Cinq jours s’écoulèrent après la défaite de l’avatar de Yig.
Quelqu’un toquait à la porte de la maison où logeaient les mercenaires. Il était déjà dix heures mais une bonne moitié d’entre elles dormait encore.
Au salon, Rei, Itsume, Yotsuba et Rika se regardèrent en affichant leur surprise.
— Qui cela peut-il être ? demanda Yotsuba.
— Je vais aller voir…
Interrompant sa lecture, Rei se leva, franchit le couloir et fit coulisser la porte d’entrée.
Devant elle se tenaient trois femmes d’âge mûr.
— Bonjour ! Que voilà une jeune femme bien matinale ! commença par dire la femme la plus en avant, une cinquantenaire avec une permanente.
— On voit bien qu’elle a une forme physique impeccable. Et quelle jolie fille !
— Oh oui ! Elle est vraiment mignonne ! Et dire que c’est une combattante. Ah là là ! Ça me manque ma jeunesse…
Les deux autres femmes devaient être dans la même tranche d’âge. Ce qui ressortit immédiatement de leur style vestimentaire et de leur façon de s’exprimer était qu’elle venaient de la ville haute.
— Que puis-je pour vous, mesdames ? demanda Rei indifférente.
Au fond, elle se doutait que ces flatteries étaient forcées. Son apparence était trop peu humaine pour susciter de tels éloges.
— Ah oui ! Désolées, nous nous sommes perdues en bavardage. Hohoho !
Les deux autres femmes, des profils de suiveuses manifestement, l’imitèrent et se mirent à glousser. Rei grimaça. À ses yeux, elles avaient l’air de trois dindons, mais elle s’efforçait de ne pas les juger.
— Kof kof !
— Nous… Nous voudrions vous inviter à manger ! finit par dire la femme en tête. Nous en avons parlé avec les femmes du quartier et nous avons préparé pour nos héroïnes des mets particuliers en leur hommage. Nous feriez-vous l’honneur de votre présence ?
— Attendez, je vais voir si les autres sont intéressées.
Rei n’avait pas le moindre signe d’enthousiasme. Depuis leur victoire sur l’avatar, l’attitude des villageois avait beaucoup changé.
— L’hypocrisie s’est réellement installée partout…
Tous les jours, elles recevaient des invitations. D’abord leurs voisins directs et à présent la ville haute. Leurs intentions étaient tellement transparentes : ce n’était nullement de la reconnaissance, juste l’espoir de survivre qui les animait.
Rei referma la porte et s’en retourna au salon.
— On a encore une invitation.
— Oh chouette ! Encore des cuistots qui pensent nous acheter avec de la nourriture. Sérieux, ils pensent qu’on est des chiens ou alors des poissons rouges ?
— Haha ! Une réponse digne de toi, Itsume-dono. Personnellement, je passe. Je n’ai pas faim et j’ai prévu d’enquêter hors du village aujourd’hui, dit Yotsuba.
— Encore ? demanda Rika. Vous êtes quelqu’un de sérieux…
— Merci beaucoup, Rika-dono. Toutefois, je m’ennuie ici. D’ailleurs, vous m’excuserez…
Sur ces mots, Yotsuba se leva et remit ses katana à la ceinture. Puis, elle se dirigea vers le fond de la pièce qui communiquait avec un couloir menant à une arrière-cour en désordre.
— Je serais de retour pour le soir.
— Merci à toi, Yotsuba-kun. Sois prudente et n’engage pas de combat toute seule.
— J’essayerai.
Yotsuba quitta la pièce et le bruit de ses pas disparut rapidement.
— Qui nous invite cette fois ? L’association des pêcheurs ou alors l’aubergiste du port ?
— Non, cette fois c’est la ville haute.
Itsume se mit à siffler, puis elle afficha son habituel sourire inquiétant.
— Juste pour la satisfaction de voir ces lèche-bottes s’incliner devant moi, j’accepte de venir.
— Je… je n’ai pas d’à-priori, je veux bien vous suivre. En plus, la nourriture est bonne…
Rika baissa le regard et la voix comme si elle venait de confesser que leurs tentatives de manipulation avait une prise sur elle.
Rei sourit légèrement, puis leva la tête vers le plafond.
— On réveille nos fainéantes là-haut ?
— Qui part à la chasse perd sa place ! Tant pis pour elles !
Itsume se leva suite à sa réponse et fixa son masque en tissu sur la bouche.
— Euh… on devrait peut-être…
— Il est encore tôt, elles vont à peine écouter ma question, dit Rei. On reviendra les contacter avant midi.
— D’ac… d’accord, Rei-sama !
— Pas besoin d’être aussi polie, nous sommes des mercenaires et des amies, après tout. Puis ça fait quelques jours que tu es avec nous…
— Désolée, Rei-sama, mais… je… je ne sais que parler ainsi !
Elle s’inclina pour s’excuser, ce qui était exactement l’inverse de ce que désirait Rei. Elle soupira longuement, résignée.
— Bah, laisse tomber. Si tu le fais par habitude, c’est pas grave.
— Vous traînez toutes les deux, il y a des mégères… des dames qui nous attendent, je vous signale.
— Tu n’as pas l’air convaincante pour un sous, Itsume-chan.
Cette dernière répondit à la remarque de Rei en levant simplement les sourcils puis en se dirigeant vers la porte d’entrée. Rapidement on l’entendit la coulisser et sa voix traversa le couloir.
— Mesdames ! Merci beaucoup pour votre invitation ! Vous ne pouvez pas savoir le plaisir que cela me fait !
— Oh ! Eh bien, merci à vous d’avoir accepter, mademoiselle.
— Tout le remerciement est pour vous.
— Non, je vous assure, c’est un honneur.
— Je vous dis qu’il est pour vous, veuillez l’accepter.
Rika et Rei qui finissaient de se préparer l’entendaient. Rika ne put s’empêcher de rire, cet échange était surjoué des deux côtés.
— Haha… ! Haha… ! Sa voix… Elles la croient vraiment ?
— À ce stade c’est un duel de politesse, peu importe qui croit qui.
— C’est… ridicule d’entendre Itsume-sama parler comme ça…
Rei répondit simplement en levant les épaules et soupira.
— Vous ne serez donc que trois ?
— Les autres dorment encore, répondit Rei en refermant la porte d’entrée.
— Bon… bonjour, je me prénomme Rika. C’est un honneur…
— Oh, que voilà des jeunes filles bien éduquée, n’est-ce pas ?
— Oui, elles sont adorables toutes les trois.
— C’est bien ce que nous attendions de la part de mahou senjo. Hohoho !
— C’est vrai que les mercenaires sont réputées pour être charmantes〜 . HOHOHOHO ! dit Itsume en forçant sur le volume sonore.
Entre Itsume qui se moquait et Rika qui rougissait en commençant à se sentir mal à l’aise, Rei soupira derechef.
Les trois filles suivirent les femmes jusqu’à la ville haute où une demi-douzaine d’autres femmes organisaient un buffet en extérieur. Malgré l’impossibilité de se réapprovisionner, la table se remplissait peu à peu.
Les mahou senjo furent mise au centre « du spectacle » et furent servies comme des princesses. Finalement, même lorsque Rei chercha à s’esquiver pour aller prévenir les autres filles, on ne la laissa pas partir.
— Au fond, elles s’en fichent pas mal de qui est là, tant qu’elles peuvent dire avoir accueilli des mahou senjo, pensa Rei en laissant tomber.
***
Les filles qui dormaient finirent par se réveiller plus ou moins en même temps.
Quelqu’un toquait à la porte.
La première à mettre les pieds à terre ne fut autre que Nanashi.
Habillée d’un simple t-shirt acheté au konbini, complètement décoiffée, elle s’en alla voir de qui il s’agissait.
— Ouais… c’est qui ?
— C’est moi, Miyako, répondit cette dernière d’une voix hésitante.
— Miya-chan ?
Lorsque la porte coulissa, elle n’était pas seule. À ses côtés se tenaient deux filles et deux garçons qui semblaient avoir le même âge.
— Salut ! dirent en chœur les quatre jeunes personnes. Ooooh !
Se rendant compte de sa tenue débraillée où on pouvait voir ses jambes nues et ses sous-vêtements, les deux filles couvrirent les yeux des garçons.
— Yo ! Vous êtes qui ? Des potes à Miya-chan ?
— Na… Nanashi-san ! Votre tenue !
Nanashi bâilla et baissa les yeux. Indifférente, elle releva la tête et fixa Miyako.
— Et ?
— Mais… mais…
Miyako rougit et chuchota :
— Tu es une fille, voyons ! On voit tes sous-vêtements…
— Nope, ch’suis un héros.
— Oui mais… mais tu es une fille quand même.
— Je vois pas le rapport.
Nanashi poussa Miyako et salua les quatre jeunes personnes.
— Si vous êtes des potes de Miya-chan, vous pouvez entrer ! Ça le fait pas de faire le piquet devant la porte. Par contre, si vous lui cherchez des noises…
— Non, non, absolument pas ! dit le garçon à lunette en paniquant et en agitant les mains devant lui.
— Nous… nous sommes venus vous remercier. Merci de nous avoir sauvés !
Les quatre paniquaient, ils s’excusaient en s’inclinant, sans réelle raison. Nanashi les observa comprendre.
— Euh… c’est quoi ça, Miya-chan ?
— Euh… je… Puis zut ! Ils ont insisté pour vous remercier. Vu que je suis votre médiatrice, on peut dire ça, ils sont venus me faire la demande.
— Oh cool !
— Ils m’ont demandé de vous présenter. Ils voulaient voir les héroïnes qui nous ont sauvé… enfin là, je crois qu’ils en ont même un peu trop vu en fait…
Miyako rougit et détourna le regard.
— Ah bah restez pas dehors ! J’vais réveiller les autres aussi, elles seront contentes, ch’suis sûre !
— Attends ! Je vais venir avec vous… toi… Nanashi-san.
— Si tu veux. Installez-vous !
Sur ces mots, Nanashi les invita à entrer sans afficher la moindre pudeur.
Pendant qu’ils attendaient, Miyako accompagna Nanashi à l’étage et expliqua la situation aux autres filles. Elle évita ainsi d’autres situations gênantes.
— MERCI BEAUCOUP ! Nous vous devons la vie !
Lorsqu’elles furent rassemblées au salon, les quatre lycéens s’inclinèrent et reformulèrent leurs remerciements.
Miyako avait vendu la mèche, il n’y avait certes plus l’effet de surprise, mais ils touchèrent malgré tout leurs cœurs.
Une semaine auparavant, une telle scène aurait été impossible. Depuis leur victoire, quelques rares citoyens — généralement provenant de la ville basse—, leurs avaient exprimé leurs remerciements. Elles avaient pu se rendre compte qu’au sein même du village, il y avait une profonde séparation entre les quartiers.
— C’est des potes à Miya-chan.
— On avait compris, Nanashi. Merci à vous et bienvenue.
— Ne voudriez-vous pas du thé ? demanda Nion.
— Oui, restez donc un peu avec nous pour que nous puissions faire connaissance, proposa Inori.
Il n’y avait pas que les villageois qui avaient changé, Inori s’était également ouverte depuis la dernière bataille. Elle était allée jusqu’à dire que « ma place est parmi vous toutes et nulle part ailleurs ! ».
— Nous ne voudrions pas nous imposer…
— Vous venez à peine de vous réveiller en plus.
— C’est pas un problème ça ! On a plein de truc à bouffer ici, vous savez ? J’ai même réussi à récupérer des chips et du cola ! Héhé !
— Quand as-tu trouvé ça ? s’étonna Inori.
— Hier, j’ai parlé avec le gars du konbini, il m’a dit qu’il avait une caisse en réserve. Il m’a tout refilé pour être cool avec moi.
