Le ciel était parsemé de nuages.
Le pressentiment de Kayomi ne l’avait pas quitté depuis la veille. Quelque chose rôdait, c’était sûr.
Elle n’avait pas arrêté de repenser aux Profonds qui avaient été détectés par le bâtiment Rapière. Le fait qu’ils fuient n’était pas si extraordinaire, cela arrivait fréquemment.
Autrefois, ils attaquaient systématiquement mais depuis que les syrens les protégeaient systématiquement, ils attendaient d’être nombreux et d’avoir le dessus.
Kayomi ne pouvait pas penser qu’ils aient abandonné si vite, ils préparaient quelque chose, c’était sûr.
Le second venait d’appeler Kayomi, quelque chose avait été repéré à l’horizon : peut-être le cadavre d’une baleine. Akemi et quelques marins l’attendaient sur le pont.
— Capitaine. C’est là-bas, dit Akemi en lui tendant une paire de jumelles.
— Voyons voir ça…
Elle aligna les verres avec ses yeux et put constater la même chose que ses subalternes : une forme noire, trop lointaine pour en distinguer les détails, mais flottant à la surface de l’eau.
— Les radars ?
— Aucune trace particulière.
— Ça pourrait être une baleine, en effet. Akemi-san, tu viens avec moi. Allons inspecter ça de plus près. Tanigawa-san, ralentissez l’allure et dites aux syrens de se tenir prêtes.
— À vos ordres, capitaine !
Le second s’éloigna avec quelques hommes tandis qu’Akemi resta accoudée au bastingage avec la capitaine.
— Cela pourrait être un coup des Anciens.
— C’est pour ça que nous allons l’inspecter de plus près.
— Je ne suis pas encore assez experte, mais est-ce réellement si inquiétant ?
— C’est suspect. Les Anciens sont trop peu actifs depuis notre départ. Dans peu, nous rejoindrons les Caraïbes et nous n’en avons croisé aucun. Il y a de quoi être inquiets.
— Même vous, capitaine, il vous arrive d’être inquiète ?
— Ne sois pas stupide, Akemi, je suis loin de pouvoir rivaliser avec Cthulhu ou d’autres Puissants Anciens.
La capitaine affichait un petit sourire mystérieux. Akemi la dévisageait.
Le navire ralentit, c’est alors que la capitaine dit :
— Allons-y ! Faisons ça vite.
Akemi acquiesça et toutes les deux commencèrent à se transformer.
Un liquide noir jaillit des pieds de Kayomi et l’enveloppa entièrement. Une fois dissipé, elle avait changé de forme.
Sa taille et corpulence demeuraient les mêmes, mais elle portait à présent un uniforme militaire noire, avec des cuissardes et une casquette. Ses cheveux étaient bleus foncés et noués en une queue de cheval. Son arsenal se composait à présent d’un sabre denté à sa ceinture qui semblait être fait en corail, d’un imposant pistolet dont les courbes évoquaient un Casul .454 et d’un fusil à pompe à quatre canons dans un holster dans son dos.
De son côté, les vêtements d’Akemi devinrent une eau limpide qui l’enveloppa entièrement. Ses cheveux s’allongèrent un peu et devinrent blancs. Ses yeux dorés. Sa tenue, plus légère, laissait son ventre et ses jambes nus. Son katana changea également de forme.
Sans attendre, elles plongèrent toutes les deux.
Contrairement à ce que pensaient la plupart des mahou senjo et des personnes ordinaires, toutes les syrens n’avaient pas de pouvoir de type « eau », même si elles en accueillaient un grand nombre. Quoi de plus normal pour des mercenaires évoluant sur les océans ?
Dans le cas d’Akemi et de Kayomi, la première était effectivement une utilisatrice de la branche « eau », mais la seconde utilisait la branche des « abysses ». De fait, toutes les deux étaient capables de respirer et de se mouvoir sans problème sous l’eau, un peu comme d’autres mahou senjo étaient capables de voler.
— Akemi ? Tu veux faire la course contre ta capitaine ?
— Je n’oserais pas…
— Et s’il s’agit d’un ordre ?
Leurs voix circulaient dans l’eau sans explication réellement scientifique. La plupart de celles ayant ce genre de pouvoirs en étaient capables et, d’ailleurs, leurs voix n’étaient audibles qu’entre elles.
Ainsi, certains chercheurs avaient émis l’hypothèse qu’il ne s’agissait pas réellement de sons mais d’une sorte de capacité télépathique, bien qu’elles continuaient d’articuler avec la bouche. Ce qui venait toutefois contredire cette théorie était le fait qu’il ne s’agissait pas d’un langage universel comme les pouvoirs télépathiques normaux, mais bien de langues spécifiques.
Tout comme à bord du bâtiment, les deux femmes communiquaient en kibanais.
— Si tel est votre désir.
— Tu es trop sérieuse, je te l’ai déjà dit… L’eau est si bonne aujourd’hui, ce serait dommage de ne pas en profiter.
Akemi observa autour d’elle. Elles nageaient à une profondeur d’une cinquantaine de mètres à peine, la lumière du soleil filtrait depuis la surface et colorait leur environnement d’une agréable lueur bleutée.
L’océan était réellement magnifique, pensait-elle souvent, lui seul était capable de soulager ses angoisses et ses doutes, aussi elle passait parfois des heures à en regarder la surface depuis le hublot de sa cabine ou accoudée au bastingage. Il lui semblait même parfois entendre sa voix.
— Vous avez sûrement raison. Cette fois, je gagnerai sans aucun doute.
— Hoho ! Voilà l’entrain qu’il me plaît voir. La perdante paye une tournée.
— À vos ordres, capitaine Kayomi.
— Encore attachée à cette étiquette ? Nous sommes entre nous, tu sais ?
— Navrée, c’est l’habitude, capitaine… Euh, Kayomi…
Cette dernière sourit. Elle aimait ce côté embarrassé par son propre sérieux d’Akemi. Il lui donnait un certain charme.
— Allez, c’est parti !
Les deux prirent une soudaine accélération alors que leurs corps ondulèrent et que leurs jambes s’agitèrent. D’un coup, leur vitesse dépassa celles de la plupart des embarcations. Aucun sous-marin n’aurait pu désormais les suivre, elles étaient aussi rapides que certains poissons.
Aucune des deux ne parvint à prendre l’avantage, elles étaient aussi rapides l’une que l’autre.
Prise dans leur compétition, elles finirent par dépasser leur objectif et s’arrêtèrent quelques encablures plus loin.
