Magical Syrens – Prologue

Sur le pont d’un navire de guerre, un destroyer de classe Murasame, long de cent cinquante mètres, l’équipage était réuni autour d’un homme à genoux.

Devant le malheureux se tenait une femme aux cheveux noirs détachés qui lui tombaient sur les épaules. Ses yeux verts à demi-clos paraissaient las. Son phénotype était kibanais et elle mesurait environ un mètre soixante-cinq.

Sa tenue était plutôt décontractée, contrairement à celle des marins en uniforme militaire bleus. Un connaisseur ne s’y tromperait pas, toutefois, il ne s’agissait pas de ceux de l’armée officielle du pays, mais bel et bien ceux d’un groupe de marine civile.

En effet, ce navire, qui répondait au nom d’Akatsukiyami, faisait partie d’un convoi marchand privé affrété par le conglomérat kibanais ONC, diminutif de « Ocean Network Cargo ».

La femme était pour sa part vêtue d’un pantalon en cuir, d’un t-shirt blanc moulant sa poitrine aux dimensions plutôt normales et d’une veste en cuir ouverte qui laissait entrevoir un pistolet chromé à sa ceinture.

— Matelot, rappelle-moi donc qui sont les syrens ?

Le regard de la femme devint plus dur.

Le marin interrogé, contraint par les menottes attachées à ses poignées détourna le regard.

— Je vois que tu veux ajouter l’indiscipline à ton déshonneur. À ta guise, ça n’en sera que plus douloureux.

— Je… Je vais répondre, capitaine ! dit le marin en paniquant.

C’était un homme qui paraissait assez jeune, un peu plus de la vingtaine sûrement. Tous les regards étaient tournés vers lui, les spectateurs étaient pendus à ses lèvres et celles de la capitaine.

— Les syrens sont les mahou senjo faisant partie de la guilde de mercenaire du même nom. Elles sont responsables de l’escorte des navires marchands assurant le commerce mondial dans cette période de guerre difficile.

— À la bonne heure. Tu as bien appris ton texte, matelot. Mais, sachant cela, pourquoi t’es-tu permis t’intenter à la dignité de l’une d’entre nous ?

Le jeune homme blêmit, puis rougit.

Il répondit d’une voix si basse que seule la capitaine et les personnes les plus proches l’entendirent :

— Parce qu’elle était mignonne…

— Et tu crois que c’est une raison de faire ce que bon te semble ? Les quartiers des syrens sont proscrits aux membres de l’équipage, c’est une règle à bord, écrite dans la chasse-partie.

La capitaine utilisait un terme de marine désuet, à cette époque on parlait de « charte de l’équipage ». Il s’agissait des règles à bord que devaient respecter tous les marins.

Depuis l’Invasion, la mer n’appartenait plu aux humains, mais aux Anciens, notamment Cthulhu et les séïdes qui en occupaient tous les océans du monde.

— Je… suis désolé capitaine… je… je ne pensais pas à mal…

— Oooh ? Voyez-vous cela ? Contraindre une femme par la force n’est-il donc rien de mal à tes yeux ?

La capitaine se rapprocha de lui avec un regard plein d’ironie et de reproches.

— Désolé, capitaine…

Elle soupira et recula.

— Tu as de la chance qu’elle ne se soit pas réveillée, faute de quoi tu serais déjà mort…

La capitaine parlait fort de sorte que tous puissent l’entendre.

— Capitaine Kokuryû, que décidons-nous pour sa sentence ? demanda un homme au port droit.

Il avait les cheveux courts enfermés dans une casquette de marin, le visage dur et buriné et surtout un bras métallique. Il s’agissait d’une prothèse dernier cri, ce qu’on pouvait appeler un bras cybernétique. Peu étaient les personnes capables de se payer ce genre de prothèses de pointe en cette époque, surtout que le prix avait flambé après l’Invasion.

