Cela faisait plus d’une semaine que la rentrée avait eu lieu à l’école municipale élémentaire Sakanoue de Nagaoka. Comme nombre de bâtiments publics, elle avait été remise à neuf moins d’une décennie plus tôt, suite à une attaque d’Anciens.
Même si les massacres perpétrés par ces monstres faisaient à présent partie du quotidien, la douleur n’en demeurait pas moindre et les souvenirs associés à ces massacres restaient vifs.
Après l’appel, Hakoto quitta la salle de classe accompagnée de deux autres élèves : deux filles imbues d’elles-mêmes qui se pensaient supérieures aux autres malgré leur jeune âge. Pour diverses raisons, dont le prestige de la famille d’Hakoto, elles s’étaient attachées à cette dernière.
Alors qu’elles se chaussaient dans le vestibule de l’école…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Asuka, l’une des deux filles.
— Je sais pas…, dit l’autre fille, Sakura.
— Je vais aller voir, dit Hakoto. On dirait quelqu’un qui pleure…
Les deux filles tendirent l’oreille. Elles étaient moins sûres que leur amie.
— Hakoto, vous n’allez pas… ?
Mais la jeune fille ne les écoutait plus.
Entrant dans une autre allée de casiers, elle découvrit une silhouette assise avec un sac sur la tête. Des graffitis se trouvaient dessus :
« Dégage ! »
« Tu pues ! »
« Caca ! »
La victime cherchait à le retirer. Il devait lui couper la respiration en plus de l’humilier.
Non loin, un groupe d’élèves la regardait sans intervenir. Certains étaient outrés, d’autres se moquaient.
Derrière Hakoto, Asuka et Sakura s’écrièrent de surprise et d’indignation.
Sans même retirer le sac, elle savait de qui il s’agissait. Celle dont tout le monde avait peur et que tous détestaient. Les parents des élèves avaient dû mettre en garde leurs progénitures contre cette « enfant du malheur » ; ceux d’Hakoto en avaient fait de même.
Malgré ses six ans, Hakoto ne croyait pas à cet avertissement. Elle avait observé Shizuka quelques fois et tout ce qu’elle y avait vu était une fille normale.
Plus jeune, on lui avait conté l’histoire du « vilain petit canard ». Malgré ses difformités, ce canard rejeté s’était avéré être un magnifique cygne au final.
Et si Shizuka n’était autre qu’un vilain petit canard elle aussi ? Derrière ses différences ne se cachait-il pas un être magnifique ?
Hakoto s’avança vers la victime et, malgré les interdictions scandées par quelques garçons à distance et par ses deux amies, elle la défit du sac.
La pauvre victime avait le visage rouge et en pleurs. Elle était horrible à voir, mais Hakoto ne sourcilla même pas.
— Je… je… je…, répétait-elle sans savoir quoi dire.
— Ne t’inquiète pas, je ne te ferai rien. Tu t’appelles bien Nakasawa Shizuka, n’est-ce pas ?
Shizuka, tremblante, s’éloigna doucement d’elle en la scrutant avec terreur. Mais Hakoto ne se laissa pas décourager par cette attitude :
— Je suis Yamagata Hakoto. Si tu le veux bien, devenons amies.
Sans hésiter, elle lui tendit la main pour l’aider à se relever, au grand étonnement de tous les autres enfants qui assistaient à la scène.
Pendant quelques instants, Shizuka se montra méfiante envers cette suspicieuse gentillesse. Même si Hakoto était en général silencieuse et effacée, elle savait se montrer têtue. Et malgré les moqueries des autres enfants, les menaces de « ne plus être copines » de Sakura et d’Asuka, malgré les réticences de Shizuka, cette dernière lui saisit la main.
Ce jour-là, Hakoto avait perdu sa basse cour de petits canards bruyants et stupides, mais à la place elle avait gagné un cygne qui déploierait un jour ses ailes éblouissantes. Elle était sûre d’avoir fait le bon choix.
Bien sûr, ses parents cherchèrent à l’éloigner de Shizuka qu’ils estimaient être une mauvaise fréquentation. Mais elle leur tint tête et ils finirent par abandonner, espérant sûrement qu’elle se lasserait bientôt de ce jouet indigne d’elle.
Les années s’écoulèrent et Hakoto entra au collège. À contrecœur, les Yamagata avaient fini par accepter cette amitié.
Hakoto avait changé : elle avait trouvé une personne d’intérêt.
Lorsqu’elle interagissait en société, elle était silencieuse et distante, mais elle était complètement différente avec Shizuka. Elle n’hésitait pas à se laisser entraîner par les lubies de la jeune fille qu’elle protégeait à son insu de ceux qui lui voulaient du mal.
C’est en la suivant qu’elle s’était retrouvée blessée dans l’incident de la galerie marchande de Nakano où les deux fillettes avaient fait leur première rencontre avec l’un des ennemis de l’Humanité. L’opinion des parents d’Hakoto avait fait un revirement total suite à cet événement qui avait failli coûter la vie de leur fille.
Ils avaient empêché Shizuka de venir lui rendre visite à l’hôpital. Et après une discussion sérieuse, ils interdirent à Hakoto de la revoir.
Ce dernière s’y était opposée avec ferveur, mais comprenant qu’elle ne gagnerait pas face à des adultes, elle choisit de feindre la résignation : elle attendit la fin de sa convalescence pour venir la voir en cachette.
Quelques temps durant, leur relation avait ainsi duré…
Plus il y avait d’obstacles, plus Hakoto persistait à croire qu’elle avait choisi la bonne personne.
Entrant dans l’adolescence, elle commença à prendre de plus en plus conscience de ses sentiments. Elle n’était pas juste curieuse de voir l’envol de ce cygne qui s’ignorait et elle ne s’y attachait pas simplement pour défier l’autorité parentale.
Non, en réalité, elle nourrissait un lien particulier envers Shizuka, un inextricable attachement plus fort que tout.
Sa dévotion pour Shizuka grandissait chaque jour qui passait. Elle s’abreuvait de chacune de leurs rencontres, de chacune de ses paroles et admirait toutes ses expressions. Son esprit était empli de Shizuka et son cœur battait uniquement pour elle.
Pendant quelques temps tout se passa bien. Mais un jour, une collègue de travail de la mère d’Hakoto vint la dénoncer en feignant l’indifférence. Hakoto avait toujours été une enfant sage, elle n’avait jamais subi de sanctions ou de réprimandes de la part de ses parents sauf lorsqu’il était question de Shizuka, l’enfant maudite.
Une dispute eut lieu, l’interdiction fut renouvelée. Hakoto fit semblant de se repentir et d’accepter leurs conditions, cette fois encore.
