Magical Tankgirls – Chapitre 3

— Eh ! Psst ! Tu viens avec moi ? demanda Ludmila en secouant Nadezhda.

La jeune femme ouvrit péniblement les yeux. Malgré le froid et sa position, Nadezhda avait l’air de dormir paisiblement dans son siège.

— Que… ? On est attaquée… ?

— Non… mais… faut que tu te lèves, viens avec moi.

Nadezhda bâilla et se frotta les yeux, puis elle repoussa sa couverture de côté.

— Tu m’expliques, Lyuda ?

— Je… je… je dois aller pisser. Allez viens !

Nadezhda observa un instant le visage embarrassé de son interlocutrice, elle afficha un sourire moqueur :

— Tu as peur ?

— Rien à voir ! s’écria Ludmila avant de mettre ses mains sur la bouche et reprendre d’une voix plus faible. C’est les ordres d’Anna et Elisabeta : on ne sort pas seules.

— Et toi t’es du genre à suivre les ordres maintenant ?

Ludmila lui jeta un regard noir qui lui fit comprendre de ne pas poursuivre dans cette direction.

— Bon, OK. Allons-y… Han〜 !

Cette nuit-là, à l’extérieur, il faisait bien moins quinze degrés. Le temps s’était bien rafraîchi depuis la veille et il n’était vraiment pas agréable de mettre le nez dehors.

L’intérieur du tank était climatisé, même si cela consommait du carburant c’était mieux que geler en dormant.

Actuellement, l’unité 54 se trouvait au beau milieu de nulle part, dans la taiga enneigée, avec pour seul abri quelques arbres derrière lesquels elles s’étaient dissimulées.

Ludmila se transforma aussi sortie.

— Tu préfères le faire en forme de combat ? Étonnant comme fétichisme, se moqua Nadezhda en passant la tête hors de sa trappe de la tourelle.

— Tais-toi idiote ! C’est dangereux dehors !

— Lisa nous aurait dit s’il y avait du danger.

— Tsss ! Elle ne sait pas tout non plus ! Puis… dans les films d’horreur, c’est toujours là qu’il se passe un truc…

Ludmila détournait le regard, elle se doutait que Nadezhda se moquerait. Mais, étrangement, elle ne dit rien sur le moment, aussi Ludmila se tourna pour lui faire face…

— Bouh !

Nadezhda bondit soudain sur elle en essayant de lui faire peur.

Évidemment, un stratagème aussi simple n’allait pas réussir à tirer un cri d’effroi dans la part d’une vedma. Il lui fallut se contenter d’une simple grimace.

— Tu arrêtes quand d’être stupide ? Je parle sérieusement, tu sais ?

— Ah bon〜 ?

— Tsss ! Tu me fais perdre du temps. Suis-moi et tais-toi !

— Si aucun ennemi ne vient t’attaquer, je le ferais peut-être… Il ne faudrait pas déroger aux règles des films d’horreur. Fufufu !

Ludmila lui jeta un regard noir et, sans répondre, s’approcha d’une des soutes du tank qu’elle ouvrit. Elle y prit deux AK-60M et en lança une à sa collègue.

— Vraiment ? Tu as tellement peur ?

— Pas d’histoires ! Tu m’énerves. Si j’arrive plus à me retenir, je le fais sur toi, je te préviens !

— Certains aiment bien ce genre de choses. Fufufu !

Un nouveau regard noir, mais cette fois il était accompagné d’une grimace de dégoût, ce qui amusa bien sûr Nadezhda.

Cette dernière ferma correctement son manteau, enfila son bonnet et passa son fusil d’assaut en bandoulière.

Elles ne s’éloignèrent que de quelques dizaines de mètres, la progression n’était pas évidente tant il y avait de neige. Le vent glacial n’était pas là pour aider non plus.

— C’est bon, je vais aller là, derrière l’arbre. Il y a moins de neige. Tu m’attends ici, compris ? Tu ne viens pas m’embêter, tu ne viens pas m’espionner et tu restes sur tes gardes !

— Moi qui allait te proposer de te tenir la main.

— Tssssss !!!

Ludmila sortit du champ de vue de son amie. Cette dernière ne prit pas sa forme de combat, elle empoigna simplement son fusil et observa les alentours.

Tout était d’un blanc immaculé. Le reflet de la lumière lunaire sur la neige donnait une forte luminosité suffisante pour y voir.

De toute manière, elles n’avaient pas pris le temps de prendre de lampes torches.

— Au moins dans notre malheur, nous avons un peu de chance, pensa Nadezhda en bâillant. La semaine prochaine, il fera bien plus sombre et plus froid encore

Néanmoins, ce n’était qu’une manière fort optimiste de considérer leur situation : elles étaient en territoire ennemi, incapables pour l’heure de communiquer avec la base où on devait les croire mortes.

— De toute manière, ce n’est pas comme si le QG allait envoyer une patrouille de sauvetage aussi loin. Si on ne trouve pas par nous-mêmes, nous serons éternellement exilées.

Anna manquait encore de forces après leur échappée des terres maudites de la sorcière, faire léviter un tank grâce à une technologie extraterrestre n’était pas quelque chose de facile à réaliser.

Une journée s’était plus ou moins écoulée depuis lors. Elisaveta avait essayé vainement de communiquer avec la base. Craignant d’être repérées par les ennemis — puisque les forces de Mharreg comptaient des zombies suffisamment intelligents pour utiliser de la technologie humaine—, elles avaient été obligées de diminuer le signal et finalement de cesser les communications.

Leur actuelle priorité était de recouvrer leurs forces. Anna qui avait roulé toute la journée avait été si épuisée qu’elle s’étaient endormie tout de suite après le dîner. Les trois autres avaient décidées des tours de garde.

— Tu es longue… Tu es sûre que tu ne veux pas d’aide ?

— Non ! Tu restes où tu es ! C’est… c’est juste qu’il fait trop froid, je suis trop stressée…

— Tu aurais dû le faire dans une poche dans le tank… ou dans une bassine…

— Ça va pas ?!

— Fais attention en remettant ta culotte, tu risques d’avoir des stalacmites à force de prendre ton temps. Fufufu !

— Ta gueule !

Nadezhda fit quelques pas pour se dégourdir les jambes, puis revint à sa position initiale.

Quelque chose attira son attention sur sa gauche.

Elle saisit avec plus de vigueur son fusil et se tourna immédiatement dans la direction. Elle était sûre d’avoir vu quelque chose se déplacer à l’orée de sa vision périphérique mais plus rien. Juste une étendue de neige avec des conifères de-ci de-là.

— Je préviens Lyuda ? Se demanda-t-elle. Bah, déjà qu’elle arrive pas à le faire comme ça…

Elle décida d’aller voir seule. Elle s’avança de quelques pas, retira le cran de sécurité avant d’aligner le viseur avant avec le point rouge.

Deux points lumineux apparurent soudain à une centaine de mètres. Manquant de peu d’appuyer la gâchette et de tirer une rafale de trois balles, Nadezhda soupira en baissant son arme.

— Toi et tes histoires de film d’horreur… c’est juste un lièvre…

Elle se retourna dans l’intention de reprendre sa position lorsqu’elle fut surprise à l’improviste par l’apparition d’une silhouette à moins d’une dizaine de mètres d’elle.

Son cœur bondit dans sa poitrine, elle leva son arme mais reprit rapidement son calme.

— Qu’est-ce que tu fiches, Lyuda ?

Mais en se rapprochant, elle découvrit qu’il ne s’agissait pas d’elle, mais d’un homme entre deux âges. Sa tenue était tout ce qu’il y avait de plus rustique : une chemise, un pantalon et un bonnet. Elle n’était même pas réellement adaptée à l’hiver.

Il ne dit mot et indiqua simplement une direction de son bras tendu.

— Qui… ? Ne bougez plus.

Elle pointa son arme en direction de sa poitrine, impossible de le rater à cette distance.

Mais à cet instant, la voix de Ludmila l’interpella :

— Hein ? Tu m’as dit quelque chose ?

Elle passa l’arbre derrière lequel elle s’était cachée et observa avec attention son amie qui pointait son fusil d’assaut… dans le vide.

— Tu fais quoi au juste ?

Cette inattention de même pas une seconde avait suffit à faire disparaître la silhouette de l’homme.

— Il y avait quelqu’un, juste là…, expliqua-t-elle en fronçant un sourcil et en baissant son arme.

Ludmila saisit son AK-60M et se rapprocha.

— Mais ça ne devait être que mon imagination. Il n’y a pas de traces de pas. Et Elisaveta ne nous a rien dit.

— En même temps, nous n’avons pas pris nos communicateurs, fit remarquer Ludmila.

— Ah oui, c’est vrai. Fufufu !

— Faisons un tour par acquis de conscience, proposa Ludmila.

Mais avant que Nadezhda ne put approuver, du mouvement attira leur attention.

— Eh venez ! Vite !

Elisaveta passa la partie supérieure de son corps par la trappe de la tourelle et s’adressa aux deux filles à proximité du T-90.

— Qu’est-ce qu’y a, Lisa ?

— Tu voulais voir Lyuda pisser ?

— C’est pas le moment de plaisanter. Venez, je vous dis !

N’attendant pas leur réponse, elle retourna dans le tank.

Les deux filles s’observèrent, puis remontèrent en emportant leurs fusils.

— Mettez vos casques. Si nous avions été attaquées vous auriez fait comment ?

À peine mirent-elles leurs casques qu’elles entendirent entendirent une série de *bip bip*.

— Tu nous fais écouter quel genre de musique au juste ? demanda Ludmila en levant un sourcil.

— C’est du morse, expliqua Nadezhda. Ça veut dire quoi ?

— C’est un SOS, répondit Anna à la place d’Elisaveta.

— Réveillée ?

— Comme tu le vois. Le signal est sûrement proche d’après ce qu’en pense Lisa.

— Oui, ce serait à une dizaine de kilomètres vers le nord.

— Ça m’a l’air d’un piège tout ça, dit Nadezhda. Il n’y a pas de civilisation humaine dans le coin.

Selon toute vraisemblance, elle avait raison. La localisation donnée par Elisaveta n’était pas suffisamment distante pour sortir du territoire de Marrheg.

— Je pense comme toi, déclara Elisaveta. Toutefois, quel intérêt auraient les troupes de Mharreg de diffuser ce genre de message ? Encore si c’était sur la ligne de front pour leurrer les troupes impériales, je comprendrais, mais nous sommes vraiment au milieu de nulle part.

— Moi je trouve que ça pue toute cette histoire, déclara Ludmila. On devrait faire comme dit Nadya pour une fois, on continue notre route et on laisse tomber…

— J’ai encore rien proposé. Fufufu !

— D’un autre côté, s’il a quelqu’un de vivant là-bas, c’est notre devoir d’aller l’aider, indiqua Anna. Et s’il y a du matériel de diffusion, même pas terrible, je peux tenter de bricoler quelque chose pour étendre notre signal et contacter la base.

C’était effectivement un argument qui avait du sens dans leur situation désespérée, même si Nadezhda ne paraissait pas vraiment convaincue.

— D’un autre côté, avec ta magie nous pourrions déjà le fait, non ? Le vrai problème, c’est de ne pas se faire repérer par l’ennemi.

— C’est trop vrai ça ! C’est un putain de piège, c’est trop clair !

Cette fois, Ludmila et Nadezhda étaient du même avis. En face, l’autre camp était composé apparemment d’Anna et Elisaveta.

— Donc on les abandonne ? demanda Anna avec une déception non dissimulée.

— Je vous accorde qu’on peut se passer de leur radio, dit Elisaveta, mais il pourrait y avoir d’autres ressources. Puis, s’il y a quelqu’un capable de survivre dans ces terres, son savoir pourrait nous être utile, vous ne pensez pas ?