Il s’agissait du commandant de l’équipage en chef Nagano Hisato.

— Qu’allons-nous donc faire ? La réponse me semble évidente pourtant. L’Akatsukiyami n’est pas un navire pirate sur lequel règne l’anarchie, dit la capitaine en écartant les bras et en passant son regard d’un matelot à l’autre. Nous avons là un sérieux cas d’insubordination et de non respect des règles de bienséance commune, ne le pensez-vous pas, maître d’équipage ?

La capitaine Kokuryû Kayomi aimait utilisé les anciens termes de la marine pour désigner les rôles à bord. Ainsi, elle appelait son commandant d’équipage en chef maître d’équipage. Personne ne savait vraiment pour quelle raison elle les employait, peut-être provenait-elle d’une ancienne famille de marins.

Nombre de mystères entouraient la capitaine, de toute manière.

— Je pense qu’une punition s’impose, en effet, répondit le commandant Nagano.

— Et toi, qu’en penses-tu, quartier-maître ?

Elle se tourna vers une femme qui ne portait pas le costume militaire de l’armateur ONC comme les autres à bord. Puisqu’il s’agissait d’un conglomérat privé, il n’avait pas le droit d’utiliser les vrais uniformes de marine mais il s’en était largement inspiré pour fabriquer les siens. Ainsi, tous les navires voguant sous sa bannière adoptaient le même.

Néanmoins, les syrens étaient interdites de son port, pour la simple et bonne raison de les distinguer des marins normaux, dénués de pouvoirs.

Selon le conglomérat, la hiérarchie à bord différait grandement. Sur les bâtiments de ONC, le capitaine des navires était toujours une syren et son second un officier sans pouvoir. Chez AFU, Armateur Français Unis, avec qui travaillait ONC dans le cadre de cette expédition, c’était l’inverse. Ces différences résultaient d’une optique différente : l’un défendait qu’une mahou senjo était plus à même de prendre des décisions d’urgence dans une mer remplie de monstres, tandis que l’autre pensait qu’un marin confirmé et parfaitement instruit de la navigation était plus à même de se charger de ce rôle principal.

La femme qui venait d’être interrogée, un peu comme Nagano, semblait être une personne très sérieuse. Elle croisait les bras derrière son dos et se tenait droite comme un mât. Un peu plus petite que la capitaine, ses longs cheveux étaient également noirs mais elle avait une frange pour couvrir son front. Ses yeux étaient couleur rouille.

Même si ce n’était pas celui de ONC, elle portait un uniforme noir et rouge, avec une jupe qui s’arrêtait à mi-cuisses, et des collants malgré la chaleur. À sa ceinture était accroché un katana.

Il s’agissait de Haiki Akemi, la commandante des syrens.

— Je pense qu’il mérite sentence, capitaine Kayomi.

Contrairement à Nagano, en tant que syren, elle avait le devoir d’appeler la capitaine par son prénom. C’était en principe un privilège, mais en réalité une obligation exigée par Kayomi.

— Il ne reste plus que votre avis, second. Qu’en pensez-vous donc, l’ami ?

Le second, Tanigawa Yuji, un homme de la cinquantaine, aux longs cheveux gris, et aux épaisses lunettes, soupira et se tourna vers le marin.

— Pourquoi as-tu fait quelque chose d’aussi stupide, pauvre garçon ? Nous sommes parties depuis quelques jours seulement… tu ne pouvais pas te faire plaisir au port ? Pffff !!

Le regard du second mêlait colère et compassion.

— Et donc, second ?

— Malheureusement, les règles sont les règles. Même s’il n’y a eu aucune victime. Je ne peux que m’en remettre à votre clémence, capitaine.

Il prit sa casquette et la posa sur sa poitrine en fermant les yeux.

La capitaine leva les épaules et soupira.

— En vertu de tes fautes, matelot, je te condamne au supplice de la grande cale. Observez tous et réfléchissez aux conséquences de vos actes futurs. L’insubordination et la stupidité ne sont pas de rigueur à bord. Application immédiate, je vous prie, officier Nagano.

