Les bottes des filles s’enfonçaient dans la neige.
Le temps s’était considérablement refroidi ces derniers jours, la température atteignait à présent les moins quinze même en journée et le vent léger était glacial.
Cela faisait déjà cinq jours qu’elles avaient quitté le village. Depuis quelques heures, elles marchaient dans la neige afin d’économiser le carburant de leur tank.
Leurs jerricans s’étaient vidées en essayant de trouver une route vers le nord pour passer le frontière mais tout ce qu’elles avaient fait c’était éviter les troupes de Mharreg. Leur route les menait de plus en plus vers l’est.
— Moi, je vous le dis : ça pressent la tempête tout ça, déclara soudain Ludmila.
— Tu penses ? La température me semble un peu basse et il n’y a pas de grosse concentration de nuages, dit Elisaveta.
— Un blizzard ? Voilà qui viendrait empirer notre situation. Fufu !
— Si seulement on avait du carburant…, se plaignit Anna.
Son regard furetait à gauche et à droite, ses mains crispées sur son fusil d’assaut.
— Il va aussi falloir de la nourriture, les rations commencent à manquer. Hihi !
— Aussi… Mais on peut toujours chasser…, dit Anna.
— Et tu peux aussi créer de l’essence, Annuska. Kukuku !
— C’est vrai…
Nadezhda mangeait une barre énergétique tout en marchant. Son fusil pendouillant sur son flanc. Même après tout ce qui s’était passé, elle était redevenue celle qu’elle était.
Ignorant leurs plaintes, Ludmila qui avançait en tête avec Elisaveta.
— Mon vieux était un péquenaud, je connais bien ces choses. Quand le vent souffle comme ça, c’est que ça va pas tarder.
— Tu as vécu à la campagne ?
— Je préfère pas en parler… Rien que d’y penser, j’ai la gerbe, dit-elle en grimaçant. Élever une diva dans des conditions pareilles… Tsssss !
Elisaveta ne pouvait que sourciller en l’entendant parler de ses parents de la sorte. Une goutte de sueur apparut sur sa joue et elle préféra ne pas s’étendre sur la question.
— Du coup, ne serait-ce pas mieux que nous retournions dans le tank ? demanda Elisaveta.
— Tu rigoles ? On va mourir congelées ! Sans pouvoir activer la clim’, le tank va se refroidir en un instant et on arrivera à du moins cinquante en un rien de temps. T’as vraiment vécu dans le même pays que nous ?— Ce ne sont pas des connaissances communes, je suis navrée, se défendit la noble femme. J’ai grandi à Saint-Pétersbourg. Lorsque les tempêtes passent, on se contente de rester à l’intérieur.
— Pareil de mon côté, expliqua Anna. On restait à l’orphelinat et on ne sortait que le lendemain matin.
— Espèce de bourges ! Tssss ! Et toi aussi, Nadya ?
— Nope, j’ai connu les vrais blizzards aussi. Une fois, il y avait tellement de neige sur le toit de la voiture qu’elle s’est enfoncée. Père était vraiment énervé le lendemain. C’était marrant ! Fufufufu !
— Je vois… Bref, il faut trouver un endroit pour nous abriter, reprit Ludmila. Soit on se construit une cabane vite fait à couvert des arbres, soit on trouve une grotte, soit autre chose…
— Dans ce coin, je doute qu’il y ait quoi que ce soit…, fit remarquer Anna. Au pire, retournons au tank. Je créerai de l’essence et on mettra la climatisation à fond.
Les trois filles lui jetèrent un regard en coin, qui amusé, qui réprobateur.
— T’es pas possible ! T’arrêtes pas de geindre quand t’es pas dans ton tank, ma parole !
— Oui, je rejoins Lyuda. On dirait un poisson hors de l’eau.
— Moi, je trouve ça mignon. Kuku !
— Quoi… !! C’est pas de ma faute si on est mieux dans le tank, non ?
Anna grimaça et enfonça un peu plus sa tête dans sa veste.
— Nous sommes en territoire ennemi, reprit-elle. Sans notre cher ami, nous n’avons pas les moyens de nous défendre, je vous rappelle. D’ailleurs, vous vous souvenez du chemin encore ? Pas qu’on soit perdues…
Ludmila s’arrêta et fit face à Anna en plissant les yeux.
— T’es juste une fana de tank. Je parie que tu lui as même donné un nom, avoue !
— Hein ? Moi ? Pour… pourquoi j’aurais fait ça ?
Anna détournait le regard tandis que des gouttes de sueur apparurent sur son visage.
— Avoue ! insista la diva en continuant de se rapprocher d’elle.
À ses côtés, Nadya affichait un sourire particulièrement amusé.
— Ouais bon, j’avais pensé à quelques noms comme ça… Mais bon… Tu vas pas me faire croire que tu n’en as pas donné à tes armes… ou ton canon… ?
En réalité, Anna n’avait pas fait que nommer leur tank, elle en avait donné à la plupart de leur caserne.
Ludmila leva les sourcils, fit volte-face et s’éloigna en sifflotant, sans donner aucune réponse.
Les filles se remirent en marche et bientôt Anna se remit à se grommeler :
— Et si quelqu’un nous le volait ?
Elle ne semblait vraiment pas rassurée et jetait des coups d’œil derrière elles.
— Il n’y a pas personne dans le coin. Et si effectivement il y a une tempête, là c’est encore plus sûr que personne ne viendra. T’inquiète pas.
Elisaveta lui posa amicalement la main sur l’épaule.
— Puis tu l’as camouflé, non ? Et avec la neige, on le verra même plus. Si ça se trouve, c’est surtout ça le problème : demain on saura même plus où il est. Fufufu !
Les yeux d’Anna s’écarquillèrent et elle se retourna pour revenir sur ses pas. Elisaveta dut la retenir.
— Du calme, Nadya se joue de toi encore. Même s’il est camouflé, nous on sait où il est, on le retrouvera facilement.
— Mais… mais… et s’il y avait un problème ? Je…
— Du calme, du calme…
Comme si elle apprivoisait un lion, Elisaveta se mit à caresser la main d’Anna qui était presque en panique. Il fallait dire qu’elle avait un lien bien plus fort que les autres avec le T-90MS.
— Cela dit, on aura peut-être pas à s’inquiéter de ça, déclara Ludmila. Si on ne trouve rien, on risque d’y passer cette nuit.
— On pourra toujours se transformer et au pire Annuska peut nous créer une maison, dit Elisaveta.
— Je suis sûre que sa maison aurait la forme d’un tank. Fufu !
— À coup sûr ! Je me demande quel modèle ce serait…
— Object 279, répondit sans hésiter Anna.
— C’est quoi ça ? Je connais pas ce machin…
— Moi, non plus. Je ne crois pas l’avoir vu.
— Un tank de geek, je suppose. Fufufu !
Anna n’était même pas d’humeur à les contredire ou à se défendre, aussi elle expliqua :
— C’était un prototype de la Guerre Froide. Il était étudié avec des courbes arrondis qui faisait penser à un OVNI. C’était un tank NBC pensé pour une guerre nucléaire. Si je devais faire une maison en forme de tank, je prendrais celui-là : la neige et le vent glisseraient dessus facilement.
— Je vois. Normal qu’on en ait pas vu, fit remarquer Elisaveta.
— J’aimerais bien le voir un jour. Ça doit être un tank amusant. Hihihi !
— Tu ne risques pas de le voir, le seul modèle restant était au musée des blindés de Kubinka, qui est passé en territoire ennemi. Si un jour on reprend la ville, peut-être…
Le sérieux de la réponse (exposé) d’Anna vint refroidir l’ambiance.
— Avec tout ça, nous ne savons toujours pas où nous réfugier…, dit Elisaveta en frissonnant un peu. J’ai bien l’impression que le vent devient plus fort.
— Comme je te le disais : le blizzard approche. Quelques heures, tout au plus.
— J’insiste, il faudrait vraiment retourner dans le tank… Que voulez-vous qu’on trouve ici, au milieu de nulle part ?
Le bon sens donnait raison à Anna, elles étaient actuellement dans un bosquet au milieu de nulle part, pas âme qui vive à des lieues à la ronde.
— Je sais pas… mais c’est pas en restant dans le tank qu’on va découvrir quoi que ce soit. Puis, je te signale qu’on le fait pour toi. Tu te sens prête à foutre de l’essence dans le réservoir toute la journée durant ?
— Pas de problèmes, je peux bien le faire.
— Ne dis pas de choses futiles, Annuska, la réprimanda Elisaveta. Garder ta forme de combat une journée entière, c’est dangereux.
La forme de combat des vedma éreintait le corps, il était préférable d’en limiter l’utilisation. Une surutilisation pouvait entraîner nombre de dysfonctionnement de l’organisme à plus ou moins court terme.
— Pour une fois, je n’en mourrais pas.
— Ouais, mais si après ça on tombe sur des Anciens, on sera marrons, tu penses pas ? demanda Ludmila.
Anna fit claquer sa langue et détourna le regard.
— Pas faux…
Pendant que les filles conversaient, Nadezhda plissa les yeux dans la direction de certains arbres. Elle finit par saisir une paire de jumelles dans son sac…
— Les filles ? J’ai trouvé un truc ! Fufufu !
Mais puisque les filles ne lui prêtaient pas attention, débattant de si retourner au tank ou non et laisser faire Anna, elle s’immisça entre Anna et Elisaveta et posa ses mains sur leurs poitrines respectives.
Avec l’épaisseur des manteaux et les gants, ce contact n’avait rien de si sensuel, mais il suffit à provoquer des réactions de la part des deux filles.
— Hein ? Qu’est-ce… ?
Même si Anna était habituellement calme, elle rougit en écartant la main.
— Eh oh ! Tu nous fous quoi là ? Tu crois pas abuser un peu ? demanda Ludmila.
— J’essayais de vous parler, c’est tout. Fufufu !
— Drôle de manière de parler, dit Elisaveta légèrement amusée.
— Dans ce cas…
Ludmila imita Nadezhda et posa ses mains au même endroit. Mais la réaction de la fille fut bien différente.
— Héhé ! Je savais que tu m’aimais bien au fond, Lyuda. Kukuku !
— Ra… Raconte pas n’importe quoi, idiote !
Elle retira immédiatement ses mains et croisa les bras en ignorant son interlocutrice. Cette dernière, tout en continuant de sourire, pointa une direction.
— Il y a un bâtiment là-bas, sûrement à un bunker. Fufufu !
— Quoi ?! Tu n’aurais pas pu le dire avant ? protesta Elisaveta.
Nadezhda n’essaya pas d’argumenter, elle se contenta de sourire. Les filles prirent des jumelles et les pointèrent toutes dans le direction indiquée.
Il s’agissait bien d’une construction en béton, sous un monticule de neige. Il se fondait parfaitement au décor. C’était un coup de chance que Nadezhda l’ait vu, la construction n’était pas dans la direction que les filles suivaient.
— La chance nous sourit ! dit Elisaveta joyeusement. Allons-y de ce pas !
— Tssss ! Pas de chance, marmonna Anna en reprenant son fusil d’assaut ntre ses mains.
— Allons, allons, nous pourrions peut-être y trouver du carburant, ce qui nous permettrait de revenir au tank plus rapidement que prévu.
Ces propos d’Elisaveta firent mouche. L’attitude négative d’Anna changea subitement.
— C’est vrai que s’ils ont des groupes électrogènes, ils doivent avoir du carburant à siphonner.
— Arrêtez de caqueter comme des poules ! On perd du temps ! En avant toute !! ordonna Ludmila en prenant la tête.
***
Comme elles l’avaient espéré, il s’agissait bien d’un bunker.
Elles ignoraient encore à quoi avait-il pu servir et quand avait-il était abandonné, mais il ne semblait plus occupé, c’était une évidence.
Le petit espace en surface, de forme arrondie, avait une porte métallique mais ayant été laissée ouverte pendant une longue période, elle était à présent coincée. Les filles s’introduisirent et trouvèrent rapidement une échelle qui descendait dans les étages inférieurs de la structure.
Les petits bunkers n’avaient généralement pas plusieurs étages, leur vocation était uniquement de mettre des soldats et des canons en poste. Mais celui-ci paraissait plus grand que sa structure extérieure ne le laissait penser. Peut-être n’était-ce là que l’une des sorties d’un vaste réseau souterrain militaire, évoqua Elisaveta.
— Quoi qu’il en soit, fouillons tout ça. Et restons sur nos gardes, dit Ludmila en se transformant.
Elle descendit la première et fut rapidement suivie par ses camarades qui l’imitèrent.
Elles arrivèrent dans un long couloir bétonné, humide, silencieux et obscur. Elisaveta, qui n’utilisait pas d’armes à feu, évinça naturellement Ludmila tout en éclairant à l’aide d’une lampe torche. Les trois autres filles fixèrent des lampes tactiques à leurs AK-60M, que Ludmila avait pensé à amener cette fois.
Elles avancèrent prudemment en inspectant le moindre recoin. Aucune trace de vie récente, le couloir était rempli de toiles d’araignées. Elles finirent par arriver face à une lourde porte métallique ouverte, une fois de plus.
— C’est quoi ce foutu endroit ? chuchota Ludmila.
— Je me demande s’il s’agit d’une construction anti-atomique, s’interrogea Anna. Ces tubes qui parcourent les murs doivent servir à la climatisation du réseau…
— S’il a été abandonné, c’est qu’on l’a attaqué. Je me demande depuis combien de temps ? Fufu !