— Encore un match nul on dirait.
— Difficile d’égaler la vitesse des détentrices de magie d’eau.
— Et pourtant, avec votre magie des abysses vous y arrivez.
Kayomi sourit face à cette flatterie. En effet, si les utilisatrices de magie d’eau étaient plus rapides, celles utilisant les abysses étaient capables de plonger plus profondément. C’était des données communément admises dans la société des syrens, même si en réalité elles dépendaient grandement des capacités individuelles de chacune.
À allure lente cette fois, elles retournèrent vers le cadavre de baleine qui se révéla être plus précisément un cachalot. Sous la surface de l’eau, elles purent immédiatement remarquer des marques de lacération. Les yeux de l’animal avaient été arrachés.
La partie émergée, quant à elle, présentait ses intestins en décomposition. L’animal s’était retourné en mourant en raison des gaz accumulés dans sa vessie natatoire.
Akemi afficha une moue dégoûtée, l’odeur à la surface n’était pas très agréable. Mais Kayomi dégaina son sabre et trancha un morceau de la chair, proche du ventre. Puis, l’air de rien, elle la mit en bouche et la mâcha.
Après l’avoir engloutie, elle dit :
— Au goût, je dirais qu’il est mort depuis quelques jours seulement.
— Beurk… Euh, désolé, capitaine Kayomi.
— Haha ! T’inquiète, vous avez toutes la même réaction. Mon corps n’est pas fait comme les vôtres, ça ne me fait rien de manger du poisson moisi.
— Et le goût ?
— Il est plutôt bon, il n’a pas encore moisi. À mon avis, si on sélectionne les morceaux, même vous, vous devriez aussi pouvoir le manger.
— Évitons juste les intestins…
— Vu les lacérations, c’est sûrement un Ancien. Aucun calamar, même géant, n’aurait laissé des blessures pareilles.
— Les cachalots n’ont pas de prédateurs, n’est-ce pas ?
— Mis à part l’humain et les Anciens ? Plongeons voir si nous trouvons des indices.
— Vous suspectez quelque chose ?
— Rien de particulier. Juste l’éventualité qu’on nous l’ai laissé là en guise de message de menace.
— Vous pensez ?
— C’est une éventualité comme une autre. Suis-moi.
Les deux plongèrent sous la carcasse et s’engouffrèrent dans les profondeurs de l’Atlantique. Plus elles descendaient, plus la faune devenait nombreuse.
Bien sûr, le cadavre d’une baleine avait attiré les poissons charognards qui avaient commencé à s’en repaître, mais plus bas encore il y avait tout un écosystème qui s’agitait.
Rapidement, elles atteignirent l’épipélagique, une profondeur supérieure à 200 mètres. Grâce à leur magie, les paliers de décompression étaient inutiles, elles se déplaçaient librement.
Plus bas encore, dans la mésopélagique, la lumière commençait à faiblir, leurs yeux s’adaptèrent d’eux-mêmes et elles purent poursuivre leur descente. Finalement, elles franchirent également cette streate de profondeur, décidées à atteindre le fond.
Mais autour des 3500 mètres, Akemi s’arrêta en se tenant la poitrine.
— Désolée, capitaine Kayomi… je dois m’arrêter là.
À cette profondeur, il n’y avait plus de lumière du tout, mais elles parvenaient à y voir. Il y avait également moins de poissons et la faune prenait des formes étranges.
— Remonte un peu et attends-moi. Reste sur tes gardes.
Akemi hocha de la tête et remonta d’une centaine de mètres. C’était sa limite. La douleur disparut rapidement, elle put à nouveau respirer normalement.
Dans l’Atlantique, où la profondeur moyenne était autour de 3300 mètres environ, la capacité d’Akemi suffisait en général, mais parfois les eaux étaient plus profondes, comme cette fois-là.
La capitaine, pour sa part, descendit bien plus bas encore, jusqu’à atteindre le fond à 4900 mètres. Elle commença à inspecter la vase à la recherche d’indice quelconque, mais après une dizaine de minutes, elle décida de remonter rejoindre Akemi.
— Je n’ai rien trouvé de spécial. Pas d’habitation d’Anciens. Pas d’épaves. Rien du tout. Rejoignons l’équipage, ce n’est pas la peine de retarder plus longtemps notre avancée.
— Euh… et pour le cachalot ?
— Petite gourmande, va ! Prenons-en un bon bout et partageons-le avec nos sœurs.
— Oui !
En remontant à bord du Akatsukiyami, elles portaient un morceau de chair prélevé sur la carcasse. Elles avaient tenté de prendre la partie la plus fraîche possible, au pire seule la capitaine serait en état de le manger.
Le bâtiment reprit de la vitesse et les informations concernant ce petit contretemps furent transmises par les ondes radio aux autres navires suivant le protocole.
***
Dans la salle de repos des syrens, midi environ.
Il s’agissait d’une salle, plus grande que les autres. Sans hublots, aux murs métalliques décorés d’affiches publicitaires et d’une grande mappemonde, outre la grande table à manger, elle accueillait deux canapés, quelques fauteuils, deux télévisions, des consoles de jeu, des ordinateurs et quelques machines de sport. Malgré tout, l’endroit avait une touche de féminité apportée par diverses petites décorations.
Attenant à la pièce principale, il y avait une petite cuisine relié à la salle principale par une simple ouverture sans porte.
Les neuf syrens à bord passaient la majorité de leur temps dans cet endroit.
Un peu comme les fusiliers marins, leurs rôles n’étaient pas liés au fonctionnement quotidien du navire, elles servaient uniquement en cas de bataille. Tant qu’il n’y avait pas d’attaques, elles étaient libres de vaquer à leurs occupations.
Puisque la capitaine Kayomi occupait un poste actif, il restait huit syrens, réparties en quatre tours de garde de deux personnes. Toutes les six heures, elles se relayaient. Ainsi, il y avait toujours au moins deux syrens prêtes à intervenir.
L’odeur de nourriture flottait dans la salle de repos, elle provenait de la cuisine voisine.
Akemi, accompagnée d’une fille à la chevelure blonde et aux teints d’albâtre, en sortirent en portant divers plats.
Il s’agissait de Maëwenn, un amaryllienne d’origine bretonne. Ses longs cheveux blonds légèrement ondulés étaient en partie attachés en couettes, l’autre partie détachée. Sa tenue était simple : un haut léger et estival de couleur rose et une jupe qui révélait ses belles jambes.