Nagano fit un salut militaire à la capitaine et se tourna immédiatement vers ses hommes à qui il donna ordre d’appliquer la sentence.

— Capitaine ! Capitaine !! Je vous en prie ! cria le marin en se mettant à pleurer.

— Plaît-il, matelot ? Aurais-tu quelque chose à dire pour ta défense ?

— Je… ne voulais pas…

— Alors pour quelle raison es-tu entré dans la cabine de Maëwenn ? Et qu’aurais-tu fait si Isabel ne t’avait pas surpris ?

— Je suis… désolé…

— Je n’ai pas besoin de telles choses. Juste de marins qui savent se tenir à leur place.

Elle s’éloigna et s’en alla s’asseoir sur un fauteuil qui avait été amené là.

Le second remit sa casquette sur la tête avec un air profondément désolé, tandis qu’Akemi s’approcha de la capitaine et lui chuchota.

— La grande cale ? Sur les anciens navires très peu en ressortaient vivants, mais ils ne mesuraient pas cent cinquante mètres.

— Eh bien, c’est son cadavre que nous ressortirons des flots. Un problème, Akemi ?

En privé, la capitaine appelait ses subalternes syrens par ce suffixe.

— Si vous le permettez…

— Parle ouvertement, mon amie.

— La peine me semble disproportionnée. Il n’y a pas eu de victime.

— Il n’a pas pu y en avoir, puisqu’il a été arrêté avant.

— Mais quand bien même, Maëwenn se serait réveillée et…

— Pensez-vous qu’un tel argument soit recevable devant un tribunal ?

Akemi garda le silence, elle ne savait que répondre aussi la capitaine reprit la parole.

— S’il est recevable auprès d’un juge sur terre ferme, il ne l’est pas pour moi. Nous sommes en mer, ma parole est l’égale de celle de Dieu. Personne n’a le droit de s’en prendre aux syrens à bord, qu’ils le comprennent une nonne fois pour toutes.

— Oui, capitaine.

— Il faut toujours qu’il y ait l’un ou l’autre novice qui se croit plus malin que les autres. C’est ta première traversée en tant qu’officière, tu verras ce genre d’incidents arrivent à chaque fois.

— Oui, capitaine.

— Profite du spectacle et détends-toi.

Akemi se plaça aux côtés de la capitaine, parfaitement droite, alors que les hurlements du coupable s’élevaient sur le pont avant.

— Les préparatifs sont prêts, capitaine, dit Nagano en se rapprochant.

— Faites donc, l’ami.

Nagano s’apprêtait à faire signe de la main pour donner ordre de jeter l’homme à la mer, lorsqu’une petite silhouette s’approcha du condamné. Une fille aux cheveux blonds courts, aux yeux rose fatigués. Elle portait une tenue débraillée. On aurait pu se demander légitimement ce qu’une petite fille faisait là, sur un navire de guerre, mais depuis l’Invasion ce n’était plus chose rare.

— Si tu veux, j’peux te donner l’extrême onction. Enfin, si tu crois à Dieu et tout ça…

Sa voix était blasée mais douce. La fille semblait prête à s’écrouler à tout instant.

— Toi ! C’est ta faute ! Va au diable !

— Ce sera sûrement le cas un jour. Mais je crains que tu ne partes le premier. Tant pis pour toi…

Le marin lui cracha au visage, elle n’en eut cure et s’essuya simplement de la manche avant de se diriger vers la capitaine.

— Faites un peu remonter les manœuvres, Nagano-san.

— Vraim… ? D’accord, capitaine.

On pouvait lire le regret sur le visage du commandant d’équipage, mais il suivit la chaîne de commandement et répercuta les ordres.