Un silence suivit cette question. Les deux camps analysèrent la situation. Aucun ne semblait réellement prêt à revoir sa position initiale, mais quelques doutes s’instillèrent dans leurs certitudes.

— Nous pourrions peut-être simplement aller jeter un coup d’œil de loin et décider de ne pas intervenir si cela nous semble être un piège, proposa Elisaveta.

— Ouais, à la limite on peut faire ça…

— Une personne avertie en vaut deux, déclara Anna.

— Et tel est prit qui croyait prendre. Kukuku !

— Oui, voilà ! Vu qu’on sait, on va les prendre à leur propre piège, ça j’aime ! dit Ludmila avec un certain enthousiasme.

— Mais pensant tendre un piège à celui qui tente de nous piéger ne finirions pas nous-mêmes par être piégées ?

— Nadya, ta gueule ! Je pige rien à ton truc ! Bref, on reste à distance et si c’est un piège on se fait la malle, c’est ça ?

— La décision semble prise, conclut Anna. Toutes à vos postes et en avant toute !

Le T-90 se remit en route dans la froideur nocturne en direction du signal de détresse.

***

C’était une petite ville aux maisons en grande partie en bois dont les filles ne connaissaient pas le nom.

À sa belle époque, cet endroit avait dû accueillir plus ou moins dix mille personnes, selon leur estimation. Les constructions étaient toutes en bon état, le temps ne semblait pas les avoir détériorées. C’était comme si elle avait été abandonnée la veille. Même la végétation n’avait pas envahi les rues, les champignons n’avaient pas déchaussé les rues et les oiseaux occupaient encore leurs perchoirs.

Les filles guettaient les différentes rues avec leurs jumelles et les divinations d’Elisaveta, mais elles n’y virent pas âme qui vive. Mis à part le signal de détresse qui émettait en boucle, rien n’indiquait une présence.

Aussi, après deux bonnes heures d’inspection, elles décidèrent d’y entrer. Elles circulèrent à allure lente, continuant de craindre un piège.

— C’est quand même louche, déclara Ludmila en passant la partie supérieure de son corps hors du tank. Perso, je le sens pas du tout

— Pareil pour moi. Fufufu !

— Pourquoi tu continues avec tes « fufu » si tu es d’accord avec moi ? Tu veux juste te moquer, c’est ça ?

— J’oserais pas.

— Tu m’énerves par moment, Nadya ! Moi, je suis sérieuse, merde !

— Mais moi aussi. Fufufu !

Ludmila répondit par un long grognement.

— Restez sur vos gardes, les rappela à l’ordre Anna à travers les communicateurs.

— C’était toi qui a insisté pour qu’on vienne ici, je te signale.

— Je sais Nadya, mais… cette ambiance me fait froid dans le dos.

— Même à toi qui est pourtant si sceptique et cynique ? demanda Elisaveta avec une pointe d’ironie.

— Je ne suis pas comme tu le dis. Cela dit, ce n’est pas très normal de croire à toutes les sornettes possibles alors que nous vivons dans une ère de science et de progrès.

— Une ère de science, de progrès, de magie et de monstres… Un sacré assemblage. Kukuku !

— Tu m’ôtes les mots de la bouche, Nadya. Ne nous mettons pas à débattre, on sait que ça va mal se finir si on se lance là-dedans…

— Ouais, vous allez encore vous crêper le chignon quand Annuska va te dire que c’est impossible que Dieu existe, déclara Ludmila en repassant la tête hors de la trappe. En attendant, s’il existe il pourrait bien nous filer un petit coup de main, je serais pas contre…

En effet, il y avait eu un sous-entendu aux dernières déclarations. Ce n’était pas la première fois qu’Elisaveta et Anna se confrontaient sur le sujet. Si l’existence de la magie n’était plu à débattre, Anna restait septique quant à Dieu et d’autres phénomènes surnaturels.

L’Empire d’Ukrytiye avait interdit les anciennes religions en les alléguant de « fausses croyances porteuses de corruption ». L’armée de l’intérieur, autrement nommée l’Inquisition, avait déclaré après l’Invasion que ceux qui priaient ces dieux donnaient de la force aux Anciens qui étaient les véritables destinataires des prières, aussi le catholicisme et autres religions étaient assimilées à des actes de cultisme.

Bien sûr, interdire quelque chose ne suffit pas le faire disparaître et, au sein de la population, nombreux étaient les croyants cachés. Elisaveta en faisait partie. Mis à part ses sœurs d’arme de l’Unité 54, personne, pas même ses parents, n’était au courant.

— Moque-toi, je t’en prie. Mais le jour où nous croiserons l’Éternel, tu viendras pas pleurer, d’accord ?

— Je compte sur toi pour plaider en notre faveur, dit Anna en affichant un sourire moqueur.

— À l’ami soigne le figuier, à l’ennemi soigne le pêcher. Kukuku !

— Toi et tes vieille expression ! T’as quel âge au juste ? demanda Ludmila en se tournant vers Nadezhda.

Toutes les deux avaient passé leurs têtes à l’extérieur pour mieux y voir. Elles auraient pu se contenter des images diffusées par les multiples caméras du véhicule, mais elles préféraient voir de leurs propres yeux. De plus, cela leur permettait de prendre l’air.

— Qui sait ? répondit Nadezhda en tirant la langue. Annuska, prends à gauche, je vois une caserne.

— OK.

— Une caserne militaire ? Dans une si petite communauté ? s’étonna Elisaveta. Dans quel genre d’endroit avons-nous mis les pieds au juste ?

— C’est en s’y rendant qu’on en saura plus. En tout cas, Lyuda confirmera, j’invente rien.

— Pour une fois…

Elles n’avaient pas vu de caserne depuis l’extérieur, même en ayant pris tellement de temps d’observation. Et de fait, le bâtiment était dissimulés par d’autres.

Le T-90 s’arrêta devant l’enceinte tandis que les filles passèrent leurs têtes dehors.

Il y avait eu des affrontements dans cet endroits, considérant les impacts de balles, les douilles et les cratères d’explosions. Mais par contre, il ne restait aucun cadavre, ce qui était plutôt mauvais signe.

Les grilles d’entrées avaient été défoncées et on pouvait voir dans la cour des barrières en sac de sable.

Qui avait bien pu attaquer cet endroit ? Les suspects ne manquaient malheureusement pas.

— Il va falloir aller enquêter à l’intérieur. On s’organise comment ? demanda Anna.

— T’y tiens vraiment toi…, grommela Ludmila mécontente.

— Le plus sage dans ce genre de situation serait d’y aller toutes ensemble, répondit Elisaveta. En tout cas, maintenant nous savons qu’il s’est passé quelque chose ici, pas question de relâcher la vigilance.

— Tu en doutais ? Personne n’abandonne jamais son chez-soi à moins d’y être forcé, dit Nadezhda.

— Vu comme ça…

— Dans les films d’horreur lorsque les personnages se séparent, ils clamsent, dit Ludmila.

— Enfin, c’est pas des vedma non plus dans tes films, fit remarquer Anna. Bon, ne perdons pas de temps, je préfère qu’on en finisse au plus tôt.

— Pour une fois je suis bien d’accord !

Ludmila bondit sur la carrosserie de leur tank et se dirigea sans tarder vers le coffre avec les armes. C’était un de ses plaisirs et elle était plus draconienne que leurs officiers en ce qui concernait leur entretien.

Au QG, elle avait réussi à battre le record d’assemblage d’un AK-60M, mais, comme souvent, les soldats de sexe masculin s’étaient retranchés derrière leur manque de pouvoirs. Pourtant, sous sa forme normale, Ludmila n’avait rien de très impressionnant, elle n’était qu’une fille comme les autres.

Lorsque les trois autres filles quittèrent le véhicule, Ludmila leur tendit leurs fusils d’assaut puis accrocha à sa propre ceinture trois grenades.

— Je prends le RPG ? demanda-t-elle à ses amies.

— Même si je te disais « non », tu le prendrais quand même, dit Elisaveta. La question me paraît ridiculement inutile. Et au passage, j’ai pas besoin de ça, tu le sais bien.

Elle rendit le fusil d’assaut à son interlocutrice.

— T’es une combattante du Tsar, tu as forcément besoin de ça ! Tenez, accrochez les baïonnettes, on ne sait pas à quoi s’attendre.

Elisaveta, qui venait d’être ignorée, passa le fusil en bandoulière mais était bien disposée à ne pas l’utiliser. Ses poings étaient bien plus efficaces de toute manière.

— Tu t’attends à quoi au juste avec tout cet arsenal ? demanda Anna.

— Aucune idée, mais sans notre T-90, on fera pas long feu. Il faut être bien équipées.

Sur ces mots, elle prit dans la soute une arme que les filles ne lui avaient jamais vue. Il s’agissait d’un fusil plus court que l’AK-60M, avec un chargeur incurvé et une poignée à l’avant sous le canon.

— C’est quoi cet engin ? demanda Nadezhda. Ton nouveau petit ami ?

— Héhé ! Tu as bien raison de dire ça. Il va me faire grimper aux rideaux, j’en suis sûre. Tadam ! Je vous présente Saiga ! C’est pas un modèle tout récent, et pour être honnête il n’est presque plus utilisé, mais j’ai réussi à l’avoir et j’en suis trop fière.

— Ton AK ne te suffit pas ? Quelle infidélité cette fille…, se moqua Elisaveta en levant les épaules.

— Moi, je le trouve plutôt classe. Bon par contre, allons-y, j’ai de la fièvre juste à l’idée de quitter le tank dans un tel endroit.

Anna jeta un regard désolé et pitoyable au T-90. Les larmes aux yeux, elle alla même juste le caresser alors même qu’il était gelé à l’extérieur et plein de boue. Elle y était particulièrement attachée.

— Ce groupe a vraiment un problème affectif, fit remarquer Nadezhda.

Ludmila, un peu comme une enfant devant un nouveau jouet, avait des yeux pétillants alors qu’elle vérifiait son chargeur et inspectait son nouveau fusil sous tous les angles. Nadezhda sourit en l’observant, tandis qu’Elisaveta grimaça.

— Toi c’est quoi ton truc, Lisa ?

— Je n’ai pas de telles choses, moi !

— Y aurait-il là-dessous une insinuation cachée ? Fufufu !

— M’oblige pas à m’expliquer, veux-tu ?

Posant leurs armes sur le tank afin de ne pas les assimiler sous leur forme de combat, les quatre filles se transformèrent en même temps.

Elles attendirent la confirmation d’Elisaveta, quant au fait que l’endroit était désert, pour se décider à y entrer.

***

— C’est donc la salle de communication ? C’est différent de chez nous…, dit Elisaveta en entrant la salle.

Cette dernière était remplie de grosses machines avec de nombreux boutons et diodes aux diverses couleurs.

— Moi je vois pas la différence en tout cas, dit Nadezhda.

— Tu n’y as jamais mis les pieds, c’est pour cela.

— C’est probablement vrai. Huhuhu !!

Elles n’étaient que toutes les deux. Afin de gagner du temps dans l’exploration des lieux et après avoir constaté qu’il n’y avait effectivement plus personne, elles s’étaient séparées.

— Ne touche à rien, s’il te plaît. Je préférerais en savoir plus avant d’agir.

— Essayer de dissiper les mystères, c’est normal pour une devin.

— Je suppose que tu as raison…, admit Elisaveta.

Toutes les deux reprirent leurs formes normales.

Aussitôt Nadezhda tira de sa poche un biscuit de survie, salé et dur, et le mit en bouche avec satisfaction. Elle se dirigea ensuite vers la table qui siégeait au centre de la pièce et où étaient éparpillés nombre de documents.

