2 octobre 2092, Nagano.
Assise sur sa banquette, Miyako observait l’interlocutrice devant elle et jetait des œillades à son voisin de table.
Asakura Miyako était une jeune fille qu’on pouvait qualifier de normale. Elle n’était ni grande ni petite, avait des cheveux noirs qui arrivaient sous les épaules, des yeux noirs et ne portait pas de tenue ostentatoire. En réalité, sa tenue aurait été qualifiée de « ringarde » par des filles à la mode.
Miyako n’était pas originaire de cette ville, elle venait de la campagne. Mais dans un futur, au grand damne de son entourage, elle espérait quitter son village et aller habiter en ville. Depuis son arrivé au lycée, d’ailleurs, elle avait pu agrandir l’étendue de son horizon. L’édifice se trouvant dans une petite ville voisine, elle s’était ainsi rapprochée de Nagano, la grande ville des environs.
À ses côtés se trouvait Fujimoto, son ancien professeur lorsqu’elle était au collège du village Yume-Shingawa. À cette époque, elle avait pu le connaître un peu mieux que les autres élèves en sa qualité de présidente du conseil des élèves, poste qu’elle avait occupé quelques temps.
C’était un homme à l’âge difficile à définir mais qui devait avoir dépasser la quarantaine à en juger par la quantité de cheveux blancs dans sa chevelure. Il portait des lunettes rondes qui lui donnaient un air intellectuel et son regard, vague, paraissait toujours braqué vers un horizon lointain et méconnu.
Miyako éprouvait beaucoup d’admiration pour Fujimoto, il était différent des autres du village et, pour cause, il vivait à l’origine à Tokyo. Même s’il avait quitté la capitale depuis au moins une dizaine d’années, au village il était toujours appelé « le citadin » ou « le tokyoïte ».
C’était le début d’après-midi, ils étaient tous les deux dans un restaurant, assis sur des banquettes vertes, en face d’une jeune femme et d’un vieil homme, un autre habitant du village. Il s’agissait de Hisano, un homme plus âgée que Fujimoto au visage sec et dur et aux petits yeux fermés qui ne s’ouvraient presque jamais. Miyako ne le connaissait pas beaucoup, c’était un des riches de la « ville haute ». En fait, c’était la première fois qu’elle se retrouvait avec lui.
Fujimoto venait d’écraser sa cigarette alors que leur interlocutrice finissait de mâcher la nourriture qu’elle avait pris dans l’assiette devant elle. Hisano, assis à ses côtés, lui jetait un regard en coin, qui cherchait sûrement à cacher son agacement ; son sourire était des plus faux mais, il ne trompait pas Miyako.
— J’ai compris votre demande, moi ça m’va ! Mais… par contre, si vous proposez la même somme aux autres, vous engagerez pas grand-monde… Les tarifs c’est au moins le double habituellement.
La jeune femme sur ces mots tendit la main et rapprocha une autre assiette de sa position. Elle jeta un regard à ses trois interlocuteurs avant de tacitement déterminé qu’elle avait le droit d’attaquer son contenu.
— Je vous en prie, déclara le professeur en appuyant son consentement d’un mouvement de tête. Je comprends bien ce que vous me dites, mais comprenez que le village ne veut pas débloquer plus de fonds. La menace est bien réelle, votre aide nous serait réellement d’un immense secours.
Pendant ce temps, la jeune fille qui l’écoutait distraitement se léchait voracement les lèvres et ajouta sur le steak encore chaud, grâce à son assiette métallique, une bonne dose d’un piment en poudre. Manifestement, elle aimait manger épicé, elle en avait ajouter à tous les plats qu’elle avait dévoré jusque là.
D’ailleurs, elle était la seule à manger à table.
La fille qui s’était présentée sous le nom de Nanashi paraissait plus jeune que Miyako. Elle ne mesurait qu’un mètre quarante-cinq ; assise sur la banquette, ses jambes ne touchaient pas terre ; sa peau était blanche immaculé et ses grands yeux ronds trahissaient des origines étrangères. D’ailleurs, ses iris étaient rouges comme le sang, une couleur qu’on voyait parfois apparaître sur de simples jeunes filles mais qui, d’origine magique, était bien plus fréquente parmi les mahou senjo.
Au village, personne n’avait de tels yeux, c’était la première fois que Miyako en voyait de semblables.
Les cheveux de Nanashi étaient auburn et lui arrivaient aux épaules. Une seule mèche, qui n’avait volontairement pas été coupée, était plus longue et retombait sur son ventre en passant sur son torse.