— Ne prends pas cet air fier !
— C’est vrai ça ! Comme le dit Nion, tu es une profiteuse !
— C’est pas ce qu’elle a dit…
— Mais elle l’a pensé ! Je sais ce qu’elle pense !
Nion acquiesça.
Miyako éclata de rire. Mettre en relation ces deux mondes l’avait stressée mais finalement elle avait oublié l’essentiel : les mercenaires étaient avant tout de simples filles.
— Vous… êtes terribles… Haha… Haha…
Elle avait les larmes aux yeux. Tous l’observaient, étonnés. Puis, Nanashi mit ses bras derrière la tête et dit :
— Bah ouais, on est comme ça. Mais la plus drôle c’est mon bro, Reicchi.
— En quoi Rei-san serait drôle ? Elle est toujours si sérieuse ! demanda Inori.
— Ah bon ? Vous captez pas quand elle fait des blagues ? Sérieux ?
— Tu parles sérieusement, Nanashi ?
— Bah ouais !
— Nion ? Elle est sérieuse, pas vrai ? demanda Miharu.
— À cause de toi, j’imagine maintenant Rei-san dans un manzai. C’est malin !
Les paroles d’Inori provoquèrent l’hilarité parmi les filles qui connaissaient Rei, mais par politesse ou simplement par contagion, les invités les accompagnèrent.
Les mercenaires s’installèrent autour de la table et rejoignirent les lycéens. C’était la première fois pour certaines qu’elles partageaient du temps avec des personnes de leur âge.
***
Après le déjeuner dans la ville haute, en début d’après-midi, les trois mercenaires s’étaient séparées.
Rei avait décidé de se reposer dans un bon bain chaud et s’était donc rendue au onsen du quartier riverain.
En général très animé, en début d’après-midi, il n’y avait personne. Comme elle l’avait pensé.
— Je me demande quand Yig repassera à l’assaut… Mais peut-être serait-il plus avisé si nous attaquions les premières cette fois…
Elle se parlait à voix basse, la tête posée sur le rebord du bassin en regardant le ciel. Autour d’elle, c’était silencieux à l’exception des clapotements de l’eau et du chant des cigales.
— Dommage qu’il n’y ait pas assez de place, je vous aurais bien fait venir aussi.
Ses pensées s’en allèrent vers ses amis dragons qu’elle aurait bien invité à profiter de cette détente.
C’est alors qu’elle entendit du bruit dans les vestiaires. Une autre usagère ne tarda pas à entrer.
Une femme à la très longue chevelure détachée. Rei la reconnut immédiatement, leur dernière rencontre avait été au même endroit : Amaya Etsumi.
— Ohlà ! Vous ici ? Quelle surprise !
Rei ajusta sa position et la salua d’un simple geste de la main, puis détourna le regard à la femme le soin de se doucher sans regards indiscrets.
Mais, ce n’était pas facile d’ignorer une femme aussi belle qu’Etsumi, involontairement ses yeux étaient attirés par sa silhouette.
Rei, s’en rendant compte, finit par fermer les yeux pour faire le vide dans son esprit et oublia son environnement quelques instants durant.
— Fatiguée ? Je suppose que même une héroïne de votre trempe doit avoir besoin de repos de temps à en temps…
Rei revint à elle et constata, surprise, que la femme était assise à ses côtés. Il y avait suffisamment pourtant assez de place ailleurs.
— Je… Bonjour, Etsumi-chan.
— Hahaha ! Il y a bien longtemps que plus personne ne m’avait appelée de la sorte.
Elles ne se connaissaient pas suffisamment pour utiliser son prénom, l’habitude de fréquenter des mercenaires avait déteint sur Rei.
— Désolée, ça m’a échappé… Vous venez souvent ici l’après-midi ?
La femme ne répondit pas de suite, elle afficha un regard félin.
— Mon travail est plutôt nocturne, c’est en général en début après-midi que j’ai le temps de venir me baigner.
— En effet…
Rei qui avait déjà plus ou moins deviné sa profession, détourna le regard et observa à nouveau le vaste ciel des Contrées Primitives.
— Vous prendrez bien un petit saké ? Je vous en prie, acceptez donc de me tenir compagnie.
Un petit baquet flottait à côté d’Etsumi, à l’intérieur un flacon de saké et des petits verres.
Rei avait déjà bien bu et mangé, les dames de la ville haute lui avaient fait boire tout un tas d’alcool différents ; heureusement que son physique de dragon l’empêchait d’être facilement ivre. Refuser l’offre d’Etsumi serait malvenu.
— Volontiers…
Etsumi sourit, toujours de manière aussi énigmatique, puis versa délicatement, avec une main experte, le liquide transparent dans les verres. Rei prit le verre et y trempa les lèvres.
— Très bon…
— Merci.
Rei ne savait pas vraiment que lui dire, après ce court échange, Etsumi resta muette quelques instants en observant à son tour le ciel.
Soudain…
— Vos opérations se déroulent comme convenu ?
— Ah ? Euh… On peut dire ça. Je pense que la prochaine bataille marquera un terme à toute cette histoire. Par contre, l’issue ne m’est pas connue.
— Notre ennemi est tellement puissant ?
— Oh oui ! C’est un Puissant Ancien, vous savez ?
— Le maître des serpents… C’est ce que j’ai ouïe dire.
Elle resservit un verre de saké à Rei.
— Merci. Vraiment délicieux… Enfin, je l’ai déjà dit.
— N’est-il pas ? Le meilleur du village.
Rei l’observa un instant sans mot dire. Elle chercha à percer le masque qu’elle portait pour deviner ses réelles intentions, mais n’y parvint pas. Elle était bien trop experte dans l’art des faux-semblants.
— C’est Yig, le Père des serpents. Avant cette affaire, je n’en connaissais que le nom. Comme d’autres, je pensais qu’il s’agissait d’une sorte de légende.
— Un peu comme l’Orochi ?
— En effet… Yig a inspiré la plupart des légendes de créatures serpents des mythologies humaines. Je suppose que l’Orochi ne fait pas exception.
— Et nos chances de triomphe, selon vous ?
— Basses, mais pas nulles. Il a un point faible que nous pouvons exploiter.
— Point faible ?
Rei la fixa dans les yeux un instant. Devait-elle lui le dire ou non ?
Finalement, les yeux noirs profonds d’Etsumi parvinrent à la mettre en confiance. Au fond, le dire ou non ne changerait rien.
— Comme nombre d’Anciens, il a un fort ego. Si nous pouvons l’amener à nous affronter seul à seul, une fois de plus, nous avons une chance de victoire. Sans leur chef, l’armée devrait être immobilisée quelques temps. Puis, il y a des chances que sa mort annule le sort qui nous a amenés ici.
— Je prie pour votre victoire !
Elles se turent quelques instants, perdues dans leurs pensées respectives. Puis…
— Les Anciens ont donc des faiblesses humaines ? Mon expérience du genre humain m’a amené à savoir que toute personne a une fenêtre ouverte menant à son cœur. Qui l’argent, qui l’amour, qui l’orgueil… Il n’est nul humain dont le cœur est inaccessible.
— Oui, c’est sûrement vrai…
À ce moment-là, Rei sentit sous l’eau un contact. Au début, elle le pensait accidentel, mais il se poursuivait. Cette main qui s’était posé sur sa jambe était montée sur sa cuisse qu’elle caressait.
— Votre peau est si douce. On ne dirait pas une redoutable guerrière.
— Douce ? Ça se voit que tu n’as pas touché mes écailles.
— Ah bon ? Je peux ?
— Non, c’était pas ce que je voul…
Sans attendre de réponse, l’autre main se mit à caresser les écailles qui se trouvaient dans le dos de Rei.
— Que… qu’est-ce que vous… ?
À présent collée contre Rei, elle se mit à lui embrasser le cou.
— Je ne devrais pas ?
— Je… Je… Je ne te répugne pas ?
— Une si belle fille ? Ce n’est pas quelques écailles et des petites cornes adorables qui vont me répugner, vous savez ?
— Mais je suis une fille.
Rei avait brandi cet ultime argument pour tenter de la repousser mais Etsumi se mit à rire.
— Et alors ? Les filles n’ont pas le droit à un peu de bon temps ?
— Mais c’est… que…
Les mains couraient sur le corps de Rei de plus en plus embarrassée. Elle tentait de résister contre l’envie de s’abandonner à cette étreinte, elle était le chef des mercenaires, elle devait rester digne en toute circonstance.
Mais… entre l’alcool qui ramollissait son esprit, le parfum propre à cette femme fatale et les hormones qui envahissaient son corps, elle n’arrivait pas à fermement la repousser.
Ou plutôt, elle n’avait même pas réellement essayé.
— Allons, capitaine, détendez-vous. Je serais douce avec vous…
Etsumi commença à lui lécher l’oreille. Rei perdait peu à peu du terrain. Lorsque finalement leurs lèvres se joignirent, elle avait déjà abandonné toute résistance…
Quelques temps plus tard.
Rei quittait l’établissement du onsen et s’éloignait dans la rue. Elle était rouge jusqu’aux oreilles.
— Tsssss ! J’ai pas pu lui résister au final… Espèce de…
Les mains dans les poches, elle maugréa.
— Comme si je ne savais pas pourquoi tu as fait ça, Etsumi-chan. Tsssss ! De toute manière, ma décision est ferme : je sauverai ce village ou mourrai en essayant. Je vais pas changer de ligne de conduite pour toi.
Elle frappa un caillou au sol et observa le ciel.
— Finalement, c’était peut-être encore plus simple quand ils nous détestaient…
***
Rika et Itsume s’en étaient allées dans le quartier populaire. C’était un endroit qu’elles avaient peu fréquentés, alors que paradoxalement il était le plus vaste des trois.
La cause était simple : leurs commanditaires se trouvaient dans la ville haute et leur domicile dans le quartier riverain.
Les maisons étaient plus simples, les rues plus étroites et il y avait moins de végétation. La densité démographique était bien plus élevée également, même si en rien comparable à des villes.
C’était également là où se trouvaient la plupart des magasins, bien que la majeure partie fermés faute d’approvisionnement.
— Les gens de la haute m’énervent…
— Je m’en étais rendue compte, Itsume-sama.
— Tu devrais éviter tes -sama- tout le temps, tu me les rappelles un peu.
— Vous… vous n’allez pas me frapper ? dit Rika en s’écartant.
— Raconte pas n’importe quoi ! Jamais je ne ferais ça. D’ailleurs, quand ils se montrent pas insupportables même eux j’ai pas besoin de les corriger. Qu’elles rient comme des dindes, piaillent comme des poules, je m’en fiche au final.
— Par contre, vous ne tolérez pas l’injustice, n’est-ce pas ?
— La tolérance est parfois plus néfaste que le mal lui-même. Parfois de petites choses qu’on laisse passer s’accumulent pour devenir un grand malheur. À vouloir être tolérant, on finit parfois par faire plus de mal que de bien.
— De profondes paroles…
— Merci, mais elles n’ont rien d’except…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’elle s’arrêta en voyant un attroupement d’une vingtaine de personnes se diriger vers elles. Instinctivement, elle se mit sur la défensive.
— Vous êtes les mercenaires ?
— Une telle question est nécessaire ? Vous savez très bien qui nous sommes, sinon vous ne seriez pas venues nous parler.
— Itsume-sama ! Euh… Oui ! Nous sommes deux des mercenaires…
— Vous tombez bien ! Le hasard fait bien les choses ! dit l’homme d’âge mûr qui se tenait en tête du groupe.
Le groupe était mixte, mais il y avait principalement des femmes et des enfants. L’homme qui avait pris la parole était le plus vigoureux et sûrement le chef du groupe.