Mais sa caractéristique la plus particulière était ses yeux : ils étaient d’un bleu si profond, si intense… À bien y regarder, même sous sa forme normale, on pouvait remarquer que les motifs et nuances de bleu changeaient en cours de journée. On ne pouvait s’y tromper, c’était une marque de son éveil.
— C’est prêt ! dit-elle avec entrain. Vu qu’il n’y a pas de recette traditionnelle à la baleine dans la cuisine bretonne, j’ai laissé faire Akemi. J’ai juste préparé quelques crêpes au blé noir, de la tarte aux oignons et en dessert du far aux pruneaux et du kouign-amann.
Quelques regards affamés se tournèrent vers les plats qu’elles transportaient, tandis que la salive montait aux babines.
— De mon côté, je suis restée plus sobre, dit Akemi. Sashimi de cachalot, soupe de cachalot et en dessert des daifuku.
Les « ooohh ! » s’élevèrent à la fin de ces deux annonces, c’était des menus bien différentes mais également appétissants.
Parmi les neuf filles, presque toutes savaient au moins un peu cuisiner, mais les compétences de ces deux-là étaient tenues en haute estime. La capitaine était la seule qui ne cuisinait jamais. De toute manière, selon son aveu, elle ne savait que préparer des sushi, des maki et du sashimi.
En tant que fan inconditionnelle de poisson cru, elle ne connaissait aucune recette qui exigeait de la cuisson.
Après avoir disposé les plats sur la table, Akemi posa spécifiquement une assiette remplie de sashimi devant la capitaine.
— Je sais que la soupe ne sera pas à votre goût.
— Oh ! Merci l’amie ! Que voilà une belle assiette, elle me donne faim. Haha !
Akemi accueillit ces remerciements par un léger sourire, puis s’en alla s’installer à sa place. Elle ne riait jamais, à peine une petite courbure de ses lèvres. C’était l’expression par laquelle elle répondit à cet instant.
Lorsque la capitaine était en privé avec les syrens, elle était une toute autre personne. Aucun membre des officiers ou de l’équipage ne connaissait cette facette cachée de sa personne. À bord, tous la craignaient et étaient intimidés, seules les syrens l’appréciaient réellement. Mais, même elles tenaient sa brutalité pour acquise.
— Puisque c’est mon rôle, dit Kayomi… Bon appétit tout le monde !
Les voix des autres filles qui attendaient le feu vert de leur capitaine répondirent en chœur. Le tintement des assiettes s’élevait tel un orchestre, tandis que les voix féminines de ces valkyries des mers servaient d’accompagnement musical.
— Mmmm ! Ça défonce ces sashimi ! T’es douée, Akemi !
À bord de ce bâtiment, la langue officielle était le kibanais, mais la plupart parlaient également français, voire anglais. Même si cette dernière était officiellement la langue administrative d’Amaryllis, dans les faits, les anciennes langues pré-Invasion étaient encore largement diffusées et nombre de citoyens n’en parlaient pas d’autres. Ainsi, il n’était pas rare de tomber sur des citoyens amarylliens qui ne connaissaient pas l’anglais.
Lorsque les deux officières kibanaises, Kayomi et Akemi, n’étaient pas présentes, il arrivait que la discussion entre syrens passe naturellement en français.
— Mmm, c’est vrai que c’est bon, dit une femme au fort accent étranger.
— Et tu n’as pas goûté les sashimi encore, dit la capitaine.
Le visage de la jeune femme ne put s’empêcher d’exprimer son dégoût. Elle n’était pas la seule dans cette situation d’ailleurs.
Il s’agissait d’Iris Rauschenberg, une femme d’environ la vingtaine mesurant un mètre soixante. Elle avait de longs cheveux noirs attachés en couettes. Ses yeux étaient couleur mauve. Elle portait une longue robe noire avec quelques décorations rouges ; personne ne l’avait jamais vue porter autre chose que du noir, d’ailleurs. Sa poitrine était plutôt imposante.
Comme la capitaine et Akemi, même en période de repos, attablée, elle était armée : son choix s’était porté sur un pistolet-mitrailleur HK USP qui se trouvait dans un holster à sa taille.
— Désolée, capitaine Kayomi, mais je n’aime pas le poisson cru.
— Je suis sûre que tu fais comme tous ces Amarylliens de l’intérieur qui n’y ont jamais goûté et qui jugent.
Kayomi avait glissé un terme de français au milieu de sa phrase, ce n’était pas fortuit. Les Amarylliens bretons surtout, mais également tous les amarylliens vivant sur la côte Atlantique, avaient tendance à utiliser cette appellation pour désigner tous ceux qui vivaient à l’intérieur des terres. Assez souvent, cette désignation était empreinte d’ironie envers ceux qui ne comprenaient pas l’océan.
— Même moi qui ne vient pas de l’intérieur, j’ai du mal, dit Maëwenn. En plus, là il s’agit d’une baleine…
— C’est vrai que vous autres vous avez un problème avec ça. Mais rassurez-vous, elle était déjà morte. C’est pas nous qui l’avons chassée. Pas vrai, Akemi ?
Akemi détourna le regard pour observer le plafond.
— C’est quoi cette réaction ?
La capitaine plissa les yeux en fixant sa subalterne.
— Disons qu’en vrai, elle était déjà en train de pourrir. Si elle n’avait pas été si grande, nous n’aurions pas trouvé quoi que ce soit de frais à manger…
— Hein ? En plus elle était en train de pourrir ?
La réaction d’Iris fut brutale, elle blêmit et écarta son assiette.
À ses côtés, une autre fille devint tout aussi blême.
— Gross…, marmonna-t-elle d’une voix à peine audible.
Everly Porter, plus connue à bord sous le pseudonyme d’Eve, était une anglaise à la peau extrêmement blanche. Elle était rousse aux yeux bleus. Généralement, elle portait ses cheveux attachés en queue de cheval. Son physique était délicat et menu, à l’exception de sa poitrine qui battait les records de l’équipage. Elle portait généralement des vêtements chics : chemisier avec ruban et jupe, ainsi qu’un gilet lorsqu’elle montait sur le pont.
— C’est bon, rassurez-vous, j’ai vérifié, c’est parfaitement mangeable, dit Akemi. Le goût est juste un peu moins frais.
Pour les mettre en confiance, elle prit entre ses baguettes un morceau de sashimi qu’elle mit en bouche.
