les ordres ! Je… ne sssuis pas ton ennemie !

— Les faibles qui aboient devant les forts sans se rendre compte de leur propre faiblesse sont intolérables. Mais les faibles qui supplient avoir défié quelqu’un de fort le sont encore plus. Je te rends service en effaçant à jamais la honte que tu représentes.

— Mais… je… pitié !

— Combien de tes ennemis t’ont implorés de la sorte ? Qu’as-tu fait dans ces moments-là ?

La sorcière déglutit. Répondre était inutile.

— Les forts mangent les faibles, c’est une loi immuable. Inutile de pleurer ou implorer, si tu ne voulais pas mourir, il fallait rester à ta place au milieu des cloportes et des asticots. Si tu te dresses face à un démon, sois prêt à ta damnation éternelle.

— Tu… tu es un monstre !!

Yotsuba pencha la tête de côté. C’était la première fois…

— Qu’un monstre me traite de monstre, c’est une première. À présent, disparais !

La sorcière ferma les yeux au moment où le sabre allait s’abattre sur sa tête.

Mais, quelques instants plus tard… elle n’était pas morte.

Elle rouvrit lentement les yeux, surprise, et vit le corps de Yotsuba tomber au sol, à ses pieds.

Elle n’avait plus de tête.

Un rugissement attira l’attention de la sorcière. L’une des têtes de l’Hydre était en train de gober quelque chose : la tête de Yotsuba.

— Haha… haha…. HAHAHAHAHAHAHAHA !!!

D’abord timide, le rire devint dément. Il s’en était fallu d’un cheveux. Mais elle avait survécu !

Peu importait sa puissance, face à l’Hydre c’était couru d’avance.

Mais alors qu’elle riait à gorge déployé au point d’oublier temporairement sa douleur, une silhouette se dressa derrière elle.

— Com… ?

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase que Shikabane Muramasa détacha sa tête de son cou.

Yotsuba s’était relevée. Sans tête.

Elle ne saignait presque pas, il n’y avait pas beaucoup de sang dans son corps de toute façon.

Aussitôt, les quinze têtes de l’hydre se mirent à rugir toute en même temps. Sa mère adoptive était morte, la tristesse et le désir de vengeance de quinze êtres à la fois furent dirigés vers Yotsuba.

Se propulsant en avant, l’Hydre bondit sur la meurtrière et se mit à mordre frénétiquement de toutes ses têtes en même temps. Elle était en totale frénésie, il n’y avait plus aucune logique d’attaque et aucune retenue. Le sol se constella rapidement de cratères.

Au milieu de tout cela, le corps décapité de Yotsuba esquivait. Elle tenait d’une main le cadavre de la sorcière.

Sortant de la zone d’attaque ennemi, Yotsuba transforma sa lame en tantô et le planta dans la poitrine de Zellaztra. Rapidement le corps se flétrit et la tête de Yotsuba se reforma.

— Ce genre de blessures ne me tueront pas. À présent que tu en as payé le prix, il est temps de dompter ton animal domestique.

Yotsuba jeta le cadavre de côté et se remit en position d’attaque.

***

Yig projeta un souffle de feu sur les deux filles au sol, mais également sur le dragon qui volait à basse altitude.

— Maintenant !

Itsume tendit la main et incanta dans la langue de R’lyeh.

Une colonne d’eau abyssale tomba devant elles et se heurta au torrent de flammes. Aussitôt, un nuage de vapeur se forma et enveloppa toute la zone, rendant la visibilité particulièrement difficile ; ce qui permit à Nanashi de quitter la zone d’effet et de bondir pour porter un coup descendant à l’avatar.

L’Ancien dût interrompre son attaque. Malgré la masse de son corps, il esquiva Nanashi en faisant preuve de réflexes bien supérieurs à son adversaire.

« Freeze Spear ! »

Une dizaine de pics de glace traversèrent le nuage de vapeur en même temps. Un seul des pics parvint à s’enfoncer dans les écailles de Basilik. Les attaques basées sur le froid étaient l’une de ses vulnérabilités.

— Deux ont déjà attaquées, pensa l’Ancien en cherchant du coin de l’œil la troisième fille.

Une ombre se déplaçait dans ce qu’on aurait pu penser son angle mort, même si en réalité il n’en avait pas. S’il avait eu un visage humain, un sourire serait apparut dessus à cet instant.

