Anna ouvrit les yeux en entendant un grincement métallique.
La fatigue était telle que même le froid ne l’avait pas réveillée et pourtant la température dans la cabine s’était incroyablement refroidie en raison de l’arrêt de la ventilation et des trous dans la carrosserie.
Combien de temps s’était-il écoulé au juste ?
Tous ses mouvements étaient maladroits, ses muscles semblaient lourds et courbaturés. Il était rare même pour une vedma de s’épuiser de la sorte. Le mana que les vedma utilisaient était une énergie résidant dans le corps, mais aucune n’avait un compteur exact. Comme l’appétit, elles jugeaient uniquement de l’état de leurs réserves en fonction des signaux envoyés par le corps. Et l’un des effets d’un manque de mana était un épuisement physique intense.
Il n’était pas rare pour une vedma de dormir plus de vingt-quatre heures continue après un rude combat, par exemple.
S’additionnant à son manque de mana, elle se sentait d’un seul coup tiraillée par la faim et la soif, sans oublier qu’elle ne sentait plus ses pieds congelés par le métal froid.
Le reste de son corps, par contre, était au chaud. N’était-ce pas anormal ? Pourquoi cette différence ? Quelle était cette moiteur et ce chatouillis contre sa nuque ?
En tournant lentement la tête, elle ne tarda pas à découvrir le visage endormi de Ludmilla sur son épaule. Cette dernière, appuyé derrière son siège, les bras autour du ventre d’Anna, était enveloppée d’une couverture qui recouvrait également Anna. Le siège était trop étroit pour deux, elle s’était endormie dans cette position inconfortable.
Anna lui caressa tendrement la joue.
— Tu t’es réveillée un peu plus tôt et tu t’es inquiétée pour moi ? C’est gentil…
Alors qu’elle chercha à se dégager de cette étreinte et de la langueur de son son siège, Ludmila commença à bouger, ses yeux ne tardèrent à s’ouvrir.
— Bon… jour… Haaaaaaannnn !
— Bonjour, Lyuda !
— Fais froid !!
— Dès le réveil, tu commences déjà à te plaindre ?
Ludmilla se redressa et se frotta les joues. Elle grimaça en se rendant compte qu’elle avait mal aux genoux et aux bras, après avoir dormi dans cette position inconfortable.
— C’est pas une plainte, c’est la vérité ! On se gèle là-dedans ! Ouïe !
— La température ne semble pas être très négative non plus…
— Tu dis ça comme si c’était normal !
Des bruits se firent entendre à nouveau, Elisaveta et Nadezhda venaient de se réveiller. Dans l’espace étroit du blindé, on entendit la voix d’Elisaveta dire :
— Tu tentais de faire quoi perverse délurée ?!
— Je me réchauffais simplement. Fufufu !
— En mettant ta main à cet endroit ?
La voix d’Elisaveta semblait dissimuler sa colère.
— Avec ce froid, les doigts peuvent geler et se briser, tu ne le savais pas ?
— Ce n’est pas une excuse, petite perverse…
Anna afficha un sourire crispé en écoutant cette conversation, elle tourna son regard vers Ludmila qui se contenta de lever les épaules. Nadezhda aimait bien taquiner les filles de l’unité mais Elisaveta était sa cible favorite.
Ses blagues un peu tendancieuses par moment étaient discutables, mais au final entre soldates ce n’était pas si rare non plus. De même que le langage de Ludmilla.
Une fois le calme de retour, Anna reprit sa forme de combat et commença à réparer le T-90. La priorité était de reboucher le trou pour que les ventilateurs pussent efficacement réchauffer l’habitacle. En théorie, le T-90 était équipé pour être NBC, c’est-à-dire hermétique même aux radiations nucléaires. Une fois dans son état normal, il redeviendrait étanche.
— Je m’occupe de contacter le QG, dit Elisaveta en bâillant. J’espère qu’on arrivera à évacuer cette fois.
— Attends juste un peu, je remets les systèmes primaires en état de marche, je m’occupe de l’antenne après.
— D’accord, je vais attendre…
Ludmila qui grelottait, assise sur son siège et emmitouflée dans une couverture se remit à se plaindre :
— Putain ! Cette mission est vraiment pourrie… ! Il ne reste plus de missile, presque plus d’obus, presque plus de munitions… pas de nourriture… manquerait plus que le carburant nous manque et ce serait la fin…
— On est presque à sec, indiqua calmement Anna en passant la tête hors de son poste.
— Voilà comme je disais… on va mourir, je crois bien… Et putain de froid !!
Elle voulait frapper quelque chose pour passer ses nerfs, mais se ravisa. À la place, elle grommela de mécontentement.
À ce moment-là, la silhouette de Nadezhda surgit derrière elle et appuya un emballage plastique contre sa joue.
— Tadam ! La nourriture ! On en a encore un peu. Profitez-en, c’est les dernières rations que j’ai ramenée en douce. Héhé !
— T’en a amenées combien au juste ? s’interrogea Anna.
— Mystère. Fufufu !
Même si la veille elle l’avait réprimandé de les avoir emportées, elle commençait à se dire que c’était un mal pour un bien. Avec ses dépenses de mana, elles était affamée. Les autres filles partageaient sûrement le même sentiment. Cette fois, personne ne fit de reproche ou ne se plaignit de la qualité de la nourriture distribuée.
— Sinon, on va où ? demanda Nadezhda entre deux bouchées.
— C’est le QG qui nous le dira, répondit Elisaveta.
— Juste encore un peu de patience, je vais créer du carburant et ensuite je m’attaque aux réparations du système de communication.
— Et si on arrive pas à les joindre ? Ou s’ils nous laissent tomber ?
— Raconte pas n’importe quoi, Nadya ! Pourquoi ils feraient ça ? dit Anna.
Dans l’unité elle était clairement celle qui faisait le plus confiance à la hiérarchie militaire.
— Mouais… j’ai pas envie d’entrer dans une dispute, mais bon vous connaissez mon avis…
Ludmilla croqua à pleines dents un biscuit qui paraissait aussi sec que dur.
— Hoho ! Ludya qui préfère ne pas cracher son venin, voilà qui est rare ! Tu es malade ? Ou alors en dormant contre Annuska tu as récupéré sa confiance aveugle ? Fufu !
— Je n’ai rien récupéré du tout, idiote !
— Eh oh ! Me fais pas passer pour la naïve de service, tu veux ?
Malgré leurs contestations des deux, Nadezhda n’avait pas du tout l’air de regretter ses mots. Au contraire, elle s’en amusait.
Elisaveta, qui avait fini de manger, s’était transformée pour avoir un aperçu des présences ennemies des environs. Ses yeux s’écarquillèrent un bref instant et elle grimaça.
— La pause est finie, les filles ! À vos postes ! Nous avons été repérées !
La chance sourit aux filles cette fois. Quelques minutes de plus, sans aucune vérification, et elles auraient subi une attaque-surprise. Qu’Elisaveta ait fini son repas avant les autres et qu’elle eut pensé à vérifier était le fruit de la providence.
— C’est un Parasite ! Il nous tire dessus !
Puisqu’il s’agissait d’un monstre qui se nourrissait de métal, il devait sûrement avoir des moyens de le détecter de loin. Ignorant réellement ce qui les avait trahi, la priorité était avant tout de survivre à l’attaque.
— Je m’en occupe !
Nadezhda fit immédiatement apparaître un dôme de protection, elle ne voyait pas l’attaque et ne connaissait pas la localisation précise de l’ennemi.
Il ne fallut qu’un instant avant qu’un violent choc se produisit. L’un des murs du bâtiment s’effondra et un obus heurta la barrière magique.
— Six heures, 200 mètres. En approche…
— Comment il fait pour nous trouver, ce con-là ?! s’interrogea Ludmila.
Elle tourna la tourelle vers la position ennemi avant de grimacer en se rendant compte que le canon n’était pas réparé.