En grandissant, son caractère était devenu de plus en plus vicieux et retors. Telle une « yuki onna » dont elle avait les traits et le caractère jaloux et vengeur, elle fomenta sa vengeance à l’égard de la dénonciatrice : Hisakome Nico.
Cette fille était à l’origine de tout. Elle avait raconté à sa mère — amie de la sienne — sa relation avec Shizuka. Et elle devait être punie.
Comme nombre de filles arrivées à cet âge, Nico aimait un garçon de sa classe, Yutaka, mais elle ne s’était pas encore déclarée à lui. Leur relation semblait progresser, ils se rapprochaient de jour en jour.
Dans l’ombre, par d’habiles manipulations, Hakoto invita Hinata, une autre fille amoureuse du même garçon, à s’en rapprocher. Ses conseils furent si justes qu’en moins d’un mois, son amie prit le rôle de Nico et finit par sortir avec le garçon.
Face au spectacle de Nico en pleurs dans le couloir après les cours, Hakoto afficha une expression glaciale et pensa :
— Tu as essayé de m’éloigner de mon soleil, femme horrible ? Comprends donc ce que cela fait !
Au lieu de se détourner de sa victoire, ce soir-là, Hakoto resta debout à l’angle du couloir à se délecter des larmes de sa victime…
***
Depuis l’Invasion, le Mexique avait bien changé.
Autrefois une région chaude et désertique, sous l’influence du Puissant Ancien Shub-Nigghurath et de son invraisemblable fécondité, le pays était devenu verdoyant. Si normalement ce concept était quelque chose de positif, on ne pouvait en dire autant des œuvres de cette Ancienne.
La végétation et les créatures qui peuplaient ses territoires étaient toutes abjectes : leur vitalité même était empreinte d’une énergie corrompue et folle. Sous l’influence de Shub-Nigghurath, les êtres vivants les plus absurdes naissaient. Sa créativité morbide la poussait à concevoir des formes de vie sans logique, sans aucune chance de survie, tandis que certaines autres héritaient de sa fécondité et d’un taux de reproduction incroyable.
Shub-Niggurath, également nommée la Chèvre Noire, était connue comme la Mère des Monstres. Même pour les autres Anciens, c’était un être au mode de pensée abscons.
Ses nombreux avatars féminins avaient inspiré diverses figures religieuses préhistoriques. Elle était à la base du mythe de la Mère Nature. Mais il ne fallait pas s’y méprendre, la version vénérée par les anciens druides ou hommes préhistoriques n’était qu’une pâle copie de son original. Shub-Niggurath était aussi généreuse que cruelle envers les êtres vivants, aucun humain sain d’esprit n’aurait voulu vivre sur ses terres hostiles.
L’une des capacités les plus connues de l’Ancienne était sans nul doute ses rivières de lait. Elle dégageait d’elle un étrange liquide blanc qui avait la capacité surnaturelle de faire croître la vie. C’était ce qui avait transformé le paysage jadis rocheux du Mexique en forêt marécageuse.
C’était dans ce décor que l’armée rebornienne avait réussi à établir deux avant-postes pour étendre son contrôle et reprendre le Mexique.
— Où nous situons-nous exactement ? demanda Shizuka à voix basse en s’approchant de la carte déployée sur la table.
Les deux agences avaient été convoquées pour le briefing.
La carte était particulièrement détaillée et difficile à lire. Y figuraient les différents fronts, les bases alliées et les zones d’occupation des Anciens. Diverses épingles la parsemaient.
Trois points d’intérêt majeurs ressortaient au Mexique : les bases reborniennes qui y avaient été établies. L’une au sud de Tijuana qui servait de couloir pour s’étendre vers le sud. Une autre à proximité de Hermosilo. Et la dernière à proximité de Chihuahua. Cette dernière était en pleine zone de conflit, un périmètre de quelques kilomètres autour avait été sécurisé.
C’était là que les huit filles se trouvaient, à l’intérieur d’un bâtiment militaire préfabriqué. Les membres de l’État-major n’étaient pas encore arrivés.
— C’est simple… nous sommes ici, dit Jessica en pointant les lieux du doigt sur la carte. Ces deux dernières bases sont récentes, elles n’étaient pas là l’an dernier.
— Je n’en ai pas souvenir non plus, confirma Hakoto, les bras croisés, en kimono.
Pour des raisons qu’elle n’avait expliquées à personne, elle avait tenu à garder des vêtements typiquement kibanais.
Sous l’éclairage un peu faiblard de cette bâtisse en tôle et béton, les autres filles s’approchèrent à leur tour de la carte.
La matinée était bien avancée, les aiguilles de la montre accrochée dans un coin indiquaient dix heures trente. Cela faisait à peine une dizaine de minutes qu’elles étaient sorties du véhicule blindé de transport, un Stryker, qui les avait emmenées jusqu’à la base.
Elles n’étaient pas les seules, d’autres agences avaient répondu à l’appel et attendaient l’ordre de mission. Les filles les avaient croisées subrepticement.
Soudain, la porte s’ouvrit et deux femmes entrèrent : deux mahou senjo en tenue militaire rebornienne. La première était une femme à la chevelure blond foncé attachée en chignon avec simplement quelques mèches libres. Un grain de beauté ornait sa joue sous son œil droit. Sa taille avoisinait le mètre soixante-dix. Il s’agissait d’une femme fort belle, à l’allure stricte et sérieuse.
Shizuka n’eut aucun mal à reconnaître la légendaire « Justice VIII », considérée par les journaux spécialisés comme l’une des plus puissantes mahou senjo du territoire rebornien.
À ses côtés, une femme inconnue, légèrement plus grande que la première : rousse, aux cheveux courts coupés à la garçonne, à la poitrine imposante que son uniforme parvenait pourtant à complètement écraser.
Une vive excitation s’empara du cœur de Shizuka : une des personnes qu’elle admirait le plus au monde se trouvait là, à quelques mètres d’elle !
Elle était magnifique, plus encore que dans les magazines. Son air sérieux et digne imposait le respect. Son aura était palpable et irradiait la pièce !
Shizuka commençait à avoir chaud à force de sentir son adoration de fan monter en elle.
La soldate inconnue toussota volontairement pour faire part de leur entrée. Elle salua de manière très protocolaire, puis se plaça debout derrière le siège où s’installa Justice VIII. Cette dernière salua l’assemblée d’un hochement de tête, puis croisa les mains devant elle :
— Merci à vous toutes d’avoir répondu à notre appel. Je suis la Major General Hamilton de l’US Paranormal Forces. Je pense que nombre d’entre vous me connaissent plus sous le pseudonyme de « Justice VIII ». Si vous voulez bien vous asseoir, la Colonel Lyons et moi-même allons vous faire part de l’ordre de mission.