— Dans la mesure où vous cherchiez à tomber sur nous, je n’appelle pas ça un hasard…
— Itsume-sama… vous êtes de nouveau agressive…, dit Rika à voix basse.
Itsume ignora la remarque tout comme l’homme ignora la sienne.
— Nous voulions vous parler de quelque chose d’important. Accepteriez-vous toutes les deux de nous suivre ?
— S’il s’agit que de vous écouter…
— Merci infiniment !
Les deux filles le suivirent jusqu’à une boutique fermée que l’homme ouvrit à l’aide d’une clef. C’était un magasin de location, de vente et de réparation vélo, mais il y avait également du matériel de randonnée.
Refermant la porte, deux femmes s’adossèrent aux stores pour empêcher quiconque de jeter de jeter des coups d’œil depuis la rue. On aurait dit une réunion de conspirateurs.
— Que de mise en scène… Si c’est pour nous vendre de la drogue, je vous préviens qu’on est pas intéressées.
— Non, non, ce n’est pas ça ! répondit l’homme sans comprendre le sarcasme d’Itsume. Nous…
Il prit une profonde inspiration.
— Nous voudrions que vous nous aidiez à partir d’ici !
Il accompagna sa demande d’une révérence des plus respectueuses. Derrière lui, les autres firent de même.
Le sourcil droit d’Itsume se leva sous l’effet de la surprise, tandis que Rika ne put retenir un « hein ?! ».
— Nous nous opposons à la décision des doyens. Ils gèrent la haute ville mais ne nous demandent jamais notre avis et notre représentant a été acheté par eux.
— Oui, c’est tout à fait vrai ! commenta une des femmes.
— Dans la ville basse, il y a plus de personnes que vous ne le pensez qui sont opposés à leurs décisions, précisa une autre femme.
— Nous ne voulons pas de cette guerre, nous voulons retourner dans le monde réel. Même si nous devons abandonner le village pour ça.
— Oui, la vie est plus importante que quelques maisons !
— Nous aurions dû accepter l’offre de relogement en ville dès le début, mais ces abrutis de doyens n’en ont fait qu’à leur tête !
Pendant quelques minutes, les citoyens en colère échangèrent de la sorte ne prêtant pas attention aux deux mercenaires.
Ces dernières se jetèrent des œillades, puis finalement Itsume s’assit sur le comptoir et retira son masque en tissu.
— J’ignore qui vous en a parlé, mais c’est un peu trop tard.
— Comment ça ? On nous a dit que vous aviez plusieurs fois fait la demande au conseil…
— On nous a même informé qu’une spécialiste vous a rejoint !
Les regards se tournèrent discrètement vers Rika qui continuait de se cacher derrière Itsume. Elle était réellement mal à l’aise. Mis à part lorsqu’elle interagissait avec les filles du groupe, elle était d’une grande timidité.
— Je… je…
— Oui, elle connaît très bien les Contrées Oniriques, déclara à sa place Itsume. Mais c’est trop tard. Malheureusement il va falloir prier pour que l’on réussisse. Mais attention à qui vous adressez vos prières quand-même !
Elle ponctua sa remarque d’un sourire d’autant plus inquiétant qu’on pouvait voir sa dentition.
Les villageois ne parvinrent pas à rester de marbre, l’apparence d’Itsume était réellement inquiétante pour de simples humains.
Puisqu’ils ne reprenaient pas la parole, Itsume s’écarta du comptoir et d’un pas lent se dirigea vers la sortie, suivie par Rika qui la collait.
— Attendez ! N’y a-t-il rien que nous puissions faire pour vous faire changer d’idée ?
— J’en doute. J’ai donné ma parole à Rei qui a accepté le contrat, donc nous resterons jusqu’au bout pour vous protéger. À moins que vous n’ayez pas confiance en nous ?
— C’est… c’est que l’ennemi…
— … est un Puissant Ancien, je sais. Nous l’avons combattu et c’était pas de la farce, je vous assure. Cela dit, soyons honnêtes, même si Rika et moi acceptions, de toute manière à ce stade c’est fichu. Yig nous a pris en mire, peu importe où nous irons dans les Contrées, il sera à notre poursuite.
— Que … ?
Tous furent choqués par ces paroles. Manifestement, ils n’étaient pas au courant de cela. Itsume ne put s’empêcher de sourire de satisfaction, il y avait donc quelques informations que leur réseau d’espionnage avait manqué.
— Itsume… ?
— Il est devenu plus facile de protéger votre village du siège que vous pendant un éventuel exil. Si vous nous aviez rejointes avant… Mais actuellement changer de stratégie serait du suicide.
Itsume ne leur laissa pas le temps de la contredire, elle se remit en marche vers la porte. À cet instant, l’homme en pleurs prit la main de Rika.
— S’il vous plaît ! Faites-le pour les enfants ! Nous ne voulons pas mourir !
— Je… je…
Rika était encore plus intimidée. On aurait pu se demander s’il s’agissait de la même personne qui avait affronté l’Hydre.
— Juste notre petit groupe. En secret. Vous êtes une experte, vous trouverez le moyen de le faire, non ?
— Euh… euh… je…
Rika finit par tirer la main et reculer. Elle heurta le dos d’Itsume qui affichait une grimace de colère.
— Pauvre fou !
Elle se retourna et frappa l’homme d’un crochet du droit. Il tomba au sol.
— Proposer de partir tous ensemble est une chose. Mais nous demander d’utiliser nos consœurs et les citoyens comme appât pour que vous puissiez vous échapper en est une autre ! J’en ai assez entendu ! Un mot de plus et je vous cogne tous !
L’ensemble des spectateurs de la scène frémirent et reculèrent dans un coin de la pièce, terrorisés. Les enfants commencèrent même à pleurer.
— Viens on s’en va !
Itsume saisit la main de Rika et l’entraîna dans la rue.
Contre toute-attente, son étreinte était délicate malgré sa colère. Rika ne résista pas.
— Bande de demeurés ! Tssss ! Ça m’énerve !
— Calmez-vous, Itsume-sama. Je… je pense que leur attitude est normale.
Itsume s’arrêta et se tourna vers Rika.
— C’est normal de sacrifier les autres pour sa survie ?
Rika secoua la tête.
— Non. Mais les humains sont des créatures prudentes et peureuses… enfin, je le pense. Ils ont juste peur et considérant le fait qu’on affrontera Yig en personne, ils ont raison.
— Ouais… sûrement… mais je déteste quand-même ce genre de mentalité. Puis…
Rika pencha la tête en attendant la suite de la phrase.
— Puis ?
— Il était trop insistant avec toi… Je sais pas ce que tu as vécu dans ton passé, mais j’ai l’habitude de reconnaître les victimes. À ses yeux, tu n’étais qu’une bonne poire.
— Désolée, Itsume-sama…
— Tssss ! Arrête de t’excuser, idiote !
Rika baissa le regard et rougit. Elle réalisa qu’Itsume ne lui avait pas lâché la main.
— Me… Merci de vous inquiéter pour moi. C’est… une des premières fois…
— Pas de quoi ! Tu as dû en baver si personne ne t’a dit un truc pareil, alors que tu es une fille gentille et mignonne…
— Euh… je…
— Nous en parlerons à un autre moment et dans un autre endroit. Allez, partons d’ici !
— Oui !
Rika se laissa entraîner. Elle observa le dos d’Itsume devant elle et sourit avec tendre en séchant les larmes qui s’étaient formés au coin de ses yeux.
Elle n’était plus seule à présent.
Quelqu’un s’inquiétait pour elle. Ce sentiment était agréable, même s’il ne durerait pas…
***
— C’est dommage de plus avoir d’électricité : un karaoke aurait été idéal…
— Ouais carrément !
Les deux lycéennes se plaignirent en posant les coudes sur la table basse. La première s’appelait Yua et l’autre Konoha.
— On peut toujours jouer aux cartes ou aux jeux de société, non ? proposa Haruto, l’un des deux garçons.
Après un repas somme toute sommaire, le groupe qui se trouvait encore dans le salon de la maison des mercenaires cherchait une occupation pour passer l’après-midi.
— On est trop habitués à l’électricité… C’est fou quand-même : que faisaient nos ancêtres ?
— Ouais, trop ouf, Miyako-chan ! dit l’autre garçon, Makoto.
— Bah, partons sur les jeux de cartes ou de société. On va pas rester là à moisir, si ?
Nanashi se leva avec entrain tandis que les quatre lycéens commençaient à perdre de la motivation.
— Allez ! On fait ça ! C’est la journée du repos des héros, on a pas le droit de la gâcher !
— Journée du repos des héros ? C’est quoi ça ? Haha !
Miyako ne put s’empêcher de rire, cette formulation était tellement ridicule. Les autres l’imitèrent et sortir de leur léthargie.
Il fut ainsi décidé de se rendre dans la maison d’un des garçons qui avait tout le matériel à disposition pour s’amuser. Dans sa chambre, en effet, le groupe trouva un ensemble de boîtes étranges contenant des jeux de société.
— Whooo ! T’en as tellement que ça ?
— C’est incroyable !
— Je savais pas que tu étais férus de ce genre de jeux ?
Même ses camarades de classes étaient surpris à l’exception de Makoto qui était son plus proche ami. Haruto rougit et parut soudain gêné.
— Il… n’y en a pas tant que ça non plus.
— Whoo ! Celui-là à l’air cool ! dit Nanashi en prenant une boîte qu’elle présenta devant elle. La nurse a l’air chaudasse !
Sur la boîte, il y avait le dessin d’une infirmière à quatre pattes en train d’imiter un chat.
Yua et Konoha tournèrent leurs regard vers Haruto qui rougit encore plus. Inori s’empressa de prendre la boîte des mains de Nanashi :
— Ce ne sont pas tes affaires, respecte ce pauvre Haruto-san que tu l’embarrasses ! Puis qui sait si on ne va pas tomber sur pire !
Elle avait voulu le protéger mais elle avait fini par envenimer encore plus la situation. Haruto bondit de sa position face à cette accusation et déclara paniqué :
— Euh… Ce jeu n’a… rien de pervers. Je vous l’assure ! C’est… c’est juste la boîte qui donne cette impression !
— Bah, on a qu’à y jouer alors ! Ch’suis curieuse de voir le jeu avec l’infirmière chaudasse !
— Ouais pareil ! Si Haruto-kun dit que c’est pas pervers, je vois pas le problème. Pas vrai, Nion ?
Cette dernière se contenta d’acquiescer.
— Puisque je vous dis que c’est pas pervers !!
Même Makoto approuva d’un mouvement de tête.
Finalement, le groupe s’en alla s’installer au salon pour essayer le jeu de plateau. Après les explications indispensables pour comprendre les règles, chacun des participants choisit l’infirmière qu’il allait jouer et la posa sur le plateau.
— Moi j’prends celle-là ! Elle me fait rire avec ses gros boobs ! Hihi !
— Nanashi-san !! Vous n’avez aucune délicatesse ! la gourmanda Inori.
— Bah, arrête, on est entre potes…
— Mais euh… agissez un peu plus comme une fille !
— Ch’suis pas une meuf ! Ch’suis un héros, j’te dis !!
— Quoi ? Tu es un garçon ? s’étonna Yua.
— N’en tiens pas compte : c’est une fille authentique. Pour l’avoir vue nue, c’en est bien une, expliqua Miharu.
Nion acquiesça également.
— J’vous dis que j’suis pas une fille ! Et du coup, tu vas choisir qui, Haruto-kun ? La loli ou la bimbo ? Boobs ou pas boobs ?
Une fois de plus avec un manque de tact évident, elle donna des petits coups de coude à son voisin qui était rouge comme une tomate. Effectivement, il hésitait entre les deux pions qui restaient.
— Je… je sais pas…
— Tous les mecs aiment les gros, pas vrai ? Plus c’est gros, plus c’est bon.