Portant un coup circulaire de sa queue à sonnettes, il obligea Nanashi à parer, la repoussant ainsi en arrière ; dans le même mouvement circulaire, il percuta également le bouclier réactif d’Itsume qui sautait sur lui.

Mais, il s’aperçut un peu trop tard qu’il ne s’agissait pas de la métisse, mais d’une seconde Nanashi.

C’est avec une certaine surprise qu’il se rendit rapidement compte avoir été pris en tenaille entre deux Nanashi.

— Un pouvoir de clonage ? conclut-il rapidement.

Mais la réelle attaque survint à cet instant. Alors que la voix du dragon se perdait dans les airs, une silhouette glissa vers lui et lui planta un trident dans le corps. Une explosion aquatique provoqua l’écartement de la blessure et deux morsures vinrent lui arracher de larges morceaux de chairs.

Malgré la douleur et la surprise, Yig referma sa mâchoire sur la mahou senjo.

Ses dents heurtèrent une barrière réactive qu’ils brisèrent, puis s’enfoncèrent dans son corps de chair.

Malheureusement, il ne s’agissait pas de celui d’Itsume, mais de celui de Nanashi qui venait de s’interposer. Le clone disparut aussitôt.

Profitant de l’instant, une lame d’énergie vint lui lacérer le flanc.

— Merci, Nanashi !

Les couettes d’Itsume ouvrirent leurs gueules et projetèrent simultanément des jets d’eau sous pression. L’Ancien les esquiva avec aisance, puis contre-attaqua Itsume à l’aide de sa queue.

La mahou senjo forma une bulle d’eau autour d’elle, mais la force de l’Ancien était telle qu’elle fut projetée malgré tout touchée et projetée d’une dizaine de mètres en arrière ; elle avait senti l’une ou l’autre côtes se briser. Ses bras tremblaient encore et souffraient de la parade qu’elle avait effectuée au dernier instant.

« Freeze explosion ! »

Une sphère gelée descendit des airs et fonça sur l’Ancien. Il n’eut aucun mal l’esquiver mais à peine toucha-t-elle le sol qu’elle provoqua une vaste explosion de glace, qui ne manqua pas de geler les écailles de l’Anciens.

— Peste sois sur vous, mortelles !

Tandis que Nanashi courut vers lui en dirigeant sa lame vers le cou de la créature, elle glissa et tomba au sol.

L’occasion était pourtant idéale, à ne pas manquer : prisonnier d’une conque de glace, il n’aurait pas pu esquiver aisément.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je prends la relève !

Itsume concentra sa magie au bout de son trident et fonça droit sur Yig. Mais l’occasion était déjà passée : le serpent géant brisa la glace et souffla son poison pétrifiant sur Itsume, tout en projetant Nanashi d’un coup de queue.

Itsume se protégea derrière sa sphère d’eau, elle savait que si elle l’arrêtait ne serait-ce qu’un instant, son corps commencerait à s’ankyloser jusqu’à devenir de la pierre.

— Nana-chan, qu’est-ce que t’as fait ?!

Pas un seul instant, Rei n’avait pensé que la redoutable guerrière qu’était Nanashi avait pu simplement glissé sur la glace. Il y avait forcément une autre raison.

— Le poison ? Mais quand…

Rei ne voyait pas quand Nanashi, qui n’avait pas été blessée aurait pu être empoisonnée, mais mis à part cette explication elle n’en voyait pas d’autres. Encore une fois, elle n’envisageai pas l’hypothèse d’une maladresse.

— Bahamut, tire sur Yig ! Il faut prêter secours à Itsume !

— À vos ordres !

Le dragon créa entre ses pattes une sphère de glace similaire à la précédente. Il ne tarda pas à la tirer sur le serpent qui fut contraint une fois de plus d’interrompre son souffle pour l’esquiver. Un contact direct avec la source de magie aurait pu lui causer de sérieux dégâts.

Pendant ce temps, Nanashi fit apparaître autour d’elle une aura de rouille. Le poison magique qui parcourait ses veines se corroda jusqu’à ne devenir qu’un simple poison que son corps de mahou senjo pouvait combattre. Néanmoins, il lui faudrait quelques minutes avant de récupérer entièrement ses capacités, ce qui était trop long en combat.