Habillée comme un homme, elle portait un pantalon et un pull, ainsi qu’une casquette qu’elle avait retiré en entrant dans le family restaurant. Son apparence était fragile, on aurait pu la briser au moindre contact, et ses traits adorables comme une poupée, mais elle s’était présentée en tant que mahou senjo, une des ces guerrières investies de magie et capable de tuer les monstres qui envahissaient le monde depuis plus de vingt-cinq ans.
— Je trouve la somme fort raisonnable, Mademoiselle Nanashi, indiqua l’homme à ses côtés. C’est l’équivalent de plusieurs mois de dur labeur, comprenez bien que nous ne sommes que des agriculteurs, nous travaillons dur pour accumuler tout cet argent.
Miyako ne put s’empêcher de grimacer : venant d’un représentant de la ville haute, la partie la plus riche du village, ce genre de commentaire était plus que déplacer, c’était un pur mensonge. Même s’il vivait à la campagne Hisano n’avait sûrement jamais travaillé la terre.
— Au fait, pourquoi vous en voulez quatre ? demanda Nanashi en mettant en bouche une pomme de terre servie en accompagnement. Je veux dire pourquoi quatre et pas trois ?
— C’est le Conseil qui a statué sur le fait que quatre mahou senjo suffiraient, expliqua Fujimoto en reprenant une cigarette dans son paquet. J’avoue que ça m’échappe un peu aussi, je ne sais pas vraiment sur quoi ça se base…
— Est-ce vraiment quelque chose d’important pour prendre votre décision ? demanda cette fois Hisano tout en prenant la cigarette des mains du professeur, lui signifiant que c’en était assez.
— Pas vraiment. En plus, j’ai déjà dit que j’étais partante. C’est juste que ça m’a intriguée ce chiffre. Le quatre porte malheur…
— C’est basé sur le fait que les agences de mahou senjo sont en moyenne quatre, il n’y a pas d’autres raisons.
— C’était tout ? s’interrogea le professeur à haute voix, apprenant lui-même la raison à cet instant. Dire que je pensais qu’on avait pris en compte le nombre d’ennemis et la superficie du village et tout ça…
Il reprit une nouvelle cigarette malgré le regard noir que lui jetait l’homme assis en face de lui.
— Je vois… Je vous demande même pas pourquoi vous engagez des mercenaires au lieu d’une agence, vu la somme n’importe quelle agence vous enverrait balader.
Finissant sa phrase, elle avala ce qui restait de steak dans son assiette et s’essuya la bouche avec une serviette avant de commencer à observer ce qui restait sur la table ; malheureusement, elle avait tout englouti, il ne restait rien.
Le professeur appuya sur la sonnette sur le coin de la table pour appeler la serveuse et tendit le menu à Nanashi :
— Vous pouvez commander ce qui vous plaira, le village régale.
Sur ces mots qui illuminèrent le visage de Nanashi, il prit son briquet et alluma sa cigarette.
— Oh, cool ! Vu que vous m’offrez un tel festin, je vais tenter de vous trouver d’autres mercenaires. Votre salaire est misérable, mais j’ai une pote qui était dans le coin il y a quelques jours, si ça se trouve elle va accepter de vous aider.
Hisano marmonna dans sa barbe à propos de la rémunération proposée, mais personne n’entendit clairement ce qu’il venait de dire.
— Ce serait avec plaisir, Nanashi-san, la remercia Miyako en s’inclinant légèrement.
Son rôle dans cette affaire n’était pas réellement de négocier contrairement à Hisano ou Fujimoto, mais de trouver des mercenaires à engager. Néanmoins, Miyako n’était pas stupide, elle avait bien compris qu’en réalité elle était là pour attirer la sympathie des mercenaires, qui auraient en principe plus ou moins le même âge que le sien.
Pourquoi elle ?
La réponse était simple également : son apparence agréable sans être extraordinaire, ses connaissances du monde hors du village, ses anciennes qualifications de présidente de conseil des élèves et son âge.
Sincèrement, elle n’aimait pas vraiment ce rôle, être l’accessoire de mode pour évaluer positivement les négociations était particulièrement dégradant, mais pour diverses raisons elle voulait voir ces mahou senjo dont on parlait tant.
Sa première impression de Nanashi était plutôt mitigée : c’était une fille tout ce qu’il y avait de plus normal en apparence, si on excluait ses yeux. Elle était sûrement plus vorace que la moyenne et elle parlait comme un garçon mais on ne pouvait la voir autrement que comme une jeune collégienne.