— Continuons d’avancer prudemment, proposa Elisaveta.
Passant la première porte, elles finirent par en atteindre une nouvelle encore plus imposante. Entièrement en métal, avec des volants à tourner, elle évoquait les sas des sous-marins.
— Il y a des caméras de surveillance…, dit Anna. Je me demande si elles fonctionnent encore ?
Elles étaient habilement dissimulées dans les angles des murs, mais Anna, qui aimait ce genre de technologie (puisque les tanks étaient couverts de senseurs), les repéra de suite.
Elisaveta et Ludmila finirent de tourner les volants pendant ce temps, on entendait le grincement d’un mécanisme se mettre en marche.
— C’est à partir de là que les choses sérieuses commencent, dit Elisaveta. Restons en formation. On procède à une fouille méthodique et, en cas de contact hostile, on ne s’acharne pas. En cas de séparation, notre point de rendez-vous est le tank. Compris ?
— Ouais, ouais…
— Bien reçu, Lisa.
— On dirait enfin une chef d’unité. Fufufu !
— C’est parce que je suis officiellement la chef de l’unité ! lui rappela Elisaveta en mettant ses mains sur ses hanches.
Après un décompte sur leurs doigts, Elisaveta, qui avait plus de force, ouvrit la lourde porte métallique. Jadis, un mécanisme à piston avait dû assister l’ouverture pour la rendre plus facile, mais il ne fonctionnait plus. Un seul homme n’aurait probablement pas pu l’ouvrir dans l’état où elle se trouvait actuellement. Même Elisaveta dut forcer l’ouverture et abandonna lorsqu’elle s’ouvrit suffisamment pour les laisser passer.
Un couloir aux dimensions similaires au premier se présenta à elles, de même qu’une vingtaine de cadavres momifiés éparpillés dans ce dernier. L’odeur n’était pas la puanteur de cadavres frais, mais il planait en ce lieu un mélange désagréable de renfermé et de vielle mort.
— Pouaaahh ! C’est… ça pue quand même…, dit Ludmila en grimaçant.
— Tu t’attendais à du parfum peut-être ? dit ironiquement Anna.
— Ils ont essayé de s’enfuir, mais ça a mal tourné on dirait. Fufufu !
— Ton « fufufu » était déplacé, lui reprocha Elisaveta. C’était des citoyens de notre pays et des humains, ne prends pas leurs morts à la légère.
— Mes paroles ne changeront rien à leur état. Je pense que celui qui a laissé la porte d’entrée ouverte les a enfermer à l’intérieur avec des monstres.
— Tu as sûrement raison… Mais comment a-t-il pu faire ça ?
— Il y a un digicode de ce côté de la porte, expliqua Anna en pointant ce dernier. Les valves c’était pour l’ouverture d’urgence, mais autrefois, quand le complexe était alimenté en électricité, les commandes de la porte étaient de côté là. Ceux qui s’enferment dans des bunkers ne veulent pas être dérangés par ceux de l’extérieur…
— C’est logique. Fufufu !
— Merci, mais je parlais sur le plan humain, au niveau moral.
— Ah euh, désolée…
— En tout cas, l’endroit doit être hermétique : il reste encore un peu de peau et de vêtements sur les cadavres, fit remarquer Nadezhda.
Elle en tapota un avec le bout du canon de son fusil.
— Rhaaa ! Vous m’énervez à jacassez comme ça ! Notre survie est plus importante que de savoir qui étaient ces mecs. Je sais pas ce qui se trouve là-dedans, mais on va lui régler son compte, c’est tout. En avant !
L’unité s’avança dans le couloir qui tournait sur la gauche, Elisaveta en tête.
Des traces de sang. Des marques de lutte. Des cadavres.
Quelle que fût la chose qui avait attaqué cet endroit, elle n’avait laissé aucun survivant et avait méthodiquement tué tous ceux qu’elle rencontrait. Les membres avaient souvent été arrachés, les entrailles sortit des cadavres et les vêtements mit en lambeaux. Ce n’était pas de simplement meurtres, mais de la sauvagerie.
— Vous êtes sûres qu’ils sont bien raides, pas qu’on se retrouve avec des morts-vivants quand on ressortira… ? demanda Ludmila un peu plus hésitante.
Elle observait avec horreur le cadavre d’une femme à ses pieds, ouverte de bas en haut, ses organes éparpillés au sol.
— Comme dans les films d’horreur ? demanda sur un ton moqueur Nadezhda.
Ludmila répondit sérieusement d’un hochement de tête.
— C’est écœurant en tout cas. Quel est l’enfoiré qui a fait ça ?
— Des forces de Mharreg, à n’en point douter, déclara Elisaveta avec certitude.
Elle ne voulait pas penser que ce massacre fut autre chose que l’œuvre d’un monstre.
Elles finirent par arriver face à un escalier qui descendait plus profondément encore et menait à une nouvelle porte métallique.
Le décor changea : les murs précédemment taillés dans la roche se garnissaient à présent de plus de tubes et de plaques métalliques, le sol était d’ailleurs équipé de grilles.
Une fois de plus, elles forcèrent l’ouverture de la porte qui évoquait davantage un sas.
— On dirait un laboratoire secret. Fufufu !
— C’est bien possible… Nous devrions enfiler les masques à gaz, non ? proposa Anna.
— Ça sert sûrement à rien, on est des vedma, répondit Elisaveta.
— Dans le doute, dit Nadezhda.
— En effet… Et pour l’odeur peut-être aussi…
La remarque d’Anna ne manqua pas d’être reçu par Ludmila qui sauta sur l’occasion pour réduire la puanteur qui arrivait à ses narines, néanmoins les masques à gaz n’avaient pas une bonne odeur non plus, aussi elle se plaignit rapidement :
— Ça pue la vieille capote ce truc !!
Nadezhda ne manqua pas l’occasion de se moquer :
— Tu renifles des choses bien étrange, jeune fille. Kukuku !
— Ta gueule ! Tu as compris ce que je voulais dire !
Ludmila rougit et s’énerva, ce qui ne manqua pas de faire rire son interlocutrice qui n’attendait pas moins de sa part.
Les filles prirent dans leurs sacs leurs masques à gaz et les enfilèrent. Normalement, on n’en fournissait pas aux vedma, mais puisqu’elles étaient tankistes en plus, elles avaient eu nombre de dotations des soldats ordinaires.
— Tu n’en portes pas, Lisa ?
— Je préfère ne pas en porter.
— Pourquoi ? demanda Nadezhda intriguée.
— Je… même si c’est absurde, je préfère ne pas ignorer la mort de ces pauvres gens. Puis, je doute qu’il existe un agent pathogène qui nous affecte. Et s’il existait, ce ne serait pas de simples masques qui nous en préserveraient.
— Cette fois, c’est toi qui est bizarre. Fufufu !
Sa voix était distordue par les filtres de son masque lui donnant un air sinistre.
— En quoi c’est bizarre ? Avoir du respect pour les morts, c’est étrange ?
— Nope. C’est juste que tu ne sais rien d’eux et ils ont pu être de mauvaises personnes. Toi, tu les prends quand même en pitié. Ça me dépasse un peu, c’est tout. Fufufu !
— Arrête avec tes « fufu » ! À travers le masque à gaz c’est ultra flippant ! dit Ludmila.
— Ah bon ? Fufufufu !
— Tu le fais exprès !
Pendant que Ludmila continuait de discuter avec Nadezhda, Anna se rapprocha d’Elisaveta.
— Ne fais pas attention à ce qu’a dit Nadya. C’est Nadya, tu sais bien. C’est elle la vraie bizarre de l’unité. C’est gentil de ta part et je respecte.
— Merci, Annuska.
Tout en marchant, Elisaveta réfléchissait aux paroles de son amie : elle n’avait sûrement pas tort. En général, malgré ses étrangetés, Nadezhda avait une bonne analyse de la situation. Tous ces cadavres n’appartenaient probablement pas à des agneaux sacrifiés…
Allait-elle continuer à s’infliger cette odeur et cette vision pour des personnes dont elle ne savait rien et qui étaient peut-être même des ennemis de l’humanité ?
— Je le fais pour le genre humain ! pensa-t-elle pour se donner de la détermination. Quoi qu’ils aient fait, ils ne méritaient sûrement pas de mourir ! Nadya a tort et je lui le prouverai !
La porte, à présent ouverte, dévoila une immense pièce avec au centre un trou cylindrique où une plate-forme servait de monte-charge. Il y avait également diverses portes sur les côtés.
En alerte, Elisaveta entra la première. Immédiatement, elle entendit du bruit en provenance du puits.
Quelque chose venait d’y tomber, à moins ce ne fut autre chose encore.
Elisaveta fit signe à ses collègues de la suivre, elle utilisa le langage des mains de l’armée. En formation, chacune pointait son arme dans une direction différente en balayant avec le faisceau de sa lampe. Une si grande salle était difficile à sécuriser, surtout à quatre.
— R.A.S . !
— Pareil !
— Fufufu !
— J’ai entendu du bruit dans le puits, nous devrions aller voir avant d’être prises par surprise, dit Elisaveta.
Elle était la seule à avoir entendu ce bruit lointain et incertain.
Les filles ne s’opposèrent pas à sa proposition, elles se dirigèrent vers le monte-charge en se couvrant l’une l’autre. Pointant leurs lampes vers le bas, elles constatèrent que le puits descendait au moins à une cinquantaine de mètres de profondeur.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Anna. Je tente de rétablir le courant et de mettre en marche le monte-charge ?
— Sinon on pourrait sauter, non ? proposa Nadezhda.
— Pas moyen que je survive à une telle chute, déclara Ludmila. Je suis pas une brute comme Lisa.
— Merci pour la brute… Au pire, je vous réceptionne en bas.
— Et s’il y a un danger ? demanda Anna en scrutant le fond et en le balayant de sa lampe.
— Va falloir aviser. Je peux lancer ma vitréomancie, on sera fixée…
— Pas moyen de surprendre Lisa. Fufufu !
La salle était pleine de cadavres également, quoi que ce fussent les créatures (à ce stade, il semblait plus probable qu’il y en ait eu plusieurs) qui avaient fait cela, elles avaient fait preuve de grande cruauté. Enfermés dans le complexe, ces pauvres gens n’avaient pas pu se défendre. Il y avait certes des douilles à divers endroits, mais aucun cadavre de monstre.
Elisaveta chercha un endroit dégagé, sans traces de sang ou cadavre, et tira de sa poche sa gourde remplie de sable. Pendant ce temps, les trois filles formèrent un cercle autour d’elle.
— Personne à cet étage… et sûrement personne en bas du puits. Par contre, plus loin à l’étage inférieur, je détecte des présences… une vingtaine de zombies. Encore plus loin, quelque chose en mouvement. C’est une présence que je n’ai jamais vue. Et pareil, plus bas encore, car oui les filles il y a encore des étages en-dessous, il y a bien une autre présence immobile de nature inconnue.
L’une des limites de son pouvoir était de ne pas pouvoir déterminer le type d’une créature qu’elle n’avait jamais rencontrée et dont elle ne savait rien. C’était rare de tomber sur deux créatures inconnues en même temps.
— Humain ou monstre ? demanda Ludmila.
— Je sais pas… C’est juste complètement indéterminé. Si ça avait été des humains, en principe je l’aurais su.
— C’est quoi cet endroit ? se demanda à haute voix Anna. Ce symbole, c’est celui de l’Empire…
Sa lampe éclaira une énorme marque impériale en relief sur un des murs métalliques.
— Cet endroit était dans notre territoire à une époque ? s’étonna Elisaveta en ramassant le sable. Je n’en ai pas souvenir…
— C’est vraiment important ? On s’en fiche au fond. Allons détruire les monstres et prenons ce dont on a besoin… cet endroit me donne la chair de poule. Brrrr !
— Pareil…
— Fufufu !
Des regards réprobateurs se tournèrent vers Nadezhda, puis les filles retournèrent au monte-charge. Sans se concerter cette fois, Elisaveta sauta la première et atterrit sur une passerelle métallique grillagée. Sous ses pieds, elle observa du béton à quelques centimètres plus bas.
Plus elle y pensait, plus on aurait dit qu’il y avait deux architectures dans ce bunker.
— Ne serait-ce pas la récupération d’un bâtiment soviétique ? se demanda-t-elle en faisant signe à ses amies à l’aide de sa lampe.
La première à la rejoindre ne fut autre que Ludmila qui lui sauta littéralement dans les bras. À peine atterrie, elle changea d’arme au profit de son fusil à pompe plus adapté à des combats en espace confinés.
Elle couvrit son amie pendant que les deux autres vinrent la rejoindre.
Contrairement à ce qu’avait dit Ludmila, même les faibles vedma de type magicienne auraient pu survivre à la chute, mais pas sans risques. Au sein de l’unité 54, les magiciennes prédominaient, les missions de ce type n’étaient pas réellement leur fort.
Les couloirs qu’elles arpentaient à cet étage était plutôt étroits, elles ne pouvaient être qu’à deux de front. Leurs bottes encore humides faisaient du bruit en heurtant le plancher en grille métallique. L’air était encore plus vicié qu’à la surface, les systèmes d’aérations avaient sûrement cessé de tourner depuis des années.
Puis, il planait une odeur plus chimique qu’au rez-de-chaussé.