— Vous faites les difficiles, c’est tout. Les vrais marins mangent tout ce qu’ils trouvent. D’ailleurs, Eve, toi qui aime tellement les dauphins, ils sont aussi carnivores, tu sais ?
— Je… je mange de la viande et du poisson… mais pas de mammifère marin et… encore moins de la baleine… faisandée…
Everly parlait toujours très bas, elle était particulièrement timide.
— Puisque Akemi te dit que c’est bon ! Sérieux, faites-moi le plaisir de goûter au moins !
La capitaine se montra un peu véhémente, mais elle n’était pas énervée.
Les filles se regardèrent entre elles pour savoir qui céderait à son caprice. Les visages d’Eve, d’Iris et de Maëwenn indiquaient un « non » catégorique.
— Sinon, profitez des crêpes, elles sont encore tièdes, dit cette dernière en guise de diversion.
La capitaine fit la moue.
— Vous allez simplement boycotter la cuisine d’Akemi sans même essayer ? C’est plutôt irrespectueux, mes petites dames.
— Moi, j’vais goûter, cap’taine. Ch’suis pas une marin d’eau douce. Et comme vous le dites, les vrais mangent tout ce qu’ils trouvent. Pis, la bouffe de not’ commandante est toujours à tomber. Foi de marin, que j’vais m’en foutre plein la panse, baleine ou pas !
Celle qui parlait de la sorte se nommait Mégane Chagnon. À bord, on l’appelait souvent « Meg ». C’était une des plus grandes syrens présente avec son mètre soixante-dix. Sa peau était noir, ses cheveux en dreadlocks étaient noués en une queue de cheval. Elle avait des piercing aux oreilles et aux arcades et arborait un cache-œil. Ses vêtements débraillés étaient composés d’un pantalon et d’un haut à lacets qui n’était pas sans évoquer les anciennes chemises des pirates. Elle portait de plus un coutelas qui finissait de lui en donner l’apparence.
Sans se faire prier, elle prit un bol de la soupe à la baleine et mit sur une petite assiette des sashimis. Puis, elle se mit à manger avec appétit.
— Ça défonce, comme dirait la cap’taine !
Elle aspira bruyamment la soupe et mangea goulûment les sashimi en les trempant dans la sauce soja.
— Je vous le disais ! Haha ! Vous ne croyez pas la parole de votre capitaine, c’est ça ?
— Lorsqu’il s’agit de nourriture, difficile de te faire confiance capitaine…, dit Iris. Dans notre dernier convoi, tu as dévoré de la chair des Myll’dri… je suis même pas sûre que ça soit mangeable…
Elle secoua la tête pour chasser le souvenir de cet instant.
— C’est pas mangeable normalement…, marmonna Eve en enroulant une crêpe dans son assiette.
— À ce propos, Kayomi, dit Akemi. Il serait bon que vous ne proposiez pas votre nourriture étrange aux marins. Les malheureux qui ont essayé le Myll’dri ont failli y passer la dernière fois.
— Quoi c’est vrai ? s’écria Iris. J’avais entendu la rumeur mais j’avais pensé que ce n’était qu’une rumeur.
— Je l’ai dit que c’est pas mangeable…
— Vous en faites du raffut pour de la bouffe, dit Isabel qui se taisait depuis un moment. Manger c’est avant tout pour faire tourner la machine du corps…
Sans que personne n’y ait prêté attention, la petite femme venait de finir un bol de soupe et avait planté sa fourchette dans un morceau de sashimi. Elle ne savait pas manger à la baguette, ou bien elle ne voulait pas l’apprendre.
Les regards se tournèrent vers elle, elle engloutit le sashimi sans aucune forme de cérémonie, puis elle remplit à nouveau son assiette en mélangeant tout ce qui passait à porter de main : pain, crêpes, tarte et même le dessert, sans respecter aucun ordre établi.
— Tu vas manger le dessert en même temps que le reste ?
Isabel arrêta sa fourchette plantée le morceau de far et observa Maëwenn. Elle se dispensa de répondre.
Pour d’autres raisons que la capitaine, les filles aux estomacs les plus maniérées grimacèrent.
Isabel continuait de manger comme si de rien n’était, puis en tendant la main vers Mégane :
— Bière, s’il te plaît !
— Aye Aye Miss !
Mégane, la moins perturbée, prit une canette de bière et la tendit à Isabel avant d’en prendre une à son tour. Elle en proposa également au reste de l’assemblée.
Bien sûr, une partie d’entre elles n’était même pas majeure, mais les lois internationales de la marine ne stipulaient pas les mêmes règles que celles terrestres. En réalité, c’était une excuse fallacieuse parfois invoquée en guise de plaisanterie, de toute manière personne d’autre qu’une syren n’aurait eu le cran de faire de reproche à une autre syren.
— Aahhh ! Ça fait du bien où ça passe ! dit Isabel.
— J’ai toujours du mal à croire que tu sois majeure…, dit Iris.
— Qui sait ?
Avec son apparence juvénile, Iris n’était pas la seule à douter de l’âge véritable de Sister.
Maëwenn se tourna vers les deux filles qui n’avaient encore rien dit.
— Vous ne mangez rien, Violaine-san, Fulvia-san ?
La première à répondre ne fut autre que Fulvia Ciliberto. Une femme à la peau bronzée, à la longue chevelure châtains ondulée et à l’imposante poitrine, d’autant plus visible qu’elle ne portait qu’un débardeur rouge. Les bretelles de son soutien-gorge étaient parfaitement visibles. Elle portait un mini-short en cuir et un ceinturon typé western avec un revolver dans un holster. Elle avait de nombreux tatouages.
Ses cheveux couvraient un de ses yeux, l’autre reflétait son manque d’enthousiasme. Sa pupille était de couleur orange.
— Désolée, la baleine c’est pas trop mon truc… Je vais me contenter de quelques crêpes et du pain.
— Toujours aussi difficile, dit Iris.
— Tu veux que je te prépare autre chose ? proposa Maëwenn. C’est mon tour de cuisiner, de toute manière.
— Sinon tu peux aussi aller au réfectoire te prendre un truc, proposa la capitaine. Toujours à faire ta difficile.
— J’y peux rien si j’aime pas votre cuisine bizarre…, répliqua Fulvia. Des pâtes et des pizzas, tout le monde aime. Pourquoi on n’en fait pas plus souvent ?
La capitaine soupira.
— Quand c’est ton tour, tu en fais bien assez. Chacun prépare ce qui lui plaît, c’est notre règle. Apprends à t’adapter Fulvia.