Le japonais d’Hamilton était parfait, seul son accent la trahissait. Sachant une majorité de ses interlocutrices kibanaises, elle avait utilisé cette langue.
Toutes s’assirent autour de la table sans plus tarder.
Shizuka tremblait d’excitation. Elle déglutit plusieurs fois en osant à peine regarder cette femme autoritaire et imposante. Elle avait l’impression d’être totalement écrasée par ce charisme, de faire face à une géante dont la seule présence lui coupait le souffle.
Toutefois, quelqu’un y était totalement imperméable.
— Ça fait une plombe, Aby-chan. Tu t’en sors ?
La tête de Shizuka s’effondra sur la table alors que des larmes s’écoulaient de ses yeux. Elin ! Mais pourquoi lui parlait-elle comme cela ?
C’était un outrage ! Une disgrâce !! Une hérésie et une trahison, même !
Shizuka porta un regard noir à sa chef mais, avant qu’elle n’eût pu lui formuler le moindre reproche, quelqu’un s’en occupa à sa place :
— Eh oh ! Tu sais bien qu’elle n’aime pas ta familiarité, tu veux pas la fermer pour une fois ? Tu le fais exprès, en fait. Avoue ! dit Jessica en la pointant du doigt.
— Et toi, t’es obligée de crier, Jess ? Je suis à côté, je t’entends.
— Tu me cherches ? C’est pas parce qu’on est en présence d’Hamilton que je peux pas te botter les fesses, tu sais ?
Les réactions étaient partagées autour de la table, mais Irina la première se mit à rire :
— Haha haha ! C’est bien not’Elieli !!
Vivienne soupira en gardant contenance. Hakoto rougit à la place de sa chef qui n’avait fait que rajouter de l’huile sur le feu. Tandis que Sandy se couvrait le visage de sa main et que Gloria observait avec de grands yeux confus.
La colonelle Lyons était au moins aussi furieuse que Jessica. Elle se retenait d’éclater de colère, ce qui se lisait facilement sur son visage.
— Quelle impolitesse…, murmura-t-elle d’une voix à peine audible.
Mais alors qu’elle allait blâmer les deux femmes, la générale Hamilton se mit à rire. Elle le cacha maladroitement derrière son poing ; les yeux de la colonelle s’écarquillèrent sous l’effet de la surprise.
— Laissez, Colonel Lyons, expliqua-t-elle en anglais. Elles sont toujours comme ça.
Jessica et Elin tournèrent leurs regards vers Hamilton qu’elles voyaient sourire pour la première fois.
— C’est rare que tu souries, Aby. Mais ça te va bien, tu devrais le faire plus souvent.
— Merci, Elin-kun. Vous ne changerez jamais, toutes les deux. Je suis vraiment contente de vous revoir.
— Pareil, je suis très contente de te voir en un seul morceau aussi. Il y a tellement d’ennemis par ici que je craignais que tu ne passes l’arme à gauche.
— Ça va pas de lui dire ça, demi-portion ? Tu vas lui attirer le malheur !
— Ne t’inquiète pas, Jessica-kun, je ne crois pas à la chance. Ta préoccupation me fait plaisir, Elin-kun, je ne savais pas que tu pensais à moi comme ça.
La voix d’Hamilton était douce et gentille. Elle donnait un peu l’impression d’être une mère qui parlait à sa fille, impression renforcée par la différence d’apparence entre les deux femmes.
— C’est normal, je t’assure…
— Mon heure n’est pas encore venue. Je ne mourrai pas avant d’avoir libéré le pays.
— C’est justement ce qui me fait peur…, soupira Jessica en levant les épaules. Tu es bien trop investie. Tu ne recules jamais devant l’ennemi et tu es prête à te sacrifier pour les autres… cela me rappelle une certaine imbécile au passage… Enfin bon, je te l’ai dit des milliers de fois de faire attention, mais tu ne changeras sûrement plus.
— Tu es toujours si prévenante, Jessica-kun, mais tu connais ma réponse : « il y a des choses que moi seule peux faire et il est de mon devoir de m’en acquitter ».
— Oui, j’avais oublié que c’est un peu ta devise.
— Moi, je m’en souvenais. L’Indéfectible Aby-chan.
— S’il te plaît, arrête avec cette appellation. C’est gênant !
Cette discussion entre vétéranes laissa l’assemblée sans voix. Si on s’attendait à ce genre d’attitude décontractée de la part de Jessica et Elin, personne n’avait pensé un jour voir la générale Hamilton faire de même.
Malgré les tensions entre Elin et Hamilton dont avait parlé Jessica, il paraissait évident que la générale admirait sincèrement les deux femmes.
Même si son image de Justice VIII volait en éclats, Shizuka ne put s’empêcher de la trouver attachante dans son double rôle d’officière et d’amie.
Plus que jamais, Shizuka eut l’impression d’évoluer en marge de ces sommités qui avaient combattu si longtemps des horreurs innommables. Elle avait été stupide de ne pas envisager que la plupart des combattantes de longue date faisaient partie d’un cercle restreint où elles se connaissaient toutes. Le monde était certes vaste, mais il était à la fois très petit.
Parmi les millions de mahou senjo, rares étaient celles qui devenaient aussi puissantes et célèbres. Jessica, Elin et Hamilton vivaient dans une autre sphère de réalité que la sienne.
Shizuka sourit avec amertume : elle ne serait jamais comme elles, peu importait ses efforts. Un gouffre infini les séparait.
La colonelle chuchota quelque chose à l’oreille de sa supérieure qui reprit soudain un air plus protocolaire.
— Comme je le disais, je vais vous expliquer en détail les objectifs de la mission que nous allons vous confier. Normalement, je suis censée vous rappeler que ce sont des informations secrètes et que vous n’êtes pas en droit d’en parler avec des personnes extérieures, mais je suppose que vous le savez déjà.
La générale fit signe de la main à sa subalterne qui s’en alla lui prendre une baguette en bois avec laquelle Hamilton se mit à désigner des zones sur la carte et donner des explications.
— Comme vous pouvez le voir, notre armée a réussi à établir des bases avancées en territoire ennemi. Ce n’est pas encore parfait, mais nous contrôlons chaque jour qui passe de plus en plus de zones. L’actuel objectif est d’établir un nouveau point stratégique en territoire ennemi avant la fin de la semaine. Une offensive d’envergure prendra pour cible la ville de Monclosa. Mais ce front, ce sera l’armée paranormale du pays qui s’en occupera.
Elle déplaça la baguette de la ville de Monclosa à une autre localisation.