— Dommage que l’antifouling empêche les bernacles de s’accrocher à la coque du navire, dit la capitaine à la jeune fille qui venait se mettre nonchalamment à ses côtés.

— Il n’a pas voulu de prière, dit cette dernière. Et je ne sais pas de quoi tu parles ?

— Haha ! T’es sur un navire kibanais, nous sommes tous des incroyants ici, tu sais ? Tout comme toi d’ailleurs… Tu n’es pas lasse de ce déguisement de gentille fille, Isabel.

La dénommée Isabel soupira puis prit dans sa poche un paquet de cigarette dont elle en tira une. C’était un spectacle dérangeant, on aurait dit une petite fille qui cherchait à jouer la rebelle.

Mais Isabel était-elle aussi jeune qu’on pouvait le supposer ?

— Je n’ai jamais prétendu être une bonne sœur… Mais je connais les sacrements. Paraît que le barbu accepte les derniers sacrements même si on est pas un cureton.

Elle alluma sa cigarette. Akemi grimaça, mais ne dit mot. Elle avait du mal avec Isabel Judith Rivera, que presque toutes appelaient « Sister ».

Comme toutes les syrens à bord, elle parlait japonais. Contrairement aux autres, elles le parlait très bien, à tel point qu’elle parvenait même à s’exprimer comme un voyou.

— Hahaha ! Mis à part Cthulhu, je doute que quelqu’un entende ta prière, Sister.

— Bien possible…

Akemi toussota en se couvrant la bouche, puis expliqua :

— Les bernacles étaient les coquillages qui s’accrochaient aux coques des navires à voiles. Actuellement, nous utilisons un système appelé « antifouling » pour empêcher les organismes organiques marins de s’y accrocher.

— Oh ? T’es bien instruite, Akemi.

— Merci, Isabel-san.

Sous l’ordre du commandant d’équipage, le coupable fut jeter à l’eau. Huit marins, quatre de chaque côté, tenaient les cordes accrochés aux bras du condamné. Ils se mirent à le tirer jusqu’à l’arrière du vaisseau où le supplicié était ressorti des flots.

À l’époque de la marine à voile déjà elle était synonyme de peine capitale, mais elle l’était encore plus sur un navire moderne bien plus long. Outre la noyade, le condamné heurtait la coque tout au long de son parcours aquatique.

S’il y avait eu les bernacles dont parlait la capitaine, le supplicié aurait en plus pu s’écorcher dessus.

Toutefois, cette petite chance ne compensait pas le reste. Même si les hommes se dépêchèrent de traverser toute la longueur du navire, leur manque de coordination les retarda.

L’être qu’ils tirèrent des flots n’étaient plus qu’un cadavre écorché et bosselé.

— Qu’on le jette aux flots après lui avoir donné les sacrements d’usage. Pauvre idiot…

La capitaine et les deux syrens avaient accompagné les hommes jusqu’au pont arrière qui servait d’héliport. L’ambiance était pesante et triste. Le ciel était couvert, mais il n’y avait pas une once de compassion sur le visage de Kokuryû Kayomi.

— Rentrons ! Il risque d’y avoir du grain.

Les deux syrens suivirent la capitaine. Akemi jeta un dernier regard au cadavre du pauvre jeune homme, embarqué pour la première fois dans un convoi de fret. Il était trop jeune pour mourir de manière aussi horrible.

— La mer est immense et cruelle. Il y a déjà assez de dangers pour que les hommes n’en rajoutent pas…, pensa-t-elle.

La capitaine disparue, quelques marins se mirent à pleurer leur ami. Akemi les quitta en se jurant de ne pas oublier ces pleurs. Tout ces supplices étaient d’une autre ère.

***

Comme l’avait dit la capitaine, la pluie ne tarda pas à tomber.

C’était des conditions météorologiques normales pour la saison.

Dans la passerelle de commandement où se trouvaient nombre d’ordinateurs avec des informations techniques, la capitaine, installée sur son siège, était entourée de ses officiers, dont Akemi.