Le poison lui avait été transmis par son clone quantique. Il ne s’agissait pas réellement d’un corps différent du sien, mais plus comme une double existence. Ainsi, une partie des blessures lui avaient été répercutées ; de même pour le poison injecté lors de la morsure.

— Je… je suis un héros ! Les héros ne perdent jamais ! Ils ne baissent jamais les bras !

Elle inspira profondément, les bruits de combat l’entouraient. Elle allait prendre sur elle : elle le devait. Etre un héros signifiait se dépasser, aller à l’encontre de l’impossible et triompher.

— Regardez-moi ! Ne ratez rien du héros Nanashi !!

Elle s’accroupit et s’élança si brutalement qu’elle laissa un cratère au sol.

En pleine course, elle se dédoubla et fonça au corps-à-corps. Ses pouvoirs la rendaient redoutable contre des utilisateurs de sortilèges, mais elle restait une efficace combattante malgré tout.

« Nanashi Cross ! »

Les deux Nanashi portèrent une attaque descendante simultanée. Deux vagues d’énergie filèrent droit devant et se croisèrent pour former une croix.

Yig ne s’attendait pas à une blessure aussi importante, sous l’effet de la douleur, son corps se dressa malgré lui.

Itsume plissa les yeux et étira ses couettes-requins pour mordre l’Ancien au cou. Ils s’enfoncèrent difficilement dans les écailles de pierre, mais c’était suffisant : Itsume utilisa les couettes pour se tracter jusqu’à la gorge qu’elle planta de son trident. Une nouvelle explosion d’eau vint causer un trou béant.

Le sang se déversa telle une pluie devant lui, mais ces blessures ne suffiraient pas à contrer son incroyable régénération.

— Nanashi, aide-moi à le tenir ! cria Itsume.

Les deux Nanashi lâchèrent leurs armes en même temps et sautèrent sur le crâne du serpent géant. Elles tirèrent la tête en arrière, la gueule pointant vers le ciel.

Les filles n’avaient pas élaboré un tel plan, elles se faisaient suffisamment confiance pour improviser.

Tenu dans cette position des plus inconfortables, avec des muscles détériorés par la précédente attaque d’Itsume, Yig agitait sa queue pour toucher Nanashi. Cette dernière se protégea à l’aide de sa barrière réactive, mais elle ne supporta pas deux coups avec de se briser.

Nanashi resta accrochée, un coup violent vint la percuter ; elle cracha du sang et poussa un cri de douleur, mais elle était décidée à tenir jusqu’à la mort.

Une étoile apparut dans le ciel. Elle brillait de toutes les couleurs du prisme de lumière.

Elle devint de plus en plus radieuse. Bahamut rassemblait dans sa gueule toute son énergie dans un terrible souffle capable de tout désintégrer.

— Dégagez de là !!

Au dernier instant, les filles relâchèrent le serpent et se jetèrent en arrière alors qu’une colonne de lumière multicolore frappa de plein fouet l’avatar.

— Bahamut, n’arrête pas ! Poursuis l’attaque !

La terre se mit à craqueler, un cratère se forma et une onde de choc se répercuta sur tous les environs.

Pouvait-on réellement survivre à une pareille attaque ?

Tout portait à penser l’inverse, mais d’un coup Yig bondit d’un coup dans les airs, remontant le rayon à contre-courant et faisant fi des dégâts qu’il subissait.

Personne n’aurait pu s’attendre à ce qu’une créature aussi massive puisse bondir à plus d’une cinquantaine de mètres de haut. Il remonta l’attaque et s’enroula autour de Bahamut à l’image d’un boa constricteur.

Le dragon, sa cavalière et l’Ancien, tous les trois s’écrasèrent brutalement au sol. Rei roula au sol à quelques dizaines de mètres de son invocation.

— Ma… Reine… je… vous confie la suite !

Les crocs de Yig étaient enfoncés dans le cou de Bahamut tandis que le reste de son corps le broyait littéralement. Bahamut était certes très fort, mais son adversaire était d’un tout autre niveau.

— Bahamut !!

Rei tendit instinctivement la main dans sa direction, elle grinça des dents au point de faire couler du sang de sa bouche.

Ses yeux s’injectaient de sang. Elle sentait la colère l’envahir. Ses traits s’étirèrent dans une expression de moins en moins humaine.