— OK ! Je commande et je fais ça !
C’est pile à cet instant que la serveuse arriva à la table prête à débarrasser et prendre la nouvelle commande. Nanashi reprit plus ou moins la même quantité de nourriture, puis saisit son smartphone et entra en communication avec cette autre mahou senjo.
Quelques dizaines de minutes plus tard, alors que la seconde tournée de plats fut à nouveau consommée, une fille entra dans le restaurant.
Son apparence était déjà bien plus remarquable que celle de Nanashi, constata Miyako.
Elle était à peine plus grande, dépassant légèrement le mètre cinquante. Sa très longue chevelure bleu foncé descendait jusqu’aux pieds et était nouée par un ruban au niveau des genoux. Ses yeux étaient d’une couleur orange qui n’était certes pas commune, mais qui était bien moins anormale que ses iris fendues à la manière des reptiles. Sur son front deux petites cornes dépassaient de sa chevelure, il fallait un examen sommaire pour les remarquer.
Vêtue d’un haut noir moulant, d’un jean usé et déchiré, de bottes en cuir, elle portait une veste militaire par-dessus, sans insignes. Sans s’en cacher, elle était armée d’un pistolet dans un holster visible à travers les pans de sa veste ouverte et un katana dans son fourreau pendait à sa ceinture.
Elle correspondait plus à l’image que s’était fait Miyako d’une mercenaire. La jeune femme s’approcha d’un pas fier de leur table.
Contrairement à Miyako, Hisano n’était manifestement pas très heureux de voir ce genre de mercenaire arriver. Fujimoto, pour sa part, resta de marbre, son regard inchangé derrière ses lunettes.
— Yo, Rei-chi ! Par ici !!
Nanashi agita la main pour l’inviter à les rejoindre. La dénommée Rei se rapprocha et, sans aucune gêne, poussa Hisano dans le coin pour se faire une place sur la banquette.
Miyako ne put s’empêcher de rire intérieurement en remarquant l’expression confuse et dégoûtée du vieil homme.
— Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça. Je m’appelle Rei ! C’est eux les clients ?
Elle se vautra nonchalamment aux côtés de Nanashi qui souriait manifestement très heureuse.
— Ouais, c’est eux ! Y veulent qu’on protège leur bled, tu viendras aussi ?
La jeune femme détacha son katana qu’elle posa sur ses genoux, puis se présenta :
— Tokimoto Rei. Expliquez-moi en détail la mission, s’il vous plaît. Je ne peux compter sur les explications de cette idiote de Nanashi.
— Héhé ! Toujours aussi froide, bro !
Sur ces mots, Nanashi essaya de passer son bras autour de l’épaule de Rei qui la repoussa. Malgré tout, le visage de Nanashi restait souriant.
— Si vous n’avez pas encore mangé, vous pouvez également commander, proposa Fujimoto en croisant les mains devant lui. Je vais tout vous raconter…
Hisano grimaça à nouveau, c’était lui dit devait payer la note…
Finissant de manger le même genre de steak que Nanashi avait précédemment commandé, Rei passa sa langue sur ses dents et dévoila des canines particulièrement pointues et proéminentes.
— Si je résume bien, votre village, Yume-Shingawa est attaqué depuis des mois par des hommes-serpents qui vous dérobent de la nourriture, des richesses et également des habitants, c’est ça ? Alors déjà… Comment avez-vous pu accepter de leur livrer des gens ?
— Nous n’avions pas le choix !! Comment osez-vous nous insulter en pensant que… ?
Le regard carnassier de Rei fit clore les lèvres d’Hisano qui pâlit d’un coup. Rei s’adressait à Fujimoto, elle n’avait pas apprécié cette interruption.
Le professeur, derrière ses lunettes, portait un regard détaché. Il alluma la dernière cigarette de son paquet puis souffla un nuage de fumée au-dessus de la tête de son interlocutrice.
— Vous devriez arrêter ça, c’est très mauvais pour votre santé.
— Ouais sûrement… Écoutez, Tokimoto-san, je comprends vos accusations et, franchement, je ne peux absolument pas plus que vous consentir ce genre de marché. Mais, comprenez bien que les premières fois ils n’ont pas réellement marchandé. Ils ont débarqué, tué ceux qui leur opposaient résistance et prit ceux qui les intéressaient.
— Vous êtes vous seulement opposé à eux ?
Miyako n’avait jamais été au village lors des attaques, elle ne pouvait qu’imaginer l’horreur que cela avait dû être. Hisano était en train de fulminer intérieurement mais retenait sa langue, trop intimidé par cette jeune femme armée.