— D’après estimation, où nous trouvons-nous à présent ? demanda la capitaine.

Une navigatrice, une femme à la queue de cheval, une kibanaise, répondit immédiatement à la question.

— 21.346156, -58.102626. Nous approchons des Caraïbes, capitaine.

— Parfait ! Dites à la machinerie de ralentir légèrement l’allure. Le grain se poursuivra toute la nuit.

— D’accord capitaine ! répondit une autre personne, responsable de répercuter les ordres.

— Et les senseurs ? Que disent-ils ?

— Aucune ennemi à l’horizon, capitaine.

C’était une autre femme, une blonde aux cheveux bouclés, une anglaise.

— C’est trop calme. J’ai un mauvais pressentiment… Des nouvelles des autres navires ?

— Rien d’anormal, capitaine. Le Murashigure patrouille la zone indiquée. L’Hallebarde et le Rapière n’ont signalé aucun problème également.

— Quatre jours en mer et aucun problème ? De toute ma vie de capitaine, je n’ai jamais vu ça.

Le second qui se trouvait non loin approuva en dodelinant la tête.

— Capitaine, nous devrions peut-être renforcer les quarts de nuit.

— Bonne initiative, officier Tanigawa. Procédez donc… commandante Akemi, les syrens sont-elles prêtes à intervenir ?

Akemi se redressa soudain et répondit aussitôt :

— Bien sûr, capitaine ! Deux syrens au moins sont de quart.

— Il ne reste donc plus qu’à espérer que nous assistions au voyage le plus paisible de toute l’histoire de la navigation post-Invasion.

La capitaine se leva.

— Officier Nagano, renforcez la sécurité au niveau des quartiers des syrens. Je ne veux plus avoir à juger de stupides animaux qui ne savent pas réprimer leurs pulsions. J’espère m’être bien faite comprendre.

— Bien sûr, capitaine.

Kayomi se dirigea vers la porte de sortie.

— Officier Tanigawa, je vous laisse la direction en mon absence. Prévenez-moi s’il se produit quoi que ce soit d’irrégulier. Je me répète mais j’ai un mauvais pressentiment.

La capitaine quitta la cabine et s’éloigna dans la coursive, elle fut rapidement rattrapée par Akemi.

— C’est au sujet du jugement ?

— Capitaine… je… je suis encore novice, mais ne pensez-vous pas vous attirer les foudres des marins en agissant de la sorte ?

C’était la première fois qu’Akemi était officière. Elle avait déjà pris part à trois voyages reliant les US Reborn à Kibou, mais c’était son premier voyage aussi long.

L’actuel convoi composé de huit navires : quatre porte-conteneurs et quatre navires d’escorte, dont l’Akatsukiyami, était parti de Brest. Il avait mis le cap sur Lisbonne qu’il avait rejoint en une bonne journée, puis, après avoir récupéré des marchandises et avoir refait le plein, il était parti droit sur les Caraïbes en traversant l’Atlantique. La destination finale était Tokyo.

Autrefois, les routes commerciales préféraient faire le tour de l’Afrique, remonter l’Océan Indien et longer les côtes asiatique, mais ce n’était plus le cas. Depuis que la forteresse de Cthulhu, R’Lyeh, était stationnée au sud de Tapei (quoi qu’elle changeait fréquemment de localisation), il était devenu trop dangereux de passer par cette route.

Aussi, le voyage d’Amaryllis à Kibou s’effectuait habituellement par la traversée du canal de Panama, qui avait été préservé malgré l’invasion des forces de Shub-Niggurath. Une fois dans le Pacifique, le convoi comptait monter vers le nord en longeant la côte ouest américaine pour faire halte de quelques jours à San Diego.

La dernière étape, sans aucun doute la plus périlleuse, serait une ligne droite sans arrêt à travers le Pacifique jusqu’à la baie de Tokyo.