À gauche et à droite s’alignaient des portes métalliques parfois ouvertes, souvent fermées. En passant, les filles purent trouver encore plus de cadavres : des personnes qui avaient tenté de fuir leurs bourreaux mais s’étaient retrouvées prisonnières de ces petites salles spartiates.
En prenant l’initiative d’en ouvrir une fermée, Nadezhda dévoila deux cadavres en boule.
— Morts de faim, déclara-t-elle sans hésitation.
— Euh… oui… Ne perdons pas de temps, continuons, dit Elisaveta en se doutant que cette vision rappela de mauvais souvenirs à son amie.
— Vous êtes sûres qu’on est dans le bon couloir ? demanda Anna.
— C’est encore un peu plus loin, il y a d’abord les zombies. Si c’est des versions évoluées ou des revenantes, on se replie.
— Avec le monte-charge qui n’est pas réactivé ? Tu aurais pu le dire avant, Lisa…, la gourmanda Anna inquiète.
— On va s’en sortir… ou pas… Fufufu !
— Je t’ai dit d’arrêter tes « fufu », c’est flippant à mort !
— Flippant à mort… ? En parlant de zombies ? Amusant…
Ludmila donna un petit coup de coude dans le ventre de Nadezhda qui étouffa son rire.
Au bout du couloir suivant, elles entrèrent dans une salle de repos : une énorme pièce ronde où se trouvaient différents écrans de télévisions, des billards, des tables et des canapés. Autrefois, cet endroit était synonyme de détente et de relaxation, mais à peine la porte métallique — déjà fort abîmée— ouverte de force par Elisaveta qu’une puanteur encore pire qu’auparavant se fit sentir.
L’endroit était rempli de cadavres. Les murs étaient repeint en rouge, le sang les avaient imprégnés.
— Quelle horreur !
— Ils sont là ! Feu à volonté ! cria soudain Ludmila d’une voix furieuse.
Elle pointa la lampe tactique de son arme sur les zombies les plus proches et pressa la gâchette. Elle activa aussitôt son pouvoir d’enchantement autour d’elle, tandis que ses traits, cachés par son masque, se remplirent de haine et de colère.
Les retentissements sourds de son Saiga-12 remplirent la salle. Ce fusil à pompe automatique lui permit de relâché trois balles de calibre 12 dans une seule salve. Un premier zombie vit son torse trou par deux fois , tandis que la tête d’un second explosa comme une pastèque.
Immédiatement, Nadezhda accompagna les tirs de son amie. Plus calme et méthodique, elle visa un zombie qui rampait, à l’orée de son faisceau lumineux, et perça sa tête à l’aide d’une rafale de trois balles.
C’est tout aussi méthodiquement qu’Anna se mit à tirer. Avec l’enchantement de Ludmila, elles n’eurent aucun mal à se débarrasser des premiers zombies, tandis qu’Elisaveta restait en position de garde pour intercepter ceux qui franchiraient le barrage de tirs.
Ludmila était prise d’une sorte de frénésie, sans s’en rendre compte elle venait de tirer plusieurs fois sur des simples cadavres. Son chargeur vide, elle cria :
— Recharge !
Mais, alors qu’elle éjecta le chargeur de son fusil pour y insérer le nouveau, Elisaveta la poussa et la fit tomber à terre.
— Qu’est-ce que tu fous, bordel ?!
Lorsqu’elle ses yeux la fixèrent, elle remarqua une silhouette qui n’était pas celle de son amie : un monstre, totalement écorché, avec quatre bras et des jambes de quadrupède. Ses mains se terminaient par des griffes aussi longues qu’acérées. Sa longue langue était enroulée à la manière d’un serpent constricteur autour d’Elisaveta, qui avait protégé Ludmilla.
— C’est qu… ? Les filles, on aide Lisa !
Sur ces mots, Ludmila pointa son arme sur le monstre avant de se rendre compte qu’aucune munition n’en sortait ; il n’était pas rechargé.
Pendant ce temps, Nadezhda était concentrée sur un groupe de zombies venant de la gauche. Anna tirait sur un autre groupe à droite. Aucune des deux n’avait prêté attention à la voix étouffée de Ludmila, couverte de surcroît par leurs tirs.
Sans les capacités divinatoire d’Elisaveta, l’attaque-surprise de la créature, tombée du plafond, aurait sûrement décapité la pauvre Ludmila. Contrairement aux zombies, ce monstre inconnu était très vivace, il avait tout de suite improvisé suite à l’échec de sa stratégie et était même parvenu à prendre Elisaveta de court avec l’attaque de sa langue tentaculaire.
Profitant de l’immobilisme de sa proie, le monstre bondit griffes en avant sur la pauvre vedma. Mais une barrière réactive bloqua sa première offensive. Le problème était qu’Elisaveta n’avait pas assez de force pour se libérer. De plus, la langue secrétait une bave visqueuse et acide.
À part se défendre avec sa barrière, elle n’avait aucun moyen de contre-attaquer.
Néanmoins, elle n’était pas seule. Ludmila ne prit pas le temps de récupérer son chargeur, elle laissa tomber son arme au sol et tira son semi-automatique PL-15K. Elle chargea la créature, arriva au contact et posa le canon de son arme sur le dos du monstre.
* Bam Bam Bam *
Avec cette méthode, elle ne risquait pas de toucher accidentellement Elisaveta. Mais elle s’exposait aux attaques, cependant. Lorsqu’elle appuya la gâchette la quatrième fois, le monstre la frappa du revers du bras. Elle n’avait pas eu le temps de dresser sa barrière réactive, l’attaque avait été si rapide qu’elle fut désarçonnée et jetée à terre.
L’ignoble monstre se tourna vers sa nouvelle proie, au moment où un coup de poing lui percuta la mâchoire. Il fut suivi par deux rafales de tirs, Nadezhda et d’Anna venaient de se rendre compte de la situation et Elisaveta s’était libérée grâce à l’intervention de Ludmila.
Le monstre bondit au plafond et commença à se déplacer.
— Ne le laissez pas s’enfuir ! hurla Elisaveta.
Ses deux camarades suivirent sa trajectoire tout en tirant, mais il était trop agile et trop rapide. La plupart des balles le rataient de peu et celles qui l’atteignaient le transperçaient sans l’arrêter, comme s’il n’avait été qu’une cube de gélatine.
Ludmila reprit ses esprits, le coup l’avait sonnée, elle prit dans son dos son fusil d’asseau et visa à son tour la créature.
Mais, à ce moment-là…
— Aaaaaaaïe !! Qu’est-ce que… ?!
La mâchoire d’un zombie venait de se refermer sur sa clavicule. Faisant fi de la douleur, elle essaya d’ouvrir d’ouvrir la bouche de son adversaire, mais même si les zombies étaient des monstres de base dans les rangs de Mharreg leur force rivalisait avec celles des vedma de type physique.
Ludmila n’avait aucune chance de s’en faire par sa seule force. Elle devait détruire son cerveau ! Mais comment ?
Dans sa situation, pointer le canon de son AK sur son agresseur était impossible. L’arme était bien trop longue !
Tout en prenant sur elle, malgré la douleur qui s’intensifiait, elle fit glisser sa main gauche le long de sa cuisse à la recherche de son pistolet. Il n’y était plus !
Elle le chercha du regard dans les ténèbres de cet endroit : il avait dû glisser non loin. Mais impossible de le retrouver dans tout ce chaos.
Dans une action désespérée, elle tenta de repousser de sa main la tête qui était accrochée à son épaule, mais ses doigts s’enfoncèrent simplement dans les orbites du zombie, incapable de percer plus profondément.
— Merde !!
Si seulement, elle avait pris tout son arsenal, pensait-elle. Pourquoi était-elle entrée dans le bunker avec un seul pistolet alors qu’elle en avait généralement deux ?
Son couteau !
Elle évitait tellement le contact qu’elle l’avait oublié, mais elle en avait un. Sa main dégoulinante se dirigea vers le holster sur son torse, elle tira son couteau de survie et l’agrippa tant bien que mal.
— Aaaaaaahhhh !
Elle l’enfonça de toute ses forces dans la tête appuyée sur son épaule.
Une fois.
Deux fois.
Elle savait qu’elle touchait quelque chose, sa lame s’enfonçait mais ignorait si cela était efficace ou non.
Au troisième coup de couteau, elle sentit que les bras qui la retenaient et les ongles qui s’étaient enfoncés dans ses flancs avaient perdu de leur force. Mais la mâchoire était restée bloquée sur sa clavicule.
— Enfoiré ! Ça fait vachement mal !
Au moment où elle se mit à s’agiter en rageant, une silhouette s’approcha d’elle et sépara le cadavre du zombie.
— Il t’a bien amoché, Lyuda… Désolée, je ne l’avais pas vu…, s’excusa en lui tendant la main.
— Comme si c’était ta faute, sale bourge…, répondit Ludmila en réprimant son envie de hurler de douleur.
Elle saisit la main de son bras valide et se releva.
— Et le tout moche ?
— Il s’est enfui…
Elisaveta pointa une direction au plafond, Ludmila y aperçut une trappe de maintenance du système d’aération.
— Il arrive à passer là-dedans ?
— Il semblerait. Il est très rapide et agile, nos balles ne lui ont presque rien fait.
— Arf ! Désolée d’avoir relâcher ma zone d’enchantement…
— Ça n’aurait rien changé : il n’a pas de squelette, expliqua Nadezhda. C’est un monstre que je connais pas non plus. Fufufu !
Elle retira son masque à gaz et le remit dans son sac.
— Il n’est pas pratique pour se battre, on voit rien là-dedans. Excuse-moi, Lyuda.
— Whooo ! Même Nadya s’excuse ? Il va neiger, c’est sûr !
— Dehors il va y avoir une tempête, c’est même toi qui nous l’a dit.
Elisaveta observait de plus près la blessure de Ludmila qui saignait abondamment.
— Il t’a pas loupé…
— Au moins, tu te transformeras pas en zombie. Fufufu !
En effet, les vedma étaient immunisées à leur contamination.
Anna, qui venait de s’assurer que chaque cadavre étaient bel et bien mort, revint vers les filles.
— Vous devriez panser vos blessures, mais dans une autre pièce. Un endroit sans accès aux conduits d’aération de préférence…
— Vous inquiétez pas, je vous protégerais cette fois, déclara Nadezhda en posant sa main sur sa poitrine. J’ai été distraite et vous avez été blessées par ma faute.
— Pas seulement de la tienne…, déclara tristement Anna.
Elles avaient perdu toutes perdu le contrôle de la situation. Elles voulaient toutes assumer la faute par culpabilité.
Mais…
— On s’en fout de savoir de qui est la faute ! De toute manière, nous sommes des soldates, nous savons que c’est la faute de personne, dit Ludmila. Lisa, fous-moi un putain de bandage là-dessus et allons truffer de plomb ce fils de pute qui nous attaque par surprise !! Aaaaaaaaahhhhh !!
Finalement, la douleur eut raison de la retenue de son langage, elle cria sa douleur. Malgré le triste spectacle, les filles affichèrent un sourire entendu. Elles étaient des soldates, être blessées faisait partie de leur quotidien et chercher le coupable n’arrangerait en rien la situation.
— Quel langage pour une diva, lui reprocha Elisaveta en commençant à fouiller dans son sac à dos.
— Les fans adoreraient, je pense…, persifla Anna.
Elle gardait les yeux rivés au plafond.
— Dès que tu seras célèbre, je te ferais chanter. Fufufu !
— Vu que je serais riche, je te ferais descendre au lieu de te payer. Compte pas sur moi, ma vieille !
Les filles ne purent s’empêcher de se mettre à rire. Ce futur n’arriverait jamais, mais il détendit un peu l’atmosphère.
Finalement, elles ne changèrent pas de pièce. Elle n’était pas la plus hygiénique, mais il y avait des sofa pour que les blessées puissent s’asseoir. Elisaveta commença à s’occuper de la blessure de Ludmila qui semblait la plus prioritaire.
Pendant ce temps, Nadezhda se mit à faire les cent pas dans la salle de repos, tandis que Anna braquait son arme vers le plafond.
Nadezhda s’arrêta devant un distributeur de nourriture et de boissons et, sans mot dire, défonça la vitre en plexiglas avec la crosse de son fusil. Elle se retourna et leva le pouce en direction des filles, puis se mit à remplir son sac à dos avec tout ce qu’elle put y trouver de consommable.
— Celle-là je te jure…, dit en soufflant Ludmila. Il t’a pas loupé non plus on dirait…
Elle vit des hématomes sur les bras de Ludmila, ainsi que des brûlures provoquées par l’acidité de la langue.
— C’est moins grave que toi.
— Je vous couvre, mais dépêchez-vous, leur dit Anna.
Il fallut quelques minutes pour que les premiers soins soient prodigué à Ludmila, mais grâce à la colle chirurgicale il n’y avait plus d’hémorragie. Pour lutter contre la douleur, la jeune femme consomma des anti-douleurs fournis par l’armée et dont il valait mieux ne pas connaître la composition.
— En fait, faudrait qu’on réactive l’éclairage. Sinon il va de nouveau nous prendre surprise. Vous ne pensez pas ? dit Nadezhda.
Les trois filles se jetèrent des coups d’œil, l’idée ne semblait pas saugrenue. Elles acceptèrent.