— Vos propos sont vraiment horribles, Nanashi-san. Pourquoi je me suis associé à une fille pareille ?
Inori soupira longuement en laissant tomber ses épaules. Les jumelles approuvèrent.
— Allons, Inori-san, ne dites pas des choses pareilles. Nanashi-san est une gentille fil… personne.
— Héhé ! Merci, Miya-chan ! Je t’adore toi !!
Nanashi se leva et vint se jeter sur Miyako. Elle frotta sa joue contre la sienne malgré ses réticences.
— Qu’est-ce… ?
— Tu es toute douce ! J’devrais t’utiliser comme coussin !
— Nana…shi… arrê…te…
Miyako tomba à la renverse avec Nanashi sur elle.
Bien sûr, les deux garçons ne ratèrent pas un seul instant de cette scène, leurs yeux écarquillés ne parvenaient pas à s’en détourner.
Mais soudain leur vue s’obscurcit alors que les mains de Yua et de Konoha se posèrent sur leurs yeux.
— Tsss ! Pervers !
— Les garçons sont tous les mêmes, je te jure !
Les deux garçons déglutirent et préfèrent ne pas résister, de peur de s’attirer les foudres de leurs deux camarades de classes.
L’après-midi touchait à sa fin lorsque, après avoir achevé la énième partie, Nanashi proposa à tout le monde d’aller faire une balade le long de la rivière.
— Il faut se dégourdir les jambes et prendre l’air ! En plus, il fait même pas froid ! avait-elle dit.
Se promener le long de la rivière, hors du village, avait été proscrit en raison des risques liés à leurs ennemis, mais s’ils étaient accompagnées des mercenaires, il n’y avait probablement pas de risque à ce faire.
Aussi, malgré quelques réticences, le groupe s’en alla promener à l’extérieur.
— Il fait bon !
— Je vous l’avais dit ! Faut parfois faire travailler son corps aussi ! Héhé !
— Dans ton cas, c’est plus la tête qu’il faut faire travailler, Nanashi.
— Miha-chan, t’serais pas en train de me chercher ?
— Je vois pas de quoi tu veux parler, Nanashi.
— Voilà, ça t’apprendra !
Nanashi prit une poignée d’eau et la jeta au visage de Miharu. Mais Nion s’interposa et la reçut à sa place.
— Personne ne fera de mal à Miharu.
— C’est juste de l’eau, calme-toi, Nion.
— Euh… toutes les deux, vous pourriez arrêter ? demanda Miharu.
Mais, Nion poussa Nanashi qui tomba en arrière. Par représailles, elle attrapa la main de Nion et l’entraîna dans sa chute.
— Nion !!
— Haha ! L’eau est tiède ! En plus, ici c’est même pas profond ! dit Nanashi en secouant la tête.
— À cause de toi, je suis mouillée.
— Nion… Attends, j’arrive…
Miharu s’approcha pour lui tendre la main et l’aider à se relever, mais, à la place, sa sœur l’attrapa elle la tira dans l’eau. Les pierres étaient glissantes, même des mahou senjo non transformées pouvait perdre facilement l’équilibre.
— NIoooonnn !!
— Hahaha ! Tu t’es trop fait avoir ! se moqua Nanashi.
— Les filles, vous êtes terribles…, se plaignit Inori en soupirant.
— C’est tout Nanashi-san, ça, dit Miyako en riant.
— Oui, pour le meilleur et surtout le pire, c’est Nanashi-san, dit Inori pour se moquer.
— Elle est toujours si pleine de vie, c’est pour ça qu’on l’aime, non ?
Inori fixa Miyako longuement. À quel moment cette lycéenne s’était-elle tellement rapprochée de Nanashi au juste ?
Et il n’y avait pas qu’elle.
— Vous faites quoi vous aut’ ? Allez, tous à l’eau !
Nanashi commença à éclabousser de l’eau sur les cinq personnes sur la berge.
— Kyaaaa ! Nion… san ! Laisse…moi !
Yua fut emportée par Nion dans l’eau. Konoha, Miyako, Inori et les deux garçons commencèrent à prendre la fuite.
— C’est lâche de partir comme ça ! dit Miharu en sortant de l’eau pour les pourchasser.
— Mes cheveux n’aiment pas l’eau ! Laisse-moi !! dit Miyako en prenant ses jambes à son cou tout en riant aux éclats.
— Eh ! Les mecs ! Vous voulez pas voir des filles toutes mouillées ? demanda Miharu avec un sourire taquin.
Pendant quelques fractions de secondes, Makoto s’arrêta sous l’emprise de cette proposition tentante, il fut immédiatement saisi par les jumelles qui le jetèrent à l’eau.
Cette course-poursuite dura un certain temps. Tous avaient l’air de s’amuser. L’ambiance était légère et pour une fois il n’y avait pas de faux-semblants : les adultes cherchaient le profit dans toute situation, mais ils étaient des adolescents qui voulaient juste s’amuser.
— Peut-être… peut-être que l’humanité peut s’améliorer…, pensa Inori en se cachant derrière un arbre. J’ai envie d’y croire !
Mahou shoujo ou non, qu’importait ! Ils étaient des humains avant tout. Leurs motivations étaient les mêmes, ils pouvaient tous vivre sous le même ciel en se respectant et en s’amusant.
— Jamais je n’aurais pensé ça à l’époque.
Un sourire innocent se dessina sur son visage. Elle s’était longtemps demandée si elle avait eu raison d’accepter ce contrat, mais à présent elle n’en doutait plus.
Elle avait failli abandonner ce village en oubliant l’essentiel : il restait des gens à y sauver. Même si les dirigeants étaient pourris jusqu’à l’os et les traitaient comme des objets sacrifiables, au sein du peuple il y avait de bonnes personnes.
À ce moment-là, elle entendit les pas des jumelles venir dans sa direction ; elle revint à la réalité.
La silhouette d’Haruto dans un buisson l’invita à venir s’y cacher.
Elle se glissa à quatre pattes dans ce dernier juste à temps pour esquiver les jumelles trempées.
— Elle était là, j’en suis sûre, Nion.
— Elle ne peut pas être très loin. Cherchons-la.
— Oui !
Leurs pas s’éloignèrent alors qu’elles étendirent leur zone de recherche.
— Merci, Haruto-san. Vous m’avez sauvée.
— Pas de quoi…
Les deux sortirent du buisson et s’époussetèrent pour faire tomber les feuilles et branchages.
— Nous devrions partir par là, sinon elles vont nous trouver.
— Oui, je vous suis.
Haruto prit la tête, Inori le suivit jusqu’à une cachette sous un énorme rocher qui bordait la rivière. Depuis la route, il était impossible de la voir.
— On l’a échappée belle ! Hahaha !
Inori se mit à rire joyeusement. Son sourire était magnifique et fragile. Le jeune homme fut immédiatement hypnotisé par ce visage, il en oublia même de fermer la bouche.
— Un problème, Haruto-san ?
— Euh… non… enfin… je…
Inori pencha la tête de côté, elle ne comprenait pas ce qu’il voulait dire.
— J’ai quelque chose à vous dire.
— Oui ?
Le jeune homme rougit et ses mouvements se raidirent. Il finit par déglutir puis il s’inclina bas et dit d’une voix forte :
— Sasaoka-san, sortez avec moi, s’il vous plaît !
Inori se pétrifia un instant. Cette déclaration sortait de nulle part, elle ne s’y était pas du tout préparée.
Elle cligna des yeux quelques fois avant de simplement répondre :
— Hein ?
— Je… je… je voudrais mieux vous connaître. Vous… êtes ravissante… et vous… avez bon caractère. S’il vous plaît, sortez avec moi !
Il s’inclina à nouveau. Les larmes s’accumulaient au coin de ses yeux.
La surprise dépassé, Inori leva la tête vers le ciel crépusculaire, couvert de cercles de nuages rougeoyants sur un fond orangé.
Un sourire apparut sur ses lèvres. Son regard devint encore plus doux. Elle prit tout le courage qu’elle avait en elle et répondit à la demande :
— Je suis honorée par votre déclaration, Haruto-san.
— Vraiment ?
— Oui ! Je ne pensais pas qu’il existait quelqu’un capable de me dire de telles choses. En tant que femme, m’entendre dire de tels mots est une joie sans fin.
— Mais… ?
Inori se tourna et observa une nouvelle fois le ciel.
— La dernière bataille est proche. Il serait bien égoïste de ma part de commencer une telle relation avant celle-ci. Nous ne sommes pas sûres de revenir…
— Ne dites pas des choses pareilles ! Vous allez revenir, j’en suis sûr !
— Merci, une nouvelle encore, Haruto-san ! Je… Je préfère partir au combat l’esprit vide. Si je me mets à penser à vous, j’aurais encore plus peur et je serais plus hésitante.
Le jeune homme ne savait que dire. C’était à la fois un refus et une confession. Elle ne refusait pas la proposition, mais semblait vouloir la reposer. Inori arborait un sourire de façade bien complexe : il couvrait autant son embarras que sa tristesse.
Pour plaisanter, elle dit :
— Puis, si j’acceptais, est-ce que je ne lèverais pas un death flag au-dessus de ma tête ? C’est toujours ceux qui meurent, non ?
Haruto avait suffisamment vu de films et d’anime pour savoir qu’elle avait raison. Il sourit en baissant piteusement la tête.
— C’est bien vrai…
— Si je… Non, quand je reviendrai, je vais reconsidérer votre demande. Je vous le promets, Haruko-san ! C’est pourquoi, attendez-moi jusque là !
— Sasaoka-san !
— Appelez-moi par mon prénom, je ne veux plus de cette distance !
Elle voulait changer. Elle voulait aller de l’avant. Elle avait toujours rejeté autrui pour ne pas être blessée ; mais c’était une erreur. Que son histoire avec Haruto fut heureuse ou non, elle n’en savait rien, mais il avait droit à une chance.
Haruto était la seconde marche à gravir pour changer. La première avait été Rei.
Il représentait la main tendue qui devait lui permettre de sortir du gouffre. Peu importait ce qui se trouvait hors de ce lieu sombre où elle avait toujours séjourné, s’il y avait de la lumière, elle devait se rattacher à cet espoir.
— I… Inori-san ?
— Oui !
Ils s’observèrent tous les deux maladroitement, les larmes aux yeux, un large sourire aux lèvres. Le temps se figea.
— J’ai entendu des voix par là-bas. C’est eux !
— Attrapons-les !
— OUAIS !
Les voix de leurs amis les tirèrent hors de cet instant magique. Haruto tendit la main à Inori pour l’entraîner dans sa fuite. Elle la saisit et se mit à courir avec lui.
— Si seulement cet instant pouvait durer une éternité, pensa-t-elle avec un brin de mélancolie.
***
En revenant dans la quartier riverain, Rika et Itsume tombèrent sur un nouvel attroupement.
— Qu’est-ce qu’il se passe encore ?
— Allons voir et nous saurons.
Lorsque les deux filles s’approchèrent de la foule, rapidement on s’écarta pour leur laisser le passage.
Les pêcheurs, qui préparaient des filets sur des barques, affichaient des mines sombres et étaient comme pétrifiés.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? demanda franchement Itsume.
Les pêcheurs se regardèrent un bref instant, puis répondirent :
— Nous avons cru voir un truc dans l’eau. On sait pas si c’est un monstre ou non… Mais peut-êt’ que vous les mahou senjo vous pourriez aller voir…
Itsume leva les sourcils et s’apprêta à refuser lorsqu’elle sentit la main de Rika lui agripper son haut.
— S’il… vous… plaît…
Elle tremblait. Soudain, elle réalisa qu’on les fixait toutes les deux, ce qui intimidait Rika.