La dénommée Fulvia grommela et fit la moue, puis attrapa du pain qu’elle se mit à mâcher.
— Y a pas du vin au moins ?
— C’est du français, ça ira Fulvia-san ? demanda Maëwenn en se levant.
— Parfait, ma chérie. L’italien est meilleur pour la table, mais ne faisons pas la difficile.
— Je vous comprendrais jamais, dit la capitaine. Vous êtes toutes encore tellement ancrées à vos pays d’origine. Nous sommes des syrens, oubliez vos pays, nous sommes des habitantes de la mer.
Maëwenn acquiesça avec entrain en revenant à table avec une bouteille de vin. Elle servit immédiatement Fulvia qui la remercia chaleureusement. Les autres Amarylliennes à table restèrent muettes face à la déclaration de la capitaine, ce n’était pas la première fois qu’elle leur en faisait le reproche.
— Bien dit… Kayomiiii~…
La voix fatiguée de Violaine Chaney s’éleva enfin. Elle leva le pouce avant de laisser tomber sa main sur la table. Haute d’un mètre soixante-cinq, elle avait de très longs cheveux violet, décoiffés. Ses yeux, de même couleur, étaient humides, elle ne cachait pas sa fatigue alors qu’elle bâillait pour la énième fois.
Sa tenue était légère : un petit haut qui laissait ses bras nus, une jupe et un béret sur la tête. Si ses vêtements étaient simples, elle portait par contre nombre d’accessoires : des pendentifs autour du coup, des bracelets autour des poignets, des boucles d’oreilles et quelques bagues.
— Tu étais de quart cette nuit, Violaine ?
L’interpellée ne répondit pas, elle ferma les yeux et sa tête commença à tomber.
— Oui, elle était de quart, répondit à sa place Akemi. Mais elle a dormi ce matin normalement…
— Quelle paresseuse !
— Désolée… capitaine… l’Océan a susurré à mon oreille toute la nuit…
— Eh bien, tu viendras m’expliquer ce qu’il t’a dit plus tard à la passerelle de commandement.
— Les vagues m’amèneront sûrement jusqu’à vous, capitaine. Haaaaaaannnn~ !
Elle se força de lever sa cuillère sans même regarder ce qu’elle mangeait.
— Je vais lui mettre de côté le repas pour plus tard, proposa Maëwenn.
— On dirait une maman soucieuse, se moqua Isabel. Relax~ !
La gentille Maëwenn afficha un sourire crispé. Ce n’était pas la première fois qu’on critiquait sa gentillesse et ses délicates attentions.
— Finalement, cette tarte à l’oignon et la soupe sont pas si mal, dit Fulvia qui avait finalement cédé.
— À ton âge, faire des caprices…, dit la capitaine en soupirant.
— Capitaine Kayomi, vous n’avez pas goûté ma soupe. Je vous en sers ?
Kayomi, avec une grimace, allait refuser d’un geste de la main avant de se rendre compte que tous les regards étaient tournés vers elle. Elle la baissa, toussota et dit :
— Volontiers. Il ne reste plus de sashimi de toute manière.
— Je savais que les autres n’en auraient pas voulu, j’ai préféré vous en servir le plus, capitaine.
— Vous faites toutes du chichi parce que vous êtes des cordons bleus, dit Mégane en utilisant une expression française.
— Merci, dit Maëwenn avec un sourire gêné.
— Voilà votre soupe, capitaine. J’ai mis une double ration de daikon, je sais que vous ne mangez pas beaucoup de légumes.
La capitaine se retint de grimacer, elle accepta le bol et commença à le manger, contrainte par les regards de ses subalternes.
— Chaud ! Tu sais bien que j’ai une langue de chat, bon sang ! Ça m’a coupé l’envie d’en manger, tiens !
C’était une expression japonaise pour désigner quelqu’un à la langue sensible aux aliments chauds.
— Je peux souffler pour toi si tu veux, c’pitaine.
L’expression d’Isabel était tout aussi amorphe que d’habitude, mais ses propos étaient évidemment moqueurs. La capitaine grimaça.
— Tsss !
Cette réaction provoqua l’hilarité autour de la table. La redoutable capitaine si crainte par l’équipage, nul d’autres que les syrens ne connaissaient ce côté enfantin de sa personnalité.
Finalement, une fois le repas fini, la capitaine Kayomi se leva de table.
— Je dois retourner à mon poste. Akemi, viens avec moi.
— Je vous laisse débarrasser, s’excusa Akemi avec une petite courbette.
En sortant, la capitaine passa la main sur la tête de Violaine pour la réveiller.
— Je passe te voir plus tard. Soit en forme. J’ai besoin de tes pouvoirs.
Une main dans la poche, Kayomi salua les filles.
Une fois seules dans les coursives, une question qui taraudait Akemi depuis longtemps finit par monter à ses lèvres.
— Au fait, pourquoi reste-t-il toujours une place vide à table ? Les autres équipages des destroyers de classe Muramase accueillent toujours dix syrens, pourquoi ne sommes-nous que neuf ?
Cela faisait un moment qu’elle se posait la question. Déjà lors du dernier convoi, lorsqu’elle avait officié sous les ordres de la capitaine Kayomi, elles étaient neuf.
Y avait-il une raison particulière à cela ?
La capitaine prit un certain temps avant de répondre.
— C’est l’armateur qui décide du nombre de syrens à bord.
— Ah bon ? Mais ça reste étrange, le Murashigure en a dix lui.
Kayomi leva les épaules et sourit :
— Qui sait ? Nous avons peut-être une passagère clandestine à bord ? Hahaha !
Akemi ne comprit pas la blague de suite, elle garda le silence et laissa la capitaine finir de rire.
— Vraiment ?
— Qu’en sais-je ? Ne t’inquiète pas trop, à nous neuf, nous valons bien plus que les dix du Murashigure.
Elle lui tapota l’épaule avant d’ouvrir la porte de la salle de commandement et d’inviter Akemi à y entrer.
***
— Je vais accompagner Violaine dans sa chambre, dit Maëwenn en français cette fois.
— Ouais, fais ça.
— Pas de cochonneries, Dieu n’aime pas les gens luxurieux…
Maëwenn afficha un sourire crispé en se tournant vers Isabel et Mégane qui jouaient aux cartes en fumant et en buvant.
— Je ne pense pas que ce serait moi que Dieu jugera le plus…, marmonna-t-elle.