— Pour votre part, votre combat se déroulera ici. Nous demandons aux agences de couper le déplacement des renforts ennemis et, pour ce faire, vous attaquerez conjointement la ville de Monterrey. Évidemment, si vous parvenez à la reprendre, ce serait un bonus des plus appréciables. Nous pourrions établir une nouvelle tête de pont qui s’avérerait plus qu’utile pour la suite des opérations. Mais votre mission principale est de permettre à la première percée de se faire sans encombres.
— C’est donc vrai que les US Reborn sont sur les rotules…, marmonna Elin.
Hamilton tourna son regard interloqué vers elle.
— Plaît-il, Elin-kun ?
— Même à l’étranger on commence à en parler de plus en plus, reprit plus fort cette dernière. Les experts disent que les US Reborn auront fini leurs stocks de gaz et de pétrole dans quelques années. Votre machinerie de guerre est trop gourmande et votre habitude d’entretenir l’illusion de normalité coûte cher. À ce rythme, les US Reborn pourraient être le premier des quatre pays à tomber.
— Je suppose que vous ne pouvez pas avoir les mêmes problèmes dans un petit pays composé d’îles et aux ressources déjà épuisées de longue date, répondit la générale.
— Vous n’allez pas recommencer, toutes les deux…, dit Jessica en soupirant.
— Ce n’est qu’une badine discussion, Jessica-kun. L’avis de Miss Elin est toujours intéressant à entendre.
— Ouais, vous commencez toujours comme ça, puis tu finis par lui en vouloir de manquer de respect envers notre pays.
— Je n’y peux rien si son point de vue est faussé par une mauvaise connaissance des contraintes d’une guerre continentale. La guerre sur les îles suit un schéma différent.
La colonelle ne comprenait apparemment pas le japonais. Elle se tenait droite derrière sa supérieure et observait les filles d’un œil inquisiteur.
Quelque chose disait à Shizuka qu’elle aurait sûrement réagi brutalement si elle avait compris la teneur du discours.
— Je ne critique pas votre approche. Arriver à utiliser des tanks et des avions même en cette période, j’avoue que ça impressionne, mais…
— Mais… ?
— Votre peuple vit dans bien trop de luxe. Si vous avez des problèmes de pétrole, inutile de continuer à vendre des voitures aussi puissantes que les vôtres. Investissez dans les métros, les vélos ou autres.
— Notre peuple a développé certaines habitudes et la première d’entre toutes est la liberté. Nous n’allons pas les priver de leurs choix sous prétexte qu’ils consomment un peu de pétrole.
— En attendant, vous êtes obligés de lancer des offensives risquées pour trouver des ressources ailleurs.
— C’est une vérité, certes, mais c’est également le prix à payer pour maintenir la liberté, l’un des droits les plus fondamentaux de l’Humanité.
— Ce n’est pas la liberté qui fait gagner des guerres.
— Mais c’est au nom de la liberté et de la justice qu’il y a un intérêt à combattre.
— Les filles, c’est bon ? Vous avez dit ce que vous aviez à dire ? On peut reprendre le briefing ? intervint Jessica qui était sûrement la seule à pouvoir se permettre une telle intrusion.
Hamilton soupira, puis reprit une posture plus protocolaire.
— Tu n’as pas tort, Jessica-kun. Nous ne nous entendrons jamais sur le sujet, même si je ne nierai pas que la situation de notre beau pays est à risque. C’est justement pour éviter que la situation dégénère que nous redoublons d’efforts. Notre réussite dans l’actuel théâtre d’opération n’est pas destinée à une expansion durable. Ce qu’il nous faut, coûte que coûte, ce sont des ressources.
Finalement, elle donnait raison à Elin sans être d’accord sur le fond, remarqua Shizuka.
En tournant son regard sur les autres filles de l’assemblée, elle remarqua qu’elles paraissaient toutes confuses. Les mahou senjo des agences étaient rarement versées dans les problèmes politiques. Au fond, tout ce dont elles avaient besoin était des contrats pour agir.
Mais contre toute attente :
— Ch’suis assez d’accord avec la générale. Ça sert à rien de vivre si on peut pas faire ce qu’on veut. La liberté est plus importante que tout. Si on manque de pétrole, suffit de défoncer des monstres et de le récupérer.
— N’en rajoute pas, Sandy ! Bon, trêve de bavardages inutiles, passons à la suite du…
— Personnellement, je suis d’accord avec Elin-san. La politique offensive épuise trop les forces militaires et les soldats ne sont pas des denrées remplaçables. L’ennemi ne constitue pas un front uni, il suffit d’attendre qu’il s’affaiblisse pour l’écraser définitivement, dit Hakoto en serrant fermement son poing, simulant l’action qu’elle suggérait.
Sandy lâcha un « tss » et se tut. Hakoto afficha un sourire victorieux et croisa les bras sans mot dire.
— Désolée pour tout ça, j’ai un peu perdu le contrôle, s’excusa Hamilton.
— C’est à cause de toi encore une fois, grommela Jessica à l’intention d’Elin.
Hamilton reprit la parole en faisant face à Elin qui ignorait la remarque de Jessica et qui bâillait :
— Nous ne sommes pas d’accord sur le fond, mais j’aimerais te demander de prendre la tête des opérations, Elin-kun. Je te sais quelqu’un de confiance et tes capacités d’analyse épargneront bien des sacrifices inutiles. Puis, tu as Jessica-kun à tes côtés, vous êtes le plus redoutable duo que j’ai connu à ce jour. Me feras-tu l’honneur d’accepter le commandement, toi qui détestes la hiérarchie ?
Elin soupira longuement puis balaya en arrière une de ses couettes. Elle croisa le regard de la générale quelques instants, puis répondit :
— Tu fais chier, Aby… Tu sais que ça se passe jamais bien quand je commande des troupes.
— Pourtant tu le fais si bien.
— Raconte pas de bêtises, j’ai dû rattraper leurs erreurs tellement de fois pour que ça se finisse pas trop mal… Puis, tu sais bien que je refuse de remplir la paperasse et c’est un des rôles du chef.
— Je m’en occuperai à ta place.
— On dirait que tu as pris ta décision avec ou sans mon consentement.
— Je ne souhaite que la réussite de la mission avec le moins de pertes possibles, reprit Abygail sans en démordre. Puis, si je le demandais à Jessica-kun, elle me dirigerait vers toi.
— Ne serait-ce que pour l’embêter, avoua Jessica en affichant un sourire taquin.
— Je vous jure toutes les deux… Bon, OK, je vais accepter mais à une condition.
— Laquelle ?
— Je veux qu’officiellement, sur papier j’entends, ça soit Jess la commandante. J’accepte de donner les ordres réels mais pas d’être tenue officiellement responsable. Ça vous va ?
— J’étais sûre de cette réponse, confessa la générale en souriant. Jessica-kun, acceptes-tu ?
— Pourquoi devrais-je accepter ?