Itsume soupira brièvement puis :
— Faites de la place plutôt, je vais aller jeter un rapide coup d’œil.
Elle se jeta à l’eau toute habillée et nagea vers le fond. Elle trouva rapidement ce que les pêcheurs avaient découvert : cinq cadavres dont un qui tenait une écharpe en main.
Retenue par la poigne du cadavre, elle flottait à la surface. En fonction de la luminosité, à certains moments de la journée, on devait être en mesure de percevoir une tâche blanche.
— Cinq d’un coup ?
La jeune femme s’approcha des cadavres : ils étaient tous noyés. Elle reconnaissait les traits remplis d’horreur propre à ce genre de mort. À leurs pieds, des sacs remplit de pierres. Leurs chevilles étaient attachés par des nœuds complexes et reliés à ces lestes. La cause de la mort ne laissait que peu d’interprétations.
Itsume ressortit de l’eau et revient sur le rivage.
— Y aurait-il un bateau abandonné dans le coin ?
— Euh, ouais… On a trouvé la barque de Kotarou-kun.
— Ch’suis passé chez lui avant, mais il répond pas. Sa femme semb’ pas être là non plus.
— Kotarou c’est un homme de la quarantaine avec une moustache ?
— Ouais c’est lui.
— Je l’ai trouvé alors. Il est au fond de la rivière avec quatre autres personnes. Sa femme doit en faire partie, je suppose.
Les pêcheurs grincèrent des dents et baissèrent le regard avec tristesse et dépit.
— Itsume-sama ? Qu’est-ce… ?
— Un assassinat, ou alors… un suicide collectif.
Itsume jaugea les réactions des spectateurs présents. Elle vit de nombreuses personnes réagir à ce mot précis.
— Quoi ? Mais pourquoi ? Je… C’est horrible !
— Il y a des gens qui supportent moins la pression que d’autres. S’ils se pensent condamnés, certains préfèrent encore mettre fin à leurs propres jours. Je ne peux pas leur donner tort : si nous échouons, une partie des villageois sera réduite en esclavage, autant mourir de suite.
— Itsume-sama, ne dites pas des choses pareilles !
Rika avait les larmes aux yeux, son expression manifestait un reproche à son égard.
La vie des villageois lui important tant que cela ?
Estimant que ce n’était pas le lieu pour en parler, Itsuma posa juste sa main sur l’épaule de Rika :
— J’énonçais un point de vue. Désolée s’il t’a vexé. C’est sûrement ce qu’ils ont pensé… Dites-moi, ce ne sont pas les premiers, pas vrai ?
Itsume se tourna vers le pêcheur le plus proche.
Le manque de surprise de l’auditoire, le manque de réaction face à sa provocation étaient autant d’indices qui lui l’avaient fait déduire.
Sûrement intimidé le pêcheur qui tenait son chapeau serré contre sa poitrine secoua la tête et avoua :
— Hier… Deux autres.
— Et avant-hier, quatre autres, ajouta un autre pêcheur.
— Je vois…
— Mais c’est horrible ! Il… il ne faut pas faire ça ! La vie vaut la peine de s’y accrocher… jusqu’au bout, dit Rika.
Sa faible voix se perdit soudain dans le silence environnant. Elle baissa le regard et s’éloigna de la rive en repassant à travers la foule.
Ce qu’elle avait dit était une chose évidente, mais ses paroles n’avaient touchées personnes dans l’assemblée.
— Je vais vous les détacher, vous finirez le reste du travail.
Itsume replongea et comme elle l’avait dit, elle défit les cordes accrochées à leurs pieds. Dans leurs derniers instants, certains avaient essayé de défaire leurs liens, mais les nœuds avaient été noués de manière bien trop complexe ; ils avaient échoué.
Après avoir fait remonter les cadavres, Itsume quitta la rivière et s’en alla rejoindre Rika.
— Désolée de l’attente.
— Pourquoi ?! Pourquoi ?!
Elles étaient à présent dans une ruelle voisine, il n’y avait personne mais on pouvait y entendre les voix de l’attroupement proche de la berge.
— C’est… stupide de faire ça… Nous allons les protéger !
— Ouais, je sais… Mais tu ne peux pas demander à tout le monde de nous faire confiance. Je vais être brusque, mais je suis déjà étonnée qu’il n’y en ait si peu, considérant la situation.
Rika lui jeta un regard réprobateur.
— Mets-toi à leur place. Nous sommes depuis plus d’une semaine dans un monde qu’ils ne connaissent pas, le village est pris pour cible par des monstres horribles, normal qu’ils perdent espoir.
— Mais… on ne peut pas savoir avant la fin…
— Tu penses comme ça parce que tu as les moyens de te défendre, dit Itsume en posant son index sur le front de son interlocutrice. Eux, ils sont obligés de compter sur nous. Ne les juge pas trop durement non plus.
— Je trouve ça stupide. Un point c’est tout !
Sur ces mots, Rika se jeta dans les bras d’Itsume pour pleurer. Son point de vue n’était pas compliqué : « faites-nous confiance et attendez la fin ».
Itsume lui caressa l’arrière de la tête en silence. D’un naturel plus cynique, elle voyait le monde d’une autre manière.
— Ne te prends pas trop la tête. Les filles comme toi sont celles qui finissent par déprimer, oppressée par leur sens de culpabilité. C’est la loi du nombre, on ne peut jamais sauver tout le monde. De la même manière, on ne peut jamais obligé tout le monde à vouloir être sauvé. Il faut avancer avec ceux qui veulent, c’est tout.
— Tu… vous êtes si…
— Froide et désabusée ? Ouais, je le suis. Viens, rentrons. Nous perdons notre temps ici, tes paroles n’atteindront personne de toute manière. Ceux qui sont là en train d’observer, sont ceux qui voudraient faire de même mais n’ont pas le courage. Même s’ils n’ont pas réagi, je suis convaincue que ta voix les fera douter pour ne pas suivre l’exemple.
Rika resta silencieuse jusqu’à la maison. Itsume la savait plus blessée que ce qu’elle aurait dû par ce spectacle pitoyable et se jura de garder un œil sur elle.
***
Après quelques heures de patrouille à l’extérieur, Yotsuba décida de rentrer.
Elle jouait de son kagurabue pour occuper le temps. Il n’y avait pas d’ennemis dans les environs de toute manière, elle ne risquait pas de les attirer.
C’est alors qu’elle arriva en vue des maisons anciennes du quartier riverain qu’elle remarqua une dizaine de silhouette sur son chemin.
Elle rangea son instrument dans sa manche et s’en alla à leur rencontre.
Il s’agissait de villageois. Ils attendaient.
Plus précisément : ils l’attendaient.
Yotsuba leva un sourcil et arbora une expression amusée.
Elle venait de remarquer qu’ils étaient tous armés : fusils de chasse, couteaux, sabres, masses ou encore bêches.
— Vous m’attendiez ? demanda-t-elle en s’arrêtant.
— Ouais…
Les hommes l’encerclèrent avec un air menaçant. Elle resta calme et ne changea pas d’attitude.
— Vous savez ce que vous faites ?
— Je viens te parler.
Les hommes laissèrent passer un vieil homme au visage dur. Il s’agissait de Kumagai dans son uniforme militaire.
Yotsuba le fixa en gardant le silence.
— Nous voudrions que tu t’en ailles.
— Pourquoi donc ?
— Parce que ta gueule nous reviens pas ! Nous ferons dégager les autres aussi, mais on va commencer par toi. On a plus besoin de votre aide, c’est entendu ?
— C’est le conseil qui nous a engagé.
— On s’en fiche du conseil ! C’est leurs décisions merdiques qui nous ont mis dedans.
Les hommes qui semblaient être ses disciples hochèrent de la tête en chœur.
— Ma foi, ce n’est pas comme si j’avais vraiment envie de vous venir en aide. Les insectes n’ont d’autres utilités que d’être dévorés par tous les autres animaux mieux situés dans la chaîne alimentaire, c’est tout.
— Qui traites-tu d’insectes ?!
— Ceux qui ne savent pas se défendre contre des prédateurs.
Sur ces mots, un des hommes derrière elle lui porta un coup de bêche qu’elle bloqua de son bras nu.
— Je ne ferais pas cela à ta place. Le prédateur que je suis ne faisait que passer, je n’ai pas envie de sortir mes griffes. Mais si tu m’y obliges…
L’homme recula aussitôt alors que son visage parut soudain apeuré.
— Foutu monstre !
— Eh oui ! Je suis un monstre qui va vous sauver. Quelle ironie ! Qu’est-ce que cela fait de perdre face à des monstres ? Dans les contes de fée, c’est les hommes qui arrivent toujours à les vaincre mais dans la réalité, il en va tout autrement.
Yotsuba fixa le bras couvert de bandage de Kumagai, puis se remit à marcher en direction du village comme si de rien n’était.
— Arrête-toi, je n’ai pas fini de parler !
— Nous parlions ? J’ai cru que vous ne faisiez qu’aboyer.
Kumagai et ses hommes répondirent à l’insulte en serrant fermement leurs armes.
— Tu es bien le démon qu’on te prétend être ! Tu te fiches de nous défendre, tu l’as dit toi-même !
— Oui, c’est vrai, je l’ai dit et je peux le répéter. Vos vies ne sont rien d’autre que des poussières sur ma route. Si vous n’aviez pas les bonnes grâces de Rei-dono et des autres, je vous aurais déjà fait taire à jamais.
— C’est de la provocation, boss !
— Si elle nous fait quoi que ce soit, elle peut dire adieu à sa prime !
— Ouais !
— Haha ! Haha haha haha !
Yotsuba se mit à rire bruyamment. Elle qui était si inexpressive en général, ce changement d’attitude perturba même ses opposants.
— Je ne vis que pour le combat. Votre argent m’importe peu. J’ignore ce que vous êtes venus chercher au juste, mais je continuerais à vivre selon la voie du sabre jusqu’à la mort. Que vous le vouliez ou non. De fait, si vous n’avez rien à ajouter…
Elle se remit en marche et finit par faire face à Kumagai.
— Tu n’iras pas au village ! Si tu cherches un combat, va donc voir directement notre ennemi. Ça nous fera des vacances.
— Je ne prends d’ordres de qui que ce soit. Et surtout pas d’un lâche qui a échoué à mourir dans une guerre.
Les traits de Kumagai se durcirent, ses yeux s’emplirent de rage.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?!
— Tu es un vétéran de l’Invasion, d’après ce que j’ai entendu. Ça se voit au fond de ton regard. Tu joues les brutes mais tu es un petit chiot terrorisé par ce que tu as vécu. Tu n’as pas affronté les monstres, non, tu as fui en arrière-ligne. Puis, tu t’es réfugié dans ce village où tu as passé tes journées à ressasser ta frustration. « Si j’avais eu des pouvoirs, j’aurais fait mieux que ces gamines ! ». Combien de fois l’as-tu pensé ?
— Je… je vais te tuer !
— En es-tu seulement capable ?
— Je n’ai pas de pouvoirs, dit Kumagai en grimaçant.
— Dans ce cas, laisse faire ceux qui en ont et retourne te cacher dans ta niche.
Cette fois, Kumagai n’en pouvait plus. Il défit le bandage sur son bras, révélant des brûlures, puis saisit d’une main un pistolet et de l’autre un machette.
Il ouvrit le feu sans autres paroles.
Les balles s’écrasèrent sur la barrière réactive de la mahou senjo. La machette se brisa dessus.
— C’est de la triche !
— Tu crois que j’en ai quelque chose à faire ? Ceux qui n’utilisent pas leurs atouts dans un combat sont des prétentieux ou des idiots. Si je tolère et admire parfois les premiers…
Elle tira de son fourreau son arme. Immédiatement, les acolytes de Kumagai prirent la fuite en hurlant.