— Il doit sentir le métal, expliqua Elisaveta.
— Ou alors il nous cherche depuis un moment et il vient d’entendre nos moteurs. Fufufu !
— Je prends quelle direction ? demanda Anna à Elisaveta.
— D’autres ennemis sont apparus en périphérie, ils ont continué à nous traquer on dirait… Diantre ! Enfin, je veux : merde !
— Les morts n’ont pas besoin de repos, c’est bien pratique. Peut-être devrions-nous mourir aussi, non ?
— Tais-toi Nadya ! Ça n’irait pas à mon teint ! dit Ludmila qui ne savait que faire.
— Direction est ! Ils viennent tous de l’ouest et du nord.
— Bien reçu !
Le T-90 se remit en route tandis que de nouveaux tirs sifflèrent atour de lui. Le bâtiment déjà en ruine finit bientôt pour s’effondrer.
Il faisait encore jour mais le crépuscule n’était plus très loin cependant. Elles avaient passé une bonne partie de la journée à dormir. Le ciel était blanc immaculé, de même que le paysage ; la neige s’était encore entassée durant leur sommeil.
Dans l’état dans lequel se trouvait encore le tank, il ne restait plus que la fuite.
* Ratatata *
Au cours de leur fuite, Ludmila ouvrit le feu avec la deuxième mitrailleuse du MBT, la PKTM coaxiale équipée dans la tourelle et qui n’avait pas été endommagée. Le calibre de 7,62mm était destinée à faire à l’infanterie, pas à des monstres de métal. Ludmila savait pertinemment que, malgré ses enchantements, cela ne produirait pas de dégâts, mais elle n’arrivait pas à rester en place.
Les obus de l’ennemi étaient pour leur part bloqués par la barrière magique de Nadezhda. Les gerbes de flammes et de lumière semblaient accompagner la course du tank tandis que les obus explosaient à quelques mètres de son blindage.
— On est mal… On est vraiment mal…, marmonna Elisaveta en sueur.
Outre le Parasite de Métal qui les prenait en chasse, deux véhicules remplis de soldats morts-vivants se dirigeaient à vive allure dans leur direction.
— Ludya, ne gâche pas les munitions sur le Parasite ! Véhicule à 300 mètres, 7 heures !
— Hein ? Ils ont des véhicules ceux-là ?
— Je pense pouvoir tenir encore quelques tirs, indiqua Nadezhda en souriant. Et je confirme, il y a quelque chose qui approche. Kukuku !
— Bande d’enfoirés ! Je vais tellement vous trouer la paillasse que même vos mères vous reconnaîtrons plus !! Aaaaahhhh !!
Ludmila tourna la tourelle, injecta encore plus de magie pour conférer un enchantement additionnel de feu à son arme, puis se remit à tirer en concentrant ses tirs sur les nouveaux arrivants.
Il s’agissait de deux BTR-80, des véhicules de transport d’infanterie. Ils avaient dû être récupérer sur les champs de bataille ou dans des entrepôts abandonnés par les zombies de Mharreg.
En principe, le blindage d’un tel véhicule aurait pu encaisser des tirs de ce calibre, mais grâce à l’enchantement de Ludmila des trous se dessinèrent rapidement dans sa carrosserie ; le moteur produisit des flammes et l’engin s’immobilisa.
— Héhé ! Alors, vous en dites quoi bande de cadavres ambulants ?
— Le second à 4 heures !
— C’est la réunion des clampins ou quoi ?
— Ouais, et nous sommes au centre. Fufufu !
Pendant le temps que Ludmila redirigeait la tourelle, les mitrailleuses du BTR ouvrirent le feu. Il en avait deu installés sur sa tourelle, l’une d’un calibre de 14,5mm et l’autre de 7,62mm.
Nadezhda ne s’inquiétait pas tant des tirs de mitrailleuse incapables de percer le blindage, même arrière, du tank, mais des deux roquettes. En effet, certains modèles de BRT en étaient équipés.
Le moment qu’elle attendait : deux points lumineux se dirigèrent vers elle en laissant des traînées de fumée derrière eux.
* BOOOMM *
Les deux explosions vinrent s’écraser sur la barrière magique qu’ils brisèrent.
— Enfoirés !
Aussitôt, Ludmila cribla le véhicule de tirs et fit exploser son moteur.
— Ceux-là on eut leur compte.
— Je vois ça, Lyuda. Mais il va me falloir quelques secondes pour régénérer le bou…
Nadezhda ne put finir sa phrase : un obus en provenance du Parasite de Métal explosa à quelques mètres seulement du char en mouvement.
— Ohlà ! Le Monsieur devient impatient. Hohoho !
— Je vais tenter d’intercepter les obus.
— Si tu y arrives…
— Tu me prends pour qui ?!
C’était une idée absurde. La vitesse d’un obus de char ne permettait normalement pas de pouvoir y arriver. Mais Ludmila n’acceptait pas de rester là à attendre.
Lorsque trois nouveaux obus les prirent pour cible, c’est en vain qu’elle essaya. Les manœuvres d’esquive d’Anna s’avérèrent plus efficaces.
Un quatrième tir prit l’unité par surprise. Il se dirigea droit vers les moteurs à l’arrière du tank, l’une des parties les plus sensibles de l’engin. C’est dans une action désespérée que Nadezhda s’interposa en activant sa barrière réactive. Ses barrières actives n’étaient pas encore prête au déploiement, elle ne pouvait qu’utiliser sa défense la plus basique.
— Aaaaaaaaaahhhh ! cria-t-elle accrochée à l’arrière du véhicule.
C’était une action héroïque mais désespérée. La barrière se brisa et des éclats d’obus vinrent s’enfoncer dans son corps.
— Nadyaaaaaaaa !! hurla Elisaveta.
— Sérieux ?! Cette conne s’est jetée devant l’obus !
Ludmila, dont la tourelle était tournée vers l’arrière du véhicule, avait plus ou moins vu l’action se dérouler sous ses yeux. Elle se massa les tempes pour dissiper la soudaine douleur au crâne provoquée par l’inquiétude, puis…
— Je vais la récupérer !
— Hein ? Quoi ? s’étonna Anna.
Sans attendre de réponses, elle quitta son poste et sortit de la tourelle en passant par la trappe. À quatre pattes, elle s’avança sur le véhicule qui ralentissait un peu. Les tirs continuaient de les prendre pour cible, les gerbes de terre et de neige, ainsi que les explosions et traces lumineuses autour d’elles en témoignaient
— Tu fous quoi, idiote ?!
— Héhé ! Mission réussie… Fufu…
— Tu parles d’une réussite !
Ludmila attrapa la main de son amie et la tira. Nadezhda était couverte de sang et de boue, elle ne paraissait pas pouvoir continuer le combat.
La situation était de plus en plus désespérée. Elles ne pouvaient riposter et leur défense venait d’en prendre un coup.
— C’est donc comme ça que nous allons mourir…, marmonna Ludmila résignée.
Elle était encore à l’extérieur du tank et serrait Nadezhda dans ses bras. Cette dernière lui sourit sans rien dire, elle pensait sûrement la même chose.
À l’intérieur du tank, la situation n’était guère meilleure. Elisaveta se mordait les lèvres au point d’en faire couler du sang. Elle s’agitait frénétiquement à la recherche d’une solution, tandis que sa divination lui indiquait de plus en plus d’ennemis en approche.
Quant à Anna, le stress était tel qu’elle avait terriblement mal au ventre, mais elle continuer de se concentrer sur la conduite.
Le temps se mit à passer au ralenti, les filles ressentaient la moindre bosse sur laquelle roulaient leurs chenilles et entendaient même les plus moindre grincements du véhicule. Le monde semblait se figer peu à peu, s’engouffrant dans la silence de la mort, accompagnant l’impression dégagée par cette immense plaine enneigée, normalement silencieuse et vide.