— Qu’as-tu dit, mon enfant ?
— Rien du tout, Sister. Haha !
Les regards des deux femmes se tournèrent un instant vers elle, puis elles reprirent le jeu.
— Tu devrais arrêter avec tes trucs de cureton. En plus, t’y crois même pas…
— J’sais, Mégane. Mais ça fait rire les gens. Puis, bon, en vrai je m’en fous pas mal du bien et du mal. Si Maëwenn veut profiter de Violaine, j’ai envie de lui dire : « éclate-toi bien ».
— Eh oh ! Je ne vais rien lui faire, juste la mettre au lit !
— Mais oui, mais oui…
Isabel lui lança un clin d’œil complice avant d’écraser sa cigarette.
— Eh ! J’te rappelle que c’est pas autorisé à bord, dit Mégane. Tu veux que la cap’taine te refasse le portrait ?
— Va, va ! C’est pas autorisé pour les simples marins, mais nous sommes des syrens. Faites-vous plaisir, mes filles.
— En vrai, tu n’es pas une sœur, mais un démon, déclara Maëwenn.
Isabel lui répondit par un signe de victoire avant de finir sa canette de bière et de poser des cartes sur la table.
À cet instant, Iris s’approcha de Maëwenn avec un torchon à la main, elle soupira.
— Celles-là, je te jure… Si tu attends cinq minutes, je t’aide à la transporter. Juste le temps de finir la vaisselle.
— Merci, ce serait gentil de ta part.
— Un plan à trois ? C’est pas mal du tout ça, Dieu apprécie.
— Tu vas arrêter, espèce de sœur dépravée !!
Isabel ne tourna pas la tête et continua la partie. Iris secoua la tête dépitée et retourna en cuisine. À cet instant, Fulvia rentra dans la salle de repos, de retour des toilettes.
— Ah ? Vous avez déjà commencé ? Je vous avais dit d’attendre !
— C’est bon, pas de stress. On jouait comme ça à vide. Allez, sortons les pesetas.
Fulvia s’installa à la table et rejoignit la partie.
Maëwenn rajusta la tenue de Violaine qui dormait profondément et c’est alors qu’Iris la rejoignit. Elles prirent Violaine chacune d’un côté.
La distance à parcourir était assez proche, la cabine de Violaine et d’Eve, puisqu’elles la partageaient, était quelques portes plus loin, dans le couloir. Les syrens avaient l’avantage de disposer d’une cabine pour deux, donc d’avoir un peu plus d’intimité que les marins.
Seules la capitaine et la commandante avaient des cabines individuelles.
Arrivées, elles déchaussèrent Violaine, la posèrent toute habillée sur le lit et la couvrirent d’une couverture.
— En fait, c’est elle la plus à risque, dit Iris en rougissant.
— Tu veux parler du marin qui est venu cette nuit ?
— Oui. Il paraît qu’il est entré dans ta cabine. Je me demande s’il savait que tu étais seule dans ta cabine… ?
En effet, puisqu’elles étaient sept, en excluant la capitaine et la commandante, l’une d’entre elle occupait seule sa cabine ; il s’agissait de Maëwenn.
— J’avoue que je ne me suis rendue compte de rien. Heureusement qu’Isabel passait dans le coin.
— Oui. Quelle horreur ! Je vais fermer ma cabine comme il faut à partir de maintenant… D’ailleurs, si tu veux, je peux venir m’installer avec toi : Isabel ne craint rien de toute manière.
— Ne t’inquiète pas, je ne pense pas que quelqu’un d’autre tentera de sitôt… Ça te dit d’aller faire un petit tour ? Je commence à me sentir enfermée ici ?
— Pourquoi pas… ?
Les deux filles quittèrent la cabine en prenant soin de bien refermer derrière elles, puis montèrent à la surface, sur le pont. Everly s’y trouvait déjà, elle fixait la surface de l’océan, sans aucun doute à la recherche de dauphins qu’elle adorait plus que tout.
Pour ne pas la déranger, les deux filles s’en allèrent à l’opposé, sur le pont arrière et s’appuyèrent sur le bastingage.
— Tu l’as mal pris la remarque d’Isabel ? demanda franchement Iris.
— Ah ça ? Non, je pense qu’elle plaisantait. Rassure-moi, elle plaisantait ?
— J’espère ! Après, faut se méfier, car elle est réellement immorale. C’est pas juste une blague, si tu faisais quelque chose à Violaine, elle dira rien.
— Dire qu’elle se prétend nonne !!
Maëwenn afficha un sourire crispé. Elles fixèrent en silence la houle, puis finalement Iris reprit la parole :
— Pourquoi tu as embarqué avec nous cette fois ? Je veux dire, tu étais sur d’autres bâtiments auparavant…
— Ah oui… Comment expliquer ça… ?
Maëwenn se gratta la joue un peu gênée.
— Tu peux tout me dire, je ne te jugerai pas.
Iris lui prit la main pour la mettre en confiance. Il n’y avait pas d’arrières-pensées, mais Maëwenn rougit.
— Tu vas te moquer de moi, j’en suis sûre…
— Promis, je ne le ferai pas.
— Je… je recherche la ville engloutie d’Ys. Si je demande souvent à changer de bâtiment c’est pour essayer de nouvelles routes.
Iris la dévisagea quelques instants manifestement surprise, puis demanda :
— C’est quoi cette cité ?
Maëwenn parut encore plus gênée, mais prit le temps de lui expliquer la légende bretonne de la ville engloutie d’Ys.
— Ah OK ! En gros, tu cherches un vieux trésor ? Un peu comme celles qui veulent l’antique trésor de Drake ou d’autres pirates ?
— On va dire ça. Et toi, pourquoi es-tu devenue une syren ?
Iris se mit à rire, puis détourna le regard.
— C’est rien d’aussi gros. Juste que je ne savais rien faire de spécial. Ma famille a perdu sa richesse pendant l’Invasion, j’étais un peu la fille inutile… J’ai décidé d’entrer dans l’armée pour alléger leurs dépenses. Puisque j’avais une disposition magique, j’ai accepté l’éveil. Ça gagne bien, puis la retraite est rapide.
Comparé à l’objectif de Maëwenn, c’était des aspirations plus terre-à-terre.
— Mais c’est dangereux aussi…
— Oui, c’est le souci. Disons que… je savais que je ne manquerais à personne si je disparaissais, donc c’était une voie en or pour un jour avoir la belle vie. Quand j’aurais perdu mes pouvoirs, je serais encore assez jeune, je pourrais me marier et profiter de mon solde.