Elisaveta se dirigea pour sa part vers les consoles et commença à les inspecter avec une regard interloqué. Ce n’était pas le genre d’appareil qu’elle avait l’habitude de voir…

Assez rapidement, son analyse lui permit de sauter à la conclusion :

— C’est du matériel obsolète, on dirait… Je reconnais un style proche de ce qu’on utilise actuellement, cependant. Enfin… c’est pas mal différent quand même…

— C’est pas du matériel impérial, c’est ça ?

— Non, c’est clairement pas impérial. Sûrement de l’époque pré-Invasion… mais je suis étonnée, les cryptages semblent étonnamment grossier pour des communications des années 50 ou 60…

Elle se dirigea vers une machine et appuya quelques boutons. Un message en morse se fit entendre dans la pièce :

— C’est le même qu’avant. Inutile d’attirer nos ennemis ici, je l’éteins, déclara Elisaveta.

Pendant qu’elle s’en occupait, Nadezhda se mit à inspecter les documents sur la table. Elle commença à les trier en jetant de côté ceux qui lui semblaient inutiles.

— Je suis moins calée que toi en Histoire… ça te dit quelque chose une marque avec une faucille et un marteau ?

— Bah oui ! répondit Elisaveta en marquant une pause. C’est le drapeau soviétique, la période où nous étions l’URSS, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Tu n’as jamais appris ça à l’école ?

— Je ne viens pas du même monde que toi, mon instruction à l’école s’arrête à l’Invasion…

Nadezhda venait de mettre le doigt sur une triste réalité : l’état impérial d’Ukrytiye ne dispensait dans ses école qu’un savoir pragmatique et très orienté qui ne couvrait la « nouvelle ère », soit la période post-Invasion.

Ainsi, Nadezhda connaissait fort bien les vedma, leurs pouvoirs et les Anciens, mais très peu l’histoire ancienne de son pays. On lui avait vaguement fait un exposé sur les précédents gouvernements de la Russie, en soulignant avec vigueur qu’aucun d’entre eux n’aurait eu la force de s’opposer aux Anciens, mais le cours d’une simple matinée n’avait que survolé les deux millénaires d’histoire.

« L’Empire d’Ukrytiye est grand et puissant, les précédents dirigeants n’étaient que des pantins affrontant des humains, ils n’avaient pas le prestige de l’actuel Tsar », c’était le message sous-jacent de tous les cours dispensés dans le pays.

La propagande était particulièrement forte, de même que l’ignorance du peuple.

— Mais j’ai entendu parler d’un état communiste autrefois.

— Les écoles publiques sont des abrégés… Si ça t’intéresse, je te ferais un cours d’histoire ultérieurement.

Elisaveta était issue d’une famille noble, elle avait eu des précepteurs privés.

Depuis le retour de l’impérialisme, la caste noble avait été restaurée, leurs droits en matière d’éducation n’étaient pas les mêmes que le peuple, ils pouvaient bénéficier de sources de savoir bien plus exactes. Aux yeux de l’Empire, il n’y avait aucun de risque de rébellion au sein de la noblesse, puisqu’elle profitait des avantages du régime.

En un sens, les nobles étaient les chiens de garde de l’Empire qui avaient toujours droits aux meilleurs morceaux de viandes. C’était pour cette raison que la noblesse n’était pas aimée.

Elisaveta détestait la corruption de son milieu de naissance.

— Dis, tout ce matos ne daterait pas de cette époque-là ?

— C’est bien possible… En tout cas, cette cryptographie ne sert à rien de nos jours, les clefs sont connues et implémentées dans nos systèmes, autant envoyer les données en clair.

— Puis les documents sont en grande partie manuscrits… On dirait que nous sommes tombées dans un musée. Fufufu !

— Remercions donc Mharreg de s’être occupé de l’entretenir, plaisanta Elisaveta.

— Bien renvoyé. Héhéhé !

Elisaveta rougit et afficha un sourire gêné, elle n’était pas habitué à ce qu’on félicite pour son sens de l’humour. Au contraire, on l’avait éduquée à ne jamais rire. Selon nombre de nobles, le rire était une facéties simiesque du visage humain. C’était en présence de ses sœurs d’armes qu’Elisaveta avait appris.

— Ça fait combien de temps à ton avis ? demanda Nadezhda.

— Si mes souvenirs sont bons, l’URSS a été créée entre les deux guerres… 1922, dans ces eaux-là. Elle s’est arrêtée en 1991. Du coup, tout ça doit se situer entre ces deux dates, je dirais…

— T’es forte. Héhé ! Ce document est daté de 1942. Celui-là de 41… et les autres là de 42 aussi…

— Attends, un instant…, dit Elisaveta en se levant et en se rapprochant. Tout ça est dans un tel état alors que ça date de plus d’un siècle ?

En arrivant au niveau de la table, elle jeta un coup d’œil aux feuilles dispersées et qui étaient presque toutes estampillées des marques du régime soviétique. Elle commença à chercher frénétiquement des réponses au sein de tout cela.

— Ah voilà !

Une carte état-major. Puisqu’il n’y en avait aucune d’affichée aux murs, elle avait présumé la trouver sous cette pile de documents.

Mettant de côté tout le reste, elle la déplia en grand sur la table et commença à l’inspecter.

— Les frontières semblent différentes de celles actuelles… C’est la première fois que je vois autant de détails sur une carte.

— Normal, celles qu’on montre aux soldats sont généralement moins détaillées. Là, c’est Moscou, on a dû te l’indiquer des tas de fois, non ?

Nadezhda prit un biscuit dans l’une des poches de son uniforme et acquiesça.

— Yep, la propagande insiste bien dessus…

— Heureusement que nous sommes entre nous, évite d’utiliser ce mot-là en public.

— Je sais

Quittant des yeux son amie, Elisaveta reporta son attention sur la carte. Elle indiqua quelques points spécifiques.

— Là c’est Yekaterinburg, en plein territoire de Mharreg. En principe, nous devrions être plus ou moins dans le coin… Nous sommes parties d’ici… avons pris la direction du sud-est…

— Il me semble que le territoire de Baba Yaga se trouve autour de l’ancienne ville de Perm, l’interrompit Nadezhda en mangeant son biscuit avec une attitude parfaitement décontractée.

— Je ne sais pas comment tu fais pour en savoir autant sur elle, mais si tu as raison, c’est là ! Difficile d’être sûre de la direction que nous avons prise mais nous devrions nous situer plus ou moins dans le coin…

Avec son doigt elle traça un cercle qui indiquait la zone approximative où elles se trouvaient.

— Dommage de pas avoir de battle grid sur notre tank…

— Annuska pourrait en installer un, mais si l’état-major nous interdit de nous connecter au reste des troupes, cela ne servirait à rien.

— Ils sont quand même sacrément bornés.

— À qui le dis-tu ?

Malgré la perte des satellites, grâce aux divers relais d’ondes, il avait été possible de recréer tout un tas de système GPS, certes moins fiables qu’autrefois. En territoire ennemi, on perdait souvent le signal, mais l’unité 54 n’avait jamais eu l’autorisation d’exploiter cette technologie destinée aux soldats sans pouvoirs (et de rang supérieur aux vedma).

— Dis ? Pourquoi tous les points se trouvent ici et pas dans la zone que tu as cerclé ? Ça ne voudrait pas dire que ton estimation est fausse ?

— C’est rigoureusement impossible. Mon estimation peut être fausse, bien sûr, mais pas à ce point. La position que tu pointes est dans le territoire Mi-Go à Volgograd, il y a une grande distance.

— Moi je ne prétends rien, mais il y a pleins de marqueurs rouges autour de cet endroit.

Comme elle l’avait souligné, quelques marqueurs avaient été disposé autour de cette ville en particulier.

— Peut-être un plan d’attaque ?

— La ville ne porte pas le même nom que tu viens de donner… elle a changé de nom ?

— C’est une célèbre bataille de la Seconde Guerre Mondiale, je ne vais pas entrer dans les détails maintenant, mais oui elle a été renommée.

— Hoooo〜 ! D’accord.

— C’est très étrange tout ça… Tout ce qui est ici date de l’époque du siège de la ville. Je ne sais pas quoi en penser…

Elles gardèrent le silence quelques instants et observèrent la carte avec attention.

— La magie de la sorcière nous a peut-être téléportées ailleurs ? Nous n’avons rencontré aucune troupe de Mharreg depuis notre sortie, c’est peut-être à cause de ça.

— Je prie le ciel que tu aies tort. Si nous sommes réellement ici, nos chances de revenir chez nous sont encore plus minces.

— Héhé ! C’est bien vrai ça.

— Tu pourrais arrêter de prendre cet air niais en acceptant des choses horribles ?

Mais Nadezhda ne répondit que par un sourire amusé avant de pointer une des radios.

— Pendant que je lis un peu ici, tu devrais tenter de contacter le QG, non ? Le matos d’ici pourrait sûrement t’aider.

— Oui, tu n’as pas tort. Ne déprimons pas trop vite. Je vais tenter de bricoler quelque chose avec cette vieillerie…

— Bonne chance〜 !

Se couchant sur la carte, Nadezhda se mit à lire des documents tout en mangeant des biscuits. Elisaveta avait envie de la réprimander, mais finalement elle se ravisa. Il y avait plus important.

***

Pendant ce temps, Anna et Ludmila s’étaient dirigées vers les hangars.

— Y a vraiment que ça dans ta caboche, hein ? dit Ludmila.

— Je vois pas de quoi tu veux parler…, se défendit Anna en détournant le regard.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas aller au mess plutôt.

— Ce ne serait pas amusant. Nous nous sommes séparées pour une raison précise, il faut explorer…

— J’espère que tu ne parles pas sérieusement.

Anna afficha un sourire amusé, puis confessa :

— Bon OK, tu as raison. Je me demande bien ce qu’on pourra trouver comme modèle de tank ici. Mais ce n’est pas juste de la curiosité, nous avons besoin de pièces de rechange au cas où. Puis si nous pouvions refaire le plein de carburant…

— Tu restes une fétichiste de machines.

— Et toi des armes à feu.

— Pas faux.

Elles se mirent toutes les deux à rire en acceptant leurs travers.

Peu après, elles finirent par s’arrêter devant une énorme porte métallique.

— C’est sûrement ici.

— Sans aucun doute, même. Je sens l’odeur caractéristique des moteurs. On ouvre ?

— Attends, j’ai une idée amusante. Hihi !

Anna leva les sourcils légèrement inquiète par cette proposition et soudain elle se retrouva avec un foulard devant les yeux.

— On va faire un genre de blind test, je crois que ça s’appelle comme ça ce truc, explique Ludmila. Tu vas essayer de reconnaître les véhicules juste à l’odeur ou au toucher.

— Même moi, je ne peux pas…

— Essaye donc au lieu de t’avouer vaincue !

Anna ne répondit pas immédiatement, mais finit par se résigner et hocher la tête. Elle se laissa guider par son amie.

— Tu me donneras des indices alors.

— Ça marche. Trois indices par véhicule max.

— Et si je gagne ?

— Tu veux qu’on mise quelque chose ? Le souci, c’est que j’ai pas mon solde ici…

— Laisse tomber, je sens que tu vas me proposer un truc stupide ou pervers à la place.

— Tu me prends pour Nadya ou quoi ?

— Haha ! La pauvre, elle doit avoir les oreilles qui sifflent… Allez, ne perdons pas de temps.

— Dis plutôt que tu trépignes d’impatience. Fais gaffe à ne pas mouiller ta culotte…

— Si j’en portais une…, rétorqua Anna en rougissant.