Elles ne réalisèrent que quelques minutes plus tard : les tirs s’étaient arrêtés. Le monde ne s’était pas arrêté, elles avaient simplement réussi à semer leurs poursuivants.
— Eh, Lisa ? Les ennemis ne seraient pas en train de s’éloigner ? demanda Nadezhda, la première à s’en rendre compte.
— Hein ?! Qu’est-ce que… En effet ! Oui ! Tu as raison ! Nous prenons de la distance ! Oui, oui, oui !!
Elle n’arrivait pas à contenir sa joie. Son cœur lui faisait mal à cause de la soudaine joie qui s’éveillait en elle. Elle se signa du signe de croix avant de joindre ses mains et de remercier le ciel.
Anna soupira longuement et laissa même échapper quelques larmes. Ludmila poussa un cri de victoire avant de serrer plus fort Nadezhda dans ses bras.
Elles étaient tirés d’affaire ! Pour le moment… Mais, à cet instant, continuer de vivre quelques instants de plus était tout ce qui importait.
Seule Nadezhda dont la tête était coincée dans la poitrine de Ludmila ne semblait pas partager cette joie.
***
Peu importait par quel hasard elles avaient échappé à la mort, elles ne comptaient pas retomber sur leurs ennemis.
Aussi, à peine aperçurent-elles un village abandonné qu’Elisaveta leur proposa de s’y reposer et panser leurs blessures.
— Peut-être même y a-t-il de la nourriture…, espéra-t-elle.
Nadezhda dormait déjà, les éclats avaient été retirés sommairement par Ludmila qui lui avait appliqué quelques soins sommaires et maladroits. Ses jours n’étaient pas en péril.
Le village était parfaitement préservé. La guerre semblait l’avoir épargné mais ses habitants l’avaient sûrement fui. Tout était encore en bon état : les constructions n’avaient pas de trous, même si la végétation en avait envahi quelques-unes.
Il n’y avait qu’une dizaine de maisons, toutes en bois, amassées des deux côtés d’une grande route qui devait autrefois mené à la ville comme en témoignaient encore les panneaux de signalisation.
— Nous avons de la chance, déclara Elisaveta. Je vous confirme qu’il n’y a personne et tout en est parfait état.
— Tu pars trop vite en conclusion, Lisa. Il se peut qu’on n’y trouve rien. On sera bien avancée s’il n’y a rien à manger, non ? dit Ludmilla.
— Nous sommes des vedma, nous tiendrons bien quelques jours sans eau et nourriture. Et au passage, on va être à sec de carburant aussi. Bien sûr, si j’ai le temps de me reposer, je pourrais en créer, dit Anna.
— Vous pourriez être un peu plus positives toutes les deux ! Nous avons failli y passer ! les réprimanda Elisaveta.
— C’était du positivisme, expliqua Anna. J’ai bien dit qu’on ne mourrait pas pour si peu, non ?
— Ça te paraît positif de crever de faim, toi ? Sacré Annuska ! Pffff ! soupira Ludmilla.
Elisaveta l’imita et soupira à son tour.
Quelques minutes plus tard, Anna arrêta le tank à l’intérieur d’une propriété agricole avec enceinte.
— Les filles, nous ne restons pas longtemps. Nous ignorons quand l’ennemi nous rattrapera et nous avons vu comment ça s’est fini la dernière fois…
— D’un autre côté, si on ne se repose pas, nous ne pourrons rien faire.
— Et moi je veux que tu répares mon canon, c’est ma fierté, bon sang !
Anna, assise encore à son poste de pilotage, se retint de rire.
— OK, OK, j’ai compris. Mais cette fois, on fait des tours de garde.
— Ça marche !
Elles descendirent du tank, se dégourdirent les jambes, puis elles s’organisèrent rapidement :
— Lisa, tu t’occupes de Nadya ? demanda Anna.
— Ouais, je vais faire ça.
— Vous pensez pas que Nadya fait semblant ? demanda Ludmila en la fixant. C’est bien son genre de tirer au flanc…
— Raconte pas n’importe quoi, Ludya ! Même elle ne ferait pas ça.
Anna se massa les épaules, puis fit signe à Ludmila :
— Viens avec moi. Nous allons chercher du carburant et de la nourriture.
— Ça marche !
Ludmila passa ses bras derrière la tête et se mit à la suivre.
— Dire qu’on nous avait dit que c’était une simple petite mission de rien du tout et on nous a même pas permis de prendre les citernes de réserve… Tssss !
Anna lui jeta un regard noir lui intimant de se faire. Ludmila se mit à siffloter en guise de provocation.
Elles prirent leurs armes, des pistolets et des fusils d’assaut, dans la soute du véhicule, puis toutes les deux se mirent à explorer le village. Il restait peu avant le coucher du soleil.
Il ne leur fallut pas longtemps pour trouver une ferme où se trouvait une citerne pleine, autrefois à destination des tracteurs.
— La chance ! Héhé ! On peut compter sur les péquenauds on dirait.
— Ne les dénigre pas, Lyuda. Ils sont aussi importants que des soldats pour le fonctionnement de l’Empire.
— Je ne vois en quoi je les insulte. J’appelle juste les choses par leur nom. Puis, ils ont beau être essentiels, ça n’empêche pas qu’ils soient stupides à brouter du foin.
Anna secoua la tête et soupira. Il valait mieux laisser tomber, Ludmilla détestait le milieu agricole dont elle était ironiquement issue. Tant qu’elle ne ferait pas la paix avec son passé, elle continuerait de tenir de tels propos.
Au lieu de débattre, les filles se mirent immédiatement au travail. Après avoir rapprocher le tank, elles relièrent le réservoir à la citerne.
— Bah, cette première mission était facile, déclara Ludmila.
Elle était assise sur la tourelle et balançait les pieds, son fusil Kalashnikov posé sur ses cuisses.
— C’est presque inquiétant d’avoir eu une telle chance.
— C’est vraiment calme dans le coin, rien à voir avec toute l’agitation de la base.
— En effet… Un coup de nostalgie ?
— De quoi ? Des bases puantes où les mecs nous regardent comme des morceaux de viande ? Ou alors du mess dégueux ? Ou encore des voix autoritaires de nos supérieurs arrogants ?
— T’exagère tout. Le mess est plutôt bon et propre en plus. C’est pas aussi sombre que tu le dis…
— T’es bien la seule à le penser, tu sais ? Ce qui me manque, réellement, c’est la ville ! Des rues en asphalte, des bâtiments en pierre et des boutiques partout ! Le pied !! Mais, l’armée, je m’en passerais bien en vrai.
Une fois de plus, Anna et Ludmila avaient des avis différents, voire totalement opposés.
— Sans armée, il n’y aurait pas de villes non plus, tu sais ?
— Ouais, j’sais. Mais bon… Bref, ça me fait chier de reparler de ça, désolée. Je vais jeter un œil à cette grange-là, si ça se trouver y a quelque chose à bouffer.
Sans attendre de réponse, agacée par l’évocation de toutes ces choses désagréables, elle descendit du tank et se dirigea son AK-60M à la main vers l’endroit désigné.
— Je reste surveillé le tank.
Ludmila lui fit signe de la main. La grange était à vue, Anna la suivit du regard.
Même si elle n’était pas d’accord pour médire sur l’armée, elle comprenait la frustration de ses amies : elles étaient loin d’être aimées en tant que vedma.
De plus, si elles pouvaient tenir un tel discours ici, au milieu de nulle part, parler en mal de l’armée ou du gouvernement était synonyme d’une condamnation immédiate. Anna avait peur que tôt ou tard, l’une d’elle finisse par laisser échapper des propos injurieux en public.
Quelques minutes plus tard, Ludmila revint en courant :
— Victoire ! Y a toute une réserve de boîtes de conserves et d’autres trucs là-bas !
— Vraiment ?
— Ouais, on a touché le jackpot ! Héhé !