— Il faut que je garde mon calme…

Elle inspira profondément. Incapable de sauver Bahamut, elle le regarda se faire broyer et disparaître.

Bien sûr, elle pourrait le réinvoquer, mais il lui faudrait quelques heures : Bahamut n’était pas un dragon mineur, il exigeait d’importantes ressources pour être appelé et le mana de Rei était à présent au plus bas.

Mais elle se leva malgré tout et tourna son regard vers ses deux collègues : elles étaient dans un état bien plus piteux que le sien.

Nanashi, surtout, avait subi de sérieux dégâts lorsque la queue l’avait martelée et Itsume accusait encore sa première blessure.

— Nana-chan, reprends des forces. On s’en occupe avec Itsume-chan.

Elle n’avait pas le choix, elle devait compter sur Itsume le temps que Nanashi puisse revenir au combat.

Mais la jeune femme se redressa et se mit à rire :

— Tu te fiches de moi, Reicchi ? Ch’suis un héros ! L’oublie pas !

Couverte de blessures, les os brisés à divers endroits, elle fit apparaître son épée entre ses mains et se remit en position d’attaque.

Rei soupira et leva la main :

— Apparais Sthilna !

Un dragon de terre aux écailles minérales et dépourvu d’ailes jaillit de terre et se plaça devant sa maîtresse.

— Apparais Kildorim !

Cette fois, ce fut au tour dragon des ténèbres de faire son apparition. Rei monta sur son dos et empoigna son katana au lieu de sa lance.

— Vous êtes prêtes ?

— Toujours prêt !

— La question est inutile, je vous poursuivrais jusqu’en enfer, ma Reine.

Yig était encerclé mais il ne paraissait pas vouloir cesser le combat, il avait largement prouvé être à la hauteur. Son corps avait beau être en mauvais état, ses ennemies n’étaient pas mieux disposées et contrairement à elles, il était déjà en train de guérir.

— Désolée du retard. Et si vous nous laissiez prendre la relève ?

Une voix qui n’appartenait à aucune des belligérantes du duel attira les regards.

Deux silhouettes apparurent sur le champ de bataille.

***

Yotsuba courut à travers les flammes et se dirigea vers les pattes de l’Hydre. Cette dernière réagit différemment de la fois précédente : elle se dressa sur ses pattes arrières et tenta d’écraser son ennemie.

Ses mouvements lents et maladroits n’avaient cependant aucune chance de l’atteindre, mais sa puissance surhumaine lui permit de projeter de violentes ondes de choc et des débris sur Yotsuba, qui ne put poursuivre dans son avancée.

Après avoir reculé, le piège se referma sur cette dernière : quinze têtes l’attaquèrent simultanément. Yotsuba en esquiva la majeure partie mais deux d’entre elles la touchèrent ; elles détruisirent sa barrière réactive et l’une d’elles enfonça ses crocs dans son torse avant de la projeter dans les airs pour la gober.

Yotsuba vit la gueule s’ouvrir en grand, elle ne pouvait pas dévier sa trajectoire en pleine chute.

— Si c’est comme ça…

Elle renforça sa prise sur la poignée de son arme et la transforma à nouveau en nodachi.

La gueule se referma sur sa proie mais Yotsuba relâcha un enchaînement de coups qui la mit en morceaux. L’avaler tout cru ne s’était pas avéré être la meilleure idée.

Yotsuba reposa les pieds au sol et fit de nouveau face à l’Hydre, puis jeta des coups d’œil autour d’elle : il n’y avait plus beaucoup de cadavres à dévorer. Tous les guerriers s’étaient enfuis.

— Elle avait raison, mes ressources sont limitées. Mais c’est ce qui rend ce combat intéressant. Je frémis à l’idée de mourir aujourd’hui. Hihihi !

C’était rare d’entendre Yotsuba rire. Sûrement parce qu’elle ne le faisait pas souvent, son rire semblait comme rouillé, un auditeur n’aurait pu que le trouver bizarre, voire inquiétant.

Elle se remit en garde haute, une position des plus offensives.

Si elle ne pouvait plus se soigner, il ne lui restait qu’à tuer avant d’être tuer, c’était aussi simple que cela.