Ludmila qui allait ouvrir la porte s’arrêta d’un coup alors que ses yeux s’écarquillèrent. Elle tourna son visage vers Anna et tout en bégayant :

— Tu… tu… tu…

— Non, c’est une blague ! Je voulais juste pas te laisser avoir le dernier mot… Mais après coup, j’aurais dû m’en passer. Tu vas croire que…

— Je te crois même plus ! Montre-moi ça !

— Qu’est-ce que… ?

Anna se mit à s’agiter sentant les mains de son amie sur son pantalon, elle tomba fesses à terre et sentit qu’on exposait ses jambes. Les yeux bandés, elle n’arrivait pas à se défendre efficacement.

— Lyudaaa !!!

— OK, c’est bon, tu m’as fait peur ! Je pensais que tu t’étais transformée pendant la nuit et que t’étais devenue une mangeuse d’hommes, mais ta culotte de grand-mère me confirme que c’est bien toi.

— Grand… mère ?! La honte !! J’ai envie d’aller me cacher !

— Bah, c’est pas grave, t’es comme ça. Ce serait choquant que tu deviennes sexy d’un coup.

Anna se cacha le visage de ses mains, elle était contente d’avoir un bandeau sur les yeux, on aurait pu y voir ses larmes naissantes.

Finalement, une fois Anna remise de ses émotions, elles entrèrent.

Le hangar ne sentait pas le renfermé comme on aurait pu s’attendre d’un endroit abandonné de longue date. Au contraire, il y planait une odeur d’essence et d’huile comme s’il avait été encore utilisé la veille.

Anna commença à renifler et déclara d’une voix satisfaite :

— Je pourrais vivre éternellement dans ce genre d’endroits…

— Tu peux me répéter ne pas être une frappa-dingue ?

— J’aime pas beaucoup ce mot, mais j’aime les tanks c’est vrai. Alors, alors ? Y en a ? Qu’est-ce qu’on a ?

— C’est bon un peu de patience…

Le hangar était plein de tanks qui s’alignaient les uns à côté des autres. On aurait plutôt pensé à une réserve qu’un réel hangar fonctionnel considérant ce rangement méticuleux.

Ludmila les guida devant l’un des tank, c’était le modèle prédominant. Elle ne le reconnaissait pas, mais cela ne changeait rien au jeu.

— Qu’est-ce que tu veux toucher en première ?

— Je sais pas… disons les chenilles.

— OK, comme tu veux…

Ludmila lui posa la main sur la chenille et la fit défiler lentement, lui permettant de toucher le moindre détail de cette longue bande métallique.

— Mmmmm… C’est pas un modèle récent, ça j’en suis sûre et certaine… C’est un style encore plus désuet que notre T-90MS…

— Il est tellement vieux notre tank ?! demanda Ludmila un peu surprise.

— Le 90, c’est l’année de production, soit 1990. Entre temps, il y a eu le T-14 Armata et le T-43 Omega Terminus. Disons que ça n’a plus rien à voir en terme de génération de MBT…

— Le Terminus je le connais lui, je l’avais vu gamine au défilé. Et à la base, il y en a pas mal. Et avant le T-90, il y avait quoi d’autre du coup ?

— Il en avait énormément. C’est curieux que tu t’y intéresses soudain, en général tu me poses uniquement des questions sur les canons et les obus.

— C’est mon taff, c’est normal. Bah, disons que j’essaye de savoir ce qu’on a là. C’est pas un modèle que j’ai vu à la caserne, en tout cas.

— Ooooooooooooohhhh !! S’écria d’excitation la pilote. Un modèle inédit ? Est-ce que ça pourrait être un prototype oublié à cause de l’Invasion ? C’est une théorie probable ! Un village perdu qui accueille une caserne secrète où serait conçu l’Objekt 254 ! Je… j’ai trop hâte de retirer ce bandeau !!

— Tu viens de dire que c’est un vieux, je te rappelle. Je doute que ce soit un prototype en plus, y en a juste plein le hangar.

— Je tiens plus ! Donne-moi un indice !

Ludmila afficha un large sourire sadique, la réaction d’Anna l’amusait au plus haut point.

— Voyons voir… La tourelle est pas aussi écrasée que la nôtre, c’est une sorte de… champignon ? Ouais, on peut dire ça, je pense.

— Un champignon ? C’est quoi ce modèle étrange ?!

— Bon OK, je sais pas trop le décrire. Autre indice… Il a une sorte de plaque de blindage à l’avant, sous la trappe du pilote. D’ailleurs, tu ne rentres pas à la verticale comme le T-90, mais en oblique. Alors, tu sais ?

Anna trépignait et dodelinait de gauche à droite.

— On dirait un des nombreux modèles de T-72, mais c’est impossible il n’en reste presque plus… Aaaahhh ! Je tiens plus !

Retirant hâtivement son bandeau, ses yeux s’écarquillèrent alors qu’elle resta bouche bée.

— Des T-34… ? Co… Comment… ?

— Espèce de sale tricheuse ! Je prendrais ton dessert ce soir…

Mais Anna ne réagit pas. Ses yeux, ses pensées, tout son être était tourné vers cette incroyable découverte. Elle avait une expression semblable à un enfant devant son cadeau de noël.

— C’est vraiment génial !!! Tellement de T-34 ! Et en état en plus ! On dirait qu’ils sont flambants neufs ! Qui est la personne qui les a si bien entretenus ?

— Un fou comme toi, je suppose ? Eh ! Tu pourrais m’écouter quand je te parle au moins !

— Désolée… Whaaaaaaaaa ! C’est un KV-2 juste là ! On est dans le musée des blindés de Saint-Pétersbourg ou quoi ?

— Y a un musée du genre à Saint-Pétersbourg ?

— Oui, c’est le Tsar qui a fait réunir les anciens modèles de tank pour exposer l’histoire de notre pays aux jeunes… Mais là ! Non, en fait, c’est juste impossible !

En effet, même avant l’Invasion, il n’y avait aucun endroit en Russie avec autant de ces tanks intacts. Il y avait bien quelques cimetières de tanks à l’abandon, mais eux ils paraissaient tous opérationnels.

Aussi, face à ce constant, la joie laissa place soudain à la confusion puis à la peur.

— Il… il se passe un truc vraiment pas net ici, déclara Anna en observant attentivement les alentours. Ils sont dans un état neuf, c’est pas juste une manière de parler, ces tanks n’ont jamais livré bataille…

— Et c’est tellement incroyable ?

— Oui, la Patrie avait besoin de toutes ses réserves pendant la guerre, on n’aurait pas laissé un tel stock à l’abandon. D’ailleurs, on ne peut même pas parler d’abandon : ils n’ont été attaqués ni par la rouille ni par aucune usure du temps, c’est comme s’ils étaient sortis des usines hier matin.

— J’ai du mal à réaliser ce que tu veux dire précisément, mais j’ai pigé dans les grandes lignes. En clair, il se passe un truc vraiment louche ici.

— Oui. Faisons le tour et prenons de l’essence avant de rejoindre les autres. Cet endroit commence à me donne la chair de poule.

Même Ludmila n’eut pas la volonté de faire de blague à ce propos. C’était une première toutefois : la passionnée éperdue de tanks qui se mettait à avoir peur d’un hangar qui en était rempli.

Elles se hâtèrent d’inspecter le hangar. Anna passa quelques tanks au crible de plus près, elle était formelle : ils n’avaient aucune trace d’usure. Ils étaient chargés en ordre de combat, prêts au combat.

Inquiètes, les filles finirent par prendre des bidons de diesel et décidèrent de partir.

L’une des modifications qu’avait apporté Anna à leur T-90MS était de repasser à des moteurs polycarburants, leur permettant ainsi d’accepter n’importe type d’hydrocarburant. La rentabilité de ce système était certes inférieure à du diesel, mais permettait plus de flexibilité. Dans une période de guerre pleine d’imprévus, cela lui avait paru judicieux.

Aussi, ce stock de carburant était vraiment le bienvenu.

***

Les filles se rejoignirent dans l’infirmerie de la caserne.

Elles étaient toutes les quatre perplexes, voire inquiètes. Elles étaient toutes sous leurs formes normales.

Tout en pansant leurs blessures, elles mirent en commun leurs informations :

— On dirait réellement que nous sommes dans une autre époque ! déclara Elisaveta.

— Ouais, carrément… Quand nous sommes passées au mess et aux dortoirs, j’ai vu des appareils inconnus, expliqua Ludmila. Et pas du genre futuriste, non, des trucs super vieux. Même Annuska a confirmé, d’ailleurs. Puis, je sais pas si vous avez fait gaffe… on ne dirait pas du tout une caserne pour des vedma. Les toilettes ne sont même pas séparés.

— Ça ferait plaisir aux soldats de notre caserne ça, plaisanta Nadezhda. Ou pas, en fait…

Aux yeux des « normaux », elles étaient des monstres. Bien sûr, certaines personnes fantasmaient sur leurs corps et certains essayaient même de se rapprocher physiquement d’elles, mais c’était plutôt rare en fait.

Quand bien même ressemblaient-elles à des femmes, pour la majorité des soldats elles étaient avant tout des succubes prêtes à aspirer leurs âmes. Les hommes de la caserne étaient sûrement contents que les appartements des sorcières fussent séparés des leurs.

— Cet endroit est vraiment flippant, dit Anna.

Elle frissonna brièvement et ignora la remarque de sa collègue. Elles marquèrent une pause pendant laquelle elles réfléchirent chacune dans sa tête. Le silence qui régnait sur cette ville pourtant en bon état était sinistre.

Dans l’infirmerie, on entendait uniquement les froissements de gaze qu’Elisaveta enroulait autour de ses blessures, et la mastication de Nadezhda qui grignotait encore.

— Bon, et sinon, qu’est-ce qu’on fiche alors ? On s’en va de suite ? finit par demander Ludmila.

— Ce serait sûrement mieux, déclara Anna. Ça me fait mal de le dire… De si beau tanks…

— D’un autre côté, j’ai pas l’impression que nos ennemis connaissent cet endroit, fit remarquer Nadezhda en s’allongeant sur le lit. Sinon je pense que les zombies auraient déjà volé tes précieux tanks.

— Et s’ils ne connaissent pas cet endroit, c’est là où nous pourrions enfin nous reposer.

Elisaveta poursuivit le raisonnement de son amie. Cette dernière acquiesça..

Les quatre filles s’observèrent un instant, on pouvait aisément comprendre qu’il y avait des avis divergents quant à cette décision. Elisaveta reprit la parole en levant la main droite :

— Je vote pour rester. Ici, on sait que quelque chose cloche, mais au moins on a de la nourriture et c’est calme. Juste le temps de récupérer toute notre énergie et de guérir nos blessures. Je parle aussi des vôtres, bien sûr…

Elle était la gravement blessée, mais les autres filles n’étaient pas indemnes. Dans un tel environnement sanitaire, il ne leur faudrait pas plus d’un jour ou deux.

— Moi je dis tout pareil〜 ! Sauf s’il y a rien à manger, on a pas fait l’inventaire de la nourriture.

— Je suis contre. Je pense qu’un mal invisible est plus dangereux qu’un mal qu’on connaît. Les forces de Mharreg, on sait gérer, dit Anna.

— Tu dis ça, mais tu as vu l’état dans lequel on s’est retrouvées ? dit Ludmila. On a bien failli y passer, je te signale.

— Nous n’avons pas eu de chance, c’est un fait, avoua Anna.

— On dit que l‘homme a trois fois de la chance : il naît, il se marie, et il meurt. Mais la vedma a trois fois de la malchance : elle s’éveille, elle s’engage et elle se bat. Fufufu !

— Parce qu’à l’avenir, tu peux nous affirmer qu’on continuera d’avoir de la chance ? demanda Ludmila en ignorant la remarque de Nadezhda.