Faire le plein d’un réservoir aussi gros prendrait encore quelques minutes, mais à ce stade il n’y avait plus besoin d’intervention humaine. Aussi, Anna vint vérifier de ses yeux. Comme Ludmila l’avait dit, les étagères à l’intérieur de la grange étaient pleines de boîtes de conserve.
— Vraiment trop de chance !
— Yeah !
Les deux filles topèrent cinq. Il y avait de quoi tenir quelques mois avec tout ça.
Pendant ce temps, à l’intérieur de la maison où elles s’étaient arrêtée, Elisaveta nettoyait les blessures de Nadezhda. Elle entendit les voix de ses amies crier de joie, l’endroit était si paisible que malgré la distance elle avait l’impression d’être à côté.
— On dirait qu’il y a de bonnes nouvelles…
— Je sens l’odeur de nourriture. Il est temps d’y aller…
Nadezhda, en sous-vêtements, pas encore entièrement bandée, se leva avec l’intention de se diriger vers la sortie. Elle fut rapidement arrêtée par Elisaveta, furieuse :
— En fait, tu faisais carrément semblant !!
Nadezhda répondit en tirant la langue sans rien ajouter.
Finalement, contrairement à leurs projets initiaux, elles décidèrent de rester un peu plus longtemps que prévu afin de recouvrer leurs forces et achever les réparations du T-90.
D’une certaine manière, elles avaient l’impression que cet endroit les attendait et les accueillait bras ouverts ; c’était une pause méritée après l’enfer des dernières heures.
***
Elisaveta se réveilla en pleine nuit.
Sa blessure à l’épaule n’était pas complètement guérie, mais il n’y avait pas besoin de garder le lit pour autant.
Leur corps des vedma était particulier, même celle d’orientation « magiciennes », comme ses trois amies, pouvaient survivre à des blessures normalement mortelles et guérir en quelques jours seulement. Puisqu’elle était plus physique encore qu’elles, la blessure ne tarderait pas à disparaître sans laisser de traces.
— Dans ce genre de situation, je peux comprendre pourquoi on nous traite de monstres, pensa-t-elle.
Elle considéra ses amies endormies autour d’elle : arrivées dans ce salon, Nadya et Ludmila s’étaient immédiatement ruées sur le canapé où elles dormaient encore, l’une sur l’autre, comme deux sœurs. De son côté, Anna occupait un fauteuil où elle s’était endormie la tête de côté, la bave aux lèvres, le haut de son uniforme ouvert pour laisser plus d’espace à son imposante poitrine.
Elisaveta sourit face à ce spectacle.
Grâce à un poêle à pétrole sur roulettes, il faisait bon dans ce salon. Bien sûr, tant qu’elles étaient poursuivies, il leur était proscrit d’allumer le moindre feu, la fumée se verrait de loin.
L’odeur de nourriture planait encore dans le salon, elles avaient eu la chance de manger un vrai repas, enfin.
À cet instant, le cœur d’Elisaveta désirait que le temps s’arrêtât. Enfin un peu de calme et de douceur.
Elle avait fugué de chez elle et s’était engagé dans l’armée pour s’opposer à sa famille, mais son esprit de révolte commençait à s’émousser ces derniers temps. Elle n’allait pas jusqu’à regretter ses choix — c’était sûrement ce qu’il y avait eu de mieux à faire —, mais au fur et à mesure des combats elle s’était rendue à l’évidence d’avoir échangé un monde d’opportuniste conspirateur contre un autre type de cruauté.
Chaque bataille érodait un peu plus ses espoirs, elle tenait bon pour faire bonne figure, mais elle ne voyait plus d’issue joyeuse à sa carrière… Non, à leurs carrières. Car, elle n’était plus seule, il y avait trois filles à qui elle tenait plus que tout.
— Bah, on va dire qu’il y a eu au moins ça de positif, pensa-t-elle.
Elle prit à boire sur la table basse du salon où elles avaient organisé leur banquet, puis elle se leva doucement.
— Ma famille m’aurait sûrement livrée à un mari violent et dominateur, je préfère de loin les camarades qu’on m’a affectée.
Même s’il lui arrivait d’avoir des doutes, elle ne regrettait pas d’avoir rencontrer ces filles. Elle avait certes quitté le conforme d’une vie de luxe, mais la chaleur humaine qu’elle y avait gagné au changé était bien plus importante à ses yeux.
Ses amies n’étaient pas hypocrites, elles ne se liaient pas d’amitié avec une arrière-pensée. Elles étaient ce qu’elles étaient, rien à voir avec le milieu aristocratique où elle avait grandi.
— Qu’est-ce que j’ai à être aussi mélancolique cette nuit !
Elle sécha les larmes qui commençaient à s’agglutiner au coin de ses yeux.
— C’est sûrement à cause de l’ambiance ou alors j’ai les nerfs qui ont lâché… Pas question de me laisser aller !
Elle se gifla symboliquement les joues, sans faire trop de bruit, puis elle attrapa un morceau de viande froide et la mit en bouche. C’était des restes de leur repas. Elle était dure à présent… et fade. On ne sentait que le goût du sel et du sucre…
— Satanée Nadya ! Quelle idée de mettre du sucre aussi ! Toi et tes goûts bizarres !
Elle n’y avait pas fait attention, mais c’était un plat préparé par Nadezhda. Or, elle était reconnue pour avoir des goûts particulièrement étranges. Et encore, là, c’était mangeable, mais parfois elle tentait des mélanges qu’elle seule parvenait à manger. Elisaveta, qui avait grandi avec la meilleure nourriture, ne pouvait que partager cette opinion sur Nadezhda.
À la caserne, elle était connue pour être la seule à adorer les rations de combat, elle en était littéralement fan. Même le personnel du mess la connaissait pour ses critiques culinaires toujours favorables. On aurait pu penser que ses goûts étaient déréglés, mais en vrai elle avait prouvé savoir apprécié des repas normaux également.
— Quelle fille étrange ! Pensa Elisaveta en soupirant. En y pensant, elle a peut-être connu la famine. Cela expliquerait certaines choses.
Elle glissa son pied dans ses rangers froides et un peu moites et finit par se diriger vers les toilettes.
Assise sur le toilette, elle continua de penser au cas de son amie. Mourir de faim était parmi les pires morts : lente et cruelle. Si Nadezhda en avait fait l’expérience, cela avait forcément joué sur son caractère. Ses parents devaient forcément avoir joué un rôle dans ce passé tragique, car Elisaveta n’avait aucun doute quant au fait que la majorité des vedma en avaient un.
En soupirant, elle finit par lever la tête au plafond en silence.
— Si seulement on pouvait rester ici pour toujours…, dit-elle à haute voix sans y faire attention.
Contrairement au salon, il faisait plutôt froid aux toilettes. Il n’y avait plus de chauffage centralisé depuis vingt ans, quoi de plus normal.
Toutefois…
* Grat-grat*
Ce fut davantage ces petits grattements qu’elle entendait soudain derrière elle qui la firent frisonner. C’était léger mais proche… Des insectes ?
— Que… ? Gnnn !
Elle se leva d’un bond et se retourna paniquée.
— Pourtant… j’aurais juré que…
Rien. Il n’y avait rien sur le mur. Aucun insecte.
Un instant, elle se demanda s’il ne marchait pas sur le face extérieure de la maison. Ou bien à l’intérieur du mur lui-même.
— Si c’est une termite, ce doit être un sacré monstre…, marmonna-t-elle.
Sans avoir de phobie, on ne pouvait pas dire qu’elle appréciait particulièrement ces vilaines petites créatures. Elle avait beau avoir affronté bien des horreurs, ce dégoût irrationnel était plus fort qu’elle.
Dérangée de la sorte, elle s’empressa de se rhabiller et de quitter le cabinet.
Néanmoins, en marchant dans le couloir qui rejoignait les toilettes au salon, elle entendit à le même bruit. Cette fois, elle localisa plusieurs sources, comme s’il y avait plusieurs insectes.