— Quelques chasseurs la première fois… une dizaine même pas, répondit Fujimoto calmement. Lorsqu’ils ont vu leurs balles n’avaient aucun effet, la moitié s’est enfuie pour ne jamais revenir. J’ignore même s’ils ont survécu.
— Et le gouvernement ? Pourquoi ne vous aident-ils pas ?
— Voyez-vous, le problème c’est qu’on ne sait jamais lorsqu’ils vont apparaître, expliqua le professeur. Le gouvernement a bien envoyé au début trois mahou senjo en surveillance mais il les a rapidement rappelé ne voyant pas de menace.
— À quel rythme viennent-ils ?
— En trois mois, ils sont venus cinq fois. L’intervalle entre deux attaques est tellement séparé que le gouvernement n’a pas voulu mobiliser ces filles plus longtemps.
— C’est scandaleux ! s’écria soudain Hisano en rougissant. C’est leur devoir, nous payons des impôts pour ça ! C’est eux qui devraient nous protéger, pas à nous d’engager des mercenaires !
Rei lui jeta un rapide regard en coin puis l’ignora et attendit la suite des explications de Fujimoto. Ce dernier fit de même.
— Entre un village de même pas 800 habitants et Nagano, la prioritaire était vite décidée…
— Et ils n’ont rien proposé de plus ?
— Bien sûr qu’ils ne nous ont pas livrés comme ça à une mort certaine. On nous a invité à rejoindre la ville et on nous propose même un plan de relogement, mais au village rares sont ceux qui ont accepté.
— C’est toujours comme ça, déclara Rei en levant les épaules. Les villageois sont têtus, ils ne veulent pas quitter leurs terres.
— C’est parfaitement normale, jeune dame ! s’écria Hisano encore plus fort qu’avant. Nous avons travaillé à bâtir notre cadre de vie idéal, nous ne pouvons tolérer qu’on nous en chasse de cette manière !
Rei leva un sourcil puis se tourna vers le vieil homme en l’observant attentivement. Nanashi souriait comme si elle était indifférente à ce qui se disait.
— Votre vie importe donc moins que vos terres ?
— Elles étaient dans ma famille bien avant ma naissance et seront transmises à mes descendants bien après ma mort. C’est le genre de choses qui ont plus d’importance que ma propre vie, en effet !
Rei afficha un sourire ironique et amusé, puis elle reprit la parole :
— Je pense que vous ne prenez pas assez au sérieux le problème. Que transmettrez-vous à vos descendants lorsque les Anciens vous auront réduit en esclavage jusqu’au dernier ? Puis, vous me parlez de vos terres comme si c’était une possession immuable, mais le gouvernement peut vous les reprendre à n’importe quel moment pour des motifs de sécurité territoriale. Ne trouvez-vous pas que votre dynastie repose sur peu de choses ?
Après un long soupir qui irrita le vieil homme, Rei poursuivit :
— Puis, si on se base du point de vue des Anciens, le monde était en leur possession des millions d’années avant la naissance des hommes. Votre famille occupe ces terres depuis combien de siècles déjà ? Deux, trois ?
— Je… je…
— Votre logique n’a aucun fondement, elle ne fonctionne qu’avec des humains élevés selon les mêmes règles que vous. Mais face aux Anciens, elle ne sert à rien. Un écrivain a dit un jour : « Nul, jamais, n’eut d’autres droits que ceux qu’il prit — et sut garder. ». Si vous n’avez pas la force de garder vos terres, elles ne vous appartiennent déjà plus. Si vous étiez raisonnables, vous accepteriez l’offre du gouvernement…
— Vous n’y pensez pas !! s’indigna le vieil dont le visage était en sueur.
Rei s’étira les bras et reporta son regard vers le professeur :
— En fait, ce que vous nous demandez c’est d’aménager dans votre village jusqu’à la prochaine attaque qui pourrait arriver dans quelques jours, quelques semaines, voire jamais, c’est ça ?
— En résumé, c’est ça.
— Sincèrement, si j’avais un peu de bon sens, je vous dirais non…
— Comme les six autres mercenaires que nous avons abordés auparavant, l’interrompit Fujimoto.
— Mais puisqu’une certaine idiote a déjà accepté et que je la sais capable de s’engager jusqu’au bout, je vais au moins venir examiner. Je tiens quand même à vous dire que la récompense que vous proposez est franchement dérisoire, voire insultant.
— Quoi ?! C’est l’équivalent de plusieurs mois de salaire d’un employé normal ! protesta Hisano qui se sentait soudainement vexé.