— Je ne reculerais pas. Votre présence nous est inutile ! Sans vous, nous aurions pu négocier ! Non, nous le pourrions encore !
Les yeux du vétéran reflétaient l’image de la mahou senjo devant lui. Son sabre brillait au-dessus de sa tête.
Pendant quelques instants, ils s’observèrent avec hostilité, puis Yotsuba baissa son arme.
— Je reconnais au moins ton courage. Tu es un chien qui aboie mais contrairement aux autres tu ne prends pas la fuite dès qu’un plus gros chien te fait face. Tiens, voici Kurotsubaki : c’est une arme magique. Si tu l’utilises, tu pourras me tuer.
Elle jeta son katana à ses pieds.
— Si tu es réellement prêt à mettre ta vie en jeu pour tes convictions : saisis cette occasion. Je n’utiliserais pas mon bouclier. Si tu me touches, je m’en irais. Je te laisse l’initiative de l’attaque pour équilibrer.
— Un duel ?
— Entre guerriers, y a-t-il une meilleure manière de résoudre cela ?
Kumagai l’observa un instant, puis saisit l’arme au sol.
Yotsuba le remercia d’un mouvement de tête, puis mit la main sur la garde de sa seconde épée. C’était un katana des plus normal, il n’avait rien de spécial mis à part d’avoir une lame solide.
Le vétéran avait appris le sabre à l’armée. Cette compétence n’était pas dans le cursus habituel d’un soldat mais il avait appris auprès de quelques vétérans durant son temps libre.
Le duel de regard dura quelques instants. Le regard noir du vétéran s’enfonca dans les yeux bleus clairs de Yotsuba et s’y perdit.
L’attente semblait interminable.
Puis…
Il mit un pied en avant et abattit Kurotsubaki dans un mouvement descendant. Mais il ne toucha rien : Yotsuba réapparut derrière lui tandis que sa tête roula au sol.
Elle n’avait pas menti : Kurotsubaki avait la capacité de la tuer. Mais le gouffre qui les séparait ne pouvait être comblé par une arme aussi puissante fut-elle.
— À présent, tu n’as plus besoin de fuir les fantômes du passé. Pour la première fois, tu es devenu le guerrier que tu aspirais à être.
Yotsuba ramassa les armes que l’homme aimait à utiliser et les lui mit en mains, avant de les croiser sur son torse.
Elle remit sa tête en place et, après l’avoir salué, reprit la direction du village.
***
Après une énième réunion chez les doyens, Rei quitta l’hôtel de ville.
— Cette fois, ils ont été bien plus conciliants que les précédentes, se dit-elle en se massant l’épaule.
Les réunions tournaient en rond. Il n’y avait pas grand-chose à dire, mais ils continuaient de demander sa présence comme étant indispensable.
L’ennemi reviendrait à l’assaut prochainement, c’était une certitude et la prochaine bataille déterminerait l’issue de la guerre.
En attendant, le village déplorait un manque de nourriture, d’électricité et également quelques disparitions.
— À part attendre, il n’y a plus grand-chose à faire de toute manière…
C’est à ce moment-là qu’elle aperçut le prêtre Shibo qui quittait également l’hôtel de ville. Il ne l’avait pas aperçue et s’éloignait à grand pas.
— Où peut-il aller ? Se demanda-t-elle.
Au cours des réunions, elle l’avait trouvé toujours si absent, mais cette fois il avait été très actif, surtout quand il avait été question des disparitions.
En tant que personne très influente dans le quartier riverain, il avait déclaré très concerné et il allait non seulement enquêter dessus mais sensibiliser les citoyens pour qu’ils fassent plus attention.
Mais, l’instinct de Rei lui indiquait qu’il y avait quelque chose qui clochait. Aussi, elle entreprit de le suivre.
Profitant de la pénombre, elle le fila jusqu’à une grande demeure du haut quartier dans laquelle il entra après avoir tirer les clefs de sa poche.
— Étrange… ne vit-il dans le quartier riverain ?
Elle attendit presque une heure, mais l’homme ne ressortait pas.
— Je me demande à qui appartient cette résidence… En attendant, rentrons, les filles m’attendent.
Elle jeta un dernier regard à l’immense maison et prit le chemin de retour.
***
Après le repas toutes ensembles, les filles restèrent assises autour de la table pour discuter.
— Le combat final est pour bientôt…, répéta Inori en grimaçant. J’aurais voulu profiter un peu plus.
— Nous savions que ça arriverait. Nous avons repéré des mouvements de troupes, ce n’est plus qu’une question de jours. L’honneur de Yig est engagé dans le prochain combat, attendez-vous à ce que ça soit encore plus féroce que la dernière fois.
— Ouais, c’est dommage que ça sa finisse… Nion et moi commencions à nous plaire ici… Une fois fini, chacune ira de son côté. C’est triste.
— On peut continuer à être potes, t’sais ? Reicchi et moi on bosse parfois ensemble.
— Ça marche bien parce que nous ne sommes que deux. Imagine si à chaque contrat, on débarque à huit, dit Rei. À ce compte-là, autant ouvrir une agence.
Les filles se turent un moment, considérant chacune cette proposition.
Dans la société kibanaise, pour une mahou senjo, le statut de mercenaire était de loin le pire. N’importe qui pouvait ouvrir une agence, à condition de respecter les règles de ces dernières.
À huit, elles avaient largement les prérequis. Qui plus est, Rei était une ancienne officière, elle connaissait bien les procédures.
Toutefois…
— Je pense que je vais décliner. Sans vouloir vous manquer de respect, je suis un loup solitaire, dit Yotsuba. Je veux bien collaborer avec vous à l’occasion, par contre.
— Je n’ai rien décidé de mon côté. Mais vivre en ville est compliqué pour une métisse. Si les citadins sont plus tolérants envers les étrangers, ils ne sont pas plus envers leurs voisins. Et en ville, on a bien plus de voisins qu’à la campagne. Puis… je vous rappelle que ça porte malheur de parler de l’avenir avant la grande bataille.
— Aaaaaaahhhh !!! Elle a raison en plus ! Faut pas faire ça ! Pour ça que j’ai jamais de projet d’avenir ! dit fièrement Nanashi.
— Sauf devenir un héros, pas vrai ? Cela dit, le malheur ne touche pas les insouciants, rassure-toi, Nana-chan, ça devrait aller…
— Ah ouf ! Donc je vais pas me porter le malheur ! Tant mieux ! Héhé !
Toutes se mirent à rire, le duo comique produisait toujours son effet.
Un silence s’ensuivit. Plusieurs d’entre elles se demandaient si elles n’allaient pas monter se coucher, mais quelque chose en elles les retenait au salon.
Était-ce à cause de la peur ?
Au fond, c’était peut-être bien la dernière fois qu’elle se réuniraient toutes ensembles et pourraient passer une soirée paisible.
— Et si au lieu de parler du futur, nous parlions du passé ? proposa soudain Miharu.
— Le passé ne porte pas malheur, non ?
— Mais il rend triste…, dit Inori. Enfin, c’est peut-être pas le cas de toutes non plus…
— Nous sommes des mercenaires, je doute que l’une d’entre nous ait eu un passé joyeux, dit Rei. OK, faisons ça. Je vous fais assez confiance pour vous le révéler… bien qu’il n’y ait pas grand-chose de si secret au final.
— Ouais, moi pareil, vous êtes mes bro ! J’vous fais confiance !
Les filles approuvèrent les unes après les autres. Puisqu’il s’agissait de secrets, si l’une n’avait pas été d’accord, la discussion se serait arrêtée là. Mais elles étaient à présent plus que des collègues de travail, elles étaient amies.
— Je vais commencer, puisque j’ai pris malgré moi le rôle de chef. Mon secret, on va dire ça, c’est qu’il y a trois ans mon corps a commencé à muter. C’était inquiétant au point que j’en ai parlé à mon guide spirituel. Elle m’a dit qu’elle avait connu quelque chose de similaire.
— Ah bon ?
— Oui, il semblerait que certains pouvoirs soient particulièrement invasifs. C’est un phénomène très rare mais il arrive que certains type de pouvoirs débordent et modifient profondément la mahou senjo, y compris sous sa forme normale. Dans mon cas, l’éveil a réveillé un héritage draconique dormant et mon corps commence à leur ressembler de plus en plus.
— Tu veux dire que tu descends des dragons ?
— Ça n’a rien d’exceptionnel si on y pense. Les Anciens existent depuis bien avant la création de l’humanité, les dragons vivaient parmi nous à une époque. Leur ADN est simplement plus concentré chez moi, l’éveil n’a fait que réveiller ce génome enfoui. Il est possible qu’un jour je subisse de nouvelles mutations, voire que je devienne un dragon. Mais il se peut aussi que mon corps ne le supporte pas et que je finisse simplement par mourir. À ce stade, même ma professeure n’en sait rien.
Les filles restèrent en silence un moment, puis Rei conclut :
— Comme vous le voyez, ça n’a rien de si secret. Vous aviez toutes remarqué que j’étais pas une authentique humaine.
— Ça reste plutôt inquiétant, dit Inori en croisant les mains devant elle. Je ne sais pas si je serais aussi sereine avec un pouvoir qui me ronge de l’intérieur.
— C’est ce que je pensais au début aussi. C’est pourquoi quitte à mourir, autant faire mon devoir jusqu’au bout pour que tous se souviennent de moi comme d’une personne honorable. Puis, la fierté est un trait de dragons, si j’agis comme eux, mon corps acceptera sûrement plus facilement le changement.
— Il se peut également qu’à la décrépitude des pouvoirs ton ADN s’endorme et tu redeviennes simplement humaine, dit Itsume. Ton cas est particulier et très intéressant…
Rei sourit et leva les épaules.
— Je suis sûre que le tien doit également l’être, non ?
— Je ne suis pas juge de mon propre intérêt. Nous sommes toutes victimes du Destin et le mien a voulu que je naisse dans un village de cultiste adorateur de Cthulhu.
Jusque là, les filles ne furent pas très surprises. C’était un schéma courant et qui expliquait une fois sur deux la naissance d’un Profond hybride.
— J’ai été formée toute petite à devenir une sorcière. Les villageois voyaient les métisses comme des sortes de demi-dieux donc je n’ai jamais eu d’amour maternel, juste de la vénération. Quant aux autres enfants, ils avaient peur de moi.
— Dur ! Ouais, je vois un peu la suite, dit Rei.
— À l’âge de huit ans, continua Itsume, tous les hybrides du village ont subi un rituel de passage à l’âge adulte. On nous a forcé à tuer des « inutiles » et des sacrifices consentants du village. C’est là que j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui clochait.
— Tu es donc une meurtrière infantile ? demanda Miharu.
— Ouais. À partir de cet instant, j’ai commencé à les détester tous et à leur désobéir, ce qui m’a valu d’être enfermée. On a arrêté de m’apprendre la magie et on me destinait sûrement à devenir une reproductrice. Parmi les hybrides de première génération comme moi, une majorité finissent par devenir des Profonds à part entière à l’âge adulte. Mais les enfants de Profonds et d’hybrides le deviennent toujours.
— Gloups !
— Comme tu dis, Inori. Celles qui m’ont soustrait à ce sort, ce furent les mahou senjo qui détruisirent le village. Sûrement avaient-elles été alertées de la présence de Profonds et en passant par le village elles ont vite compris. Le fait d’avoir été en prison les a fait douter et elles m’ont laissé la vie. À cette époque, je n’avais pas encore de mutation.
— En ce sens, tu es un peu comme moi.