Elle arrêta ses pas et déglutit. Elle commençait à s’en persuader : des insectes se promenaient dans le bois de la maison.
— Évidemment, pas d’entretien pendant vingt ans… Brrrrr !
Elle s’empressa de rejoindre ses amies et de refermer vigoureusement la porte derrière elle. Le problème ne serait pas résolu pour autant, mais être avec ses camarades la rassurerait bien plus que le pistolet à sa ceinture.
Être toujours armée était une des premières choses qu’on leur avait appris. Elisaveta et d’autres trouvaient cet enseignement stupide, toutes les vedma n’avaient pas besoin de pistolets. Mais les habitudes et les réflexes conditionnés avaient la vie longue, c’est pourquoi les filles de l’unité avaient toujours leurs armes à portée de main (surtout Ludmila qui les affectionnait).
Pensant justement à la jeune femme, Elisaveta tourna son regard vers elle ; mais, elle n’était plus là. Seule Nadezhda dormait sur le canapé.
— Elle a laissé sa kalash ici ? Étonnant…
Il n’y avait aucun seul toilette à cet étage et elle n’avait pas entendu de pas dans le couloir. Où était-elle donc allée ?
Une idée saugrenue passa par l’esprit de la jeune femme, elle afficha un sourire moqueur.
— Ne me dis pas que tu es allé faire ça dehors ? Espèce de diva exhibitionniste !
Elle eut soudain l’envie de vérifier sa théorie. Histoire de se moquer et d’avoir une bonne histoire à raconter. Puis… c’était effectivement étrange que Ludmila se fût séparée de son AK-60M. Certaines nuits elle dormait réellement avec lui.
— Peut-être que c’était elle les grattements dehors…
La futilité prit le pas sur le bon sens, Elisaveta ressortit du salon et s’en alla dehors. La lune était suffisamment brillante pour éclairer, elle y voyait plutôt bien.
Ludmila n’était manifestement pas dans les environs. Aussi, Elisaveta se dirigea vers le tank qui était garé sur le côté de la maison.
Elle avançait aussi discrètement que le permettait le crissement de ses bottes dans la neige. Autour du T-90, il n’y avait pas plus de traces de son amie. Par acquis de conscience, elle alla même vérifier si elle n’était pas à l’intérieur. Mais, elle n’y trouva personne.
— Où es-tu donc passée ?
Elisaveta se rapprocha du bosquet voisin : pour faire ses besoins discrètement, c’était certainement l’endroit le plus adéquat. Une auto-déclarée diva ne pouvait pas avouer qu’elle avait des besoins humains, au fond.
Convaincue de son idée, elle commença à s’y diriger, bien qu’elle n’était pas réellement rassurée. L’obscurité et le silence n’étaient pas là pour la réconforter.
Une centaine de mètres la séparait des premiers buissons, elle était persuadée d’y trouver Ludmila en position gênante et d’avoir de quoi se moquer d’elle, mais soudain une voix s’éleva la nuit… un chant.
Elisaveta s’arrêta et se retourna, il provenait de la direction opposée, de l’une des dépendances de la maison.
— La grange à provision ? se demanda-t-elle à haute voix.
Elle reconnaissait cette voix mélodieuse, elle l’avait rarement entendue, mais elle appartenait à Ludmila. Elle avait certes la grosse tête, mais pas sans fondement : sa voix était magnifique, cristalline, ses pas légers et gracieux et son physique très bien proportionné. Dans un autre contexte, elle aurait pu devenir réellement une diva.
Elisaveta n’était pas prête de lui le dire en face, toutefois.
Elle s’empressa, sans aucune discrétion, de se rapprocher de la grange. Une certaine inquiétude venait de poindre en elle, faisant disparaître sa précédente légèreté. Ce chant était beau, mais c’était comme s’il n’était pas à sa place. Elle avait du mal à s’expliquer elle-même ce phénomène.
On aurait un peu dit le chant d’une banshee. Non pas les vedma zombie, mais ces femmes magnifiques qui dans le folklore chantaient les noms des futurs morts tout en lavant leur linge au bord de la rivière.
— Eh, Lyuda ! Arrête de chanter, tu vas attirer nos ennemis. Tu ne voudrais quand même pas que ça arrive, non ? dit-elle en tapant sur la porte de la grande cabane.
La voix s’arrêta, mais aucune réponse. Elisaveta ouvrit la porte qui n’était pas verrouillée.
À l’intérieur, il faisait bien plus sombre qu’au dehors. Elle repéra malgré tout la silhouette de son amie : petite, mince et fluette. Elle se tenait au bout du rectangle de lumière dessiné par l’ouverture de la porte ; il s’arrêtait à ses pieds.
Elisaveta avança de quelques pas, elle soupira lorsqu’elle se rendit compte qu’il y avait quelque chose d’anormal.
Des ailes… des pattes… des petites yeux, par dizaines… non, par centaines… Non, des milliers !
Elle avait pensé à des termites mais ce qu’elle voyait devant elle était une colonie de papillons aux ailes noires et rouges, un rouge suffisamment vif pour ressortir même en pleine nuit.
Ils étaient agglutinés, pour former une nuée, une masse de forme humanoïde.
Ils étaient posés sur le corps de Ludmila.
Pas un seul espace de sa peau n’était laissé vacant.
— Ludmi… Kyaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !
Elisaveta se mit à hurler en se couvrant le visage. Au même instant, la colonie s’envola d’un seul mouvement, comme un seul homme. Elle sentait le nuage d’insecte lui passer autour et s’en aller à l’extérieur.
L’horreur laissa place à une nouvelle horreur. Ludmila vacillante entra dans la lumière.
Son corps…
Ce corps si beau et si précieux…
Il était dévoré, sanguinolent et infect.
C’était un cadavre ambulant : un zombie ! Il n’y avait aucun doute là-dessus !
La fière et belle femme qu’elle avait été n’était plus.
Les larmes montèrent aux yeux d’Elisaveta, tandis que son cœur se resserra au point de lui faire terriblement mal, au point d’avoir l’impression qu’il allait exploser.
— Ce n’est pas réel… ce n’est pas vrai… ce n’est…
Les larmes s’écoulèrent sur ses joues, elle en perdait la voix.
Mais les grognements du zombie étaient réels.
Tout en reprenant ses esprits, Elisaveta se transforma. Elle fit tomber le zombie en lui assénant un balayage de la jambe, puis, sans attendre, elle repartit en verrouillant la porte derrière elle.
— Je… je ne peux pas… je ne veux pas y croire !
Elle se rua rapidement vers l’entrée de la maison, elle était en pleine panique.
C’était horrible ! Une vision de cauchemar, mais elle savait qu’elle ne rêvait pas.
Les larmes aux yeux, elle entra dans la maison : elle devait prévenir les filles ! Tout ses sens étaient en émois, son esprit refusait de croire cette réalité : perdre Ludmila, ainsi, c’était impossible, inconcevable !
Il n’y avait pas d’explication logique aussi l’esprit de la jeune femme se mit à rationaliser. Elle se mit à rire et dit :
— Mais bien sûr ! C’est une attaque ennemi : une simple illusion ! Lorsque je vais ouvrir cette porte, elles seront là toutes les trois et nous pourrons repartir… Haha !
La porte en bois s’ouvrit lentement, avec un grincement sinistre.
Rouge.
C’est la première couleur que perçurent les yeux d’Elisaveta.
Cette couleur était dominante dans la scène qui se déroulait devant elle.
Du sang.
C’était du sang. Il y en avait partout.
Sur le canapé, sur la table, sur le plafond, à ses pieds.
Des silhouettes grouillaient dans cette mare visqueuse. Des yeux vides se tournèrent vers elle, tandis que des bouches emplies de dents noires moisies mâchaient de la chair.
Pas n’importe quelle chair…
Il s’agissait de Nadezhda. Endormie, elle avait été la victime de trois zombies qui l’avaient mise en pièce avant de la dévorer.