Mais alors que l’Hydre s’apprêtait à nouveau à souffler de ses quatorze têtes…

« Magical Heart Justice !! »

Une voix résonna : elle provenait du ciel.

Une pluie de rochers s’abattit sur l’hydre et l’empêcha de mener son offensive à bien.

En levant son regard, Yotsuba découvrit la silhouette d’Inori.

— Dé… Désolée du retard ! Je… je suis venue vous aider.

Au même moment, une autre silhouette passa entre les pattes de l’Hydre et soudain, sans qu’on ne puisse voir ses mouvements, de nombreuses entailles apparurent sur le corps du monstre. Il finit d’ailleurs par s’écrouler.

Disparaissant de sa position, Rika réapparut aux côtés de Yotsuba.

— Je suis encore nouvelle mais j’espère qu’un maître du combat comme vous m’acceptera à ses côtés dans le cadre de cette bataille.

Elle s’inclina respectueusement pour appuyer sa demande.

Yotsuba posa sa lame sur son épaule et l’observa de l’unique œil qui lui restait (l’autre avait été crevé durant la bataille).

— Une utilisatrice du Nitoryû ? Intéressant…

— Je ne suis qu’une modeste kendôka, je n’ai rien de comparable avec Yotsuba-sama.

— Et pourtant, Rika-dono, vous avez porté des attaques que même moi, j’aurais été incapables de contrer.

— Votre sollicitude me fait plaisir, Yotsuba-sama, mais ce n’était là qu’un modeste tour de passe-passe dont je vous expliquerai volontiers le secret plus tard.

Yotsuba l’observait intriguée.

— Désolée les filles, mais notre ennemi commence à se relever.

Inori était à présent au-dessus de leurs têtes.

— Sa régénération, sa taille et sa force sont ses principaux points forts. Il faut porter une attaque démesurée en une seule fois.

— Sauf votre respect, Yotsuba-sama, je pourrais me charger d’une telle tâche. Aussi… pourriez-vous s’il vous plaît m’attaquer de toutes vos forces ?

Yotsuba leva un sourcil. C’était bien la première fois que quelqu’un lui demandait aussi poliment de l’attaquer.

— Rika-san, vous feriez mieux de lui expliquer, faute de quoi elle risque de vous mettre en pièces. Je… je m’occupe de retenir l’Hydre, j’ai encore du mana en réserve !

S’éloignant en vol, Inori se mit à attaquer l’hydre à l’aide de vents tranchants, de pierres ou de trombes d’eau pour retarder sa régénération et attirer son attention. Il répondit par des jets de flammes qu’elle n’eut aucun mal à esquiver en se tenant hors de portée.

L’Hydre était stupide, il ne pouvait comprendre la stratégie d’Inori. Bien que classée en niveau de menace « élite » par l’armée, son manque d’intelligence le rendait moins dangereux que d’autres Anciens de même catégorie, tel que les Larves de Chtulhu.

— Si je subis une seule attaque, il risque de me faire très mal, pensait Inori en continuant à attirer son attention. Je ne suis pas Yotsuba, s’il me mord je suis fichue.

Pendant ce temps, Rika venait d’expliquer brièvement la nature de son pouvoir à Yotsuba. Il se nommait « Dominus Clavis » et était basé sur l’élément « clef ». Il lui permettait de sceller des choses mais aussi de « garder en boîte ».

Sa précédente offensive n’était pas basée sur sa propre force, elle avait libéré des coups d’épées stockés dans un espace personnel. Il était normal que Yotsuba n’ait pas pu voir ses déplacements, puisqu’il s’agissait uniquement de magie.

— Quel pouvoir incroyable. Le monde regorge de surprises.

— Merci beaucoup, Yotsuba-sama. Aussi, puisque vous êtes si fortes, pourriez-vous me permettre de disposer de vingt de vos attaques ?

Yotsuba acquiesça et se mit en position de combat. Elle observa son interlocutrice qui la remercia à nouveau en s’inclinant.

Devant Rika se dessina un cercle magique particulièrement complexe. Elle plongea sa main au centre et se servit de sa clef d’argent. Yotsuba l’attaque de toutes ses forces, conformément à sa demande.

— Les filles ! Je… je commence à être épuisée !

L’Hydre, malgré les attaques d’Inori, avait réussi à se remettre sur pied et poursuivait l’ennemi volant qui n’avait de cesse de l’attaquer.