— Ça me paraît un bon plan. J’aurais dû y penser, se reprocha Anna à voix basse.
— Il faudrait trouver les générateurs, par contre. Annuska, tu as une idée, toi qui est forte en mécanique ? demanda l’instigatrice du projet.
Anna se gratta le menton l’air de réfléchir, puis pointa à ses pieds.
— À leur place, je les aurais installés dans la zone la plus profonde du complexe. En cas de problème, les gens ont plus de temps et de facilité pour évacuer.
— Dans ce cas, descendons ! déclara Ludmila. Annuska, occupe-toi des blessures de Lisa pendant que je couvre la zone.
Récupérant son fusil à pompe au sol, elle le prit d’un seul bras.
— T’es sûre que ça va aller ?
— Pas de souci. C’est bon, je vous dis !
Mais Elisaveta leva les épaules et dit d’un air serein :
— J’apprécie l’intention, mais ce sont des hématomes, des brûlures et des blessures internes, nous n’avons ni la matériel ni les compétences pour les traiter. Je n’ai aucun os de casser, laissez tomber. Puis, je suis la plus physique du groupe, c’est trois fois rien pour moi.
Les filles n’étaient pas totalement convaincues, mais comme elle l’avait dit elles n’avaient ni le matériel ni les compétences pour gérer ce genre de problème. Elles s’accommodèrent de cette recommandation.
— Je propose que nous suivions le plan, reprit-elle. Descendons sans plus tarder aux sous-sols, réactivons les générateurs et apprenons à ce monstre inconnu qui est l’unité 54.
— Ouais ! Je vais lui faire bouffer ses dents ! dit Ludmila.
— Ton langage, chère diva…, se moqua Anna.
— Moi j’aime bien quand elle parle comme ça. C’est excitant. Fufufu !
— Toi, ta gueule !!
Elisaveta soupira longuement. Même une telle situation de crise n’arrivait pas à endiguer leurs habituelles disputes. Mais au fond, c’était mieux comme ça. Car c’était ainsi qu’était l’unité 54.
***
Les filles se trouvaient à présent dans un long couloir en béton, un peu comme à l’entrée. L’étage où elles étaient descendues était la plus ancienne zone du complexe, manifestement.
La théorie de la réutilisation d’un ancien bunker soviétique par l’Empire devenait de plus en plus avérée.
Pendant leur exploration, elles avaient traversé des zones qui ressemblaient à des laboratoires, mais leurs connaissances ne leur avaient pas permis de comprendre ce qu’on y avait étudié.
De plus, avec un ennemi si puissant, capable de surgir à tout instant, elles n’avaient pas pris le temps de pousser plus loin l’enquête.
— Si vous voulez, on peut faire une petite pause, proposa Elisaveta. Cela me permettra d’utiliser ma divination pour connaître la localisation de notre ennemi.
— Oui, faisons ça, dit Anna. Toute cette marche et ces cadavres m’ont fatiguée.
— T’es encore pire que Lyuda et moi. Fufufu !
— Sûrement…
Elle s’assit par terre en reprenant son souffle et en détendant ses muscles. Elle ne se sépara pas pour autant de son arme et continuait de chercher les trappes au plafond.
Nadezhda s’assit en tailleur au sol et tira du sac quelques snacks.
— Cool, c’est l’heure de la pause ! Vous en voulez ? C’est bon pour reprendre des forces.
— Et développer des calories… Enfin bon au stade où on en est…
Ludmila accepta, Anna l’imita. Comme toujours, Elisaveta jeta un coup d’œil dégoûté et déclina avant de dégager un espace au sol pour utiliser sa vitriomancie.
Rapidement, elle retransmit les informations :
— L’un des deux n’a pas bougé, je vous le confirme. Il est à une cinquantaine de mètre dans cette direction, dit-elle en pointant du doigt. La mauvaise nouvelle, c’est que le monstre rapide, lui, il aussi est assez près d’ici. Par là, au-dessus…
Les filles grimacèrent, elles n’avaient vraiment pas envie de tomber dessus, pas avant d’avoir rétabli le courant.
— On ne va pas avoir le choix que de leur tomber dessus, j’ai l’impression, dit Anna en se relevant et en soupirant.
— Ouais, mais la prochaine fois, on va se le faire ! dit Ludmilla.
— Nous pourrions tout aussi bien repartir. C’est un des choix alternatifs, proposa Nadezhda.
Tous les regards se portèrent sur elle, les filles ne semblaient pas réellement approuver.
— Mourir dans le froid n’est pas très digne d’une soldate de l’Empire, dit Anna sur un ton de reproche.
— L’Empire nous a abandonné, Annuska. Puis, qui parle de fuir ? Nous pourrions sécuriser le rez-de-chaussée et attendre la fin de la tempête. Enfin, moi je dis ça, je dis rien… Fufufu !
Les paroles de Nadezhda étaient loin d’être dénuées de sens, cette possibilité s’offrait effectivement à elles ; simplement se réfugier dans une salle facile à protéger et attendre la fin de la tempête pour repartir.
Mais…
— Je veux savoir ! déclara Elisaveta. C’est bizarre, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond ici. Puis, nous n’avons pas assez de vivres, de carburants et n’avons aucun indice pour rentrer chez nous. Il y a sûrement de quoi contacter le QG ici aussi, j’en suis certaine.
— Moi je veux surtout faire payer à ce connard qui a cherché à nous tuer. Puis, ouais, si on peut prendre une pause de quelques jours, ce serait pas de refus.
— Je préférerais être dans notre T-90MS…, confessa Anna. Mais on ne peut plus continuer à survivre comme ça, Nadya. Il faut trouver une solution et peut-être que c’est ici que nous la trouverons.
Nadezhda ne paraissait pas du tout mécontente d’essuyer ces refus, au contraire. C’était ce qu’elle attendait. Un large sourire s’afficha sur son visage.
— Vous êtes déjà un peu plus motivées qu’avant…, marmonna-t-elle.
— Hein ? T’as dit quoi, Nadya ?
— Que vous êtes de gentilles idiotes. Kukuku !
— C’est toi qui parle ?!
— Oui, je suis une gentille idiote aussi !
C’est l’esprit plus serein et déterminé qu’elles poursuivirent dans l’obscur et humide couloir jusqu’à arriver à un ensemble de portes. Grâce à Elisaveta, elles savaient que le monstre immobile, qu’elles cherchaient à éviter depuis le début, se trouvait derrière la porte marquée « machineries ».
— Il n’y avait donc vraiment pas d’autre choix depuis le début…, dit Elisaveta, dépitée.
Sa divination lui donnait les positions des créatures mais pas les plans des environs. C’était des données sensorielles difficiles à réellement expliquer : des impressions, des odeurs, des présences… qu’elle seule pouvait déchiffrer.
À bord du tank, elle affinait les données en exploitant les senseurs du char et les cartes des champs de bataille. Mais, dans un endroit inconnu, composé de plusieurs étages qui plus est, c’était difficile d’être précise.
Mais, à présent qu’elle était de l’autre côté de la porte, elle était certaine que l’un des ennemis non identifiés se trouvait dans la salle.
— Au moins, on aura pas besoin de le chercher. Je vais te le plomber, il va pas demander son reste !
— Attendez ! Je vais faire quelque chose pour la lumière, dit Anna avant que la porte ne soit ouverte.
Elle fit apparaître entre ses mains plusieurs tubes assez épais que les filles reconnurent être des feux de Bengale. C’était bien plus pratique pour se battre que tenir des lampes à la main ou à bout de fusil.
Mis à part Ludmila qui n’avait qu’une seule main de valide, déjà occupée par son fusil à pompe, les trois autres prirent chacune un de ces tubes lumineux. Sans parler, elles se jetèrent des regards entendus, puis, elles passèrent à l’action.
Elisaveta ouvrit brusquement la porte et lança le premier tube dans la pièce. Elle entra.
Aussitôt, les deux autres filles lancèrent leurs feux de Bengale également. Ces dernières émirent de la lumière rouge orangée suffisamment vive pour éclairer toute la pièce.
En face de l’entrée se trouvaient plusieurs gros appareils éteints qui devaient être des groupes électrogènes à pétrole. Des citernes géantes étaient placées sur le côté droit, tandis qu’une mezzanine sur la gauche menait à des bureaux où devait se trouver les panneaux de contrôle.
L’endroit était vaste, une des plus grande salle qu’elles aient traversées dans le complexe. Mais malgré sa taille, elles ne pouvaient rater l’immonde et gigantesque créature qui se trouvait en son centre.
Un corps boursouflé et pustuleux, haut de près de cinq mètres, si imposant que sa partie postérieure traînait au sol incapable de se mouvoir. Sa partie antérieure était difficilement descriptible tant on aurait dit une mélange improbable et absurde d’espèces animales, un amas de chairs conglomérées par les désirs d’un créateur fou.
Si sa forme générale était celle d’un quadrupède, il avait bien plus de quatre pattes sur cette créatures. Chaque membre avait une longueur différente des autres, tantôt terminées par des griffes, tantôt par des doigts, tantôt par des moignons… De nombreux protubérances étaient visibles de-ci de-là sur son corps, tandis que ses innombrables tentacules s’agitaient.
Sa gueule était aussi horrible que le reste de son corps : sa longue gueule était semblable à celle d’un alligator, mais des dizaines de globes oculaires parsemaient cette tête selon une disposition qui semblait tout sauf logique.
— C’est quoi ce truc… ?! ne put s’empêcher de s’exclamer Ludmila.
Elle pointa aussitôt son fusil dans sa direction en affichant une grimace de dégoût.
— Je l’ignore. Je n’ai rien vu de tel…
— Ce n’est pas le moment de se dégonfler. Nous avons besoin du courant, dit Anna dont les mains tremblaient.
— Oooohhhh ! C’est quoi cette chimère ? Je ne connais pas ce monstre. Est-ce… ? Haha ! Forcément. Fufufu !
Un grognement sortit de la gueule du monstre, il tourna sa lourde masse vers les filles qui venaient d’entrer. Il n’y avait pas de cadavres autour de lui, uniquement de vielles traces de sang depuis longtemps séchées.
S’était-il nourri des cadavres ? Les avait-il assimilés ?
L’assimilation était le premier terme qui venait à l’esprit en l’observant. Non pas la sustentation, mais bien l’assimilation. On aurait vraiment dit l’assemblage hétéroclite de créatures.
— Feu à volonté ! ordonna Elisaveta en se mettant en position de combat.
Ludmila déploya son enchantement de zone, la fusillade commença.
Même si le monstre n’avait aucune carapace ou chitine, sa peau était si épaisse que les balles s’y enfonçaient à peine, voire ricochaient. Pourtant les munitions des AK-60 étaient si perforantes qu’elles étaient capables de transpercer des murs en béton, sans enchantement.
Sa résistance était réellement incroyable. Même la magie ne suffisait pas.
— Ça ne lui fait pas effet ou quoi ? C’est quoi ce merdier ?! cria Ludmila.
— Lisa ? Tu peux trouver son point faible ? demanda immédiatement Anna.
— Je ne m’attendais pas à ça non plus. Oui, je m’en occupe ! Gagnez-moi un peu de temps !
Elisaveta comptait utiliser son art divinatoire de sternomancie, comme elle l’avait précédemment utilisé sur le Parasite de Métal. Le problème était surtout de déterminer où était le ventre d’une créature aussi absurde. Elle avait beau fixer ce qui aurait normalement dû l’être, elle ne voyait rien.
— Nadya, à droite ! cria-t-elle en continuant de chercher.
Un faisceau de tentacules se dirigeaient sur elles depuis cette direction. Immédiatement une barrière de protection à six couches s’interposa et les bloqua.
— Lyuda, à 11 heures !
Cette fois, ce fut au tour de Ludmila d’intercepter un tentacule qui fonçait à pleine vitesse sur elle. Sa puissante munition de 12mm le trancha en deux alors que le moignon s’embrasa sous l’effet d’un enchantement.
— Les tentacules sont plus tendres que le corps principal ! cria Ludmila en grimaçant malgré tout.
Son enchantement de feu aurait dû être plus efficace que cela. Il n’avait laissé qu’une petite brûlure de rien du tout, indiquant que le monstre était résistant aux flammes.
De son côté, Nadezhda, un sourire en coin, tirait les yeux du monstre. Elle en perça quelques-uns avant de se rendre compte qu’ils se régénéraient.
Mais plutôt que de parler de régénération, à proprement parler, le monstre en créait de nouveaux, à d’autres positions. De fait, cette attaque ne semblait pas très efficace, de prime abord.
Néanmoins, il y avait un temps de latence entre la disparition des yeux et leur réapparition. Pendant ces brefs instants, le monstre perdait la vue et ses attaques des tentacules étaient bien moins précis. C’est pourquoi, même Anna vint aider Nadezhda en tirant sur les yeux.
Toutefois, cette stratégie tomba à l’eau alors que le monstre, à la capacité d’adaptation en direct incroyable, ne se contenta bientôt plus d’en recréer, mais les équipa de paupières pour les protéger.
— Il est capable d’évoluer en plein combat… ? Si nous ne trouvons pas rapidement le moyen de le tuer, nous n’y arriverons plus jamais. Kukuku !
— Je ne vois pourquoi tu ris ! s’énerva Ludmila.
Cette dernière continuait à faire feu avec son fusil sur les tentacules en approche, suivant les indications d’Elisaveta. Elle ne comprenait pas ce qu’elle attendait pour localiser le point faible du monstre.