— À moi tu me manquerais si tu venais à disparaître.
Iris rougit et baissa le regard alors qu’elle sentit l’étreinte de la main de son interlocutrice plus ferme sur la sienne.
— Merci… C’est gentil… Je peux te poser une question ?
— Oui ?
— Tu… tu n’essayerais pas de me draguer par hasard ?
— Hein ?!!!
Maëwenn rougit et s’éloigna brusquement d’elle.
— Tu… tu penses que j’essayais ?
— Je… Désolée d’avoir demander. En fait, c’est bizarre, c’est comme si tu… non, laisse tomber…
Iris s’écarta du bastingage et lui tourna le dos.
— Non, attends. Tu veux dire quoi par là ? Je donne l’impression de vouloir sauter sur les filles ?
— C’est pas ce que j’ai dit… Marchons un peu, ça nous fera du bien.
— Explique-toi !!
Iris tira la langue, puis reprit la marche suivie de Maëwenn qui n’avait de cesse de lui reposer la même question.
***
Passerelle de commandement.
Violaine était sortie de sa léthargie après une longue sieste.
Elle avait fini en vitesse son repas, mis au frigo par la gentille Maëwenn, et s’était immédiatement rendue voir la capitaine.
— Kayomi ! Une tempête !
Elle venait d’entrerdans la salle en ouvrant grand la porte et en criant de la sorte. Même si elle était parfaitement réveillée, ses yeux semblaient fatigués et ses cheveux n’étaient pas plus coiffés qu’avant, de même que sa tenue encore dépareillée.
— Hey ! Sur cette passerelle, je suis « capitaine », je te rappelle !
— Ah oui… c’est vrai… Il va y avoir une tempête ! répéta-t-elle en hochant la tête et en croisant les bras.
Elle ne s’était pas excusée, la capitaine se renfrogna.
Akemi était choquée et soucieuse. Elle s’attendait à ce que Kayomi explose de colère, elle était le genre de personne à s’emporter pour ce genre de choses. L’insubordination était ce qu’elle détestait le plus.
— Commandante Akemi, ramènez-moi cette abrutie.
— Euh… capitaine, soyez indulgente je vous prie.
Le regard noir que lui lança Kayomi la dissuada d’en dire plus. Elle risquait à son tour de s’attirer ses foudres.
— Désolée, Violaine-san…
— Hein ? J’ai dit un truc de mal ?
Akemi lui attrapa le poignet et l’amena devant la capitaine. Violaine semblait perdue, confuse, elle ne comprenait pas trop la situation. C’était une fille que toutes considéraient étrange, elle fonctionnait à son propre rythme et ne faisait jamais rien comme les autres.
Lorsque Mégane le lui avait dit en français lors du précédent voyage :
— T’es vraiment à l’ouest, tu sais ?
Violaine s’était simplement contentée de répondre :
— Ça tombe bien, c’est là qu’on va…
Dès que la capitaine fut à portée, elle prit la tête de Violaine entre ses mains.
— Combien de fois faut-il que je te le dise, bon sang ?!!
— Hein ? De quoi ? Vous… vous ne comptez pas abuser de moi à deux… ici ?
Elle commençait à s’agiter, mais la poigne de la capitaine était plus forte. Elle finit par l’attirer à elle et la faire tomber sur ses cuisses.
— Excuse-moi, Kayomiiii !!!!! Je suis désoléeeee !!
— Pas suffisamment pour arrêter de m’appeler par mon prénom, en tout cas, hein ?
— Capitaine, c’est une situation gênante…, dit timidement Akemi qui remarquait les regards braqués sur elles.
Mais Kayomi l’ignora et commença à frotter les tempes de Violaine.
— J’espère que cette fois ça rentrera dans ta tête ! Ici, je suis C.A.P.I.T.A.I.N.E. OK ?!
— Ouiii, Capitaine〜 !
Kayomi la relâcha. Violaine se caressa les tempes pour dissiper la douleur, puis remit ses cheveux en place… du moins, elle essaya, car il restaient toujours aussi décoiffés.
Les autres officiers présents sourirent et se remirent au travail. Akemi trouva leur attitude suspecte mais ne comprit que plus tard qu’ils étaient en réalité habitués à cette scène. C’était le premier voyage qu’elle passait dans la passerelle de commandement, auparavant elle était une simple syren, elle ne pouvait pas savoir que Violaine, qui était une des syren vétérane, commettait systématiquement la même erreur.
— Donc, une tempête ?
— Je ne comprends pas pourquoi tu t’emportes à chaque fois… Moi, je viens pour te faire un coucou, et tu m’engueules… Sniff ! Pauvre de moi…
— Je crois que je ne l’ai pas assez profondément imprimé dans ta tête. Je pense qu’on devrait recommencer.
— Hiiii !! C’est bon, j’ai compris ! (peut-être). Ah, oui… Une tempête approche !
La capitaine soupira.
— T’es en retard, camarade, nous sommes déjà au courant. Les senseurs et indicateurs météorologiques nous l’ont indiquée. Mais ça n’a rien de particulier en cette saison.
— Non ! Elle sera très violente ! Elle n’est peut-être pas normale !
— Peut-être ?
— Je ne sais pas… L’Océan m’a prévenu du danger, il m’a dit : « blu blu blu ».
Akemi rougit. Violaine se ridiculisait devant tout le monde avec ses imitations du son de la mer, mais elle ne semblait pas le remarquer.
Avec professionnalisme et sérieux, Akemi demanda :
— Cela signifie quoi précisément ?
— Je traduis : « Violaine, mon amie, les vagues monteront au ciel et tout ce qui naviguera sur ma surface coulera dans mes entrailles… ». Puis il s’est mit à me parler des poissons, mais ça je pense que vous vous en fichez.
Assise sur son fauteuil, les jambes croisées, la capitaine la fixait en silence. Akemi ne savait pas qu’en penser, elle avait honte au nom de toutes les syrens ; elle cacha son visage dans sa main.
— Quoi ? Vous ne me croyez pas ? La tempête sera très forte, je vous l’assure ! reprit Violaine. Je ne me trompe jamais quand il s’agit d’Okeanos ! Vous devez me croire !
— Capitaine… ? demanda Akemi sans conviction.
Kayomi se leva et fit signe à Violaine de la suivre.
— Indique-moi précisément où aura lieu la tempête.