— Tout le souci est là : ce n’est pas un travail normal. Outre, les risques que nous encourrons, nous devons également assurer votre sécurité. Puis, tant que nous sommes engagées chez vous, nous perdons de’autres contrats, il faut bien compenser. Pour quelqu’un qui chérit tellement son héritage, vous ne l’estimez pas bien haut si c’est tout ce que vous êtes prêt à payer.
Le regard et l’attitude moqueuse de Rei était clairement destinée à Hisano qui devait intérieurement fulminer ; il se retint cette fois encore, se sentant sûrement menacé par le pistolet.
Miyako se rendait compte que, contrairement à Nanashi, Rei dégageait quelque chose de réellement peu rassurant, elle était naturellement intimidante. C’était comme si elle était un prédateur à l’affût. Elle pouvait comprendre qu’Hisano qui montait généralement sur ses grands chevaux s’écrasait face à Rei.
— Comprenez également autre chose : si vous nous amenez au village, il n’y aura plus de négociations possibles avec l’ennemi. Nous combattrons, ils se défendront et s’ils ont des renforts, ce sera la guerre. Cette fois, vous ne pourrez pas vous débarrasser des inutiles pour sauver vos fesses…
— Quel odieux personnage ! dit Hisano rouge de colère. De telles insinuations… !!
Rei ne se défendit même pas, elle affichait simplement un sourire satisfait, puis se leva et remit son katana à sa ceinture.
— Voici ma carte. Quand vous serez prêts, je vous accompagnerai jusqu’à votre village. Je vais observer la situation sur place avant de prendre ma décision. Mais si j’accepte, je vous facturerai à la journée, hors de question de rouler pour une somme fixe.
Nanashi se leva à son tour, elle posa sa carte de visite à côté de celle de Rei.
— Voici la mienne ! Bah, j’ai déjà accepté donc faudra juste me dire quand on part. Et le repas était cool, oniisan ! J’espère qu’au bled vous m’apporterez plein de bonnes choses à manger si déjà c’est pas super bien payé. À plus !
Les deux filles quittèrent le local sous les regards des clients qui étaient forcément attirés par ces deux étranges personnages, armées qui plus est.
Pour un simple repas de restaurant la facture fut incroyablement élevée, mais Fujimoto considérait que ce n’était que justice considérant ce qu’on refusait de leur payer.
Le lendemain, les cinq personnes montèrent dans le bus en direction de Yume-Shingawa.
***
Yume-Shingawa était une village en montagne dans la préfecture de Nagano. À vol d’oiseau, il aurait fallu vraiment peu de temps pour s’y rendre mais en raison du relief et des chemins sinueux, il leur avait fallu plus de deux heures.
Avec plus ou moins huit cents habitants, ce n’était pas un grand village. Il était divisé en trois parties, chacune séparée de quelques kilomètres. Il était fort possible qu’en des temps reculés, les trois parties aient été des villages distincts mais déjà dans le Japon d’avant Invasion, ils s’étaient regroupés sous une même autorité administrative.
La première partie appelée par les habitants « ville haute » était celle qui se trouvait dans la zone la plus au nord et la plus élevée. La deuxième partie, à l’opposée, était nommée « la ville basse », elle était celle qui regroupait le plus d’habitants.
Quant à la dernière, elle était appelée « ville riveraine » puisqu’elle s’étendait le long du fleuve. Entre chacun partie de Yume-Shingawa se trouvaient une abondante végétation. L’endroit était très verdoyant et l’air y était frais.
C’est dans la ville basse que le bus fit arrêt et que Miyako et Fujimoto invitèrent les deux mercenaires à descendre. Hisano, pour sa part, prenait l’un des arrêts suivants pour retourner dans la haute ville.
Même si l’après-midi était déjà entamée, grâce à la voiture de Fujimoto, il ne leur fallut que quelques heures pour faire le tour intégral des trois parties du village, ce leur permit d’estimer la zone à protéger.
Puis, Fujimoto les amena parler avec quelques témoins oculaires et victimes des précédentes attaques. Il leur donna également accès à quelques documents d’archive traitant de l’affaire.
Le soir arrive, les deux mercenaires furent accueillies par la famille de Miyako.
Après un dîner copieux, les parents de Miyako s’absentèrent pour diverses raisons, aussi toutes les trois se réunirent dans la chambre à coucher.
— C’est donc ta chambre ? C’est pas un peu vide et trop sérieux pour une fille de ton âge ? s’étonna Nanashi en observant un peu partout.