Puisque le feu n’avait pas eu beaucoup d’effet, elle venait de passer à l’électricité qui s’avéra encore plus inefficace.
Fort heureusement, le monstre ne se déplaçait pas très vite, il avait du mal à traîner l’arrière de son corps qui n’avait rampé que de quelques centimètres.
Combien de temps lui faudrait-il pour développer des pattes suffisamment fortes pour soutenir son corps et les prendre en chasse ?
C’était l’interrogation qui passa par l’esprit de Nadezhda, mais elle ne la partagea pas avec ses amies, afin de ne pas les inquiéter plus encore.
Après quelques minutes de tirs répétés, le manque de puissance offensive de l’unité 54 parut évident. Les dégâts du monstre étaient superficiels, même les tentacules sectionnés étaient recomposés.
Même si les filles n’avaient pour l’heure subit aucune blessure, l’énergie de Ludmila et de Nadezdha commençait à s’amoindrir.
— Il a une sacré force. Fufu ! dit Nadezhda en sueur.
— Patience ! J’ai bientôt fini, les rassura Elisaveta. Baissez-vous toutes !
Suivant ses indications, elles se couchèrent toutes au sol alors qu’un tentacule plus épais que les autres balaya leur ancienne position.
Le monstre avait fini d’adapter ses tentacules au calibre des balles de Ludmila, celui qui venait de passer était sûrement trop épais pour être sectionner.
— J’ai du mal à trouver son ventre… son anatomie est tellement absurde, expliqua Elisaveta en se relevant.
— Je peux encore tenir un peu. Prends ton temps. Fufufu !
Mais Elisaveta savait qu’elles n’en disposaient pas. Plus le combat durerait, plus il tournerait en leur défaveur. Elle plissa les yeux alors que des gouttes de sueur apparurent sur son front. Ses réserves magiques s’épuisaient également, sa divination était gourmande.
Le monstre ouvrit sa gueule et déplia sa langue géante tel un ressort. Nadezhda eut à peine le temps d’opposer sa barrière magique, qui trembla sous la violence de l’assaut.
— Tenez quelques instants encore… je vous en prie…
Tout reposait sur les épaules d’Elisaveta. Le stress et son utilisation de magie lui donnaient des douleurs aux tempes.
Les coups de feu n’avaient de cesse, de même que les attaques des tentacules. Ludmila était obligée de se faire aider par Anna pour les sectionner, mais le monstre ne tarderait probablement pas à les couvrir de chitine ou autre protection pour les rendre inatteignables.
Lorsque la langue géante attaqua pour la troisième fois, elle parvint à détruire la barrière magique de Nadezdha. Cette dernière fut sauvée in extremis par Elisaveta qui dévia l’attaque d’un coup de pied.
— Tu mérites un bisou. Kukuku !
— Concentre-toi plutôt sur le combat.
— OK〜 !
La jambe d’Elisaveta tremblait encore, elle ressentait de la douleur : dévier un coup de cette puissance n’était pas chose évidente.
Mais soudain…
— Je le vois !!
Ce n’était que le hasard. Un pur hasard.
Le monstre avait dû changer de position et pour la première fois les yeux de la noble fille voyaient son ventre.
Aussitôt, dans son esprit apparurent des informations sur la composition de la créature et surtout de ses faiblesses.
Même si démuni de carapace, la peau du monstre était épaisse ce qui le rendait si solide. Il n’avait pas de squelette et avait beaucoup plus d’organes qu’un humain à l’intérieur de son corps, tous placés à des endroits improbables
L’arrière de son corps était une sorte de grosse tumeur qui multipliait ses cellules. Ces dernières n’avaient pas la même composition que l’avant de son corps, c’était des molécules plus complexes et lourdes, rendant l’arrière du corps bien trop pensant pour ses jambes.
Elisaveta sourit ironiquement. Elle se rendit compte à cet instant que la tumeur commençait à manquer de nutriments au profit des membres servant à l’attaque. Si le combat se poursuivait suffisamment longtemps, elle « mourrait de faim » et mincirait au point de priver le monstre de cette faiblesse. Peut-être même qu’une fois mince, le corps s’adapterait en la sectionnant.
Les filles lui rendaient service doublement en l’affrontant : elles lui offraient de nouvelles adaptations et l’aidaient à se débarrasser de sa tumeur.
Elisaveta venait d’arriver à la même conclusion que Nadezhda quelques minutes auparavant.
— Finissons-en rapidement… Très rapidement !
Sur ces mots, elle prit l’initiative de l’attaque.
Elle fonça sur la créature et, grâce à sa prescience, elle esquiva les coups de tentacules en glissant sous le corps du monstre. En se dirigeant vers l’arrière de son corps, elle frappa les petites pattes qui le soutenaient péniblement, ce qui eut pour effet de le déséquilibrer et le faire tomber.
Elisaveta, non sans avoir été griffées par quelques protubérances et pattes, prit appui sur une citerne avant d’effectuer un salto et d’atterrir sur le corps du monstre.
Elle frappa d’un coup de talon un bubon qui explosa en lui giclant dessus une matière visqueuse verte.
— Les filles ! Tirez la-dedans !!
Elisaveta attrapa la chair mise à nue par l’explosion du bubon, tira de toutes ses forces pour l’écarter le trou et le présenter à ses amies.
Même si le monstre était secoué, ses tentacules ne tardèrent pas à se diriger vers Elisaveta. Elle les bloqua à l’aide de sa barrière réactive, tout en maintenant ouverte cette sorte d’artère.
— Tu… ne m’auras pas ! cria-t-elle avant de serrer les dents.
Sa barrière tint à peine le choc du second coup, un troisième en viendrait à bout.
Mais, à ce moment-là, trois grenades enchantées entrèrent dans l’ouverture et roulèrent à l’intérieur du corps du monstre. Elisaveta lâcha tout et sauta juste avant l’explosion.
Un cri horrible, composé de centaines de voix différentes simultanée. Les organes à l’intérieur de son corps, à l’abri depuis le début du combat, venaient d’être touchés. Les grenades enchantées par Ludmila avaient produit une explosion interne bien supérieure à la normale.
Mais ce n’était toujours pas suffisant. Au contraire, le monstre redoubla d’agressivité.
Nadezhda créa plusieurs barrières défensives simultanées, tandis que plus de tentacules qu’auparavant les prirent toutes les quatre pour cibles.
— Sérieux ! C’est une plaie celui-là ! Il crève quand au juste ? cria Ludmila.
— Il est à l’agonie pourtant…, dit Anna.
— Le trou est encore grand ouvert, regardez !
Elisaveta pointa le large trou béant laissé par l’explosion des grenades. On pouvait y voir l’intérieur du corps de la créature.
— Il faut lui porter le coup de grâce !
— Mais comment ?
— Si seulement j’avais un canon à portée de main ! se plaignit Ludmila.
Nadezhda soutenait les coups répétés, elle utilisait tout son pouvoir pour les protéger. Elle ne parlait plus afin de se concentrer. Mais, à ce rythme, elle ne tiendrait plus très longtemps et ses camarades le savaient.
— Je vais t’en donner un de canon, mais ne rate pas ton coup, OK !
Anna jeta son fusil d’assaut à terre avant de joindre ses mains. Des arcs électriques parcoururent son corps, puis elle toucha le sol.
Jaillissant de nulle part, un chariot apparut : il soutenait une imposante arme composée de seize tubes empilés par ligne de quatre.
— UN BM-14 ?! T’es complètement givrée !!
— Lyuda, dépêche-toi ! Je ne veux plus en voir un seul morceau !
Il s’agissait d’un arme ancienne, utilisée jusque dans les années 1960, un lance-roquette multiple de 140 mm installé normalement sur un camion.
Ludmila laissa tomber son Saiga et s’installa à côté du chariot. C’était la première fois qu’elle utilisait une arme de ce genre, mais il ne lui fallut pas longtemps pour en comprendre le fonctionnement.
Elle ajusta l’inclinaison et la mire.
— Nadya ! À trois, je tire ! File-moi une ouverture !
— Je crois qu’il faudra plus qu’un trou dans ma barrière pour faire passer ça. Kukuku !
— Ta gueule !!!
Ludmila posa la main sur les tubes et les enchanta avec toute sa puissance. Contrairement à ce qu’elle venait de dire, elle ne prit la peine de faire un décompte.
— Trois !!
Les tubes se mirent à faire feu par ligne. Leurs sifflements assourdissants laissèrent rapidement place à des explosions puis à de la fumée.
Contre toute-attente, malgré les seize roquettes, les dommages se limitèrent au monstre seulement. Et pour cause, les ogives à fragmentations avaient été remplacée par Anna par des ogives perforantes anti-char basées sur des APDS de char d’assaut.
C’était donc 16 dards en tungstène qui furent projetés à très haute vitesse et enchantés par les soins de Ludmila.
— Vous êtes folles toutes les deux !! cria Elisaveta.
— C’est bon, c’est bon ! C’est des APDS maison, je gère, dit calmement Anna, fière d’elle.
— Hohohoho !! Quel pied ! Ça j’aime !!
— Si vous relâchez votre garde, vous n’allez pas tarder à mourir, les amies. Kukuku !
La silhouette du monstre se dessina à travers la fumée. Les filles se remirent en position, bien qu’assumant la fatigue.
Mais alors qu’elles s’attendaient à une nouvelle offensive, la gueule pitoyable du monstre s’ouvrit et dans un dernier râle d’agonie cracha un liquide verdâtre visqueux. Il cessa de bouger et son corps, troué à divers endroits, s’affaissa, sans vie.
Il fallut quelques instants aux filles pour réaliser que cette fois le combat était vraiment fini.
— Enfin !! Ouais !!
Elisaveta se tourna vers les trois filles et tendit les mains pour fêter leurs victoires, mais ces dernières reculèrent en affichant des mines de dégoût.
— Tu… t’es dégueulasse. J’ai pas envie de te toucher.
— Je… je suis fatiguée et j’ai mal à la tête. On remettra ça à plus tard… lorsqu’on aura pris une douche… ou sous la douche… Kukuku !
— Sans vouloir te vexer : après…
Au cours de son précédent assaut, Elisaveta avait été recouverte presque entièrement de sang de monstre.
— Eh oh !! J’ai donné de mon mieux, vous pourriez être reconnaissantes au moins ! Puis, vous êtes sales aussi, je vous signale !
Les trois filles s’observèrent l’une l’autre : elles n’avaient pas été épargnées, elles avaient de la bave et du sang sur elles aussi, ainsi que la poussière dégagée par les explosions.
Toutes les quatre se mirent à rire avant de se laisser tomber par terre, en cercle, dos à dos.
— Ensemble, on gère, dit Nadezhda.
Mais…
À ce moment précis, Ludmila fut emportée dans les airs.
— Aaaahhhh !!
Une longue langue s’était enroulée autour de sa jambe et l’attirait vers l’autre monstre inconnu, accroché au plafond, celui que l’unité 54 avait précédemment combattu.
* Bam bam *
Tirant son pistolet du holster, Ludmila toucha la créature deux fois d’affilé. Ces coups de feu furent suivis aussitôt par deux rafales de fusil d’assaut.
La langue lâcha sa proie qui retomba dans les bras d’Elisaveta.
— Bienvenue parmi nous, princesse.
— Fallait qu’il vienne ce con-là ! dit Ludmila en remettant le pied à terre et en ignorant la remarque.
— Nous le savions depuis le début qu’il en profiterait. Fufufu !
— Ne le laissons pas s’échapper cette fois ! cria Anna.
Malheureusement, la créature filait en rampant au plafond, elle était très rapide. Les tirs de Nadezhda et d’Anna ne le touchèrent pas, ou peu.
Le monstre s’enfonça dans l’un des nombreux conduits au plafond et disparut à nouveau.
— Il ne nous laissera pas le temps de remettre le courant, dit Anna.
— Tsss ! Ce lâche !!
Ludmila remit un chargeur dans son arme tout en réprimant une grimace de douleur.
— J’ai une idée…, dit Nadezhda en affichant un sourire machiavélique.
Elle leur exposa son plan…
Quelques minutes plus tard, alors que Anna bricolait, intentionnellement, l’une des machines en vue d’attirer le monstre, ce dernier mordit à l’appât.
Nadezhda avait compris que remettre en état l’électricité et la ventilation la mettraient en défaut la créature qui en était bien conscient. C’est pourquoi, elle ne pouvait pas se permettre qu’Anna entreprenne les réparations. Elle n’avait d’autre choix d’agir, malgré sa prudence habituelle.
Lorsque la langue s’enroula autour du torse d’Anna, elle était prête. Elle fit apparaître sur sa tenue des piquants grâce auxquels elle relâcha une décharge électrique équivalente à plusieurs tasers en même temps.
N’ayant pas la capacité d’enchanter ses créations, elle savait que l’effet serait moindre, mais la rafale d’Elisaveta suffit à faire peur au monstre qui relâcha aussitôt Anna.
C’était bien Elisaveta, qui n’utilisait jamais d’armes à feu, qui tenait ce rôle, laissant à Nadezhda et Ludmila le soin de refermer le piège sur leur assaillant.
— Maintenant !
Équipées chacune d’un lance-grenade, les deux vedma firent feu en même temps. Il n’y eut pas d’explosions, mais un simple * splash*. Leurs grenades répandirent au plafond une substance blanche et une autre rose.