— Je déteste les mensonges, tu le sais bien.
Le regard d’Hamilton était tourné vers Jessica qui seule parut comprendre le sens caché derrière ce reproche. Elle croisa les bras et afficha une expression contrariée.
— Tssss ! Encore à cause de cette demi-portion… OK, je le fais pour toi, Abygail ! Ne pense même pas un seul instant que j’essaye de te rendre service, espèce de fainéante !
— T’inquiète, moi aussi je subis, Jess. Je le fais pour vous, je m’amuse pas de la situation.
Une fois de plus, Shizuka voyait devant elle un autre monde, et ce qu’elle avait imaginé jusque-là était erroné : Justice VIII était bien différente de l’image d’intransigeance que les magazines décrivaient. Elle savait négocier et faire des concessions.
À cet instant, en observant son regard joyeux, Shizuka ne put s’empêcher de penser qu’au fond, Hamilton devait se sentir bien seule. Elle avait sûrement peu d’occasions d’échanger avec des mahou senjo de sa génération et de sa trempe.
Assister à cet échange entre anciennes combattantes était sûrement un spectacle d’une grande rareté. Shizuka réalisa avoir eu une chance dont peu pouvaient se vanter et décida de graver en elle ce souvenir.
***
Quelques semaines après avoir conspiré contre Nico, cette dernière remonta finalement la piste de toute l’affaire. En effet, nombre de personnes s’étaient étonnées de voir Hakoto se rapprocher d’Hinata.
Un soir après les cours, Nico demanda à Hakoto de la suivre derrière le gymnase. Elle avait quelque chose à lui dire. Cette dernière n’était pas dupe, elle savait de quoi il s’agissait et attendait cet instant depuis le début. Ses manigances n’avaient été, au fond, qu’une déclaration de guerre.
Le soleil déclinant teintait le ciel d’une lueur orangée. Les arbres autour des deux filles dansaient au rythme du vent froid qui annonçait l’arrivée de l’hiver.
Elles se firent face, sans paroles.
— Pourquoi tu as fait ça ?
Nico avait brisé le silence la première. Elle plissait les yeux et serrait les poings avec haine. Hakoto y répondit par une expression faussement naïve qui ne pouvait être interprétée que comme provocatrice.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, Nico-san. Soyez plus claire, s’il vous plaît.
Confrontée à ce langage et cette attitude déplacés pour leur âge, Nico s’énerva un peu plus, son expression faciale la trahissait.
En réalité, Hakoto était polie avec tout le monde, sa famille stricte ne l’autorisait pas à s’exprimer autrement.
— Tu… tu… tu as poussé Sakura-chan à se confesser à Hinata-san ! Tu… tu les as mis ensemble, avoue !
Hakoto continua de feindre l’ignorance, elle prit une attitude défensive et surprise.
— J’ai fait cela ? Moi ? Je… je pensais simplement donner de bons conseils à mon amie… J’ignorais que cela vous nuirait, Nico-san.
Nico se mordit la lèvre inférieure et cria :
— Ne joue pas à ça avec moi ! Tu le savais ! Avoue que tu l’as fait exprès ! Avoue !
— Et pourquoi aurais-je fait une chose pareille ? Voyons, Nico-san, vous devez faire erreur…
Hakoto voulait l’entendre, elle voulait entendre la bouche de Nico prononcer la raison de sa vengeance. Elle les avait dénoncées, elle devait être humiliée et payer pour ce qu’elle avait fait.
Le visage de Nico était rouge de colère, ses mains étaient moites. Elle garda le silence un instant, puis elle réalisa.
— C’était donc ça ? Tu as fait tout ça parce que je t’ai dénoncée à ma mère ? Tout ça parce que j’ai dit que tu fréquentais l’autre truie abjecte qui aurait dû mourir à la naissance ? Tu es la pire ! Tu es une salope de la pire espèce, me faire subir cet affront juste à cause d’elle ?!
Cette fois, ce fut au tour du visage d’Hakoto de changer du tout au tout. Quittant la froideur glaciale d’une yuki onna, ses yeux s’embrasèrent et ses lèvres s’arquèrent.
Sans mot dire, elle s’avança lentement vers Nico. Cette dernière ressentit une menace tangible à son encontre. Elle recula et se mit à trembler tel un animal apeuré.
Elle n’en comprenait pas la raison elle-même, ce n’était qu’Hakoto et pourtant son corps réagissait à la menace comme si sa survie en dépendait.
— Tu étais donc consciente de ce que tu faisais…, dit Hakoto en la tutoyant à présent. J’ai cru un instant que cela n’avait été que de la stupidité, mais finalement c’était bien de la malignité. Sache une chose, petite sotte, que tu t’en prennes à moi passe encore, mais ose une nouvelle fois insulter Shizuka-chan et…
À cet instant, Hakoto frappa de sa main le mur à côté de Nico tout en la fixant et en plongeant au plus profond de ses yeux.
Le tremblement du mur et la violence du geste n’étaient pas ce qui choqua le plus Nico. Non. C’était bel et bien ce regard.
Il était empli de folie.
Hakoto était sérieuse.
Il n’y avait pas de doute.
Ce n’était pas les menaces d’une simple collégienne mais celles d’une psychopathe qui n’hésiterait pas à tuer.
Les genoux de Nico s’entrechoquèrent sous l’effet de la terreur, tandis que les larmes montèrent à ses yeux. Elle ressentit quelque chose d’humide sur ses cuisses.
Hakoto n’eut pas besoin d’en dire plus. Elle avait été parfaitement comprise. Aussi, elle fit volte-face et se retira tandis que Nico se laissa glisser à terre le long du mur ; elle se mit à pleurer sans retenue.
Le traumatisme fut tel qu’à partir de ce jour, elle ne se tourna même plus en direction de Shizuka ou d’Hakoto. Elle ne parla jamais à personne de sa rencontre avec la psychopathe.
***
Depuis que Shub-Niggurath avait envahi Monterrey, le paysage urbain avait fortement changé.
Cette ville de plus d’un million et demi d’habitants avant l’Invasion avait été construite sur le flanc de la montagne Cerro de la Silla, s’élevant à plus de 1800 mètres et composée de quatre pics caractéristiques qui avaient fait l’une des spécificités de la région.
Jadis, ce paysage était gris et rempli de bâtiments construits par la main de l’homme, mais à présent la végétation avait envahi toute la plaine et s’étendait jusqu’à la mer. Le panorama qui se déployait sous les yeux des mahou senjo présentes n’était pas un de ces décors fictifs de film post-apocalyptique — même s’il y ressemblait — mais le résultat de l’influence d’un Puissant Ancien.