— Vous la croyez ?
— Bien sûr. C’est son pouvoir. Elle est capable d’utiliser l’hydromancie. Et le pire c’est qu’il semblerait que ses pouvoirs interfèrent même sous sa forme normale.
— C’est impressionnant, non ?
— Oui. Tout comme son insubordination…
Sur la table se trouvait la grande carte numérique, Violaine s’arrêta devant et, en silence, se contentait de sourire et d’inspecter le moindre objet dans son environnement.
— Eh bien, j’attends…, dit la capitaine en croisant les bras.
— Ah oui !! Alors… voyons, voyons… Ce truc là, c’est le navire, non ?
— Tu ne sais pas lire de carte ? demanda Akemi.
— J’ai déjà essayé de lui apprendre, mais j’ai laissé tomber. Elle me fait le coup à chaque fois…
La capitaine haussa les épaules, puis commença à donner des indications à Violaine qui la fixait au lieu de regarder la carte.
— Un problème ? s’interrompit la capitaine.
— Non, je pensais juste que tu es mignonne en vrai.
La capitaine fit la moue, tandis que les yeux d’Akemi s’écarquillèrent. Les officiers autours retenaient leurs rires.
— Idiote ! Un jour, je te ferais couper la langue.
Sur ces mots, elle lui attrapa la tête et la colla sur la carte.
— Aïe… Aïe… je suis pas maso, Kayomi…
— Tu vas le devenir à force ! C’est ici que ça se passe. Regarde la carte, pas moi !
— Akemi aussi est mignonne, en fait…
— QUOI ?! Laissez-moi en dehors de tout ça ! En plus, je suis commandante aussi, je signale !
Akemi rougit et recula de quelques pas, tandis que les officiers présents ne purent plus se retenir. Même la capitaine s’esclaffa.
— Haha ! C’était quoi cette réaction ?
— Ton visage est marrant, Akemi. Hahaha !
La capitaine s’interrompit en entendant Violaine les accompagner dans l’hilarité générale.
— Toi tu n’as pas le droit de rire, idiote !
Elle se remit à la brutaliser.
— Dis-moi plutôt où est la tempête !
— Aïe Aïe… Là ! Ici ! Enfin… ça, c’est bien une île, non ?
— Oui c’en est une, je viens de te l’expliquer.
— OK, OK… Mmmmm…
Violaine se dégagea de l’étreinte de la capitaine et prenant un peu de distance avec la carte, elle la considéra en se grattant le menton. Puis, finalement, elle monta sur une chaise pour la voir d’encore plus haut.
— OK, j’ai compris ! Alors, elle va frapper de là à là…
Elle redescendit et traça du doigt une énorme zone sur la carte.
— C’est pas une petite tempête ça ! Les relevés météorologiques indiquent même pas la moitié de cette zone. Si on considère qu’elle a raison, on se dirige en plein dedans, dit Akemi.
La capitaine poussa Violaine et prit place sur la chaise en fixant la carte.
— Violaine, tu as une idée de l’intensité ?
— Forte !
— Oui, mais forte comment ? Par exemple, celle qu’on a essuyé en mai l’an dernier… plus ou moins forte ?
Violaine réfléchit en dodelinant de manière anarchique. Akemi ne dit mot, elle venait d’être complètement ignorée.
Autour d’elle, tous prenaient la menace au sérieux tout à coup.
— Plus forte encore, finit par dire Violaine.
— OK, je vois…
— Capitaine Kayomi, vous la croyez ?
La capitaine resta amorphe quelques instants, puis elle soupira longuement.
— Nous allons changer tout de suite de cap. Violaine, tu aurais dû m’en parler avant.
— Donc elle a raison ?
— Ses pouvoirs ne nous ont jamais trahis. Nous avons peu de temps face à nous, nous entrerons dans la tempête en soirée…
Les officiers se rapprochèrent pour mieux voir la carte. La capitaine commença à expliquer le nouveau cap.
— Nous allons essayer de passer par là. Il faut surtout éviter de passer par ce secteur, il y a des hauts fonds.
— Nous devons nous attendre à quel genre de tempête, capitaine ? demanda le second.
— Une 11, voire 12.
— Quoi ?! s’écria Akemi. Une telle tempête serait restée invisible sur nos senseurs ? On parle bien de 11 ou 12 sur l’échelle Beaufort ?
Kayomi acquiesça.
— Je ne pense pas qu’elle soit d’origine naturelle. Commandante Akemi, nous frôlerons la tempête en soirée, il faut donc s’attendre à une attaque nocturne. Nous passons en situation de crise : les quarts sont interrompus, je veux que toutes les syrens soient actives à partir de maintenant.
— D’ac… d’accord, capitaine…
L’ambiance sur la passerelle de commandement était devenue pesante et fébrile. D’un seul coup, chaque officier, chaque navigateur se mit en activité, la réactivité de chacun d’eux était impressionnante. Certains transmirent les ordres aux différents corps du navire, d’autres quittèrent immédiatement la passerelle.
La capitaine retourna à son siège personnel et cria au-dessus de toute cette agitation :
— Qu’on me mette en communication avec les autres navires ! Et tout de suite, moussaillons ! Il n’y a pas une minute à perdre.
Akemi salua respectueusement la capitaine avant de prendre Violaine par le bras et l’emporter avec elle. C’était désormais un combat contre la montre qui s’engageait. Le convoi ne pouvait pas esquiver la tempête, mais chaque minute comptait pour minimiser les dégâts.
— Pourquoi tu n’en as pas parlé avant ?
— Je… j’étais trop fatiguée…
— Tsss ! Tu crois que c’est une excuse !
Akemi se mit à gourmander Violaine aussitôt dans le couloir. La sirène se mit à hurler et une annonce générale jaillit des interphones ordonnant la mise en alerte du bâtiment.
— Je… je n’étais pas sûre non plus. J’ai ressenti quelque chose, mais c’est pendant ma sieste que j’ai compris le message.
— Il faudrait qu’on discute clairement de tout ça après nous en être tirées. Il me faut mieux connaître ton étrange pouvoir… Estime-toi heureuse si la capitaine Kayomi ne te sanctionne pas pour ce retard.
Violaine regardait le sol, mais ne semblait pas vraiment désolée. Akemi avait même l’impression qu’elle fixait juste ses propres chaussures.
Akemi grommela de mécontentement et se remit à la tirer vers les quartiers des syrens.
Quelques heures plus tard, le convoi entra dans la terrible tempête.