— Ça a pris ! Kukuku !
— Annuska, je t’attends pour la suite ! cria Ludmila.
La créature, qui espérait s’enfuir pour revenir, fut réduite à l’immobilisme et, pour cause, le mélange de ces deux substances produisirent une puissante colle. Elle ne tiendrait pas longtemps face à la force surhumaine du prisonnier, mais…
— Et un RPG pour madame, dit Anna en faisant apparaître un lance-roquette.
Ludmila l’épaula. Aidée par Nadezhda, elle enchanta la roquette et fit feu.
— Bouffe ça !!
L’explosion retentit violemment. La silhouette du monstre s’effondra au sol en continuant de s’agiter. Il se remit rapidement sur pied et, malgré les blessures, chercha à s’enfuir.
Mais, à cet instant, une silhouette tomba sur lui : celle d’Elisaveta.
Son poing s’enfonça dans le dos du monstre, tandis que, de l’autre main, elle attrapa la langue avec laquelle il essayait de contre-attaquer.
— Tu vas nous laisser en paix, bon sang ? Merde, je veux dire !!
Elle le rua de coups, sans lui laisser un instant de répit. Il ne résista pas longtemps, il était déjà bien affaibli par les blessures causées par la roquette.
— C’est bon, j’crois qu’on l’a eu cette fois.
Ludmila retint le poing frénétique d’Elisaveta, avant de donner elle-même un coup de pied au cadavre.
Les quatre filles s’observèrent un long moment en silence. Elles étaient épuisées, à bout de force. Leurs blessures étaient légères cette fois, c’était au moins une bonne nouvelle.
— Je crois qu’on ne finira jamais un combat avec élégance. Fufufu !
— Avec toi dans l’équipe c’est mort !
— On s’en est bien sorties, je trouve. Tu as fait du bon boulot, Lisa, dit Anna.
— On a toutes fait du bon boulot ! la corrigea Elisaveta.
Sans leur laisser le choix cette fois, cette dernière attrapa les trois filles et les serra dans ses bras tout en reprenant sa forme normale.
— Eh oh ! C’est une future star que tu… Kyaaa !
— Désolée, j’ai la main qui a glissé. Fufufu !
— C’est pas la peine de me pincer les fesses, idiote !
— Voyons, toutes les deux…
Les trois filles reprirent également leurs apparences normales.
— Je vous aime comme vous êtes. Hahaha !
Elisaveta se mit à rire tout en pleurant, tandis que les trois autres filles sourirent avec gentilesse.
***
Le grand jour était enfin arrivé !
Cela faisait des années que Ludmila attendait ! Plus précisément : toute sa vie, elle n’avait fait qu’attendre cet instant.
À sa fenêtre, les oiseaux chantaient ses louanges et le soleil brillait plus fort que jamais.
Elle s’étira avec vigueur. Elle était fatiguée, n’ayant pas pu fermer l’œil de la nuit, l’excitation du « grand jour » l’avaient tenue éveilléee. C’était aujourd’hui qu’ils devaient venir.
Elle partait enfin pour Arkhangelsk, la capitale du pays où elle devait faire ses débuts.
Enfin avait-on remarqué ses talents de chanteuse ! Ses parents avaient contacté une maison de disque pour s’occuper de sa carrière.
La veille, elle avait fêté ses treize ans et on lui avait annoncé la bonne surprise. Elle avait bondi de joie et avait pleuré comme jamais, elle avait remercié ses parents un bon millier de fois.
Son rêve allait enfin s’accomplir : elle allait se produire à la capitale et son chant parcourrait le pays en guerre.
Ludmila était née dans une famille de fermiers, mais dès son enfance on n’avait cessé de lui vendre sa voix comme magique et son physique comme enchanteur. Contrairement à ses frères et sœurs, elle n’aidait qu’à des tâches simples et légères pour ne pas éreinter son corps fragile et gracieux.
Enfant, elle avait eu énormément de problème de santé. Comme les moineaux elle avait hérité sa voix du paradis, mais elle était faible.
— Lorsque j’aurais ma première paie, j’enverrais un joli cadeau à mes parents, se dit-elle en se coiffant devant le miroir.
Ses cheveux blonds étaient très longs, elle ne les avait jamais coupé et en prenait le plus grand soin.
Toutes ses affaires étaient prêtes, elle n’en avait de toute manière pas tellement, à peine de quoi remplir deux valises. Sa famille était pauvre et au-delà même de sa propre gloire, elle serait heureuse de l’enrichir par sa carrière.
Le reste de la matinée fut merveilleuse, comme si les astres s’étaient alignés pour lui offrir le meilleur départ au monde. Le petit-déjeuner, identique à chaque matin, ne lui parut jamais aussi bon.
Il ne lui manquerait certes pas, la vie à la campagne ne lui avait jamais plu, mais ce matin-là, elle le mangeait avec une certaine nostalgie.
Sa famille, contrairement à elle, affichait des mines renfrognées qu’elle mit sous le compte de l’émotion et de la tristesse de leur séparation. Quel parent, aussi heureux soit-il, accepterait de se séparer de son enfant avec joie ?
L’attente ne fut pas très longue, à huit heures précises on toqua à la porte de la modeste bâtisse.
— Va chercher tes affaires, Lyuda, il ne faut pas faire attendre ces personnes importantes, lui dit sa mère soudain prise de hâte.
— Oui, tu as raison maman !
Ludmila courut à l’étage prendre ses deux valises et revint en chantonnant, heureuse.
À son retour dans la salle à manger, la porte était grande ouverte : elle vit deux silhouettes qui s’entretenaient avec son père devant le pas de la maison. Elle ne distinguait pas leurs vêtements tant la lumière brillait à l’extérieur de si bon matin.
Elle salua brièvement ses frères et sœurs, puis enlaça sa mère.
— Ne t’inquiète pas, je t’écrirai souvent. Et je vous couvrirai de cadeaux tu verras !
— Porte-toi bien… ma Lyuda…
Les larmes s’écoulaient abondamment des yeux de la pauvre mère qui serra plus fort que jamais son enfant. Une fois de plus, Ludmila mit cela sous le compte de l’émotion, elle lui rendit ses sentiments avec entrain.
— C’est une nouvelle vie qui commence, pensa-t-elle enthousiaste en passant la porte.
Mais à ce moment déjà, le doute s’instilla dans ses pensées et provoqua de la peur. Elle s’était imaginée deux agents de recrutement en costume ou tailleur, mais l’homme et la femme qui la fixaient de leurs yeux durs portaient des uniformes noirs.
Elle n’avait jamais vu de près ce genre de costumes, uniquement à la télévision : des agents du KIYM, la police nationale.
Était-ce une procédure normale d’escorter les filles par des policiers ?
Sa naïveté d’adolescente lui fit penser que ça l’était.
— Probablement que c’est pour assurer la sécurité des passagers, pensa-t-elle. Le pays est en guerre, les maisons de disque ont sûrement les moyens d’engager la policier pour ça.
Les salutations de son père furent bien plus brèves et froides.
Elle suivit les deux agents dans une voiture noire aux marques du KYIM. Elle put voir avant le départ du véhicule l’un des agents donner une enveloppe à son père.
— Merci à vous d’être venue me chercher, dit Ludmila à la policière.
Cette dernière afficha une expression de surprise, puis répondit timidement :
— Il n’y a pas de quoi…
Il ne devait pas y avoir tellement de filles qui la remerciaient pour le travail qu’elle accomplissait.
Les deux policiers parlèrent entre eux de choses banales sans réellement prêter attention à Ludmila installée sur la banquette arrière, ils jetaient simplement de temps en temps des œillades dans le rétroviseur.
La jeune fille observait le monde par la vitre. D’abord son village, tout petit, miséreux, qu’elle connaissait fort bien.
Ensuite, elle arriva dans la petite ville voisine où elle ne se rendait qu’une fois ou deux par an.
Lorsqu’elle monta dans le train, elle savait qu’elle verrait très prochainement un nouveau monde aux couleurs resplendissantes.
Un autre agent portant un autre uniforme prit ses valises à l’arrêt du véhicule et conduisit Ludmila à sa place dans le wagon. Elle ne tarda pas à remarquer une singularité : il n’y avait que des filles, plus ou moins de son âge.
— Ce sont toutes des candidates ? pensa-t-elle un peu déçue de voir tellement de concurrentes.
Sa voisine de siège était une jeune femme rousse, un peu plus jeune qu’elle. Elle n’était pas vraiment belle, son visage était couvert de grain de beauté et de lourdes lunettes siégeaient sur son nez. Puis, ses vêtements était tout ce qu’il y avait de plus rustique : une robe tellement paysanne qu’on aurait pu la penser issue d’un tableau du XIXe siècle.
En comparaison, les vêtements plus modernes de Ludmila donnaient l’impression d’une autre époque.
Elle la salua sa voisine malgré tout, mais la fille ne lui rendit pas le salut, elle fixait dehors, les yeux encore rouges.
En jetant un regard autour d’elle, nombre des filles pleuraient ou avaient pleuré, aucune n’était joyeuse et elles ne parlaient presque pas.
Lorsque le train se fut mis en route, Ludmila essaya d’engager la conversation avec sa voisine :
— Pourquoi vous faites toutes ces têtes, vous n’êtes pas contentes de partir ?
La jeune fille lui jeta un regard profondément surpris, comme si elle avait entendu quelque chose de totalement absurde, voire de malsain.
— Nous ne voulions pas de cette vie-là…, répondit-elle d’une voix timide et enrouée.
— Vous ne vouliez pas entrer dans le showbiz ?
— De quoi tu parles ? Nous partons toutes à l’école militaire des vedma à Arkhangelsk.
Les morceaux de puzzle s’assemblèrent dans la tête de Ludmila, elle resta bouche bée et bientôt dut affronter la vérité : on l’avait vendue à l’armée pour devenir une vedma.
***
Quelques jours s’étaient passé après la réactivation du circuit électrique.
Anna revenait de sa visite quotidienne du T-90MS, qui avait entièrement réparé et remplit d’essence et qui se trouvait à proximité de l’entrée du bunker.
C’est lorsqu’elles furent réunies que Ludmila présenta son dernier butin.
— J’ai trouvé cette carte ce matin. Elle était dans la poche d’un cadavre, sûrement un big boss ou autre, vu qu’elle est marquée niveau 5…
Il s’agissait d’une carte magnétique d’accréditation. Pour rendre leur environnement plus sain, elles avaient les derniers jours à incinérer autant de cadavres que possible.
À l’extérieur, la neige n’avait eu cessé de tomber, à certains endroits on dépassait facilement le mètre d’épaisseur.
— Ce ne serait pas la carte du laboratoire au dernier sous-sol ? demanda Elisaveta.
— Ch’sais pas, je suis pas allé voir…
En effet, au dernier sous-sol, outre la salle des machineries, à présent rétablie, il y avait toute une aile de haute sécurité verrouillé par des portes de haute sécurité. Elles avaient préféré ne pas les ouvrir avant d’avoir parfaitement sécuriser le reste.
— En tout cas, cet endroit est chelou, dit Nadezhda en grignotant une barre chocolatée. Toutes les conserves sont datées de 71 alors que la zone n’était plus ukrytiyenne…
— Je me suis limitée dans l’utilisation de mes pouvoirs, confessa Elisaveta, le temps que nous soyons toutes sur pied, mais je crois que le moment est arrivée. Que diriez-vous de faire enfin la lumière sur cet endroit ?
— Ouais, ils serait temps !
— Je ne suis pas contre. Plus vite on saura, plus vite on pourra rentrer chez nous, affirma Anna en se levant et en étirant ses bras.
D’entre toutes, c’était celle qui paraissait le plus mal à l’aise dans ce bunker. Elle passait de nombreuses heures à l’extérieur dans le tank à qui elle parlait.
— Sincèrement, je commence à me plaire ici dit Nadezhda avec une sourire énigmatique. Les forces de Mharreg ne l’ont pas trouvé en tellement de temps, on pourrait s’y installe en réalité…
— Tu veux vraiment crécher dans ce trou à rat puant ? demanda Ludmila avec une mine dégoûtée.
— C’est plus grand et moins puant que nos chambres à la caserne. Fufufu !
— Pas faux…
— Et ton sens du devoir, Nadya ? lui reprocha Anna. Pendant que nous nous la coulons douce, la combat continue.
— Je suppose que tu aurais préféré rester à la caserne de la ville fantôme. Espèce de maniaque de tank. Fufufufu !
— Haha ! C’est clair qu’elle aurait pas dit non ! se moqua à son tour Ludmila.
— Les filles, arrêtez ça ! les réprimanda Elisaveta. Anna n’a pas complètement tort, nous ne pouvons pas rester ici éternellement. Je sais que vous ne ressentez pas le sens du devoir comme elle, mais ce n’est pas une vie de rester toutes seules dans ce grand laboratoire. Vous vous imaginez devenir vieilles ici ? Et que ferons-nous lorsque nous aurons perdu nos pouvoirs ?
Tant qu’elles avaient leurs pouvoirs de vedma, elles pouvaient survivre assez facilement, mais quelqu’un de normal serait sûrement tombé malade dans un tel endroit.
— Normal de pas avoir de sens du devoir et du patriotisme quand on t’embarque de force dans l’armée…, fit remarquer Ludmila en croisant ses jambes sur sa chaise.