Elles étaient dans une de ces maisons traditionnelles japonaises aux portes coulissantes décorées, au sol recouvert de tatami, avec nombre de poutres apparentes et diverses décorations anciennes. Dans la chambre en question, il y avait trois futons, qui avaient été préparés à l’avance par la mère de Miyako, une table basse, où siégeait un plateau avec du thé fumant, des daifuku et des dango, et dans un coin se trouvait un meuble avec une télévision.
C’était l’ensemble de ce qui se trouvait dans la chambre, elle était impersonnelle au possible.
— Ah euh…
— Pas la peine de mentir, l’interrompit Rei en retirant son holster et son katana. Ce n’est pas ta chambre, pas vrai ?
— Euh…
— T’inquiète, on a bien compris que tu étais là pour nous surveiller, c’est pas grave.
— Tu fais vraiment attention à tout, Reicchi. En tout cas, si c’est ta chambre elle fait vraiment… Bah, laissons tomber ! déclara Nanashi en s’approchant des pâtisseries sur la table.
Miyako sourit de manière bête un instant, puis finit par incliner la tête pour s’excuser.
— Désolée, je ne voulais pas. Mais… mais…
— On t’a demandé de le faire. Je suppose que ce n’était pas réellement tes parents, non ?
Elle nia de la tête. En effet, c’était des villageois qu’elle connaissait mais qui n’était pas sa famille. Elle ignorait la raison de toute cette mise en scène.
Son vrai domicile était dans la ville basse, il était bien plus modeste, moderne et petit, sa famille n’était pas vraiment riche. Il s’agissait d’un de ces appartements à plusieurs pièces qui se trouvait au centre du village, qui était considéré comme le quartier le plus pauvre de Yume-Shingawa.
— Elle est forte Reicchi, elle devine tout.
— J’ai été à bonne école, tu sais ? Puis, tu avais deviné aussi qu’il y avait quelque chose de louche, pas vrai ?
— Ouais, la manière dont tes parents te parlaient, j’ai trouvé ça chelou. Mais je suis pas du genre à me poser trop de questions comme Rei.
— Vous vous connaissez depuis longtemps toutes les deux ? demanda timidement Miyako en pensant sûrement essuyer un refus à sa réponse.
Tout en mangeant des dango plantés sur un pic à brochette, Nanashi répondit sans hésitation :
— Quelques années… Reicchi est cool, je m’entends bien avec elle ! Du coup, bah on est devenues les best bro !
— Tu sais que ce terme s’applique à des hommes ? rétorqua Rei.
— Ouais, je sais bien, mais l’amitié est plus forte que le sexe. Puis, les âmes n’ont pas de genre. Dans mon cœur, tu es mon bro, c’est tout ce qui compte !
— Parfois tu me donnes mal à la tête avec ta vision absurde des choses. Enfin bon…
— Vous semblez bien vous entendre en tout cas.
— Je l’ai dit, nous sommes les best bro. Haha haha !
Le rire de Nanashi emplit la chambre quelques instants. Rei souriait en coin. Miyako se détendit un peu en se rendant compte qu’elles n’étaient pas forcément très différentes de certaines de ses amies de lycée.
Lorsqu’elle trouva le courage et le moment, elle demanda avec sérieux :
— Vous pensez quoi de la situation du village ? C’est possible à vous deux ?
— Sincèrement… Ça me semble irréalisable à deux, répondit Rei. Nanashi est une brute et je suis très forte aussi, mais l’affaire me semble plus sérieuse que ce qu’elle en à l’air.
— Ah bon ?
— Moi, je trouve ça louche qu’ils arrivent à ouvrir des brèches aussi souvent et toujours aux mêmes endroits.
En effet, parmi les informations qu’elles avaient recueillies en après-midi, il était apparu qu’au moins trois des cinq attaques avaient trouvé origine dans la ville haute et la ville basse. Ils étaient apparus toujours aux mêmes endroits. Les deux premières fois, par contre, les villageois n’y avaient pas prêté attention, on ignorait par où ils étaient arrivés.
— À chaque fois, ils ouvrent deux portails en même temps. Les horaires des attaques sont à chaque fois en soirée. Volontairement ou non, va savoir ?
— En tout cas, maintenant on sait à quoi ils ressemblent, dit Nanashi en prenant dans son sac les photographies qu’on leur avait remis.
Quelques villageois de la ville basse, plus au fait des nouvelles technologies, avaient pris des photographies depuis leurs smartphones, furtivement. Après les avoir développées, Fujimoto les leur avait remises.