Probablement n’avait-elle même pas eu le temps de souffrir.
— Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh !!!
L’horrible cri de douleur d’Elisaveta s’éleva dans l’entrée du salon et, avant qu’elle ne s’en rende compte, la fureur l’envahit. Sa vision périphérique se réduisit et son corps se mit à bouger de lui-même.
Elle abattit son poing sur le plexus solaire du zombie le plus proche, l’éjectant contre la paroi en bois. Sans marquer de pause, elle frappa du talon la tête d’un second qui était encore accroupi ; la tête explosa littéralement sous la violence du coup, aspergeant Elisaveta de matière grise.
Puis, elle enfonça la main ouverte dans le torse du dernier. Ses mâchoires se fermaient et s’ouvraient pour essayer de la mordre, mais un coup du revers de la main sur sa joue lui décrocha tout le bas de son visage. Elisaveta finit par mettre un terme à l’activité du zombie en lui arrachant brutalement la tête.
Elisaveta reprit ses esprits. Elle était en larmes, couverte de sang. Ses bras étaient ballants.
Elle tomba à genoux.
— Sortez-moi de cet enfer ! Je vous en prie, Seigneur ! implora-t-elle en grattant le parquet.
Elle n’eut pas le temps de s’apitoyer plus longtemps, elle entendit un coup de feu à l’extérieur. Aussitôt, elle se reprit : il restait encore Anna. C’était sûrement elle ! Elle devait l’aider !
Elle se rua dehors à une vitesse incroyable.
Quand le décor avait-il ainsi changé ?
Le ciel nocturne était teinté de couleur orange, comme si un incendie avait lieu à proximité. On distinguait à présent clairement des formes s’agiter : des yeux, par centaines, ils appartenaient à des zombies.
Elles étaient encerclées.
Anna avait essayé de monter dans le T-90, mais elle avait été rattrapée. Elle tirait à l’aveuglette sur ses ennemis qui avait saisies ses jambes.
Elle se trouvait à quelques mètres seulement.
Elisaveta hurla et accourut. Elle pouvait encore la sauver ! Elle devait la sauver !
Du sang à nouveau.
Des morsures s’enfoncèrent dans les cuisses et mollets d’Anna, puis encore plus de sang, alors que les mains sales et décharnées d’un mort-vivant lui ouvrirent la gorge.
Elisaveta croisa le regard de son amie : elle était terrifiée, mais elle sourit à son amie, comme pour la rassurer.
— NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOONNNNNN !!!!! cria Elisaveta de toutes ses forces.
Elle ne se contrôlait plus, elle était prise d’une folie sanguinaire qui ne devait pas trouver d’autre fin que sa propre mort ou la disparition de ses ennemis. Les crânes moisis des zombies éclatèrent sous la violence de ses attaques. Leurs corps volaient littéralement dans les airs sous la violence des coups de la vedma. Mais ils continuaient de s’agglutiner autour d’elle, toujours plus nombreux, comme si leur nombre était sans fin.
Puis, un rire macabre déchira les ténèbres et pénétra dans les tympans de la guerrière désespérée.
Ce n’était pas celui d’un mort-vivant, à n’en point douter.
Elle ne put l’identifier. À bout de force, elle fut à son tour saisie de toute part.
Un zombie enfonça ses dents dans son bras, tandis que deux autres tirèrent suffisamment sur sa jambe pour lui l’arracher.
Elle avait mal, terriblement mal ! Mais la pire douleur était dans son cœur. Pourquoi n’était-elle pas morte avant elles ? Pourquoi avait-elle dû assister à tout cela ?
Dans une ultime pensée, elle se dit :
— Au moins, je n’aurais pas à vivre sans elles…
Ses forces l’abandonnèrent, elle était résignée. Les zombies lui sautèrent dessus tels une nuée de mouche sur une charogne.
Son regard se perdit sur l’immensité du ciel, elle ne souffrait même plus. Tout allait s’arrêter.
À cet instant, elle mourut.
Du moins, c’est ce qu’elle pensait.
Un rêve ? C’était la première chose qu’elle pensa.
Mais… en était-ce réellement un ?
Selon les études psychologiques, les rêveurs sont incapables de ressentir de la douleur, c’était l’origine du lieu commun de se pincer les joues pour tester la réalité.
Mais Elisaveta avait bel et bien ressenti la douleur. Elle n’avait pas été une illusion.
À son réveil, elle était couchée sur le canapé où elle s’était endormie.
Immédiatement, elle se mit à pleurer, c’était involontaire. Son corps se mit à trembler également au point qu’elle dût se tenir les épaules. Elle réprima une envie de vomir.
— C’était quoi…ça ?
Elle observa autour d’elle : la scène était identique à celle de rêve réaliste, le terme qui se rapprochait le plus de son expérience. Les trois filles dormaient, les affaires étaient en vrac sur la table. Tout était identique.
Tellement similaire qu’Elisaveta ne se sentait pas du tout rassurée.
Que devait-elle faire ?
— Calme-toi, Lisa… ce n’était qu’un mauvais rêve…
Mais elle n’arrivait pas à se le sortir de l’esprit. Les visages de ses amies cueillies par la mort la hantaient.
Elle sécha ses larmes et se mit à se ronger l’ongle du pouce. Elle avait envie d’aller aux toilettes, mais son corps refusait de bouger. Était-ce parce qu’une partie d’elle craignait qu’en les perdant de vue elles disparaîtraient à nouveau ?
Quelques minutes se passèrent, elles étaient rythmées par les tic tac de la belle et riche horloge dans le coin de la pièce.
Soudain, Elisaveta se figea.
Ses yeux s’écarquillèrent avec horreur puis elle déglutit.
Elle venait de comprendre.
Aussitôt, sans prendre le temps ni de rajuster sa tenue, ni sa coiffure, elle s’en alla secouer Anna.
— Réveille-toi ! Vite ! Réveille-toi, je t’en supplie !! cria-t-elle.
Les yeux de la pilote s’ouvrirent avec mollesse, elle était encore fatiguée.
— Dieu soit loué ! Vite, on décampe d’ici !
— Hein ?
— Pose pas de questions ! hurla-t-elle encore plus fort.
Derrière elle, les deux filles allongées l’une sur l’autre se réveillèrent à leur tour.
Malgré elle, les larmes apparurent au coin des yeux d’Elisaveta. Avant de réaliser ce qu’elle faisait, elle prit dans ses bras les deux filles interdites.
— Je… je vous en prie, ne posez pas de question… Mettez vos chaussures… et filons rapidement d’ici…
C’était une attitude qu’Elisaveta n’avait jamais montré aux filles. Elles ne savaient pas ce qui lui arrivait, mais elles étaient sûres qu’elle ne mentait pas.
Quelque chose l’effrayait, même si elles étaient incapables de la voir.
Aussi, sans attendre, elles enfilèrent leurs rangers et sans même s’occuper de prendre les restes sur la table ou de faire leurs lacets, elles coururent à l’extérieur en emportant uniquement leurs armes.
Comme dans le rêve réaliste, le ciel était à présent embrasé par cette lueur orange sinistre.
La solitude et le silence paisible du lieu avait également été brisés. La végétation bougeait tandis qu’un souffle glacial soufflait et charriait une odeur de mort.
— Vite !!
Elles se transformèrent en courant et rapidement rejoignirent leur T-90 fraîchement réparé.
Des silhouettes apparurent à l’orée de la forêt tout autour d’elles.
— Qu’est-ce que c’est ? Ils nous ont rattrapés ? demanda Ludmila qui passait la trappe de la tourelle.
— Ils ont l’air différents, dit Nadezhda en plissant les yeux et en s’installant à sa mitrailleuse.
— Je ne vois que des putains de cadavres ambulants !