Anna ne pouvait l’affirmer, aussi elle ne répondit pas. Ludmilla leva les épaules et donna sa décision :

— Je vais voter pour aussi. De base, j’aurais été de l’avis d’Annuska, puisque c’est vraiment trop louche ici. Je parle pas seulement des objets, l’ambiance est horrible aussi. Mais vous avez raison : reposons-nous et repartons au plus vite.

Anna fit la moue mais accepta sans faire d’histoires. En principe, c’était le rôle du chef d’unité de décider dans ce genre de situation, mais elles avaient toujours préféré une approche démocratique.

— Parfait, partons là-dessus. Je vais me reposer un peu, si ça ne vous dérange pas. Réveillez-moi quand ce sera l’heure de manger, dit Anna.

Elle était encore plus épuisée que les autres, elle n’avait eu de cesse de rouler et d’utiliser ses pouvoirs.

Ayant fini de panser ses blessures, Elisaveta reposa le matériel sur la table à roulettes et dit :

— Je reste avec toi. Je suis épuisée également. Lisa, Nadya, vous montez la garde ?

— Oh non ! Tu vas encore me laisser avec elle ? Elle va essayer de me filer les chocottes, je la connais !

— Je suis pas comme ça, voyons. Kukuku !

— Tu vois, elle commence déjà !

— Vous allez pas faire les gamines toutes les deux, si ? Lyuda, cette fois-ci tu cuisines. La dernière fois c’était le tour de Nadya.

— Ah ? Bah vaut mieux pour nous toutes, ne put s’empêcher de grommeler Anna.

— Hoho ! Mais cuisiner ne me dérange pas, dit Nadezhda en affichant un sourire taquin. Je peux prendre sa…

— Non, c’est moi qui m’en occupe ! Pas deux fois tes patates au caramel et persil !

— C’est ma spécialité〜 ! Fufufu !

— Noonnn !

Tout en criant, Ludmila saisit de son fusil d’assaut et se mit à courir en direction du mess. Nadezhda la poursuivit en ne cessant de répéter des « fufufu ».

— Quelles gamines ces deux-là, je te jure…, dit Elisaveta en soupirant. Enfin, c’est toujours mieux que de les voir désespérée.

— Tu devrais prendre plus soin de toi, tu n’arrêtes pas d’en faire trop avec tes divinations.

— C’est l’hôpital qui se moque de la charité ? Haha ! On dirait deux vieilles qui prennent soin l’une de l’autre, plaisanta Elisaveta.

Mais Anna rougit et détourna le visage en grommelant d’une voix à peine audible :

— Pas la peine de reparler de ma culotte, je vais en changer…

Elisaveta pencha la tête de côté, elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu. Elle préféra ne pas lui faire répéter, elle ne paraissait pas vraiment à l’aise.

— Prions que Dieu et le Tsar nous prêtent assistance. Puissions-nous revenir en un seul morceau.

— Je m’engage à faire le maximum pour que ça arrive, dit Anna avec une pointe d’ironie.

Elisaveta lui sourit amicalement, elles ne s’entendraient jamais tant qu’il serait question de croyance religieuses, mais elle ne lui en voulait pas.

Lorsque Ludmila revint dans la pièce pour récupérer son Saiga-12, elle découvrit les deux filles couchées chacune dans un lit, se tenant la main comme deux sœurs endormies.

***

Après manger les filles se regroupèrent dans l’infirmerie.

Puisqu’elles se trouvaient au rez-de-chaussé et puisque les fenêtres donnaient sur la cour où était stationné leur T-90, en cas de problèmes elles pouvaient s’enfuir rapidement.

Le visage en sueur, Nadezhda ouvrit brusquement les yeux et reprit son souffle. Autour d’elle, les respirations de ses amies endormies.

Son cœur battait encore la chamade, elle n’arrivait pas à se calmer.

Aucune d’entre elles n’avait jamais vu cette expression sur son visage.

— Encore ce cauchemar, pensa-t-elle en passant la main sur son visage. J’ai un goût horrible en bouche…

Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait cet horrible rêve et, à chaque fois, elle se réveillait avec ce goût infect en bouche.

— Je vais aller prendre un petit en-cas nocturne. Y a que ça qui le fait passer…

Elle afficha un sourire amer et se glissa hors du lit.

Malgré le froid dehors, elle dormait en culotte et en t-shirt. Dans la salle un vieux poêle à pétrole diffusait en même temps que sa chaleur une lueur orange apaisante et douce.

Nadezhda saisit son uniforme, son ceinturon et ses armes. Sur la pointe des pieds, elle s’en alla se changer dans le couloir.

— Brrrr ! Fais pas aussi bon qu’à l’intérieur !

Elle se mordit un peu les doigts de son idée de festin nocturne, ses jambes avaient la chair de poule à cause du choc chaud froid. Qui plus est, il y avait un sacré courant d’air dans ce couloir.

— Bah, pas grave, mon repas n’en sera que meilleur. Fufu !

À peine habillée, elle se sentit bien mieux et se dirigea vers le mess. Il y avait des provisions dans la chambre, mais elle préférait les économiser en cas de crise. Puis, elle avait envie de quelque chose de plus raffiné que ses biscuits habituels.

Heureusement, elle n’eut pas trop à marcher : le mess était au fond du couloir.

Immédiatement, elle se mit à la recherche de nourriture sucrée et de condiments. À la place, elle tomba sur des rations militaires.

— Celles d’ici sont différentes des nôtres. J’aime découvrir de nouveaux goûts…, dit-elle en se léchant les lèvres.

Le gourmet militaire. C’était le surnom que certaines donnaient à la jeune femme. Il n’y avait qu’elle pour s’émerveiller devant des rations militaires.

Avec son butin, elle s’en alla s’asseoir à la table la plus proche.

Un biscuit en bouche, elle se calma un peu, mais prit un air pensif.

— Je suppose qu’on échappe pas à sa culpabilité…, marmonna-t-elle. Un jour, faudra que je leur en parle…

Elle avala une bouchée de ce biscuit très sec et salé, puis se mit à chercher du sucre en cuisine. À la place, elle trouva du miel et retourna à la table. Elle y trempa le biscuit et se remit à manger comme si de rien n’était.

Mais ses doutes ne tardèrent pas à la rattraper.

— Comme si c’était quelque chose de facile à dire…

Mais, alors qu’elle se perdit à imaginer les réactions de ses amies, quelque chose attira son regard : un objet brillait au sol.

Elle se leva et s’approcha pour voir ce dont il s’agissait.

— Qu’est-ce que… ?

Elle s’immobilisa, comme si elle avait été pétrifiée. Ses yeux s’écarquillèrent un instant, puis ses traits se durcirent.

— Quelle est cette blague, au juste ?

Elle prit l’objet dans sa main : un pendentif en or représentant un cheval. Ce n’était probablement pas un objet de grande valeur.

Les traits de Nadezhda devint de plus en plus sombre, elle finit par oublier le monde autour d’elle, à tel point qu’elle sursauta lorsqu’une voix l’interpella :

— Hé oh ! Nadya, tu m’écoutes ou pas ?

— Ah ! C’est toi, Anna ? Tu fais quoi ici ?

— C’est plutôt à moi de te poser la question. Je patrouille. Et toi ?

— Je mangeais. Fufufu !

Elle se tourna vers Anna en cachant dans sa main le pendentif. Son interlocutrice ne prêta attention qu’aux rations éparpillées sur la table.

— C’est pas bon pour ta digestion de manger en pleine nuit… Enfin bon, je ne suis pas ta mère, mais évite de le dire à Elisaveta, tu la connais…

— Si tu ne dis rien, ça restera notre secret. Fufufu !

— Euh… Un secret ? Je ne suis pas sûre de savoir…

— Si tu le divulgues, il arrivera malheur. Kukuku !

Sur ces mots, faisant un « chut » de son index, Nadezhda quitta le mess et retourna dans sa chambre sous le regard interloqué de son amie.

Une fois partie, Anna soupira en fixant la nourriture laissé sur la table.

— Ça ne lui ressemble pas de m’écouter… Bah, je vais pas m’en plaindre, non plus…

Elle remit tout dans la boîte et reprit sa patrouille nocturne.

***

Ludmila se réveilla.

Ses cheveux en épis et sa tenue froissée avait un quelque chose de séduisant, pouvait-on même dire de sexy. En raison de sa proximité au chauffage installé dans l’infirmerie, elle s’était mise à transpirer dans son sommeil et s’était naturellement déshabillée sans s’en rendre compte. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle était en débardeur et culotte ; une expression agacée se dessina immédiatement sur ses traits.

— Lyuda ? l’interpella Anna. Eh, réveille-toi !

Elle parlait à basse voix, essayant de ne pas réveiller les deux autres. Mais Ludmila se retourna pour l’ignorer, aussi Anna n’eut d’autre choix que de soulever la couverture. Le courant d’air frais qui vint la caresser et la faire frisonner la tira complètement des bras de Morphée.

Mais son attitude n’était pas plus agréable pour autant. Avec un ton de voix un peu agressif :

— Ouais, je vais prendre mon service. Tsss !

Elle se redressa. C’est alors que les mains d’Anna se posèrent sur ses épaules et qu’elle se rapprocha de son oreille.

Pendant un instant, on aurait pu méprendre ses intentions, c’est ce que fit d’ailleurs Ludmila qui sursauta en se demandant si elle n’allait pas être repoussée sur le lit.

— Que… ? Tu… ?

— Chut ! Moins de bruit.

— Euh… je… je ne suis pas intéressée… tu sais ?

— Idiote ! C’est… Moi non plus. C’est pas la question… Je… je ne vois pas Nadya dans son lit. Vous n’avez pas échangé vos tours de garde, par hasard ?

Cela aurait effectivement pu être le cas, mais…

— Non, je viens de me réveiller. Tu peux reculer, on dirait que tu vas me sauter dessus.

— C’est pas le moment, idiote. Du coup, elle est partie où ?

— Pisser ?

— Son lit est froid et je l’ai croisée il y a une bonne demi-heure dans le mess. À mon avis, elle n’est pas revenu dans sa couche…

— La grosse commission ?

— Je te dis que non ! Je suis passé aux toilettes, vois-tu !

Anna commençait à s’énerver de l’inattention de son interlocutrice qui était toujours crispée par ce rapprochement soudain. D’autant que sa tenue indécente n’était pas pour la rassurer.

Puis, on parlait de Nadezhda. La fille énigmatique qui ne prenait rien au sérieux et qui était aussi imprévisible que la tempête. Cela faisait longtemps que Ludmilla avait arrêté d’essayer de la comprendre…

— J’sais pas quoi te dire… C’est Nadya. Comme si je pigeais tout ce qu’elle faisait…

— Ouais… Je vais refaire un tour de la caserne. Habille-toi et prends ton tour de garde, s’il te plaît. Je reviens de suite.

— Attends, si c’est comme dans les films d’horreur, se diviser…

Anna lui jeta un regard dubitatif avant de l’ignorer et de se diriger vers la sortie. Elisaveta qui dormait à poings fermés, même la voix de ses deux collègues n’avaient pas eu raison de sa fatigue.

Au moment où Anna allait passer la porte :

— Annuska, attends. C’est toi qui a ouvert mon sac ?

— Tu crois que c’est le moment ?

Elle se retourna et trouva Ludmila accroupie, toujours en tenue de nuit, en train d’inspecter le contenu de son gros sac militaire.

— Ouais, c’est le moment. À l’intérieur, j’avais mon RPG…

— Pourquoi tu ne l’as pas laissé dans le tank ?

— Je t’en pose des questions ? C’est comme ça ! On sait jamais, j’ai préféré l’avoir avec moi ! se défendit Ludmila en haussant la voix.

Anna lui fit signe de baisser d’un ton pour ne pas réveiller leur amie.