Sur les clichés, on pouvait voir des créatures bipèdes dont la forme générale évoquait un croisement entre humain et serpent. Leurs couleurs variaient d’un représentant à l’autre mais puisque les photos avaient été prises au crépuscule, on les distinguait mal de toute manière.
En général, les hommes-serpents étaient armés et revêtaient des armures de peau. Quelques-uns portaient à la place des robes avec des symboles ésotériques.
— Je ne connais pas le nom précis de ces Anciens, mais temporairement appelons-les les Hommes-Serpents. Lui et lui, c’est probablement des sorciers, dit Rei en désignant ceux en robe. Je suppose à leur attitude qu’ils ont des rôles de chef au sein de leurs groupes. Leur fonctionnement semble similaire à celui des Profonds.
— Profonds ?
— Tu ne connais pas, Miyako-chan ? C’est des sortes d’Hommes-Poissons. Ils sont vachement connus pourtant…
— Désolée, je vis à la campagne, s’excusa Miyako en se grattant l’arrière de la tête et en prenant un air gêné.
En effet, dans le village, le temps semblait presque s’être arrêté aux années 2000, on ne sentait pas vraiment les affres de la guerre contre les Anciens. C’était sûrement une des raisons pour lesquels ils prenaient la menace à la légère et refusaient de déménager.
— Vous avez eu beaucoup de chance jusqu’à maintenant, dit franchement Rei en se massant les jambes. Une partie des villages finissent par disparaître suite à des attaques-surprise d’Anciens. Le vôtre semble avoir été préservé. Les zones rurales qui n’ont pas les moyens de s’allouer la protection permanente de quelques mercenaires ne survivent pas très longtemps…
— La plupart des villages se payent des mercenaires ?
— La plupart en effet. Mais il y en a quelques-uns un peu plus avare, comme le vôtre, qui préfèrent prendre la menace à la légère. Soyons franches : le gouvernement n’a pas les moyens de sécuriser tout son territoire. Il devrait verser de l’argent pour que les villages puissent se payer les services de mahou senjo, mais il ne le fait pas puisqu’il veut le garder pour l’effort de guerre et le bien-être de ses dirigeants. Personne n’est réellement fautif et à la fois tout le monde l’est un peu.
Malgré son jeune âge, Rei semblait être une personne très mature et sa façon de pensée était à la fois terre-à-terre et pessimiste.
— Vous… avez sûrement raison. En tout cas, désolée que le village ne vous propose pas plus.
— Moi, ça me suffit !
— Cela me perturbe depuis le début… Pour quelle raison ne semblez vous pas attirée par l’argent, Nanashi-san ?
— C’est pas que je m’y intéresse pas du tout… mais mon but c’est de devenir un héros ! Expliqua Nanashi en prenant un air fier. Tant que j’ai à manger et un toit sur la tête, le reste je peux m’en passer. Un héros sait se montrer modeste et pas trop avide. Puis, un héros est fort et se bat pour la bonne cause avant tout ! C’est ce genre de personne que je veux devenir ! C’est mal payé, mais quelqu’un doit vous aider, sinon vous allez tous vous faire tuer, non ? Et ce quelqu’un, c’est moi !
Nanashi, un large sourire aux lèvres, leva le pouce dans une attitude victorieuse.
— C’est à cause d’idiotes du genre que j’ai du mal à dormir la nuit… Sérieux, je comprends qu’il y a des choses plus importantes que l’argent mais accepter cette mission est une insulte envers ton honneur. Je ne dis pas ça contre toi, Miyako, tu n’as aucun pouvoir décisionnel là-dedans. Mais les avares de la ville haute c’est pile le genre de personnes que je déteste. Prendre les gens pour des idiots et de bonnes poires…
— Bah tu dis ça, mais tu vas quand même accepter, pas vrai ?
— Oui, à cause d’une certaine idiote qui se prend pour un héros !
— Hahaha ! Je le savais !
Nanashi croisa le jambes et se gratta le nez en ne cessant de rire, elle avait des manières plus viriles que féminines, malgré la douceur de son physique.
— Vous allez accepter ?
— Je vais accepter, répondit simplement Rei. Par contre, sur la base de mon analyse, il faudrait au moins être six pour défendre cette endroit.
— Six ?