— Non, ils ne portent pas d’uniformes et leurs yeux brillent d’une autre couleur… Haha ! J’y suis…
Au lieu de donner des explications, tandis que le moteur du T-90MS se mit à vrombir, Nadezhda ouvrit le feu sur un groupe de trois zombies en approche.
— Eh !!! Tu peux pas finir ta phrase comme ça, Nadya !
Tandis que le tank se mit en mouvement, les filles enfilèrent leurs casques de communication.
— Je vais vous expliquer… En tout cas, sachez que j’ai été heureuse de vous rencontrer.
Nadezhda referma la coupole de la tourelle et entra dans l’habitacle du tank. Ludmila lui jeta un regard interrogateur.
— Fichtre ! Nous sommes encerclées, hurla Elisaveta qui utilisait ses divinations.
Elle ne s’était pas encore remise du rêve horrible qu’elle avait vécu, mais elles étaient toutes les quatre à l’intérieur du T-90, les événements ne s’enchaînaient pas de la même manière. Elle se rassura en réalisant que rien n’était encore joué.
— Seules nous sommes faibles, ensemble nous pouvons vaincre, se répéta-t-elle dans son esprit.
C’était une phrase que disait parfois Nadezhda et qui était plus ou moins devenue la devise de l’unité 54.
— Je tente une percée droit devant ? demanda Anna.
— Je sais pas… il y en a partout, des centaines… des milliers… Comment ont-il fait pour nous rattraper ?
À cet instant, un grésillement se fit entendre, comme si quelqu’un tapotait sur le microphone.
— Il ne s’agit pas des forces de Mharreg, expliqua d’une voix calme Nadezhda. C’est en un sens bien pire.
— Comment ça peut être pire ? demanda Ludmila. Arrête de nous faire languir ! Accouche, bon sang de bonsoir !!
Les deux autres filles retenaient leur souffle en attendant que Nadezhda donnât l’explication.
Nadezhda soupira, puis elle annonça simplement, sans aucune panique dans sa voix :
— Nous sommes dans le domaine de Baba Yaga.
***
Dans le folklore slave, Baba Yaga était un personnage connu, il s’agissait d’une vilaine sorcière devenue un croquemitaine.
Mais depuis l’Invasion où les horreurs étaient devenues réelles, cette fiction avait également pris vie.
Dans les casernes ukrytiyennes, ce nom était devenu synonyme de calamité. En effet, une vedma particulièrement puissante, mais folle à égale mesure, portait à présent ce nom funeste. Et cette Baba Yaga avait revendiqué les terres situées autour des ruines de Perm.
Les rumeurs colportaient qu’elle était la seule véritable vedma de rang S+ du pays et qu’elle était si puissante qu’elle faisait fuir les Anciens. Ces derniers n’entraient plus dans son domaine, d’après les dires.
Jusqu’à récemment, les filles de l’unité 54 avaient pensé ce récit exagéré, mais les forces de Mharreg avaient bel et bien cessé leur poursuite lorsque les filles étaient entrés dans le domaine de la sorcière.
— Elle existe vraiment ? demanda Ludmila avec une pointe de doute.
— Tu en doutes encore ? Fufu !
— Arrête avec tes « fufu » !
— Je ne vois pas de problème avec mes « fufu ». Tu devrais te détendre Lyuda. Fufu !
— Et tu recommences !
— C’est pas le moment les filles !! cria Elisaveta. Repartons vers le nord ! Ne perdons pas de temps, ils continuent d’arriver !
Après ce qu’elle avait vécu, elle était encore terrifiée.
— OK, je tente un passage en force, dit Anna. Lyuda, Nadya, soutenez-moi !
— Plutôt deux fois qu’une ! Je vais leur montrer ce que vaut une future diva !!
— Ouais, moi aussi je veux voir ça. Fufufu !
Ludmila se concentra et enchanta toutes les armes du tank. En même temps, Anna créa une lame de bulldozer et renforça le moteur et les chenilles pour une éventuelle accélération par injection de protoxyde d’azote.
— En avant toute !!
Anna poussa immédiatement le tank en avant, Nadezhda reprit sa place dehors à la mitrailleuse, tandis que Ludmila ajustait le canon.
*BOOOOMM*
Un premier obus réduisit un peu le nombre d’opposants face à elles, mais ils étaient toujours plus nombreux malgré tout.
Ce fut le tour de la mitrailleuse, la masse était si compacte que les balles touchaient toujours quelque chose. Elles traversaient pour toucher plusieurs cibles par balle. Nadezhda déblaya un peu les rangs ennemis, mais on n’en voyait pas le bout.
Ludmila laissa tomber le canon au profit de la mitrailleuse coaxiale bien plus adaptée contre l’infanterie.
— Dans ce genre de cas, j’aurais tellement aimé un bon lance-flammes ! Aaaaahhhh !! cria Ludmilla en tirant sans discontinuité.
Le T-90 continuait d’avancer, sa lame entra en contact avec la masse de cadavres ambulants et s’y enfonça comme s’il s’agissait d’une énorme gelée.
Mais écraser des zombies dont la force et la résistance était inhumaine n’était pas aussi simple que cela. Rapidement, malgré sa puissance motrice, le tank ralentit et ses chenilles s’enfonçaient dans ce mélange de pulpe de cadavre, de neige et de boue. Le véhicule finit rapidement par s’arrêter, tandis que le moteur hurlait comme s’il était au maximum.
Cependant, la marée de morts se heurta au blindage, secouant le tank en tout sens.
— Je tire, mais il en vient toujours !! hurla Ludmila qui ne donnait même plus le temps à la mitrailleuse PKT de refroidir.
— Ils grimpent de partout… Je crois que c’est la fin. Fufufu ! dit Nadezhda avec une goutte de sueur sur la joue.
Mais quelqu’un n’était pas prête à jeter l’éponge.
— Annuska, utilise le, il n’y a pas de choix ! ordonna Elisaveta.
— Ça risque de prendre un long moment…
— On tiendra !
La soubrette laissa tomber son plateau et quitta son poste pour se diriger vers l’une des deux sorties de la tourelle.
Arrivée à l’extérieur, elle constata effectivement que les morts grimpaient, ils n’étaient pas comme ceux de de Mharreg, ils étaient lents mais bien plus forts.
Elisaveta prit une profonde inspiration : elle était décidé à changer le futur, à ne pas laisser cette mauvaise fin devenir réalité.
Portant un coup de pied à un zombie, elle lui arracha la tête, puis elle fit de même avec le suivant, et le suivant…
Nadezhda, installée à la mitrailleuse, assista au spectacle du combat de son amie. Son arme commençait à subir le coup, malgré le froid ambiant elle ne refroidissait plus correctement. Elle inspira et sourit.
— Lyuda, enchantement de zone, s’il te plaît.
— Il est encore actif !
— Merci !
Sur ces mots, elle prit à côté d’elle l’AK-60M, dont la place aurait été normalement en soute, que les filles n’avaient pas eu le temps d’ouvrir, puis elle sortit aider Elisaveta.
Malgré les tirs et les coups, le nombre d’ennemi ne réduisait pas. La lutte était acharnée.
Soudain, le T-90 se mit à trembler, il était en pleine modification, une des plus longues et complexes. Il manquait encore peu avant qu’elle ne soit achevée, Anna investissait toutes ses forces pour accélérer le processus avant que leur blindage ne soit percé. C’était une des cartes secrètes de l’unité 54 qu’elle s’apprêtait à abattre.
Dehors, Nadezhda venait de laisser tomber son troisième chargeur et engagea le quatrième. Tandis que la mitrailleuse commandée par Ludmila continuait de réduire le nombre de zombies qui se joignaient à ceux autour du tank.
C’est à cet instant qu’une voix nasillarde se fit entendre. Elle n’appartenait à aucune des filles de l’unité :
— De bien belles prises que je vois là. Hihihi ! Je suis sûre que nous allons bien~ nous amuser. Hihihi !