— En effet, Rei. C’est à l’orphelinat, à l’adolescence, que mon sang s’est manifesté. Mes études de magie m’ont fait penser que seul l’éveil pouvait bloquer ma transformation en Profond. J’ai donc demandé à entrer dans l’armée pour avoir un éveil, mais on me l’a refusé. Pire, on m’a mise aux arrêts. Celle qui m’avait sauvée de la prison du village quelques années auparavant fut celle qui me fit sortir de prison une seconde fois. « La prochaine fois nous serons des ennemies », m’a-t-elle dit lors de ma libération.
— Ton histoire est trop cool, Itsume ! J’ai trop envie d’en savoir plus sur cette mahou senjo !
— Malheureusement, je ne l’ai plus jamais revue… Le plus probable, c’est qu’elle ait perdu ses pouvoirs et jouisse d’une retraite à quelque part de tranquille… ou qu’elle soit à six pieds sous terre. Quoi qu’il en soit, j’ai fini par vendre des secrets magiques en échange d’un éveil illégal. C’était risqué mais je n’avais rien à perdre de toute manière vu ce qui m’attendait. Le pari a marché et c’est à partir de là que je me suis spécialisée dans la traque des cultes dans les zones rurales. Mes connaissances me mettent à même de remarquer des détails que les mahou senjo normales ne voient pas.
— Et l’armée ?
— Elle m’a poursuivi quelques temps puis voyant que mes activités les arrangeaient, ils ont cessé les recherches et ont officialisé mon statut de mercenaire.
— Classe en tout cas ! Je t’adore encore plus, Itsume-chan ! T’es une fille bien !
Itsume parut agacée de ces compliments, elle fit claquer sa langue :
— Tssss ! Arrête de dire n’importe quoi et raconte plutôt ton secret, Nanashi !
— OK ! Kof kof ! En fait, je ne suis pas humaine non plus !
Mis à part Rei qui était déjà au courant, toutes fixèrent leur attention sur elle, la scrutant de la tête aux pieds avec un doute non dissimulé. Elle paraissait tout ce qu’il y avait de plus normal.
— Quoi ?! Vous me croyez pas ? C’est pas moi qui l’ait dit, en vrai j’sais même pas ce que j’suis. On m’a abandonné à Kibou quand j’étais bébé, l’armée m’a donné ce nom.
— Nanashi… celle qui n’a pas de nom…, dit Rei.
— Ouais ! Sauf que ça s’écrit avec les kanji de « sept » et « d’enfant ». J’ai grandi à l’orphelinat, je suis devenu une mahou senjo et blablabla. Ce qui est important, c’est qu’après avoir survécu miraculeusement à une possession de Vulka, j’ai commencé à me découvrir d’autres pouvoirs. Ch’sais pas si vous connaissez le pouvoir de « rouilles » mais il est plutôt rare.
Les jumelles s’observèrent un bref instant, puis hochèrent la tête.
— Ce que Nana-chan va vous dire est un secret jalousement gardé. Je vous conseille de pas le crier sur tous les toits, pour votre propre sécurité d’ailleurs.
— Ouais, comme l’a dit Reicchi ! Y a une organisation dans l’armée qui recrute celles qui utilisent la magie de rouilles.
— C’est une magie qui affecte la magie, n’est-ce pas ?
— Oui, Inori-chan. C’est ce qui la rend particulière et précieuse.
— Une magie qui est finalement plus utile pour tuer des cultistes et des mahou senjo que des Anciens, fit remarquer Itsume. J’imagine que l’armée s’en sert pour éliminer les gêneuses.
— Bingo ! J’suis pas au courant de tout, mais en gros elles se sont présentées comme étant la police des mahou senjo. Perso, utiliser mes pouvoirs contre mes bro’, j’avais pas envie. J’ai donc refusé. Mais finalement, elles ont essayé de me tuer car je connaissais leur secret et j’ai dû fuir.
— Ah ! C’est pour ça que tu es allée en Corée ?
— Ouais ! Tout à fait, Inori-chan ! J’savais pas trop où me planquer à Kibou, j’ai décidé de tenter sur le continent. C’est là que j’ai rencontré des survivantes et que je les ai aidées. L’une d’elles, une devin, m’a dit que j’étais pas humaine. Elle a vu sûrement un truc mais ça restait mystérieux.
— Il faut aussi dire que pendant les trois ans que tu y as été, tu t’es découvert encore d’autres pouvoirs, dit Rei.
— Ouais, c’est ça ! Ceux du « chaos » et du « miroir ». J’ai en tout quatre branches. Du coup, je suis revenue à Kibou pour découvrir mes origines malgré les assassins de l’armée. Mais pour le moment, j’ai rien trouvé. Je suis juste un héros en devenir, c’est tout ce que je sais !
Son histoire comme sa personnalité étaient trop étrange pour faire des remarques. Les filles avaient pourtant des questions à lui poser en réalité :
Comment as-tu survécu à une possession de Vulka ?
Comment est la situation en Corée ?
Ou encore, quel impression a-t-on en disposant de plusieurs pouvoirs en même temps ?
Mais Nanashi prit sans tarder un flacon de sauce soja sur la table et, comme s’il s’agissait d’un micro, le tendit à sa voisine qui n’avait pas encore raconté son histoire.
— Euh… Je suppose que c’est à notre tour…, dit Miharu en grinçant un peu des dents.
Nion prit le flacon.
— Nous sommes jumelles et amoureuses, dit-elle abruptement.
Si la première déclaration n’avait nullement surpris l’auditoire, la seconde était plus inattendue.
— Notre père était un scientifique et nous avons servi de cobaye pour des expériences, dit Miharu sur un ton triste.
— Il nous a vendue à son laboratoire après la mort de mère.
— Vous savez ce que visait le projet ? demanda Rei.
— Non. Nous étions trop jeunes… Je suppose qu’il voulait augmenter le taux d’acceptation de l’éveil.
— Ou alors la puissance nominale des éveillées, ajouta Nion.
— Quoi qu’il en fût, ses recherches allaient trop loin même pour le gouvernement, il fut éliminé en secret. Et, pour notre part, nous avons été séparées et mises dans des orphelinats différents. Nous étions si jeunes que nous n’avons plus beaucoup de souvenirs des expériences sur nous. Nous avions oubliée avoir une sœur…
— Mais nous sentions malgré tout la présence de l’autre.
— Même à distance, je sentais Nion, son état émotionnel et un tas de choses difficiles à vous expliquer… Je… Je pensais que c’était normal, mais en fait non. Notre lien n’est pas normal même pour des jumelles.
— Après notre éveil à l’âge de onze ans, cette impression est devenue encore plus forte. Nous parvenions à nous localiser, nous savions qu’une moitié de nous était ailleurs…
— Comme si vous étiez un seul et même corps…, dit Itsume. Que vous a-t-il fait au juste ? On dirait qu’il vous a fusionné au niveau moléculaire. Ou bien, au contraire, a-t-il séparée un seul être en deux ?
— Nos actes de naissances indiquent bien deux personnes, Itsume. Mais, la possibilité que père ait utilisé la magie d’une manière ou d’une autre sur nous existe. Il était, selon les dires, quelqu’un sans aucune limite morale. Nos corps et nos esprits cherchent à se réunir pour ne faire qu’un. Vous l’avez vue, notre fusion ?
— Mais, ce pouvoir est incomplet. Une fois fusionnées, notre corps s’épuise très rapidement et notre santé est même affectée.
— Une érosion magique ? dit Itsume. Un malheureux phénomène…
Les jumelles poursuivirent sans répondre à Inori. On pouvait voir qu’elles n’étaient pas à l’aise de parler du passé, mais elles forçaient pour leurs amies.
— Au passage, nous sommes également poursuivies par la police de l’armée, déclara Miharu en fixant Nanashi. Nous avons été jugée contre-nature par nos officières et avons échappé de peu à la mort. Dans notre fuite, à l’âge de douze ans, nous avons eu la chance d’être accueilli par une vétérane de Kyoto.
— C’était une rang S.
— Elle était suffisamment forte pour tenir à l’écart nos poursuivants et on nous fit disparaître des avis de recherche.
— Officiellement, il n’y a rien de particulier avec nous, de simples mercenaires. Mais…
— Après la décrépitude de ses pouvoirs, notre bienfaitrice mourut d’une soudaine maladie et cela fait un an que nous fuyons à travers le pays, à nouveau pourchassées par cette organisation…
Le regard de Miharu était particulièrement inquiet.
— Oh ! J’suis plus seule dans cette situation du coup ! Bah, on s’aidera et on bottera le cul de nos ennemies, toutes les trois !
— Nanashi… ?
— Héhé ! Le gouvernement n’a qu’à bien se tenir !
Miharu avait les larmes aux yeux. Elles avaient vécu dans la peur pendant toute une année mais elles avaient trouvé enfin quelqu’un qui partageait leurs peines.
Être poursuivies par une organisation secrète mandatée par le gouvernement était différent d’être recherchée par la police. Les trois filles vivaient des vies qui semblaient normales en apparence, mais elles savaient être recherchées et surveillées. Au moindre moment d’inattention, on pourrait les assassinées.
Puisqu’il s’agissait d’une organisation secrète, elle ne les attaquerait pas en public ; leur meurtre serait sûrement déguisé si besoin. Elles pouvaient de fait sortir, fréquenter des locaux, faire leurs courses normalement, mais elles prenaient à chaque fois le risque d’être localisées. À la longue, c’était une situation était particulièrement épuisante à vivre, obligeant les victimes à être constamment sur le qui-vive.
— Je… je suppose que je suis la suivante…, dit Inori en tremblant.
— Si tu n’as pas envie, tu n’es pas obligée.
— Non, Rei-san, je vous le dois. Les jumelles n’en avaient pas envie non plus… Vous m’êtes toutes si chères, il n’y a qu’à vous que je peux en parler ! Vous m’avez permis d’y voir clair : il faut que je change !
Hochant la tête avec vigueur, Inori attrapa le flacon et inspira.
— Comme Itsume, j’ai été éveillée au marché noir. J’ai été vendue par ma famille pour rembourser une dette. À l’époque je ne comprenais rien à tout ça. Je ne faisais que suivre les ordres pour qu’on ne fasse pas de mal à ma famille.
— J’ai entendu parler de ces mercenaires de la pègre. Ils ont essayé avec moi aussi, dit Itsume. Le principe est de dominer les mahou senjo par leurs sentiments, puisqu’ils ne peuvent pas les soumettre par la force. Otage, chantage et bien d’autres méthodes sont employées.
— Oui ! C’est exactement ça ! Je… Mmm… L’organisation a finie par être découverte et des mahou senjo sont venues démanteler le réseau. J’ai été laissé pour morte après les avoir combattues. Quand j’ai rouvert les yeux, c’était un mendiant qui m’avait sauvée et soignée. Je suis rentrée chez moi, chez mes parents, pour apprendre la triste vérité qu’ils avaient été tués des années de cela par mes tortionnaires… En fait, on me considérait comme disparue…. Toutes ces années… j’ai suivi leurs ordres… mais finalement…
Inori fixa la table alors que ses yeux s’emplirent de peur et d’horreur. Un de ses mains tenait fermement son bras, les larmes commençaient à couler et elle se mit à trembler. Elle n’avait pas donné de détail, mais considérant ses employeurs, les ordres qu’elle avait dû accomplir n’avaient pas dû être simples.
Itsume lui posa la main sur l’épaule, elle sursauta et reprit ses esprits. Elle jeta des regards hébétés aux filles, comme si elle avait été tirée d’une autre époque et se rendait compte seulement à cet instant de leurs présences.
— Tu ferais mieux d’arrêter, réitéra Rei.
Inori sécha ses larmes, se calma tant bien que mal et secoua la tête avant de poursuivre :
— J’ai… j’ai sombré dans le désespoir un bon moment… J’ai fui à la campagne, passant d’une maison abandonnées à une autre. Je n’avais plus confiance en l’humanité… J’ai refusé d’aider des tas de gens. J’ai écouté les monstres les tuer plusieurs fois, cachée au fond d’un trou. Je… j’ai longtemps pensé que quoi que nous fassions l’ennemi nous dépasserait… car notre pire ennemi c’est nous-mêmes.