Elle détourna le regard et posant sa joue sur son bras accoudé à la table.
— C’est sûr. Fufu ! En tout cas, moi ça me dérange pas. Entre moisir ici en m’amusant avec vous ou mourir pour des gens qui nous détestent, j’ai fait mon choix.
Elisaveta se retint de commenter ces propos. Malheureusement, elle ne connaissait que trop bien les ténèbres et la vicissitude de l’Empire pour leur donner tort. Elles n’étaient que des sacrifiables utilisées pour atteindre un objectif de grandeur. Elles étaient détestées et maltraitées, impossible de le voir autrement.
Même Anna qui était la plus acquise à la cause grommela mais préféra se taire.
— Quoi qu’il en soit ! Nous sommes toutes d’accord pour en apprendre plus sur ce lieu, non ?
Personne ne s’y opposa, aussi elles se rendirent sans plus tarder dans le sous-sol qu’elles avaient évité jusque-là.
À présent que l’électricité était de retour, elle avait à disposition un ascenseur pour s’y rendre.
— T’es sûre qu’il n’y a plus personne ? demanda Ludmila en dégainant malgré tout son pistolet.
— Ne t’inquiètes pas, j’ai vérifié plusieurs fois, aucun ennemi.
— N’empêche, je suis pas si confiante. Je vous couvre.
Elle tendit la carte magnétique à Nadezhda qui souriait. Elles s’avancèrent jusqu’à la lourde porte métallique où se trouvait un symbole « biohazard » et un chiffre 5 pour indiquer le niveau d’accréditation nécessaire pour la franchir.
— On ne ferait pas mieux déjà de voir si le gros moche est bien en décomposition ? demanda Nadezhda en jouant avec la carte.
— T’en as vraiment envie ?
— Moi je passe, déclara sans hésiter Anna.
Elle jeta des œillades derrière elle vers le bout du couloir où se trouvaient les machineries.
— Je m’en passe aussi, si c’est pour voir un énorme monstre en train de pourrir…
— Vous avez toutes peurs ? Fufufu !
— J’ai pas peur d’abord ! se défendit Ludmila en prenant un air courroucée. Mais c’est dégueux ! Si t’as pas besoin de le faire, pourquoi le faire ?
— Nous n’y sommes pas retournées, il pourrait y du changement. Peut-être s’est-il recomposé après s’être adapter. Kukuku !
Était-elle en train de jouer avec elles ? C’est ce que pensa Elisaveta en lui dérobant la carte qu’elle tenait entre ses doigts.
— Eh bien, nous verrons cela plus tard !
Sans tarder, elle la passa dans le lecteur à côté de la porte et un *bip* y répondit.
La porte s’ouvrit d’elle-même, en grinçant un peu, seule marque de ses dix années passés sans utilisation.
Elle exposa un sas de décontamination, parfaitement fonctionnel.
— À coup sûr, on ne passera pas. Fufu !
Même si les filles lui jetèrent un regard noir, une fois les procédures automatiques activées, la douche de décontamination se mit en route, mais les lumières rouges s’allumèrent dans le couloir et une voix robotique annonça :
<< Accès refusé. Détection d’ARN infectieux de type 34 SAR-6. Veuillez-vous rendre à l’unité médicale pour suivre les procédure d’usage. >>
Nadezhda afficha un sourire satisfait et leva les épaules, puis elle fit un geste théâtral invitant Elisaveta à passer la première.
La noble femme soupira longuement puis se transforma et s’avança jusqu’à la porte suivante dans l’intention de la forcer. Mais elle fut arrêter par Anna qui lui posa la main sur l’épaule.
— Je vais tenter de pirater ça. Gardons la méthode forte pour la fin.
Après s’être transformée, Anna ouvrit plusieurs boîtiers et tira des câblages divers, personne ne comprenait ce qu’elle faisait réellement mais les filles étaient habituées.
— Nous sommes donc infectées ? demanda Ludmila.
— Il semblerait. Hihihi !
Si elles avaient des doutes auparavant, elles savaient à présent être porteuses de germes dangereux, sûrement présent dans le reste de la base.
— Et ça t’inquiète pas toi ?
— Nope.
— Je me demande quand même quelle maladie ou bactérie nous transportons sur nous… ? s’interrogea Elisaveta.
— Sûrement ce qu’ils développaient là-dedans, répondit Nadezhda en prenant une nouvelle friandise dans une de ses poches.
Les deux filles étaient soucieuse, ce n’était certes pas une bonne nouvelle.
Nadezhda reprit la parole :
— Quel intérêt de récupérer un laboratoire secret si ce n’est pas pour en faire quelque chose d’ignoble ?
Que pouvait être cette chose si secrète qu’il fallait la cacher aux yeux des citoyens pourtant très dociles de l’Empire ?
Elles ne tarderaient pas à le découvrir. La porte s’ouvrit malgré la voix robotique qui leur demandait de revenir sur leurs pas.
Les laboratoires des étages supérieures étaient déjà équipés d’objets inconnus et farfelus mais là, c’était un laboratoire digne d’un roman de science-fiction.
C’était particulièrement grand. Il y avait plusieurs étages un peu à la manière d’un amphithéâtre. En face de l’entrée, le mur arrondie était marqué de symboles « biohazard », tandis qu’à d’autres endroit c’était le symbole impérial et son drapeau qui décoraient les lieux.
Il n’y avait aucun cadavre, juste de nombreuses traces de sang séchés.
L’air n’avait pas d’odeur particulière, comme si la climatisation ne s’était jamais réellement arrêtée. De même, les ordinateurs étaient encore allumés.
Outre l’architecture de la salle, deux choses attirèrent immédiatement le regard des filles : la première était l’énorme trou dans une des parois.
Une inspection rapide leur permit de remarquer qu’un tunnel faisait suite à ce trou, il était relié à la salle des générateurs. Le cadavre de l’énorme monstre le bouchait en partie.
Mais ce qui les étonna bien plus encore était la présence de machines d’Eveil. Elles les reconnurent de suite, même si elles les avaient que peu vues au cours de leur existence. Comment oublier la machine qui les avait transformées en monstres ?
— Qu’est-ce que ça fait là ? s’’interrogea Elisaveta.
— C’est bien ce que je pense, non ? Des machines…
— Oui, c’est ça, Lyuda.
— Hohoho ! Ça dépasse ce que je pensais…
Nadezhda avait un sourire jusqu’aux oreilles.
Trouver des machines d’éveil hors du cadre militaire était particulièrement incroyable. Les crimes étaient puni sévèrement dans le pays, mais aucun ne l’était plus la possession et utilisation d’une machine d’éveil non accréditée.
Ce n’était cependant pas le seul pays strict à propos de cette technologie. À Kibou, c’était la peine de mort par pendaison assurée. Aux US Reborn, la peine allait de la chaise électrique à l’emprisonnement à vie, selon les circonstances. En Amaryllis, si les coupables n’étaient pas des cultistes, c’est la perpétuité.
Et dans l’Empire d’Ukrytiye, la peine de mort était précédée de longues tortures. Même si ces dernières n’étaient pas diffusée, l’exécution était transmise pour sa part sur toutes les chaînes nationales.
La réaction de ces soldates, qui n’en avaient vu qu’une seule fois dans leur vie, était normale. Même dans un tel complexe, cela demeurait choquant pour elles. Et il n’y en avait pas qu’une, mais deux.
— Je peux à la limite comprendre qu’il y en ait ici…, dit Elisaveta. Mais, j’ai du mal à comprendre pourquoi l’Empire les a abandonnées.
— Vu le monstre qui s’y trouvait, on peut se dire que la zone était devenue trop dangereuse pour y envoyer une équipe de récupération, suggéra Anna.
— Vu comme ils s’en fichent de nos vies, ils auraient envoyer une équipe de vedma, au moins pour les faire exploser, dit Ludmila sur un ton désabusé.
— J’approuve ! Je suis du même avis. Normalement, ils auraient mis des dispositifs d’auto-destruction dessus, justement pour ce genre de situation. À moins qu’ils n’aient pas eu le temps de les utiliser… ? dit Nadezhda intriguée.
— Ça demande enquête tout ça…
Les quatre filles encerclèrent la première machine. C’était un gros appareil tubulaire, entièrement en métal, avec nombre de câbles, tuyaux et de diodes. Une lucarne en plexiglas permettait de voir la fille qu’on mettait à l’intérieur.
Pour les néophytes qu’elles étaient dans le domaine, impossible de savoir de quel modèle il s’agissait. Peut-être même ne s’agissait-il pas d’une machine d’éveil de leur pays.
L’idée qu’il eût pu s’agir de machine provenant du marché noir passa à travers l’esprit de Ludmila.
— Et si c’était une organisation criminelle qui a occupé le labo ? demanda-t-elle.
— Possible…
— Moi, je n’y crois pas. Tout ça est trop officiel, dit Nadezhda en mettant ses bras derrière la tête. J’ai même mon idée sur ce qui s’est passé ici, en fait. Fufufu !
Les filles tournèrent leurs regards vers elle, à moitié convaincues, et gardèrent le silence quelques instants.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Anna en ignorant la remarque de Nadezhda. Ce serait bien d’enquêter, mais nous ne pouvons pas toucher une telle machine sans l’autorisation des supérieurs.
— Ils n’apprécieraient pas, c’est sûr, dit Elisaveta. Mais tu peux quand même regarder dans les ordinateurs pour savoir si c’était bien une structure impériale ou simplement une organisation mafieuse, non ?
— Je ne suis pas sûre de pouvoir séparer les informations confidentielles de celles qui ne le sont pas, tu sais ? S’il s’agit de crime organisé, ça passe, sinon…
— En effet, si le KIYM apprend que tu as fouillé ces ordinateurs, ça peut mal se goupiller, dit Ludmila. Bah ouais ! On doit défendre le pays, mais c’est pas comme si on allait nous donner plus d’informations, non ?
— C’est sûr que la KIYM ne rigole pas avec ça, même avec nous.
Si le Commissariat aux Affaires Magiques Intérieures, raccourcit en russe en KIYM, était responsable de la sécurité intérieure du pays. Ils n’occupaient pas seulement le rôle de la police, mais bel et bien de chasseur de cultistes et de séditieux. C’était pourquoi on la surnommait généralement l’Inquisition.
Les rapports du KIYM et de l’Armée du Tsar étaient tendus, puisque la premier groupe avait autorité de juger les éléments corrompus du second. Et bien sûr, l’Inquisition se montrait encore moins tendre avec les vedma.
— Surtout pour nous, tu veux dire ! rectifia Ludmila avec véhémence.
— Du coup, on décide quoi ? redemanda Anna en croisant les bras.
Pendant ce temps, Nadezhda se mit à faire le tour des machines, sans aucune gêne. Elle avait une bonne idée de ce qui s’était passé ici, il ne restait plus qu’à confirmer son hypothèse.
Laissant ses amies débattre, elle passa à côté des ordinateurs les mains dans le dos en sifflotant et observant les différentes informations qu’affichaient les écrans d’ordinateurs. Elle n’y comprenait rien, cependant, c’était un niveau de connaissance scientifique bien trop pointu.
Puis, elle trouva une porte proche du mur circulaire, elle lut les indications dessus :
« Générateur à fission propre. Personnel technique autorisé uniquement. Contactez le service approprié pour toute information. »
Elle ne put s’empêcher de lâcher un nouveau « fufufu ».
— C’est donc comme ça qu’ils alimentaient cette zone. Marrant…
Elle s’éloigna vers une seconde porte qu’elle ouvrit grâce à la carte magnétique qu’elle avait chapardée à Elisaveta.
À peine le lecteur de carte produisit-il son bip caractéristique que les trois autres filles remarquèrent l’absence de leur comparse.
— Comment a-t-elle eut la carte ?! s’écria Elisaveta.
— Allons voir, avant qu’elle ne fasse des conneries !
Les trois filles s’empressèrent de la suivre dans un couloir se trouvant derrière la porte. Elles le franchièrent et arrivèrent dans un nouveau laboratoire composé de deux étages. Le long des murs il y a avait d’épaisses vitres et un escalier en colimaçon en plein centre.
— Voici le fin mot de l’histoire, déclara Nadezhda en tournant sur elle-même les bras écartés. Voyez mes sœurs, ce sont les sujets d’études !
Derrière les vitres, on pouvait voir des cellules. Ce n’était pas un laboratoire, mais une prison.
À l’intérieur, les trois filles découvrirent des squelettes tordus par la douleur. Sur les vitres, il y avait des traces de sang et même des griffures. Certaines cellules étaient occupées par plusieurs cadavres, malgré leur étroitesse.
— Qu’est-ce que… ? Bande de…, s’indigna Ludmila en serrant ses poings avec vigueur et en se mordant la lèvre inférieure.
— Impossible… Non !! cria Elisaveta en mettant ses mains sur sa bouche tandis que des larmes montèrent à ses yeux.
Anna, pour sa part, était pétrifiée : ses yeux écarquillés, elle ne bougeait plus d’un pouce.
Nadezhda continuait de tourner sur elle-même en riant, comme si elle dansait de joie :
— Permettez que je vous explique, mes sœurs. Fufufu !
Sur ces mots, dans un souci théâtral, elle monta sur les premières marches de l’escalier non loin et écarta ses bras à la manière d’un prêcheur.
— Ce laboratoire faisait des recherches sur le moyen de renforcer les pouvoirs de l’éveil.