— Nous sommes prêtes, Inori-sama. Yotsuba-sama, attaquons toutes les deux en même temps, s’il vous plaît.

Yotsuba acquiesça et chargea la première. Elle n’était pas habituée au travail d’équipe, elle se concentra uniquement sur sa cible sans prêter la moindre attention à Rika.

Esquivant les têtes qui la prirent immédiatement pour cible, elle se fraya un chemin jusqu’aux pattes antérieures qu’elle trancha une fois de plus.

À cet instant, elle vit Rika apparaître à ses côtés et s’élancer dans les airs.

Elle cherchait à atteindre la base des quinze têtes en vue de les sectionner toutes d’un coup, mais rapidement elle fut interceptée par une attaque qu’elle bloqua à l’aide de sa barrière réactive.

Rika, projetée, s’écrasa au sol.

— Je vais t’ouvrir la route.

Yotsuba bondit et para les attaques des têtes les unes après l’autre. Son adversaire n’était pas à prendre à la légère, même si elle était forte, rapidement sa barrière se brisa et elle finit par se faire arracher une jambe avant de retomber à son tour.

Mais ce laps de temps qu’elle avait réussi à gagner permit à Rika d’apparaître en plein milieu du faisceau de têtes.

— Je tourne la clef d’argent !

Sur ces mots, les vingt attaques de Yotsuba qu’elle avait stockées se libérèrent toutes en même temps.

Utilisant la force de Yotsuba et non la sienne, elle parvint d’un coup à trancher les quinze têtes en même temps.

Une fois de plus, l’hydre retomba au sol en tordant de douleur.

— C’est le moment, Rika-san !

— Oui, c’est le moment, Inori-sama !

Saisissant Yotsuba au sol, Rika l’éloigna de quelques dizaines de mètres.

« Cosmos Beam Miracle Star ! »

Pointant sa baguette magique vers le bas, Inori tira un rayon de lumière rose qui s’enfonça dans le corps du monstre qu’il commença à désintégrer.

Malheureusement, Inori n’était pas assez puissante, elle n’arrivait ps à le transpercer dans sa totalité.

— Que la clef de cuivre ouvre la porte !

Deux cercles magiques se formèrent devant Rika et un rayon de lumière rose jaillit de chacun. Il s’agissait exactement de la même attaque qu’Inori et, pour cause, elle l’avait « mis en boîte » avant la bataille.

Confronté à trois sorts simultanés, la vaste majorité du corps d’ Ancien fut ravagé. Il ne restait plus après une telle offensive que des morceaux fumants, incapables de se restaurer.

Cette fois, elles avaient réglé son compte pour de bon.

Les trois mahou senjo se tinrent là à observer ce qui restait du cadavre, elles étaient incrédules, s’attendant à ce que les morceaux se rattachent les uns aux autres. Mais après quelques minutes, rien ne changea.

Yotsuba finit par soupirer en se laissant tomber sur le dos. La pluie ruisselait sur son visage.

— Ce n’est pas encore pour cette nuit, on dirait.

Ses deux alliées lui jetèrent des regards d’incompréhension avant de venir l’aider à se relever.

***

Nion et de Miharu se dressaient devant les regards des trois mahou senjo.

— Vous deux ? Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda Nanashi.

— Quelle surprise ! Vous deux ?

— Nous sommes toutes revenues sur nos pas, en fait, expliqua Nion.

— Les autres sont en train d’aider Yotsuba. Dé… dé…

— Désolées d’être parties. Notre place n’était pas ailleurs qu’à vos côtés.

— Oui ! Comme Nion l’a dit, nous avions des regrets. Nous sommes ici pour nous battre avec vous.

— Mais nous ne nous battons pas pour les villageois ingrats.

— C’était la première fois qu’on s’amusait autant dans une mission… et que nous collaborions avec d’autres mercenaires, confessa Miharu. J’espère que vous nous pardonnerez.

— Nous allons prendre la relève. Vous êtes à bout…

— Dites pas des conneries toutes les deux ! rétorqua Nanashi. J’suis contente que vous êtes là et j’vous en ai jamais voulu, mais… si vous pensez qu’un héros est à bout, vous vous fourrez le doigt dans l’œil !!