Itsume grinça des dents alors que Yotsuba afficha un petit sourire amusé. Elles avaient eu le même genre de pensées.
— Voilà, c’est ma pathétique histoire. J’ai combattu lorsque je n’avais pas le choix. J’ai fui lâchement, encore et encore. Puis, j’ai lu cette annonce et j’ai voulu accepter. Je ne sais même pas pourquoi. De la culpabilité, sûrement… Ou alors je voulais en finir. Peut-être que vous vous seriez débarrasser de la minable que je suis, mais…
Elle se mit à pleurer de plus belle. C’est Miharu qui la prit dans ses bras la première, puis Nion. En tenaille entre les deux jumelles, Inori se laissa aller.
— C’est normal d’avoir peur…
Il fallut un peu de temps pour la consoler. Les filles autour de la table se regardaient, incapables de dire réellement quoi que ce soit. Les Anciens étaient des créatures ignobles, mais les humains n’étaient pas en reste. Elles avaient toutes expérimentées cette vérité à un moment ou un autre.
Lorsque les sanglots d’Inori se calmèrent, Nanashi tendit le flacon à Yotsuba.
— Désolée… les filles… je… je vous aime vraiment… vous savez ?
— Nous aussi, Inori ! dit Miharu.
— Personne ne pourrait pas ne pas t’aimer, dit Nion.
Yotsuba, qui ne savait pas quoi dire pour consoler Inori, prit simplement le flacon et se redressa.
— Il semblerait que vous vous intéressiez à mon existence damnée. Tout d’abord, je vous présente Shikabane Muramasa. C’est son nom véritable.
Elle posa sur la table son arme qui prit la taille d’un tantô.
— Yotsuba n’est pas mon vrai nom. Je m’appelais autrefois Muroha Sayako, mais ça n’a plus réellement d’importance, ce passé a disparu depuis fort longtemps.
Aucune d’entre elles n’était réellement prête à ce qu’elles allaient entendre.
— Je suis l’héritière du style Shinden Enshin Ittô-Ryû de la famille Muroha. J’ai reçu cet enseignement toute petite dans un monde où les Anciens ont privé l’humanité de ses armes. J’ai décidé de rejoindre l’armée des mahou senjo pour prouver le contraire.
— Cumuler des compétences réelles de combat en plus de la magie, c’est ça ? À l’armée, beaucoup de mahou senjo apprennent les arts martiaux pour améliorer leurs réflexes de combat sous leurs formes transformées, expliqua Rei.
— Ce n’est pas parce que la magie donne la capacité de nous battre que nous savons nous battre. L’expérience réelle du combat aide énormément, précisa Itsume.
— En réalité, je voulais que tous ces efforts que j’avais fait pour apprendre notre art familial ne fussent pas inutiles. Je voulais le prouver à mon grand-frère qui, pour sa part, refusait nos traditions et encourageait à laisser tomber le kenjutsu, devenu inutile.
— C’était un homme, il ne pouvait de toute manière pas être éveillé, fit remarquer Rika.
— Oui, c’est pourquoi c’était stupide de ma part. J’étais jeune, j’avais quinze ans lorsque j’ai rejoins l’armée malgré les contestations de ma famille. Au fond, je pense juste que je voulais aller au-delà de ces connaissances humaines désuètes. La fin justifie le moyen. La magie pouvait me permettre de devenir une meilleure combattante, j’ai donc suivi cette voie. Mais, à ma grande surprise, ma magie était très faible.
— Comment est-ce possible ? Je vous ai vue vous battre, vous êtes tout bonnement incroyable ! dit Rika.
Yotsuba sourit et poursuivit :
— J’ai commencé rang E, tout en bas. J’étais une mahou senjo physique sans pouvoir particulier, juste un physique supérieur à la moyenne humaine mais inférieure aux autres mahou senjo. C’est lors d’une mission dont j’ai peu de souvenirs que je suis morte.
— Morte ?
— Oui, je suis morte. Réellement. Mon corps fut remis à ma famille pour l’incinération, mais la nuit de ma veillée funèbre je suis revenu à la vie. Mes yeux se sont ouverts et tout ce que j’ai vu c’était du sang. Partout. Celui de ma famille.
— Hein ?!
Miharu, Rika et Inori s’écrièrent en chœur sous l’effet de la surprise, mais Yotsuba impassible continua :
— Je me suis simplement enfuie, terrifiée par ce que j’avais fait. J’ai erré un certain temps avant de me faire à l’idée de ma mort. J’étais un zombie, un cadavre animé par la magie de mon arme, Shikabane Muramasa. Vous connaissez sûrement la légende des lames Muramasa, non ?
— Les lames maudites ? La contrepartie des Masamune, non ?
— Tout à fait, Rei-dono. Vous ne trouverez cette Muramasa dans aucun index de l’époque puisqu’elle a été crée par ma magie. C’est une lame parasite qui a révélé son pouvoir au moment de ma mort. En un sens, on peut dire que Yotsuba n’est pas ce corps de chair, mais Shikabane Muramasa. Tant qu’elle est intacte, je peux me repaître de n’importe quel cadavre et recomposer mon corps. Vous comprenez à présent que je n’ai besoin ni de dormir, ni de manger et pas même de reprendre une apparence normale. Mon corps ne craint rien de tout ça.
— Ah ouais… Sacré secret que tu nous a confié là…
— TROP COOOLLLL !!!!
Les yeux de Nanashi pétillaient. Elle se leva et frappa de ses mains la table.
— T’es… t’es une épée ! Whoooo ! Qui aurait cru qu’un de mes potes serait un jour une épée ! Excellent !!
— Tu as écouté le reste ?
Manifestement, non. Elle ne prit pas la peine de répondre à la question de Rei et questionna Yotsuba à propos de futilités. Cette dernière finit par soupirer et remettre son arme à la ceinture, elle répondit à aucune des interrogations de Nanashi.
— Je comprends mieux un certain nombre de choses à présent, dit Rei. Quoi qu’il en soit, je réitère ne prends pas de risques inconsidérés qui se répercuteraient sur nous, OK ?
— Avez-vous eu à vous plaindre de moi, Rei-dono ?
— Non, en effet. Au contraire, tu nous as bien sauvée la peau. Merci encore.
Yotsuba se contenta de hocher légèrement de la tête et de poser sa main sur le visage de Nanashi qui essayait de lui prendre son épée.
Finalement, après un nouveau silence, les regards se tournèrent vers Rika embarrassée.
— Si tu ne veux pas…
— Non… c’est bon… J’ai écouté vos histoires, je… ce serait injuste. La mienne est plus simple. Je… je suis née dans les Contrées Oniriques. Je… je suis la fille d’une esclave humaine enlevée par les Bêtes Lunaires.
— Ah oui, ceux-là… Tssss ! Ignobles créatures ! dit Itsume mécontente.
— Rassurez-vous, j’ai été sauvée. Plus ou moins par hasard. Des mahou senjo kibanaises nous ont délivrés et ramenées sur Terre. J’ai vécu des années avec ma mère et mon nouveau père. Mais… je les ai abandonné car je voulais devenir comme les mahou senjo, comme celles qui nous avaient sauvées. J’ai pensé que moi aussi je voulais sauver des prisonnières un jour. Que c’était mon devoir en tant qu’ancienne esclave. J’ai passé les tests… et j’ai été éveillée. Mais… j’ai soudain disparu et je me suis réveillée dans les Contrées. Je ne peux plus retourner sur Terre, mon corps n’appartient qu’aux Contrées.
— Hein ? Vraiment ?
— Oui, Nanashi-sama, dit Rika en hochant la tête. J’ignore pourquoi… Peut-être parce que je suis née ici. Même si je franchis des brèches, je ne reviens pas sur Terre. J’ai donc été obligée de vivre ici, loin des gens que je connaissais. Mais rassurez-vous ! Ce n’est pas si triste… J’ai connu des personnes ici aussi et mon rêve a été exaucé : je peux secourir tous ceux qui se perdent dans les Contrées Oniriques.
— Encore une mahou senjo irrégulière, dit Itsume. On dirait qu’on les a toutes réunies ici…
— Désolée, Itsume-sama ! C’est vrai, moi aussi je ne peux plus me retransformer en humaine. Je suis comme ça, tout le temps. Mais, c’est vraiment pas grave, je suis sûre que je pourrais revenir dans ma famille quand j’aurais perdu mes pouvoirs. Et de cette manière, au moins, je peux être utile à des personnes qui en ont besoin. Si vous pouviez juste rassurer ma mère en revenant dans votre monde, je vous en serai reconnaissante.
Les filles gardèrent un instant de silence, puis Rei dit :
— T’es vraiment une fille bien toi.
— Carrément une sorte d’ange !
— Ouais, y lui manque que les ailes.
— Proposer son aide sans contrepartie et sans se plaindre… Une sorte de sainte ?
Les filles étaient toutes unanimes à ce propos. Rika rougit jusqu’aux oreilles et se cacha sous la couverture du kotatsu.
— Aaaaaaaah ! Ça fait du bien de mieux vous connaître ! Vous êtes toutes des filles intéressantes, dit Nanashi. Ch’sais pas comment ça va se finir, mais j’voudrais qu’on se promette un truc ici-même : on va vaincre Yig et ramener ces gens sur Terre, puis on restera amies pour toujours ! Nous sommes prisonnières de nos secrets à présent !
Nanashi posa sa main sur la table et avec un couteau s’entailla pour faire couler du sang.
Cette proposition étonna un peu les jumelles et Inori. Itsume et Yotsuba sourirent de manière amusées. Rika ne savait pas que penser de tout cela et s’inquiéta de la brutalité de son geste.
Quant à Rei, elle leva les épaules :
— Tu attends vraiment la toute fin pour dire des choses sensées, toi…
Elle attrapa le même couteau et s’entailla la main qu’elle posa sur celle de Nanashi : plaie contre plaie.
— Je vous suis. Je risque de ne plus trouver d’autres mercenaires aussi folles que vous de toute manière.
Itsume fit de même et laissa couler son sang sur le dos de la main de Rei.
— Tout cela m’a l’air amusant. Un pacte de sang avant l’ultime bataille. Les démons des mille enfers seront témoins de notre promesse.
Yotsuba suivit le mouvement.
Puis, ce fut au tour des jumelles.
— Jusqu’à présent, je n’avais que Nion. Mais j’aime l’idée d’avoir des amies ! Comptez sur moi !
— Vous nous avez accepté, à notre tour de vous accepter dans nos cœurs.
Elles posèrent leurs mains ensanglantées sur celles des autres.
— C’est flippant d’entendre notre robot Nion-san tenir ce genre de propos ! Si vous acceptez la minable que je suis dans votre alliance, j’accepte volontiers !
— Mais oui viens ! T’es pas une minable, t’es not’pote !!
Inori s’entailla la main non sans grimacer de douleur et la posa sur les autres, les larmes coulaient de ses yeux sous l’effet de l’émotion.
Une fois de plus, les regards se tournèrent sur Rika.
— Je… Nous ne vivons pas dans le même monde… mais… l’amitié n’a pas de frontières… je suppose. Si un jour, je reviens sur Terre, je… je veux vous revoir et rattraper le temps perdu !
— Compte sur nous ! dit Miharu.
Rika posa sa main avec entrain.
— L’alliance est ainsi scellée ! À notre victoire !!
— À notre victoire !!!
Cette nuit-là, les huit filles, dont les cœurs avaient été allégés de leurs angoisses, passèrent beaucoup de temps à parler et se couchèrent à l’aube.