— Bande d’enfoirés ! s’indigna une fois de plus Ludmila en frappant un mur d’un coup de pied.
— Tous ces cadavres…, se mit à pleurer Elisaveta.
— Eh oui ! Tu as tout juste ! Ce sont des pauvres filles mortes de faim après que le personnel ait été tué par ce gros monstre à côté. Mais leur mort est peut-être même enviable par rapport à ce qui leur été prévu.
Nadezdha cessa de gesticuler, son expression devint distante :
— J’avais trouvé louche le fait de tomber sur un monstre inconnu. J’ai longuement étudié nos ennemis et ces deux-là ne me disaient rien…
Anna s’approcha d’une vitre proche, son regard était triste, plus qu’il ne l’avait jamais été. Elle posa la main sur la paroi transparente comme pour toucher la petite main momifié qui était accrochée dessus.
Ces victimes avaient été retirées à leurs familles et leur patrie pour servir de cobaye et, finalement, elles étaient simplement mortes de faim et de soif, comme de vulgaires rats de laboratoire. Anna ne trouvait pas la force de pleurer, mais son cœur était meurtri.
— Je me suis juste dit : c’est normal, ce ne sont pas des Anciens ! poursuivit Nadezhda en marquant une pause.
— Qu’est-ce que tu veux que ça soit d’autre ? demanda Ludmilla avec une expression perplexe.
— Hihihi ! Je vais te le dire : des vedma.
Cette déclaration pétrifia encore plus d’horreur ses interlocutrices qui ne savaient plus que dire ou penser. Une part d’elle était déjà persuadée par ces paroles, mais une autre préférait repousser cette horrible vérité.
— Ou plutôt des vedma ratées, se corrigea Nadezhda. Bien sûr, c’est juste une théorie, je ne comprends rien à ce qui se trouve sur les PC.
— Comment tu as deviné tout ça ? demanda Ludmila en frissonnant et en se tenant les épaules.
— C’est simple : la date. Les conserves ont été amenées là autour de 70-71. Je suppose que le laboratoire a été abandonné entre les années 70 et 80. À cette époque, nous avions déjà des machines d’éveil fiables. L’intention n’était pas de découvrir comme éveiller, mais bien de faire évoluer les vedma pour en faire des sortes de « super vedma ». Les deux monstres sont des échecs qui se sont libérés. Ils ont massacré tout le monde. Peut-être même y en avait-il plus de deux, allez savoir.
Reprenant son air théâtral, Nadezdha sourit et demanda :
— Question intéressante : pourquoi alors que le monstre a creusé pour se rendre dans la salle des machines n’est-il pas venu attraper ces pauvres filles ?
Les quelques murs qui l’en avait séparé étaient bien moins épais que la roche qui l’avait mené jusqu’à la salle des générateurs.
Personne ne répondit, c’est pourquoi Nadezhda ne tarda pas à donner la réponse. Elle posa son doigt sur sa poitrine :
— Parce que ce monstre avait des sentiments. Il ne voulait pas faire de mal aux autres filles qui étaient des victimes, tout comme lui. C’était purement intentionnel. Voilà, vous savez tous, mes chères amies.
Sur ces mots, Nadezhda fit une révérence théâtrale, puis retourna dans le laboratoire avec les ordinateurs et les machines. Plus encore que les autres filles de l’unité, Nadezhda avait été touchée par ce spectacle, même si elle n’en avait pas donné l’air ; elle avait failli elle-même mourir de faim, elle comprenait plus que nulle autre la douleur qu’avaient pu éprouver ces victimes.
Aucune de ses camarades n’avait vu sa manifestation de joie autrement que comme un mécanisme de défense, elles n’avaient pas jugé son comportement déplacé.
Elisaveta, qui avait cédé au désespoir, sécha ses larmes et déclara soudain :
— Prenons contact avec le QG ! Je veux des explications ! Pourquoi n’ont-ils pas envoyé des personnes secourir ces pauvres filles et récupérer les machines d’éveil ?
Même si elles n’étaient pas convaincues d’obtenir un résultat positif, les filles approuvèrent ce désir de vérité.
***
<< Nous avons bien pris compte de votre rapport, soldate Loseva Grigorievna. Toutefois, je ne suis qu’une opératrice, répondit la voix à l’autre bout de la ligne, je n’ai pas les moyens de répondre à vos questions. >>
Les filles utilisaient le poste de communication de la base. Même après son abandon, il demeurait fonctionnel.
Bien sûr, dans la salle elles avaient trouvé du sang partout, y compris sur les tableaux de communication.
Une grille d’aération tombée du plafond leur avait permis de déduire qui avait commis le massacre. Peut-être même que les victimes étaient en communication au moment de leur meurtre.
<< Veuillez patienter, je vais vous mettre en relation avec un supérieur. Terminé. >>
— Je reste en attente. Loseva, terminé.
Elisaveta avait tout expliqué à l’officier de communication qu’elle avait eu en ligne, elle était encore en état de choc. Anna et Ludmila s’étaient assises à ses côtés, pendant que Nadezhda faisait le tour de la salle de communication et observait les différentes affiches et cartes.
Elles attendirent quelques minutes avant d’entre la voix rauque d’un homme :
<< Podpolkovnik1 Yartsev Kvetoslav Larionovich, vous me recevez soldate Loseva Grigorievna ?>>
— Ici Loseva Elisaveta, je vous reçois 5 sur 5, mon lieutenant.
<< Confirmez vos coordonnées.>>
Elisaveta redonna une fois de plus la latitude et longitude de la position de la base.
— Nous sommes actuellement dans un laboratoire de recherche abandonné depuis au moins une dizaine d’année selon nos estimations. Nous avons préféré utiliser les lignes sécurisées afin de ne pas être repérées par l’ennemi. Nous désirons savoir ce qu’est cet endroit, mon lieutenant.
La voix de l’homme prit quelques secondes avant de répondre :
<< Il s’agit d’un laboratoire de recherche sur des armes expérimentales. Sans consulter les archives, je ne peux vous en dire plus, toutefois…>>
— Mon lieutenant, il y a ici deux machines d’éveil en état de marche. Il s’agit d’une centre de recherche sur l’éveil et non pas d’une armurerie.
Le lieutenant-colonel resta silencieux quelques instants, puis dit d’une voix ferme :
<< Veuillez-vous en tenir au protocole, soldate Loseva. Je répondrai de vive voix à toutes vos questions une fois de retour à la base. Je vais demander à un opérateur de vous transmettre un itinéraire d’extraction. Cela pourrait prendre quelques heures, veuillez rester à l’écoute. Terminé. >>
Elisaveta se tut quelques instants, puis inspira et répondit simplement :
— À vos ordres, Podpolkovnik. Terminé.
La communication s’interrompit.
Les dés étaient jetés, il ne restait plus qu’à attendre pour faire la lumière sur toute cette affaire.
— Te bile pas, Lisa, de toute manière en savoir plus ne te rendra pas plus heureuse. Fufufu !
Bien sûr, Elisaveta était inquiète également pour ses amies. Demander des comptes à un supérieur pouvait être fort mal perçu, les sanctions ne s’arrêteraient pas à la chef d’unité uniquement.
— Toute cette histoire est complètement folle, dit Anna. Mais au moins, nous devrions bientôt pouvoir rentrer chez nous. J’avoue que j’ai pas envie de rester ici plus longtemps… j’en ai la chair de poule.
— Je te comprends, Annuska, dit Elisaveta en prenant la main de son amie pour y chercher autant le réconfort que le dispenser.
Ludmila semblait perdue dans ses pensées, elle observait le tableau de bord avec tous ses boutons en plissant les yeux.
— À mon avis, nous ne sommes pas prêtes d’avoir des réponses. Il n’avait pas l’air content le Podpolkovnik. Fufufu !
— Espérons que tu as tort…
Un souvenir revint à l’esprit de Ludmila alors que ses amis discutaient. Elle avait déjà rencontré le Podpolkovnik Yartsev Kvetoslav Larionovich. À cette époque, il était un aspirant de la KIYM.
Pourquoi un aspirant déciderait-il de rejoindre l’Armée du Tsar ?
Qui plus est, ses souvenirs de cette personne était loin d’être agréables…
Après avoir essayé de fuir la base pour accomplir son rêve de devenir diva à la capitale, elle avait été retrouvée et ramenée à l’école des vedma. Celui qui l’avait jugée et condamnée aux coups de fouets et à la détention n’avait été autre que cet homme.
— Les filles, on décampe…
— Quoi ? s’étonna Elisaveta.
— Mais il a dit d’attendre…, ajouta Anna.
— J’ai dit qu’on décampe ! Je le sens mal, très mal ! Faites-moi confiance, bordel !
Ludmila se leva et sans fournir d’autres explications récupéra son AK-60M avant de se diriger hors de la salle de communication. Nadezhda la suivit en faisant signe aux filles de les suivre.
Elisaveta et Anna se regardèrent un instant sans comprendre, puis elles décidèrent de faire de même.
— Tu sais que c’est notre chance de rentrer chez nous ?
— Non, Lisa, c’est notre tombeau, répondit sèchement Ludmila.
— Fufufu ! La situation est si excitante…
— Si tu te trompes on va passer en cour martiale, fit remarquer Anna en grimaçant.
— Faudrait-il qu’on survive déjà. Kukuku !
— Putain, faites-moi confiance ! Je le connais, c’est un ancien du KIYM ! Je vous le dis, nous n’avons pas de temps à perdre !
Elles rejoignirent les dortoirs qu’elles occupaient et y prirent leurs affaires, toutes entassées dans leurs sacs à dos. Puisqu’elles demeuraient en territoire ennemi, aucune des filles n’avait réellement pris ses aises, elles avaient toujours été prêtes à s’enfuir à tout instant.
— Je commençais à m’y plaire ici… Quel dommage〜
— C’est pas le moment de plaisanter, Nadya !
— Justement, il vaut mieux plaisanter lorsque la situation est désespérée, non ?
Elisaveta attrapa la main de Ludmila l’obligeant à tourner son regard vers elle. Elles se fixèrent un long moment.
— Tu es sûre de toi ?
— Oui !
— D’accord, je te crois. Annuska, je t’en prie, fais-nous confiance aussi. Partons d’ici au plus vite !
Les trois filles observèrent Anna. Elle était la plus fidèle à l’armée et la plus susceptible de refuser une telle décision. Remettre en doute les ordres, c’était un acte qui leur serait durement reproché.
Mais…
— Je vous suis. Nous sommes une unité de tankiste, non ? Nous formons une seule entité. Séparées, nous sommes faibles, mais unies nous pouvons gagner.
— Bien dit, ma sœur !
Ludmila la prit dans ses bras de manière amicale, puis les deux autres filles les rejoignirent dans cet enlacement général.
Ensuite, elles se dépêchèrent de monter au premier sous-sol et rejoignirent au pas de course la sortie du bunker.
L’air froid de dehors était vivifiant, elles étaient restée tellement de temps à l’intérieur qu’elles avaient oublié la sensation du vent et la neige.
Exhortées par Ludmila, elles montèrent à bord du T-90MS et le mirent en route.
Assez rapidement, Elisaveta apporta une mauvaise nouvelle au groupe :
— Les filles ! Les radars ont détectés un missile air-sol !
— Un Iskander, j’en suis sûre, dit Anna. Accrochez-vous les filles !
Après s’être transformée, elle modifia à la hâte les moteurs et injecta du protoxyde d’azote dans le réservoir. Les filles eurent à peine le temps de s’accrocher que le véhicule prit une soudaine accélération.
Quelques minutes plus tard, le missile Iskander anti-bunker, comme l’avait parfaitement deviné Anna, atteignit sa cible : le bunker. La charge perforante pénétra l’édifice et explosa une fois atteint le cœur de la structure, provoquant la réaction en chaîne du réacteur nucléaire.
Même si elle étaient à quelques kilomètres du bâtiment, elles furent engloutie par la vague de neige qui résultat de l’explosion.
Il fallut quelques minutes aux filles pour se remettre de leurs émotions.
Sans l’intuition de Ludmila, elles auraient été tuées, le missile les aurait prises par surprise sous leurs formes normales. Admettant même qu’elles eussent réussi à se transformer à la dernière seconde, dans le meilleur des scénarios, elles auraient été ensevelie sous des tonnes de gravats. Au final, elles ne s’en seraient pas tirées vivantes.
— Enfoiré ! Il l’a fait !! Si je te recroise, je te fais la peau, sale… !!
— Ne perdons pas de temps ici, déclara séchement Elisaveta qui cachait son angoisse. L’explosion a signalé notre position aux forces de Mharreg, il faut fuir à nouveau !
En effet, outre l’explosion du missile, celle du réacteur nucléaire, les gravats, si elles avaient survécu à tout cela, il y aurait encore eu les forces de Mharreg pour les cueillir. Leurs chances de survie auraient normalement été nulles.
— Mais par où partons-nous ? demanda Anna.
Cette dernière venait de créer une lame de bulldozer à l’avant du tank pour faciliter leurs déplacements dans la neige.
— Pourquoi pas au sud ? proposa Nadezhda sur un ton léger. Il y a un endroit que j’aimerais visiter.
Entre ses mains se trouvait un ensemble de cartes qu’elle avait prises à l’insu de toutes dans la salle de communication.
1Équivalent de Lieutenant-Colonel