C’était une jungle monstrueuse composée d’une flore aux formes invraisemblables et aux proportions anormales, tantôt mouvantes, tantôt tortueuses. Sa densité était telle qu’elle formait une masse compacte. Parfois, des plantes poussaient sur d’autres plantes, formant un château de cartes végétal. Que ce fût les couleurs ou la variété, on ne pouvait s’y tromper, c’était un décor issu d’un autre monde, il n’avait rien de comparable à ce qu’avaient connu les hommes avant l’Invasion.
D’ailleurs, même le soleil brillait étrangement, arborant dans la région une couleur rouge vif. Le ciel pour sa part avait une teinte jaune évoquant somme toute l’urine. C’était un effet des nombreux gaz et pollens surnaturels émis par cette flore absurde.
Même depuis leur position sur une des collines avoisinant la ville, les mahou senjo pouvaient sentir l’odeur nauséabonde qui en émanait : un mélange de senteurs végétales, de pourriture et de musc animal.
Évidemment, la faune n’était pas en reste, des créatures inconnues des éthologues vivaient dans cet espace géographique surnaturel.
À bien y regarder, cette jungle ressemblait au laboratoire d’étude d’une entité divine sur l’évolution des espèces.
Les quatre agences venues de Kibou pour aider dans cette mission de grande envergure avaient établi un campement.
Arrivées quelques heures avant l’aube, elles avaient planté des tentes et installé tout un tas d’équipements, telles que des paraboles de communication. Un hélicoptère de transport de l’armée, un Sikorsky T-13, un modèle qui avait vu le jour avant l’Invasion, se trouvait là également. Cet appareil était capable d’accueillir une vingtaine de personnes, et c’était lui qui les avait amenées jusque-là malgré les risques encourus.
Le début de l’opération était prévu pour l’après-midi.
— Shizuka-chan, tu devrais boire et manger quelque chose, sinon tu vas manquer de forces, lui conseilla Hakoto en se rapprochant d’elle avec un thermos de thé.
— Désolée, Hakocchi, mais cette odeur… j’ai envie de vomir.
— Je peux comprendre, mais il faut te forcer. Je n’ai pas envie que tu t’écroules.
— Surtout que t’es déjà la plus faible du groupe, Shi-chan, fit remarquer Irina, les bras derrière la tête.
Pour sa part, l’odeur ne semblait pas l’indisposer, elle était aussi joyeuse et insouciante que d’habitude.
Shizuka afficha un regard triste. Malheureusement, sa collègue avait raison : parmi les dix-sept mahou senjo présentes, elle était certainement la moins forte.
— Vous ne devriez pas vous cacher dans une tente, Irina-san ? Le soleil luit fortement, il serait fort disgracieux que votre peau de vampire s’embrase, n’est-il point ?
Vivienne s’était rapprochée du groupe en persiflant la pauvre Irina, une fois de plus victime de ses moqueries.
— Oh zut ! T’as raison, Vivi-chan ! Tu me sauves la couenne ! Merci, j’t’revaudrai ça, ma pote !
Sur ces mots, elle courut à l’intérieur d’une des grandes tentes militaires qui avaient été installées dans le campement. Shizuka ne put s’empêcher de se dire qu’Irina était telle une tempête : elle semait la destruction où elle passait et allait où bon lui semblait.
— Ne déprime pas, Shizuka-chan, dit Hakoto. Nous avons toutes débuté un jour, personne ne naît fort, tu sais ? Essaye plutôt de te dire que c’est une bonne occasion pour t’améliorer. Plus l’adversité est forte, plus tu progresses, non ?
Elle agrémenta son commentaire d’un clin d’œil charmant.
— On dirait une logique de RPG…, marmonna Shizuka sans motivation.
— Ne vous inquiétez guère, ma chère kouhai, nous veillerons quoi qu’il arrive à votre protection. Peu importe les périls qui nous feront face, nous serons toujours à vos côtés, dussions-nous mettre notre vie en péril.
Ces paroles illustraient bien le credo nobiliaire de Vivienne : « Vis pour être un exemple à suivre et le phare des valeurs humaines ».
Aussitôt, Hakoto plissa les yeux avec hostilité.
— Si seulement c’était pas une folle qui prononçait ces paroles…, marmonna-t-elle.
Rapidement, elle rasséréna son visage et reprit d’une voix plus forte :
— Il va de soi que je m’engage à faire de même ! Nous sommes amies d’enfance, je ne te laisserai jamais tomber ! Quoi qu’il en coûte ! Au nom de notre longue amitié !
Elle lança un regard de défi en coin à Vivienne.
— La durée n’est pas forcément gage de qualité, ne le saviez-vous point, Yamagata-san ? Ne vous a-t-on point enseigné cela aux US Reborn ?
Cette fois, c’était au tour d’Hakoto d’être attaquée sur ses points faibles. Elle n’appréciait pas vraiment qu’on considérât son éducation comme rebornienne alors qu’elle était fière d’être kibanaise.
Les regards des deux filles se croisèrent et s’entrechoquèrent. Ce n’était pas le conflit du tigre et du dragon, mais celui du serpent et de la mante religieuse. Elles étaient toutes les deux aussi calmes et dignes qu’elles n’étaient froides et vicieuses.
Shizuka, coincée entre les deux, ne savait pas trop qu’en penser. Elle les regardait à tour de rôle sans percevoir la rivalité qui les agitait.
— Je vais boire pour vous faire plaisir, mais si je vomis, ce sera de votre faute… Au fait ! Il n’est pas possible d’avoir des masques à gaz ?
— Vous devriez demander cela à notre chef, répondit Vivienne. Mais elle est actuellement en réunion avec Jessica-san et les deux autres chefs d’agence.
Shizuka soupira et regarda avec dégoût le thé qui lui était tendu par Hakoto. Même en se bouchant le nez, elle avait l’impression d’avaler la puanteur locale.
Elle avait envie de vomir et se mit à tousser.
Aussitôt, les deux femmes vinrent à sa rescousse et lui tapotèrent le dos, tout en se défiant du regard par-dessus son épaule.
***
Pendant ce temps, dans la tente d’État-Major…
Six filles étaient attablées. En tête, les pieds posés sur la table, les jambes nues et uniquement vêtue d’un large pull qui ne parvenait pas à dissimuler sa culotte imprimée se trouvait Elin, la dirigeante de l’opération.
Assise à sa droite, au plus près, se trouvait Jessica, dont les seins reposaient sur la table et qui tenait à deux mains sa tête douloureuse.
Non loin, Gloria était assise derrière un ordinateur portable. Le visage sérieux, elle remontait ses lunettes tout en faisant danser ses doigts sur les touches.