Les deux filles secouèrent la tête en même temps. Leurs queues de cheval s’agitèrent chacune d’un côté différent de leurs têtes ; c’était la seule chose qui permettait de les distinguer.

— Nous n’allons plus rien vous cacher, dit Nion.

— Ce combat, c’est notre rachat.

Aussitôt, elles joignirent-elles leurs mains et, sous le regard de leurs amies, elles joignirent également leurs lèvres.

À cet instant, quelque chose d’inattendu se produisit : un flash de lumière jaillit de leurs corps et obligea les spectateurs présents à fermer les yeux.

Nion et Miharu avaient disparu.

À leur place se tenait une fille qui leur ressemblait : même couleur de cheveux, même forme de visage et plus ou moins les mêmes vêtements. Toutefois, elle avait des couettes au lieu d’une queue de cheval latérale. Son kimono avait des dorures formant divers symboles ésotériques.

Son aura était différente également, il se dégageait d’elle une forte empreinte de magie. Il n’y avait pas besoin de pouvoir particulier pour la ressentir.

Sans attendre, l’inconnue tendit la main :

« Bodai Nanshôji – 菩提・難勝地 ! »

Une tornade de vents gelés apparut devant elle et se dirigea à vive allure sur le serpent. Ce dernier prit appui au sol et bondit vers la mahou senjo. Il ne prit pas la peine d’esquiver l’attaque, il lui passa à côté.

Du moins, c’était ce qu’il avait eu l’intention de faire.

Mais au dernier moment, la tornade dévia de sa trajectoire et Yig se jeta dedans. Les vents particulièrement rapides l’emportèrent malgré son poids. À l’intérieur, il subit des entailles et des perforations de toute part, mais ce qui fut le plus terrible pour lui était sans aucun doute le froid mordant que l’Ancien supportait mal. Malgré ses solides écailles, son corps se constella de blessures.

À peine la tornade s’arrêta-t-elle que Basilisk commença à chuter de quelques centaines de mètres de hauteur.

L’Ancien n’avait aucune portance pour bouger, mais même à cette hauteur il pouvait souffler pour les pétrifier toutes. Il ouvrit doc sa gueule pour ce faire lorsqu’il constata avec horreur que l’inconnue venait de le précéder.

« Bodai Fudouji – 菩提・不動地 »

Un rayon de mage de « crépuscule » jaillit de ses mains. Il était noir avec au centre de la magie de lumière.

Incapable d’esquiver, Yig subit l’attaque de plein fouet.

Les dégâts furent cette fois particulièrement considérable, son corps fut coupé en deux tandis qu’une partie de ses écailles laissèrent sa chair à nue.

— Comment est-ce possible ? se demanda à haute voix Itsume. Cette concentration de mana… c’est une attaque d’un autre niveau que les nôtres.

— Une fusion ? Voilà, qui n’est pas banal. Nion-chan et Miharu-chan… elles cachaient un bien redoutable atout.

— On dirait une attaque de rang S ! déclara Nanashi.

En effet, la fusion de Nion et Miharu aurait sûrement été classée en rang S par l’armée, si elle avait accepté de passer les tests officiels.

Même si le rayon prismatique de Bahamut était puissant, il n’était pas comparable à celui qu’elles venaient de tirer.

— Voici le coup de grâce, vil serpent !

Sa voix n’était pas normale, c’était comme deux voix se superposaient.

« Bodai Zensôji – 菩提・善想地 ! »

Sur une zone d’une vingtaine de mètres rayon centrée sur l’Ancien des milliers de rayons de lumière tombèrent du ciel, c’était comme une sorte de bombardement localisé.

L’offensive ne dura que quelques instants, mais ne laissa que des lambeaux de chairs calcinés. L’avatar n’était plus, elles avaient gagné, elles avaient repoussé Yig !

Mais une voix s’exprima dans leurs têtes à toutes. C’était de la télépathie.

<< Reposez-vous, mortelles ! La prochaine fois ce ne sera pas un avatar que vous affronterez, mais le grand Yig en personne ! Profitez de vos derniers jours ! >>

Conformément à sa promesse initiale, les troupes de l’Ancien battirent la retraite, laissant les mahou senjo essoufflées dans leur ancien campement.

Elles avaient remporté la bataille, mais la guerre n’était pas encore finie.

Lire la suite – Chapitre 7