La traversée du canal de Panama imposait néanmoins quelques contraintes, parmi lesquelles la limite de tonnage des porte-conteneurs. Autour des années 2020, cette limite avait été un peu augmentée suite à des travaux d’agrandissements du canal.

Ainsi, le convoi actuel était composé d’un porte-conteneur principal de 10 000 EVP, deux autres de 5000 EVP et un dernier de 3000 EVP. Diviser ainsi le chargement était également une mesure de sécurité, en cas d’attaque il y avait moins de risque de tout perdre d’un coup.

Comme l’avait dit la capitaine, les océans n’étaient pas sûrs, ne pas se faire attaquer révélait du miracle.

Tout en continuant de marcher et en affichant une expression distante, la capitaine Akemi répondit à la question :

— Bien sûr, ils me détestent tous. Mais, je vais te confesser un truc : ils détestent toutes les syrens, pas seulement moi.

— Le pensez-vous réellement ? Nous sommes celles qui protègent les navires quand-même.

— Justement. Nous sommes les monstres qui combattent d’autres monstres. À leurs yeux, nous sommes à la fois des déesses de rédemption et des diablesses de damnation.

— Et le pauvre Tanaka ? Nous voyait-il aussi comme des diablesses de damnation ?

La capitaine se mit à rire bruyamment. Elle n’était pas le genre de personne à se préoccuper du regard des autres.

— Assurément ! Après, je ne pense pas que Tanaka pensait beaucoup de façon générale. C’était un animal dominé par ses pulsions bestiales.

— Vous êtes dure. C’était un être humain.

— Qui cherchait à forcer la pauvre Maëwenn. Une bête ! Qu’aurais-tu pensé si la victime avait été toi ?

— Je me serais défendue.

— Mais tu aurais quand même été une victime. Au fond, tu n’as pas plus d’égards pour lui que je n’en ai. De ton point de vue, il n’était un vulgaire insecte insignifiant et inoffensif, inapte à être jugé par les lois des hommes.

Kayomi tourna sa tête pour juger de la réaction de sa subalterne, elle sourit en la voyant contrariée.

— Tu te prends trop la tête, Akemi ! Tu es une fille sérieuse, une officière comme je les aime, mais ne t’avise pas de croire qu’il existe une justice sur ce bas monde. Nous ne sommes plus comme eux, nos vies éphémères prendront fin sur les cinq océans.

— Mais nous pouvons arrêter, nous retirer de notre carrière.

— Tu le crois réellement ? demanda la capitaine avec une expression moqueuse. Celles qui embarquent sur les flots, demeurent sur les flots jusqu’à y sombrer. Ne l’oublie pas, mon amie. Le contrat d’engagement des syrens ne prévoient aucune rupture. « Il vaut mieux être un commandant qu’un homme normal, puisque j’ai plongé mes mains dans l’eau boueuse et dois être un pirate. », disait ce cher Roberts.

— Vous voulez dire qu’il n’y a aucune syrens à la retraite ?

Kayomi leva les sourcils de manière mystérieuse.

— Est-ce que tu en as entendu parler lorsque nous étions à terre ? Notre vie est plus proche de celles des pirates et des corsaires que des simples marins. Une existence courte et bonne, telle est notre devise.

Akemi s’arrêta et fixa le sol métallique de la coursive. La capitaine se plaça devant elle et lui tapota la joue.

— Il y aura toujours un Tanaka pour prendre la place d’un autre. Mais les syrens naissent des gémissements de la mer, nous ne sommes pas si faciles à remplacer ! Aussi, prends soin de tes sœurs et nourris les requins des déchets humains. N’oublie pas de te reposer, ma chère Akemi. Les filles comme toi sont les premières à tomber de fatigue.

La capitaine lui tapota la joue quelques fois encore, puis s’en alla ouvrir la porte où une plaque indiquait : « Capitaine ».