À ses côtés se trouvait une autre informaticienne, une fille à lunettes ayant les traits typiques du phénotype kibanais. Toutefois, ses longs cheveux gris-bleuté coiffés en une longue tresse et ses yeux violets n’étaient pas des caractéristiques très habituelles, et pour cause, elle était sous sa forme de combat. Elle s’appelait Uyama Sueno.
Vêtue d’une combinaison moulante qui révélait sa généreuse poitrine et équipée d’un casque avec micro sur sa tête, elle utilisait une console reliée à nombre d’équipements dont un grand écran souple où était affiché la battle grid, une carte de la région quadrillée avec divers points lumineux.
En face se trouvaient les chefs des deux agences kibanaises qui étaient venues en renfort.
D’un côté, Honjou Hatsume, leader des Kabayaki Melody, une agence située à Chiba. Elle avait la vingtaine et une longue chevelure noire. Un bandeau couvrait son œil droit. Elle était vêtue d’un long manteau en cuir dont les manches avaient été arrachées, révélant ses bras couverts de bandages. Sur sa tête se trouvait une casquette de marin en cuir. Elle croisait les bras et regardait la carte d’un air satisfait.
À ses côtés, Mizukami Kowata, la leader de l’agence Sweat Girls d’Osaka. Avec son mètre quarante-cinq, elle était à peine plus grande qu’Elin. Il s’agissait d’une fille d’apparence fragile à la longue chevelure verte attachée en une queue de cheval. Elle portait une robe de lolita.
— Gloria, elles en sont où les autres ? demanda Elin en anglais.
— Ah euh… elles devraient arriver dans deux heures, répondit cette dernière timidement.
— Elles sont pénibles, je te jure.
— Toujours pas de signe des Rainbow ? demanda Hatsume qui ne comprenait manifestement pas l’anglais.
— Selon Glory-chan, elles arriveraient dans deux heures, mais je pressens qu’elles seront bien plus en retard que ça, répondit la chef, en japonais cette fois.
— Ah bon ? Pourquoi donc, Elin-sama ? demanda à son tour Kowata avec un accent du Kansai.
— Tu comprendras quand elles arriveront. Les Rainbow sont… spéciales…
— Je suis rarement d’accord avec la demi-portion mais elle a raison.
Les deux vétéranes restèrent quelques instants silencieuses, se rappelant sûrement d’une expérience commune avec ces filles. De leur côté, Kowata et Hatsume s’observèrent sans pouvoir comprendre.
— Vous avez l’air de bien vous entendre, dit Kowata. Dire que nous allons travailler avec deux célébrités comme vous… Kyaaaa !
— Pas de quoi t’exciter, petite. Nous ne sommes pas aussi bien que tous le pensent. Suffit de voir ça pour comprendre !
Sur ces mots, Jessica leva le pull d’Elin, qui couvrait déjà difficilement ses sous-vêtements, et les dévoila entièrement. Cette fois, c’était une culotte blanche avec une tête de chèvre noire dessinée dans un style kawaii.
— Voilà ! Ça c’est la légendaire Elin des Flammes Noires ! La plus puissante majo de Kibou ! Hahaha ! Vous êtes vraiment impressionnées ?
Bien sûr, Elin n’avait que très peu de pudeur, et sans rougir, elle laissa Jessica faire. Plus encore, elle fit un signe de victoire en direction des deux spectatrices.
Jessica ne produisit cependant pas l’effet escompté : des étoiles apparurent dans les yeux des deux chefs d’agence.
— Whaaaaaaaa ! J’ai pu voir la culotte de la grande Elin-sama ! Kyaaaaaa !
— Je n’avais pas vu la décoration. Quel style ! Il n’y a qu’une rescapée de la sixième strate et ancienne résidente du Pandemonium pour oser porter un équipement aussi redoutable ! Je comprends le surnom d’Athanor des Flammes Noires. Kukuku !
— C’est… c’est indécent de faire ça… mais, je ne sais pas pourquoi, je n’arrive pas à détourner les yeux ! déclara Sueno qui avait également regardé.
— Hein ? Quoi ?! Vous racontez quoi au juste ? s’étonna Jessica.
— Eh ouais ! Contrairement à Jess, vous avez remarqué que j’en ai choisi une de circonstance, pas vrai ? La chèvre noire, c’est notre cliente du jour…
En effet, l’un des avatars de Shub-Niggurath était la chèvre noire qui avait sûrement inspiré les représentations de Satan dans le folklore chrétien.
— Vous êtes toutes cinglées à Kibou ou quoi ?! Comment vous pouvez vous extasier sur cette chose immonde ? En plus, c’est pas la question ! Quelle chef va montrer sa culotte de gamine comme ça ?!
Cette fois, ce fut une défaite totale. Les filles se regardèrent entre elles puis levèrent le pouce en direction d’Elin qui ne prit même pas le temps de rajuster sa tenue.
Lorsque le calme revint…
— Pas de souci du côté de Yamare-chan ?
— Non, aucun problème, Elin-sama, dit Sueno en pianotant sur son clavier.
— Pas besoin du « sama », je te l’ai déjà dit. Je suis juste votre chef du moment, pas besoin de faire du chichi…
— Bien reçu, Elin-sama !
— OK, je laisse tomber. Montre-nous sa position sur la carte et rapporte-nous ce qu’elle a vu.
— D’accord, à vos ordres !
Sur ces mots, les divers points sur la carte se mirent à changer.
Cette combinaison de pouvoirs était une providence, avait pensé Elin lorsqu’elle avait fait la connaissance des deux agences.
En effet, grâce aux compétences de reconnaissance de Yamare, actuellement sur le terrain, et aux capacités de communication et d’espionnage de Sueno, il était possible d’avoir une carte précise ; on pouvait même zoomer et faire apparaître nombre d’informations telles que la température, l’humidité et la composition du terrain.
— Je me demande depuis tout à l’heure… Comment tu fais ça ? Tu as collé une caméra sur Yamare ou quoi ? l’interrogea Jessica.
— Vous avez vu juste. Avec son autorisation, j’ai posé sur elle diverses caméras reliées à des transmetteurs d’ondes longues. Et je complète les données grâce à des drones furtifs. J’avais un peu peur que ça attire l’attention des monstres, mais finalement non.
— Le pouvoir de Yamare de se faire passer pour l’un d’eux cumulé à tes capacités à recouper les informations est un excellent duo, déclara Elin. J’aurais bien voulu vous avoir parmi nous pour certaines opérations.
— Héhéhé ! Vous allez me faire rougir…, dit Sueno qui en vérité était déjà rouge.
— Kukuku ! Elle est douée, mon Œil des Abysses, l’ange macabre aux ailes de démon, Sueno ! Pas vrai ? Pas vrai ?