Ludmila avait développé une certaine paranoïa après avoir rejoint l’armée. Au sein de l’unité, c’était la seule qui dormait avec son pistolet sous le coussin et son AK n’était pas jamais très loin d’elle.

— Du coup, il y a bel et bien un truc louche. Même Nadya ne va pas prendre le RPG pour aller aux toilettes quand même…

Tout en parlant, Ludmila se dépêcha de s’habiller.

— C’est ce que je me disais depuis le début…

Anna croisa les bras et se mordit la lèvre en plongeant son regard dans une zone d’ombre. Elle rassemblait toute sa concentration, elle cherchait à envisager tous les endroits où Nadezhda avait pu se rendre. Mais ses sentiments affluèrent, elle ne parvenait plus à penser correctement.

Est-ce que les troupes de Mharreg les avaient retrouvées ?

Est-ce que le mal qui avait fait disparaître toutes ces personnes dans ce lieu était l’origine de la disparition de Nadezhda ?

Trop de questions et aucune piste s’offraient à elle.

Même si au demeurant, elle paraissait toujours aussi impassible, elle était confuse.

Les pires scénarios se jouèrent dans sa tête, elle écoutait d’une oreille distraite les froissements des vêtements de Ludmila.

C’est alors qu’elle croisa distraitement un regard : celui d’Elisaveta qui venait de se redresser dans son lit.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? Où est Nadya ?

— Arg ! On voulait que tu te reposes, mais… Bah, tant pis, répondit Ludmila. On sait pas où elle est, justement. On part à sa recherche.

— Attendez-moi, j’enfile mes chaussures et ma veste et je vous accompagne.

— J’ai… j’ai un mauvais pressentiment, déclara Anna. Je sais que j’ai pas l’habitude de me fier à ce genre de choses pas logiques, mais…

— Mais Nadya n’est pas du genre à partir comme ça en nous laissant nous inquiéter, dit Elisaveta en finissant la phrase.

Anna acquiesça.

— C’est vrai que même si elle fait des trucs franchement chelou, comme l’autre fois où elle est allée inspecter le conduit d’aération des toilettes, elle n’est pas du genre à nous inquiéter. Putain ! On aurait jamais du dormir dans ce patelin de merde !

Ludmila donna un coup de pied à son lit avant de laisser sortir de sa gorge un « aïe » et de s’asseoir en massant son pied.

— Du calme, Lyuda. On a toutes accepté de dormir ici, dit Anna qui était pourtant la seule à s’y être opposé.

Elle restait à l’entrée de la salle les bras croisés, mais son regard était devenu plus acéré, comme emplit d’une détermination nouvelle : elle devait retrouver Nadezhda, coûte que coûte.

Elisaveta ne perdit pas de temps, elle enfila ses rangers et fut imitée par Ludmila qui reprit un peu son calme.

— Je vais tenter de la chercher par magie. En attendant, rassemblez nos affaires et apportez-les dans le tank. On ne sait jamais si on ne va pas devoir s’enfuir à nouveau.

— Il est possible que Nadya ait mis un coup de pied dans la fourmilière. Si tel est le cas, tu as raison, il vaut mieux ne pas rester ici, dit Anna en prenant un des sacs.

— Quoi que ce soit, je vais lui faire regretter de nous avoir pris Nadya !

Sur ces mots, Ludmila arma une balle dans le canon de son Saiga-12 et le passa en bandoulière avant de s’équiper de ses autres armes.

Pendant ce temps, disposant son plateau métallique sur un des lits, Elisaveta se transforma puis prit sa gourde de sable.

Fermant les yeux, elle activa sa magie et la versa en même temps que le contenu de la gourde.

Personne d’autre qu’elle aurait pu comprendre les informations recueillies par cette méthode, il était impossible de voir quoi que ce soit d’autre que du sable répandu, mais dans son esprit entra un compte-rendu de toutes les présences dans un rayon d’un kilomètre à la ronde.

Malheureusement, mis à part elles, il n’y en avait aucune autre.

— Fichtre ! Elle doit être hors zone. Il va falloir faire le tour de la ville. Où est-elle donc passée au juste ?

Elle rassembla le sable et le remit dans la gourde.

Puis, elle attrapa à son tour deux sacs qui traînaient et se rua hors de la pièce en direction du T-90MS.

***

Au fond d’une mine à ciel ouvert.

Nadya, sous sa forme de combat, faisait face à une mystérieuse silhouette qui se cachait dans les ombres projetées par la lune. Entre ses mains se trouvait une arme imposante plus grande qu’elle, un RPG-29, autrement nommé « Vampire ». Autour d’elle, des gravats, des chariots et d’autres machines de forage laissées à l’abandon comme le reste de la ville.

— Tu joues la timide, Verochka ?

— Tu m’avais donc reconnue… Comment as-tu donc fait, Nadya ?

La silhouette entra dans la lumière lunaire : il s’agissait d’une femme aux longs cheveux oranges avec quelques mèches bleues. Ses yeux jaunes luisaient en pleine nuit, ils étaient semblables à ceux d’un prédateur. Son imposante poitrine était compressée dans des vêtements en cuir moulant et, à sa ceinture, dans un holster, se trouvait l’Oudav-3 couramment utilisé par les soldats de l’Armée du Tsar. Accroché sur sa cuisse, dans un fourreau : un énorme couteau de combat.

— En même temps, c’est ton pendentif. Je ne pouvais pas ne pas le reconnaître. Fufufu !

Son regard s’arrêta sur le pendentif qu’elle avait accroché à l’avant du lance-roquette, comme un porte-bonheur ; c’était celui qu’elle avait ramassé dans le mess.

— Tu m’avais expliqué que c’était le seul objet qu’il te restait de ta défunte et bien-aimée famille, je ne risquais pas de l’oublier, Verochka.

La jeune femme, qui semblait avoir tout au plus la vingtaine, leva les épaules et soupira.

— J’aurais espérer des retrouvailles plus… romanesques. Quelque chose avec un clair de lune, des larmes et tout ça. Mais bon…

— Au moins, il y a le clair de lune. Fufufu !

— Tu n’as pas tort, dit-elle en levant les yeux.

Le ciel paraissait encore plus loin au fond de cette excavation.

— Et donc, que vient faire le fantôme de ma défunte mentor dans une ville fantôme ? demanda Nadezhda sans la quitter des yeux.

— Eh bien ! Eh bien ! En quoi serais-je un fantôme au juste ?

— À d’autres, tu veux ? Yumasheva Vera Artemievna est morte à l’âge de 22 ans pendant un assaut à 30 kilomètres de Moscou, sûrement une des plus grandes percées de ces dernières années. J’ai été convoquée pour confirmer qu’il s’agissait de ton cadavre.

— Nous vivons dans un monde d’incertitude et tu te bases sur un simple cadavre pour conclure que je suis un fantôme ? Et d’ailleurs, quand bien même, pourquoi me pointer avec cette arme ?

— Tes propos ressemblent à du sophisme, l’amie. Je me suis demandée un instant si tu n’avais pas été relevée par Mharreg…. Mais tomber sur toi, ici, à cet instant, alors que ton corps est en poussière depuis bien longtemps, je ne vois pas d’autres explications justifiant ton retour. Tu as des regrets ? Des désirs non assouvis ? Quel est ton but au juste ?

Même si les Anciens arpentaient le monde et avaient chamboulé toutes les certitudes de l’humanité quant à ce qui était possible ou non, les rapports mentionnant des fantômes ne trouvaient pas réellement de crédit. Si même Marrheg, la Puissance Ancienne la plus versée dans les arts nécromantiques, n’en disposait pas dans ses troupes, rappeler à la vie un mort était sûrement hors limite.

Ce qui n’empêchait pas des personnes moins rationnelles d’y croire encore. Nadezhda ne faisait pas partie de ces personnes, mais elle n’avait d’autres explications plausibles.

— Je suis là pour que tu confesses tes crimes, Nadya.

Nadezhda leva les yeux vers le ciel nocturne et afficha un sourire amer.

— Ah, c’était donc ça ? J’avais présumé que tu étais un fantôme, mais en vrai tu es la projection de ma conscience. Ce qui explique pourquoi je t’ai trouvée sans même te chercher…

Vera l’observait sans mot dire, laissant supposer que son interlocutrice avait vu juste.

— C’est vrai que récemment j’ai pensé en parler aux filles. Mais je ne pensais vraiment pas te tirer de ta tombe pour autant…

Nadezhda tourna à nouveau son regard sur Vera, il était difficile d’y lire ses intentions comme toujours. Depuis quelques minutes, son habituel ton de voix nonchalant était devenu sérieux. Et c’est sur ce même ton qu’elle finit par déclarer :

— Elles n’ont pas besoin de savoir. Un mensonge agréable est meilleur qu’une vérité horrible. Le savoir ne les apportera rien.

— Tu cherches à justifier tes propres crimes ? Je ne pensais pas que tu serais tombée aussi bas. Je ne peux cacher une pointe de déception…, dit Vera en levant les épaules.

— J’ai toujours été comme ça. Je ne pense pas qu’il faille courir après la vérité à tout prix.

— Ce genre de mentalité conviendrait parfaitement au grand méchant d’une histoire. Dire que j’ai sauvé une telle fille…

— Je t’en suis encore reconnaissante, mais nous n’avons jamais vu le monde avec le même regard. Une fois de plus, je te suis infiniment redevable, Verochka, ma sauveuse, mon mentor et mon amie. Je te dois beaucoup de choses et c’est pourquoi, je vais libérer ton esprit et te donner le repos que tu mérites, loin des horreurs de ce monde.

La Nadezhda qui faisait face à Vera n’était pas la même que celle que connaissait l’unité 54. Aucune n’aurait pu penser qu’elle pouvait être aussi froide et sérieux.

Elle ajusta son arme sur son épaule et aligna le viseur avec son œil.

Face à elle, Vera souriait avec confiance. On ne pouvait lire aucune peur, juste des reproches.

— Tu dois savoir qu’une telle arme est inutile contre moi, non ?

— Et tu devrais savoir que ma magie t’empêchera d’utiliser la tienne.

— Ton sceau lunaire n’empêche pas les pouvoirs physiques, il réprime juste la magie. Et tu sais que je suis une vedma de type physique. Tu comptes faire quoi au juste ?

— Tu verras bien… Fufufu !

Sur ces mots, un cercle magique apparut aux pieds de Nadezhda, il s’agissait bel et bien de son sceau lunaire. Toute la magie fut réduite drastiquement, voire annulée, dans un rayon de deux cent mètres autour d’elle. Normalement son champ d’action était de cinquante mètres, mais elle avait donné tout ce qu’elle avait pour accomplir un tel exploit.

Vera dégaina son couteau et le fit tourner dans sa main.

— Si tu veux en arriver là… Je ne peux te garantir une mort paisible.

Le regard de Nadezhda était sombre, elle ne disait mot. Tout d’un coup, elle appuya sur la gâchette de son arme.

Un sifflement caractéristique se fit entendre alors que la roquette à charge à tandem quitta le tube du RPG et fila droit sur Vera.

C’était un tir précis, il fila droit vers la tête de l’ennemi. Mais Vera n’était un humain normal, mais une vedma. Malgré la vitesse, elle esquiva d’un habile et rapide pas de côté. La roquette fila droit sur la paroi derrière et produisit une puissante explosion. Une gerbe de flammes aux couleurs chatoyantes en pleine nuit se dessina dans le dos de Vera.

Les deux vedma firent apparaître les boucliers réactifs pour s’en protéger, mais aussitôt un rugissement terrifiant se fit entendre. La paroi rocheuse touchée commença à s’effondrer, d’énormes rochers tombèrent sur Vera tandis que Nadezhda s’éloigna en courant.