Elisaveta seulement crut voir à cet instant des yeux se dessiner dans le ciel, ils étaient emplis de folie et de malignité : l’un était noir et abyssal et l’autre violet et ensorcelant.
Elle frissonna de tout son corps en se rendant à l’évidence qu’il s’agissait de la sorcière dont la force les dépassait complètement.
Elle n’avait pas vécu un rêve, mais bel et bien une prémonition.
Si elle ne s’était pas réveillée affolée, elle serait allée aux toilettes et à son retour tout se serait déroulé selon le scénario qu’elle avait vu ; elle n’avait plus aucun doute là-dessus. D’une manière ou d’une autre, sa magie les avait sauvées, même si elle ne comprenait pas pourquoi elle avait pu avoir une telle prémonition sans être transformée.
À cet instant, la voix d’Anna entra dans leurs oreilles à travers les communicateurs.
— J’ai presque fini, rentrer dans le tank !
Elisaveta fit demi-tour et se dirigea vers l’entrée de la tourelle, mais son pied glissa sur un morceau de chair et elle tomba au pire moment possible.
— Finalement, il y a peut-être un prix à payer…, pensa-t-elle. Dieu, continuez de protéger ces trois-là, je vous en prie.
Elle sentit sa jambe être saisie, c’était la fin. Elle allait être entraînée par cette marée de morts. Malgré la situation, elle était calme : même si ce n’était pas la fin qu’elle aurait désiré, c’était préférable à ce qu’elle avait vécu. Si ses trois amies parvenaient à s’en tirer, elle pouvait mourir l’âme en paix.
Mais à cet instant…
*Ratata*
Une rafale au-dessus d’elle interrompit le flot de ses pensées.
La prise sur sa cheville se relâcha et aussitôt elle fut entraînée vers la tourelle qui lui avait semblé si loin.
— Lisa, c’est pas le moment d’être maladroite. Fufu !
Nadezhda tira d’une main tandis qu’elle hissait Elisaveta de l’autre. Ce contact était doux et chaleureux.
— Comme si on allait partir sans toi, sale bourge !
Ludmila était là également. Elle tenait l’autre main d’Elisaveta.
Les larmes montèrent aux yeux de cette dernière, elle avait l’impression de voir deux anges la tirant vers le Paradis. À ses yeux, elles l’étaient assurément.
On ne la laisserait pas quitter l’unité ainsi. Elles devaient survivre tous les quatre, c’était ce qui avait été décidé. Reprenant ses esprits, Elisaveta sourit.
— Ne croyez pas vous débarrasser de moi comme ça !!
Ces filles n’étaient ni des sœurs, ni de la même famille, mais les liens qui les unissaient étaient si forts. Toutes les quatre ne formaient qu’un ! Ce tank n’était que l’expression de cette union au-delà de la vie et de la mort.
À peine les écoutilles refermées, le tank se mit à trembler en tout sens.
— C’est parti ! Je vais vous montrer ce que l’unité 54 a dans le ventre ! cria Anna.
Les chenilles, qui étaient depuis un moment bloquées, s’élevèrent subitement sous l’effet d’une poussée verticale. Sous le véhicule étaient apparues deux sortes d’étranges modules : des réacteurs à sustentation magnétique.
Anna avait volé l’idée sur les carcasses des tank Mi-Go qu’elle avait étudié. C’était un privilège qu’elle avait durement négocié avec ses supérieurs, l’Empire interdisait normalement leur étude et leur utilisation.
À présent que le sol boueux n’était plus un problème, le tank fila droit devant en fauchant les morts de sa lame. Un sillon de cadavres en morceau se creusa sur son passage..
La vitesse du tank n’avait plus rien de comparable à celle qu’il avait en temps normal. D’une vitesse tout terrain de cinquante kilomètres heure, il était passé à cent cinquante. Flottant à un peu plus d’un mètre du sol, il filait au-dessus de la boue et des éléments de terrain gênant. En un instant, il laissa les zombies derrière lui et réduisit la distance qui le séparait de la sortie du territoire de la sorcière.
Mais…
— Y a un mur droit devant ! hurla Ludmila, revenue à son poste.
— Je ne détecte pourtant pas de créatures dans cette direction !
— Je le vois aussi. Lyuda, Nadya, essayez de le détruire.
— Khorosho~ !
— Enchantement au max !
Lorsque Nadezhda sortit la tête de la tourelle, elle vit un mur de ronces gigantesque se dresser devant elle. La sorcière ne voulait pas les laisser partir.
Cette barrière s’élevait trop haut pour être survolée avec cette technologie maglev et il s’étendait à perte de vue, il était donc inutile de penser le contourner.
Sans tarder, Ludmila tira un missile Refleks. Impossible de rater la cible. Un trou se creusa dans le mur, mais les ronces vinrent presque immédiatement le reboucher.
— On arrivera à rien comme ça, Lyuda.
— Si t’as mieux à proposer, hésite surtout pas !
— Je réfléchis… Fufu !
— Arrête de la jouer détendu, je te dis !!!
En vérité, un plan avait déjà mûri dans la tête de Nadezhda. Toutefois, elles n’avaient droit qu’à un unique essai et il y avait peu de temps pour le réaliser, puisque le tank approchait le mur à grande vitesse.
— Lyuda, charge un obus incendiaire et booste-le. Annuska, à mon signal lance toute la vitesse qu’on a…
— Et moi ? demanda Elisaveta.
— Tu peux rien faire dans cette situation. Encourage-nous. Fufu !
Elisaveta n’avait pas envie d’être mise de côté. Il y avait quelque chose qu’elle pouvait encore faire.
Elle ferma les yeux et fit le vide dans son esprit.
Elle fit disparaître toute source de distraction autour d’elle jusqu’à ne ressentir que trois sources de chaleur : l’une était pleine d’énergie et gracieux, l’autre calme et réfléchi et la dernière désordonnée et perspicace.
Puis, elle étendit son champ de perception au-delà encore et ressentit une sinistre présence aussi glaciale que les sommets de la Sibérie. Elle avait ses yeux braquées sur elles et riait aux éclats.
— Peu importe ce que tu tenteras, unies nous vaincrons ! Déclara Elisaveta avec arrogance.
Elle comprenait pas ce que la sorcière lui répondit, mais elle était sûre qu’il y avait une réponse.
Elisaveta sourit au moment où le tank heurta le mur. Le sable divinatoire de la planche se renversa au sol.
Autour du T-90 était apparu un dôme magique scintillant qui repoussait les ronces formant la barrière. Me si à la base, c’était un pouvoir défensif, Nadezhda l’utilisait à la manière d’une lame de bulldozer pour repousser ce qui entrait en contact.
Mais la partie n’était pas gagnée pour autant. Le rire insupportable de la sorcière retentit tandis que les ronces essayaient de les arrêter. La magie de la sorcière était telle que le léger avantage qu’elles avaient acquis semblait rapidement disparaître, mais…
— Lyuda, à toi de jouer !
— Bien reçu !!
Un trou s’ouvrit dans la barrière et un détonation retentit.
*BOOOOOOOM*
L’obus libéra une charge explosive et une magie de flammes qui commencèrent à mettre embraser le mur végétal.
— Annuska, à fond les ballons !
— Aaaaaaaaaaaaaahhh !!!!
Chargeant toute sa magie, Anna overclocka les poussées magnétiques des modules de sustentation du T-90 et, profitant de l’affaiblissement provoqué par les flammes dans la résistance imposée à ce dernier, transperça telle une lance le mur de ronces de quelques dizaines de mètres d’épaisseur.
— Victoooooire !!!
Crièrent en même temps les quatre filles. C’était un pari, une chance unique, mais elles avaient gagné.
Quelques kilomètres plus loin, exténuée, Anna posa brutalement le tank au sol, provoquant un long dérapage.
Soupirant longuement, Elisaveta posa sa main sur la poitrine et répéta en riant :
— Unies, nous vaincrons. Hahaha !