— Deux par villes ? demanda cette fois Nanashi. En tout cas, c’est ce que moi je ferais…
— Oui, deux par villes, bien vu ! Il va falloir que les riches de la ville haute acceptent ces conditions sinon je me retire de l’affaire. J’ai autrefois perdu des gens bien et une amie à cause de l’orgueil qui m’aveuglait, expliqua Rei en jetant une œillade à son katana. Je ne permettrais plus qu’on sacrifie des vies de mahou senjo inutilement. Celle qui m’a ouvert les yeux ne prenait jamais le risque de sous-estimer son adversaire malgré sa puissance.
— Celle qui vous a ouvert les yeux ?
— Une personne spéciale et une redoutable combattante. La meilleure, je dirais même. Pour assurer le succès de sa mission, elle est allée jusqu’à dompter des fauves enragés ! C’était quelque chose à voir ! J’ai tellement eu peur cette fois là. Hahaha !
C’était la première fois que Miyako voyait Rei rire. Elle n’était pas le genre de fille à afficher une expression triste mais n’était pas décontractée comme Nanashi non plus. Miyako se rendait compte que derrière le regard fier et distant de Rei se cachait un lourd passé.
— Enfin bon… Nous ne sommes pas là pour parler de moi. Comme tout le monde, j’ai des fautes à expie. Ma vie entière ne me permettra pas de me racheter, je n’ai pas cette prétention, mais si je ne veux pas insulter leur mémoire il me faut faire des efforts. L’argent n’est pas ma motivation première mais lorsqu’on cherche à m’engager à un prix misérable, ça me donne une évaluation de l’estime que me porte mon commanditaire.
Elle tourna son regard sur Miyako qui se sentit immédiatement mal à l’aise. Les yeux de Rei étaient vraiment étranges, reptiliens, elle n’était pas encore assez habituée pour soutenir le regard.
— Puis, le temps que nous passerons ici sera du temps que nous ne pourrons consacrer à défendre d’autres vies, il faut bien que les riches avares de là-haut s’en rendent compte. Bref, ça ne sert à rien que je te fasse la morale à toi, tu es une fille sympa et tu n’as pas vraiment ton mot à dire dans le budget. Ce sera six ou rien, voilà mon dernier mot. On repartira à Nagano les recruter. En tout cas, j’espère que tu accepteras de m’accompagner demain matin pour plaider ma cause auprès des vioques.
— Reicchiiiii ! Tu m’as tellement émue, mon bro ! T’inquiète, on va gérer et elles vont te pardonner !
Sur ces mots, Nanashi vint se coller à Rei pour la prendre dans ses bras mais cette dernière la repoussa vivacement.
— Arrête d’être collante à chaque fois, satané de garçon manqué !!
Miyako était sans mot. Elle parvenait à ressentir la force et la détermination de ces filles à travers leurs paroles. Elle ne pouvait que deviner les horreurs qu’elles avaient vécu et subi. Elles vivaient dans un autre monde que le sien. Même si la plupart trouvaient les mercenaires intimidantes, au contraire, Miyako commençait à les trouver attirantes.
Quels mystères pouvaient-elles bien cacher ? Miyako voulait les découvrir.
Aussi…
— D’accord ! Je vous aiderai à plaider votre cause ! Mais… mais en échange… Amenez-moi avec vous !
Miyako s’inclina en avant pour appuyer sa demande. Elle avait décidé, elle voulait voir de ses yeux ce monde étrange et inconnu. Même si c’était la dernière chose qu’elle verrait, elle voulait savoir ce qui se cachait l’autre côté du mur de la réalité !
Les deux filles collées l’une à l’autre dans une sorte de lutte s’arrêtèrent et tournèrent leurs visages vers Miyako. Puis après avoir échangé des regards perplexes, Nanashi prit la parole :
— Bien sûr, tu peux venir avec nous ! Après ce sera pas super motivant, on va juste tenter de trouver des filles, tu sais ?
— Je saurais rester discrète, je vous le promets !
Une fois de plus, Miyako s’inclina pour s’excuser à l’avance de la gêne qu’elle ne manquerait pas d’occasionner.
— Comme tu veux, mais les vieux devront payer notre transport et l’hôtel donc faudra qu’ils avancent l’argent pour toi aussi. Je pense qu’ils auront du mal à casser leurs cochons tirelire. Hahaha ! se moqua Rei suivit par Nanashi.
La décision fut prise.
Le lendemain, elles se rendirent à la mairie dans la ville haute et, après une vive discussion, elles obtinrent ce qu’elles venaient chercher : les fonds pour engager quatre mercenaires supplémentaires, ainsi que le remboursement de leurs frais de voyage.
Sans tarder, elles montèrent toutes les trois dans le bus et repartirent pour la ville de Nagano.