Il n’y avait presque aucune chance que même ces tonnes de débris aient pu suffire, Nadezhda en était bien consciente. Bondissant hors du nuage de poussière levé par l’éboulement, Vera porta un coup de couteau à son ancienne disciple.

Nadezhda interposa le RPG devant elle pour s’en protéger.

— Bonne idée, mais je te l’ai dit : je ne suis pas suffisamment humaine pour que de telles stratégies soient efficaces contre moi.

Vera porta un nouveau coup et désarma Nadezhda cette fois ; le RPG vola quelques dizaines de mètres plus loin. Elle poursuivit son assaut en tirant du holster son pistolet, qui s’enchanta aussitôt, et ouvrit le feu.

Les munitions s’écrasèrent sur la barrière réactive de Nadezhda qui dégaina à son tour son AK-60 et riposta.

Même si Vera ne pouvait dresser de barrière réactive en raison du sceau lunaire, elle pouvait encore esquiver et encaisser.

C’était avec une vitesse surhumaine qu’elle tournait autour Nadezhda, esquivant tous les projectiles. Lorsque le chargeur fut vide, elle bondit à nouveau sur sa proie. Avant même que Nadezhda ne put réagir, elle lui porta un coup de pied dans le ventre et la projeta en arrière.

Le combat se mit en pause, Vera, ses armes à la main, considéra son ancienne élève étendue au sol.

— Pourquoi tu ne l’as pas bloquée ? Impossible que je t’ai prise par surprise.

— Fufufu ! Ça fait vraiment mal…, répondit-elle en se relevant et en reprenant son fusil d’assaut. Je voulais vérifier une théorie…

— Laquelle ?

— Tu cognes dur pour un fantôme ou une apparition de mon inconscient.

— Ce sont tes suppositions personnelles, je n’ai jamais dit être ni l’un ni l’autre. Je suis bel et bien ton ancien mentor et je suis très déçue de ta situation actuelle. Tu es devenue une menteuse et un vil personnage. Cela se ressent sur tes compétences de combat, d’ailleurs.

Nadezhda se mit à rire ironiquement puis fixa droit dans les yeux sa mentor.

— Quelle compétence de combat ? J’ai toujours été nulle pour ça. Si Anna et Elisaveta n’en avaient pas fait la demande, j’aurais fini dans le KIYM, mes capacités ne sont pas adaptées à vaincre les Anciens.

— Quelle ironie pour une vedma. Nous sommes les monstres qui doivent chasser d’autres monstres, mais certains d’entre nous en sont incapables… J’avais espoir que d’autres pouvoirs naissent en toi, mais je me suis fourvoyée. Ton manque de puissance n’est cependant pas aussi méprisable que ta malhonnêteté.

— Tu as toujours été une mentor exigeante et bornée. Fufufu !

Nadezhda reprit aussitôt les hostilités.

Elle ouvrit le feu sur Vera qui continuait de se déplacer à une vitesse incroyable. Quelques balles parvinrent malgré tout à la toucher, mais elle était trop résistance, c’était tout juste l’équivalent de petits coups de poing pour elle.

Lors de sa contre-attaque, cette fois, Nadezhda la bloqua avec sa réelle barrière défensive. Vera fut incapable de la détruire d’un coup et le combat se poursuivit de la sorte pendant un long moment.

D’un côté, Nadezhda n’avait pas assez de puissance offensive pour blesser Vera et, de l’autre, Vera n’arrivait pas à passer outre la défense impressionnante de son adversaire.

Le combat était amené à durer jusqu’à épuisement de l’une d’elles. Mais, après quelques échanges seulement, le sceau lunaire réduisit sa zone d’influence et revint à ses limites habituelles.

— Ta magie t’épuise beaucoup trop, stupide disciple. Et son bénéfice est contestable.

— Elle t’empêche de m’atteindre, je dirais que c’est déjà pas mal comme bénéfice.

— Mais tu restes incapable de vaincre qui que ce soit en duel.

— Malheureusement, tu as raison. Je ne suis qu’un mur défensif.

Elle baissa la tête et soupira.

Mais soudain, elle lança objets ronds sur Vera : des grenades.

Une série explosions obligèrent cette dernière a reculé. C’était une attaque-surprise, déloyale, mais Nadezhda savait qu’elle ne remporterait pas la victoire autrement.

— Ce n’est toujours pas suffisant… ? Comment ils ont réussi à t’avoir au juste, Verochka ?

La femme ressortit du nuage de pouvoir indemne. Elle repassa aussitôt à l’assaut et frappa encore et encore la barrière magique de Nadezhda.

* Crac*

Plusieurs couches finirent par se briser, ce n’était plus qu’une question de temps avant que Nadezhda ne se retrouvât à la merci de son adversaire.

Une nouvelle couche tomba en fragments de verre. Nadezhda, en sueur, essaya de restaurer sa barrière, mais Vera prit le dessus.

Finalement, le moment fatidique arriva. Nadezhda se jeta en arrière et interposa sa barrière réactive, érigée à la hâte, mais une balle lui transperça l’épaule et un coup de couteau le ventre.

— C’était un combat perdu d’avance. Je ne vais pas te faire souffrir plus longtemps.

Le sceau lunaire s’estompa tandis que sa créatrice tomba à genoux.

Ayant tiré son couteau ensanglanté du corps de Nadezhda, Vera imprégna sa lame de magie. Elle se mit à propager autour d’elle des volutes noires de ténèbres : il s’agissait de son pouvoir la « lame maudite ». Les blessures infligées par ce pouvoir ne guérissaient pas naturellement et bloquaient même les effets des régénération biologiques ou de la magie curative.

Nadezhda avait abandonné toute lutte, elle ne pouvait plus rien faire. Un sourire apparut sur son visage.

Était-ce l’issue qu’elle avait espéré ?

* Ratatatata *

Des coups de feu à répétition se firent entendre, Vera bondit en arrière en interposant une barrière de ténèbres.

Une silhouette tomba devant Nadezhda et lui fit dos.

— Qu’est-ce que tu fais au juste, Nadya ? Une vedma de l’unité 54 n’a pas le droit d’abandonner comme ça ! Ta vie nous appartient, tu m’entends ?!

Elisaveta était en colère, elle serrait avec vigueur ses poings devant elle en adoptant une posture de combat. Plus loin, Ludmila et Anna tiraient chacune avec leurs fusils d’assaut enchantés et l’obligeaient Vera à reculer.

— Tu te prends pour qui ? Attaquer Nadya… tu vas me le payer !! cria Ludmila plus fort que les retentissements de son arme.

— Calme-toi, Lyuda, la colère n’apporte rien de bon…

Ludmila vida son chargeur, puis pendant qu’Anna lui offrait un tir de couverture, elle saisit le RPG au sol.

— Par contre… me piquer mon arme ! Je vais te punir aussi, enfoirée de Nadya !

Elle saisit dans son sac une roquette et commença à la charger pendant que leur adversaire esquivait les balles d’Anna. Grâce à Ludmila, les balles profitaient d’un puissant enchantement magique capable de blesser Vera.

— Désolée, Lisa… Vous n’auriez pas dû venir, ce n’est pas votre combat…

— Qu’est-ce que tu racontes, idiote ?! Nous formons une unité, tes combats sont les nôtres !

Nadezhda resta interdite quelques instants, puis elle afficha un sourire amusé et se redressa en se tenant le ventre et en laissant pendre son bras blessé sur son flanc.

— En plus, c’est toi qui nous répète sans cesse que seules nous ne pouvons vaincre, mais ensemble nous sommes imbattables, non ? Ce sont juste des paroles en l’air ?

Nadezhda ne put s’empêcher de se mettre à rire à gorge déployée. Elle avait mal, mais la réelle douleur était dans son cœur.

Elle avait été une idiote.

Elle avait douté, pourquoi ? C’était ses amies, son unique famille, elle le leur devait !

À cet instant, une violente explosion retentit.

Ludmila se tenait agenouillée le tube du RPG encore fumant. Un mur de flammes et de fumée se dressait devant les filles : cette fois, Vera avait été touchée. Elle avait sûrement subi des dégâts.

Mais Vera ne leur laissa pas de répit, elle jaillit aussitôt de la fumée, armes au clair. Elle était effectivement blessée, mais loin d’être rendue.

— Elle est coriace, celle-là ! s’écria Ludmila en prenant son pistolet.

Nadezhda était à nouveau la cible. Elisaveta protégea son amie en bloquant les bras de l’attaquante et en lui portant un coup de pied dans le ventre. La contre-attaque s’avéra efficace, Vera repoussée en arrière chancela un instant.

— Qu’est-ce que tu lui veux au juste ? Laisse notre Nadya !!

— Vous ne savez rien d’elle ! Un jour, elle entraînera votre perte, elle et ses secrets !

Vera avait du sang sur le visage, des débris dans tout le corps, mais sa volonté de se poursuivre ne semblait pas altérée.

— Ce que je sais d’elle me suffit ! On a toutes nos secrets, ce n’est pas pour cela que nous ne lui ferons pas confiance !

Elisaveta enchaîna les attaques, Vera perdait du terrain.

— Je m’en fous de savoir son passé. Tu n’auras pas Nadya ! cria cette fois Ludmila.

Elle se mit à tirer avec son pistolet enchanté.

— Toute cette histoire me dépasse, mais j’ai confiance en elle également, déclara Anna sur un ton plus calme. Je n’ai rien contre toi, mais si tu persistes à vouloir tuer Nadya…

Après avoir rechargé son AK-60, elle l’épaula et se remit à faire feu en rafales de trois balles.

— Idiotes, vous…

— Je vais leur dire ! l’interrompit Nadezhda. Il le faut ! Tu m’as fait ouvrir les yeux, Vera ! J’ignore si tu es un fantôme, une image sortie de ma tête ou quoi que ce soit d’autres. Mais… merci ! Je vais me libérer de ce poids.

Nadezhda fit signe à ses camarades de baisser les armes, puis se redressa tant bien que mal et executa un salut militaire à l’intention de sa mentor.

Cette dernière toujours en posture de combat l’observa longuement dans les yeux, sans bouger, puis elle afficha un sourire satisfait et rompit l’engagement à son tour.

— À la bonne heure. Tu as enfin compris, Nadya. Elles sauront comprendre, j’en suis convaincue.

Sur ces mots, elle leva le regard vers la lune, ses traits devinrent mélancoliques mais son sourire était joyeux. La combinaison de ces deux sentiments était certes contradictoire, mais c’était ce qu’elle ressentait à cet instant.

— Verochka, je suppose que tu ne vas pas pouvoir nous suivre, n’est-ce pas ?

— Non, il va falloir que tu continues avec ta nouvelle famille. Ce fut bref et violent, à l’image de notre monde, mais je ne regrette rien.

— Tu n’as pas changée. Tu ne dis jamais clairement ce que tu penses, lui reprocha Nadezhda.

— Qualité que j’ai transmise à ma disciple. Allez-y, ne perdez pas une seconde de plus ici. Cet endroit va devenir un enfer dans quelques minutes.

À peine eut-elle le temps de finir sa phrase que des sirènes se mirent à hurler et des projecteurs lumineux s’allumèrent à divers endroits de la ville. Les filles ne les avaient pourtant pas vus pendant leur visite.

— Qu’est-ce qui se passe, putain ? s’interrogea Ludmila.

Elisaveta pâlit soudain et prit la parole :

— Vite, retournons au T-90 ! J’ai un très mauvais pressentiment !

— Tu m’en diras tant…, dit Anna en prenant la tête.

Nadya s’approcha de Vera et dans un ultime salut lui donna une accolade.

— Grâce à toi, j’ai surmonté ma peur.