Quelques instants, Akemi resta silencieux en fixant la porte, puis s’en alla rejoindre la salle commune des syrens.

Pendant ce temps, la capitaine se dévêtit et, en sous-vêtements, s’installa à son bureau. Activant sa radio privée, elle entra en communication avec quelqu’un.

La voix qui répondit était celle d’une femme qui lui parlait en français.

— Kayomi ? Pourquoi tu utilises cette ligne ?

— Pourquoi n’ai-je pas le droit ? Si tu veux je coupe de suite…

— Sois pas idiote, tu sais bien que j’aime entendre ta voix. Alors que s’est-il passé dans ta journée ?

— On dirait un vieux couple, Rose.

— Et ça te dérange ?

— Haha haha ! Attends, je te raconte ce qu’un malheureux a osé faire aujourd’hui…

Kayomi raconta l’affaire Tanaka à la dénommée Rose.

— Un classique, dit son interlocutrice à la fin du récit. Ça arrive tellement souvent… Tu as de la chance, tu es capitaine de ton navire. Le mien est un machiste, il refuserait même de gérer l’affaire.

— J’sais pas comment la discipline peut régner à bord de ton navire, franchement ?

— On a souvent des conflits. Un jour, j’aimerais être affectée sur ton navire. Tu me manques tellement…

— On est partie depuis quelques jours seulement, tu ne vas pas me faire croire que tu es comme Tanaka toi aussi.

Rose se mit à rire, puis dit :

— C’est qu’on s’attache à la redoutable pirate Kokuryû Kayomi, tu sais ?

— T’es sûrement la seule française qui arrive à correctement prononcer mon nom.

— Héhé ! Tu me prends pour qui au juste ? Ah~ ! Si j’étais sur ton navire, je viendrais sûrement t’attaquer pendant la nuit aussi. Fufufu !

La capitaine soupira longuement en souriant, amusée.

— Je te ferais connaître mille supplice. Tu finirais par me supplier de t’achever.

— Miam ! Il me tarde de les connaître. Hihihi !

Cet échange entre la capitaine du Akatsukiyami et la seconde de la frégate Rapière, Rose Leila Passereau dura un temps encore.

Les navires d’escorte de tête étaient deux classes Murasame, l’Akatsukiyami et le Murashigure, tandis que les deux navires qui fermaient la route étaient deux frégates de classe Aquitaine, l’Hallebarde et le Rapière.

Leurs rôles étaient d’égale importance, la répartition s’était simplement effectuée par tradition. En effet, lorsque les deux conglomérats travaillaient ensemble, il était de coutume que les navires d’escorte amarylliens prennent la tête si le convoi se rendait en Amaryllis et l’inverse s’il se rendait à Kibou.

— Ah oui ! Avant que je ne te quitte, ma redoutable Mary Read, j’ai un petit quelque chose à te dire.

— Je t’écoute, ma future captive.

— Le capitaine Fabio a préféré ne pas le transmettre, mais, en journée, des Profonds ont été aperçus sur les senseurs. Au largage du « poisson », ils sont repartis.

Rose parlait d’un drone sonar de couleur jaune qui était une des spécificités des classes Aquitaine et qui était appelé de la sorte dans le jargon. Le bâtiment pouvait l’immerger à quelques centaines de mètres de profondeur afin de recueillir des informations complémentaires à ses propres senseurs.

— Pourquoi n’a-t-il rien dit l’autre ?

— Qu’en sais-je ? Mon cerveau ne se trouve pas entre mes jambes et je n’ai pas la fierté des mecs pour comprendre leurs agissements. Cela dit, il me tarde de regoûter à tes lèvres…

— Tu vas me faire rougir.

— Tu en es incapable. Hahaha !

Kayomi ne tarda pas à couper la communication.

Elle se coucha dans son hamac et observa le plafond en profitant du tangage du navire.

Quelque chose se préparait, c’était évident. Mais quoi ?

Lire la suite – Chapitre 1