— C’est le rôle d’un mentor que de rendre son disciple toujours meilleur. Nous nous reverrons un jour, même si j’espère le plus tard possible.

— Adieu, Verochka.

Se séparant de sa défunte mentor, Nadezhda rejoignit ses sœurs d’armes et ensemble elles remontèrent aussi vite que possible hors de la mine.

Vera ne bougeait pas, elle les observait avec une certaine fierté sur son visage.

Puis, des vrombissements commencèrent à se faire entendre dans le ciel.

Ils étaient là…

***

Les filles n’eurent que le temps de poser le pied sur la carrosserie du T-90MS, qu’elles avaient laissé à une centaine de mètres de la descente de la mine, avant de comprendre les paroles de Vera.

Dans le ciel nocturne, les projecteurs commençaient à illuminer des avions, par centaines, en formation.

— Un bombardement ? s’étonna Anna.

— QUOI ?! C’est qui ?! Comment c’est possible ?! demanda Ludmila paniquée.

— C’est la Wehrmacht ! répondit Elisaveta. Mais comment c’est possible ? La guerre est finie depuis plus d’un siècle !

— Comme les tanks dans le hangar…, dit Anna en commençant à se ronger l’ongle du pouce. Il y a quelques chose de pas normal ici, je vous l’avais dit !

Nadya en continuant de tenir sa blessure au ventre observa le ciel qui était à présent rempli de bombardiers, elle restait calme.

— Détendez-vous, ça ne nous fera rien. Fufufu !

— Qu’est-ce que tu racontes au juste ?!

— J’ai compris ce qui se passe ici.

— Explique au lieu de jouer ta fille mystérieuse ! dit Ludmila.

— Mais je suis une fille mystérieuse. Fufufu !

Le regard de Ludmila devint plus noir que jamais. Ses autres camarades étaient tout aussi apeurée et, même si elles ne disaient rien, partageaient le même reproche.

Même si leur tank était résistant, il ne tiendrait pas à un bombardement. Puis Nadezhda était blessée et épuisée, sans sa barrière c’était tout simplement impossible.

Une armée disparue depuis plus d’un siècle réapparaissait, que pouvait-il encore arriver d’autre ?

— C’est une conjonction dimensionnelle, expliqua calmement Nadezhda. Du moins c’est ce que je pense…

— Bon sang, explique-nous ce que c’est au lieu de nous faire macérer !

— Hihihi ! Voir ton visage énervé est tellement excitant que j’ai envie de ne rien dire du tout.

Ludmila grommela et semblait prête à lui sauter dessus.

À ce moment-là, son interlocutrice ferma les yeux, se concentra et soudain fit jaillir d’elle de sa magie. Un cercle se dessina au sol avec nombre de symboles ésotériques et forma un dôme autour d’elles.

— Le sceau solaire me permet de verrouiller l’espace dimensionnel à 200 mètres autour de moi. Vous ne voyez-vous pas de changements ?

Dans la zone affectée par sa magie, le décor était complètement différent : les bâtiments étaient différents, certains rasés, d’autres encore debout mais en ruines. Tout était recouverts de végétation.

— Plusieurs dimensions se sont chevauchées à la réalité. La caserne, les tanks et même Verochka, ils appartiennent tous à d’autres lieux, à d’autres mondes. Tout s’est mélangé. Ce n’est pas cette ville qui a été et sera bombardée mais celle dont nous avons trouvé les coordonnées sur la carte.

— Je ne pige rien du tout ! Explique plus clairement !

— Je pense avoir compris, dit Elisaveta. L’appel à l’aide et la caserne et tout ça, rien n’existait réellement.

Nadezhda acquiesça.

— Certains lieux portent de fortes charges émotionnelles et deviennent le théâtre d’étranges événements. Probablement que les sentiments des victimes du village où nous sommes réellement et de la ville bombardées se sont unis dans la terreur. Regardez autour de vous, le bombardement commence.

Au-delà du dôme, les explosions commencèrent à se produire, des personnes fuyaient ou étaient ensevelies sous les décombres. Pourtant, elles n’avaient jamais croisé personne dans la ville.

— Et qu’est-ce qui est arrivé au village ? demanda Anna en détournant le regard de la tragédie qui se déroulait sous ses yeux.

— Ce n’est que ma théorie, mais il a sûrement été attaqué par les Anciens.

Nadezhda posa sa mains sur poitrine et soupira longuement.

— Avant que nous partions d’ici, j’ai quelque chose à vous dire.

— Tu m’inquiètes, Nadya. Tu as l’air si sérieuse, dit Anna.

— C’était ce dont vous parliez avec Verochka ? demanda Elisaveta.

Nadezhda acquiesça et ferma brièvement les yeux.

— J’ai autrefois mangé des humains, déclara-t-elle sans introduction. Il y a des circonstances, mais ça n’excuse pas ce que j’ai fait.

Les yeux des trois filles s’écarquillèrent, elles s’attendaient pas à quelque chose d’aussi tragique.

— Du cannibalisme ? dit Anna dégoûtée.

— En effet… Je visais dans un village pauvre, complètement abandonné par l’Empire. Ce qui devait arriver arriva…

Les yeux de Nadezhda semblaient vides à présent, elle semblait raconter l’histoire de quelqu’un d’autre.

— Il fut attaqué ! l’interrompit Elisaveta. Et je parie que l’Empire n’a envoyé personne vous sauver. Tu as survécu avec d’autres, mais vous n’aviez plus les moyens de survivre et tu…

Elle n’osa pas finir son récit, c’était trop pour elle.

— C’est exactement ça. Tu n’es pas devin pour rien. Fufufu ! Plaisanta Nadezhda avec un sourire forcé. Oui, nous avons dû survivre dans une cave obscure, sous les décombres. Nous pouvions sortir, mais les monstres rôdaient dehors. Si les récoltes avaient été bonnes cette année-là, nous aurions pu éviter cette conclusion puisque cette cave servait normalement de cellier. Mais après quelques jours, les réserves de nourriture vinrent à manquer.

Plus personne n’osait l’interrompre.

Même si tout autour les flammes et les explosions ravageaient la ville, le bruit n’entrait pas à l’intérieur du dôme où elles se trouvaient.

— Par chance, si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi, nous n’avons pas eu de problèmes d’eau. Avec l’écroulement du bâtiment au-dessus de nous, une gouttière et quelques autres morceaux de bâtiment laissaient entrer la pluie, mais la nourriture manqua rapidement. Comme toujours dans ces cas-là, personne ne voulait se résoudre au pire, tout le monde luttait contre son ventre et ses instincts. Mais finalement les plus faibles d’entre nous tombèrent et la question déchira les survivants. Plus personne n’avait confiance en personne. Ceux qui avaient refusé savaient qu’ils seraient les prochains à être mangés, à leur mort. Tandis que ceux qui avaient accepté les cadavres survécurent dans la honte et le regret.

Les trois filles étaient pendues à ses lèvres, leurs gorges s’étaient serrées et leurs cœurs lourds.

— La suite de l’histoire est toute simple, j’ai fait partie du second groupe. Lorsque l’Empire a envoyé finalement quelqu’un pour venir voir, non pas nous secourir, il nous pensait morts depuis bien longtemps. Verochka m’a sauvée des décombres avec deux trois autres villageois. Elle m’a avoué que la mission était simplement d’éradiquer la menace et de récupérer les réserves de charbon, elle ne pensait pas trouver des survivants.

— Que sont devenus les deux autres ? demanda Anna. C’était tes parents ?

— Dans mon malheur j’ai eu la chance de perdre mes parents dès le début de l’attaque, ce n’est pas eux que j’ai dû manger. Quant aux deux autres, pris de folies, ils ont été internés suite à leur sauvetage. Pour ma part, j’ai accepté l’offre de Vera et j’ai rejoins l’armée pour ne plus avoir faim. Si l’Empire oublie les villages inutiles, il n’oublie pas l’armée, ses pions nécessaires. Quelques années plus tard, Vera est morte en mission et voilà toute l’histoire.

Même si l’histoire était tragique Nadezhda ne pleurait pas, elle n’affichait même pas sa tristesse sur son visage ; tout était à l’intérieur d’elle. Mais elle se sentait soudain plus légère, déchargée de cet horrible fardeau.

Redevenue insouciante, elle ignora les regards graves de ses collègues et prit un biscuit dans l’une de ses poches.

— C’était une blague. Fufufu ! Si vous pouviez voir vos têtes ! Elles sont à mourir de rire. Hahahaha !

— Tu veux dire que c’était une blague ? demanda Ludmila d’une voix peu convaincue.

— Je doute que c’en soit une, dit Elisaveta.

— Si c’est le cas, c’est la pire que j’ai jamais entendu, dit Anna.

Mais Nadezhda leur répondit que par un regard amusé et mystérieux. Puis, leur fit remarquer :

— Comme si quelqu’un pouvait tranquillement manger des biscuits après avoir parler de manger de la chair humaine ? Vous êtes trop faciles naïves, les filles. Hohoho !

Sans attendre leurs commentaires, elle entra dans la tourelle et prit sa position.

Il fallut quelques instants encore pour que les trois autres filles se reprennent. Nadezhda était réellement passé par tous ces événements tragiques avant de devenir une vedma…

Anna se sentit un peu coupable, elle avait toujours pensé que Nadezhda était juste une originale qui en faisait trop, mais il y avait une raison à son comportement.

Ludmila grimaça en se grattant la joue, puis dit :

— Évidemment que c’est une blague ! Personne ne vivrait d’histoire aussi saugrenue ! Hahaha !

Elle monta dans le tank sans regarder ses collègues. Elle cherchait à détendre l’atmosphère.

— En tout cas, je suis sûre que j’ai le meilleur goût du groupe, vu comme j’suis une bombasse, c’est obligé ! reprit-elle.

— Idiote ! Comme si ça avait un lien, dit Anna en secouant la tête et en se massant les tempes.

Elles se jetèrent un coup d’œil avec Elisaveta, puis elles prirent leurs postes respectifs.

Le tank circula au milieu des flammes. Elles virent le ciel s’embraser littéralement à cause de toutes les bombes larguées sur la ville, vision qui se superposait à celle d’un village en ruine jonché de cadavres de monstres.

Comme l’avait deviné Nadezhda, c’était la ville qui avait été bombardée par la Wehrmacht et le village détruit par les Anciens.

Mais elle avait eu tort quant à la véritablement raison qui avait mené à la fusion de ces deux lieux distants pourtant si distants.

En atteignant la sortie de la zone, elles découvrirent un panneau chancelant et un cordon de sécurité autour du village. Elles reconnurent les scellés de l’armée impériale.

Le rideau se leva sur le dernier élément clôturant le mystère de cette bourgade. Sur un panneau était indiqué : « Interdiction d’outrepasser. Restes d’obus. Vous vous aventurez à vos risques et périls ! ».

Il était daté de l’année 2065, soit le début de l’Invasion.

Ce n’était pas les Anciens qui avaient détruit le village mais l’armée.

Ignorant les demandes d’aide, elle avait simplement décidé de bombarder l’endroit, condamnant les villageois et détruisant les Anciens. Les soldats n’avaient laissé que des ruines fumantes.

Tout cela s’était passé quelques années avant que Mharreg ne s’empare de ces terres.

— Finalement, ils ont vécu plus ou moins le même sort… Amusant, si je puis dire. Fufufu ! fit remarquer Nadezhda en esquissant un sourire amer.

— Oui, les deux ont été bombardés et ont subi l’injustice du gouvernement. Parfois, je me demande vraiment pour qui nous battons-nous ? se demanda tristement Elisaveta.

Ludmila grimaça sans rien dire et même la patriote dévouée Anna préféra enfouir en silence l’amertume dont elle venait d’être arrossée.

Lire la suite – Chapitre 4