Hatsume prit la pose et continua de rire de manière exagérée. D’un seul coup, Sueno avait envie de se cacher de honte. Sa chef en faisait toujours bien trop…
— Oui, mais c’est ma Yamare-chan qui fait le travail sur le terrain ! fit remarquer Kowata. Elle mérite des compliments aussi.
— Elles les méritent toutes les deux. Bref, passons, dit Elin. Je suis contente de voir que vous avez des compétences qui manquent à nos agences purement offensives.
— C’est vrai qu’on n’a pas de pouvoirs du genre chez nous. Heureusement que ma Glory est une pirate de génie !
Gloria leva la tête, un peu déboussolée. Elle avait juste entendu son nom au sein de cette conversation dans une langue étrangère. Malgré tout, elle leva le pouce en direction de sa chef.
— T’es pas censée te vanter d’avoir une hackeuse, idiote.
— Quoi ? Moi, une idiote ? Non, mais tu t’es regardée ?
— Pour son bien, présente-la au moins comme une informaticienne de génie. Parfois, je te jure…
— Tsss ! Tu m’énerves ! On est entre nous, c’est pas si grave !
Sueno, qui était une fille avec un cruel manque de confiance en soi, avait déconnecté ses pensées suite aux compliments. C’est la voix de sa chef qui la fit revenir à elle.
— Eh oh, Sueno ! Repasse le Styx !
— Ah euh… désolée !! Voi… voici le dernier rapport de terrain. Quels sont les ordres ?
Pendant qu’Elin observait le plan et réfléchissait sans mot dire, Jessica s’approcha de Sueno et posa les mains sur ses épaules.
— Tu es trop tendue, Sueno-chan. Si tu continues d’être si stressée, cela va se répercuter sur ta magnifique poitrine. Laisse-moi te faire quelques petits massages… gnac gnac !
— Kyaaaaa !!
Sans attendre de réponse, Jessica commença à masser les épaules de la jeune femme sous les regards intéressés et ébahis des autres filles. Personne ne doutait de ses intentions, son approche était grossière et évidente. Toutes avaient les yeux rivés sur le spectacle.
Mais si elles n’osaient rien dire, ce n’était pas le cas de Gloria qui vint se coller à sa chef :
— Me too! I want Jessica’s love too!
Sentant cette poitrine écrasée contre son dos, l’expression de Jessica dévoila un instant sa profonde perversion. Ses joues devinrent rouges et ses yeux brillèrent.
— Don’t care, my little kitty! You’re my precious little Gloria!
Elin était la seule à avoir un niveau d’anglais suffisant pour comprendre deux natives, mais elle ne paraissait pas les écouter.
Soudain, Jessica pivota sur elle-même, passa un bras autour de la hanche de Gloria et un autre autour de celle de Sueno. Contre toute attente, cette dernière ne chercha pas à la repousser, son visage était empourpré mais elle se laissait docilement faire.
— Arrête de flirter avec nos soldates, commandante en second perverse…, lui dit Elin de sa voix monocorde.
Elle continuait d’inspecter le plan sans même lui accorder un regard.
— Comment ça, perverse ? Je m’occupe du bien-être des troupes, c’est tout ! Pauvre Sueno ! Tu passes ton temps assise, ce n’est pas très bon pour ton corps.
— Et toi tu aimerais bien en prendre soin. OK, on a compris l’excuse bidon. Lâche au moins Sueno-chan, elle a du boulot contrairement à d’autres. Pour Gloria-chan, c’est toi qui vois, mais interdiction de faire des trucs salaces dans la tente d’État-major.
— Tssss ! Tu me fais passer pour ce que je ne suis pas… Tu m’énerveras toujours autant. En plus, je suis sûre que tu es juste jalouse parce que tu es plate comme une limande.
— Ouais, ouais, ouais, c’est totalement ça. J’ai trop envie d’avoir du poids superflu sur la poitrine question d’avoir mal au dos. Bon, tu lâches Sueno-chan ou il faut que je te passe en cour martiale ?
— Oh là ! Tout de suite les grandes menaces ? dit Jessica en lâchant les deux filles et en pointant Elin du doigt. Je voudrais bien voir ça ! Toi qui demandes la cour martiale alors que tu y es passée si souvent ? Ce serait d’une ironie !
— C’est justement pour ça que j’en connais le fonctionnement. Bon, Sueno-chan, arrête de fantasmer et transmets mes ordres à Yamare, s’il te plaît.
— Fantasmer ? Euh, ou… oui !
Sueno, encore bouleversée, se remit à sa place et exécuta les ordres. Jessica s’éloigna en soupirant et Gloria la suivit sans comprendre.
— Désolée pour le comportement de Jessica, s’excusa Elin. Elle est toujours comme ça…
— Je vais devoir ouvrir mon troisième œil, cette femme est plus dangereuse que les cinquante têtes de l’Hydre de Lerne…
— Je vais rester sur mes gardes aussi, dit Kowata.
Elin les observa un instant. Plus précisément, elle estima leurs poitrines.
— Trop petits pour elle, vous ne craignez rien.
Les deux filles clignèrent des yeux puis baissèrent leurs regards incrédules.
Les ignorant, Elin se rapprocha de Sueno :
— Dis à Yamare de laisser tomber ce secteur et de se rendre sur la grande place au sud-sud-est, distance 800 mètres environ. Oui, celle-là.
— Entendu !
Elin plissa les yeux tout en se tenant le menton et en scrutant la carte.
***
Puisque Shizuka ne se sentait pas bien à l’extérieur, elle s’en alla se réfugier dans la tente médicale. Elle était accompagnée par Vivienne et Hakoto qui n’avaient de cesse de chercher le coupable de la situation.
— Ce n’est la faute d’aucune d’entre vous, je vous l’assure. C’est juste que dehors ça sent vraiment trop mauvais…
Les deux filles interrompirent leur querelle et l’observèrent un instant.
— Je vais aller te préparer de quoi manger. Tu vas en avoir besoin, dit Hakoto.
Shizuka grimaça malgré elle. Manger. Descendre la colline pour entrer dans cette jungle infernale. Elle avait envie de vomir rien que d’y penser. Malheureusement, c’était la mission.
— On part quand ? demanda-t-elle en se couvrant d’une couverture.
— Il semblerait que notre ordre de mission situe le commencement de l’opération en début d’après-midi. Vous avez encore quelques heures de repos. Profitez-en pour reprendre des forces. Nous allons par ailleurs faire de même. Peut-être pourrions-nous proposer un repas général avant le début de la mission ?
— Euh… peut-être…
— Nous allons de ce pas en faire part à notre chef. Vous êtes si fragile, mon amie…
Mais au lieu de partir, Vivienne vint caresser délicatement la tête de Shizuka qui frémit malgré elle.
Une autre main vint également se poser sur elle et lui caressa le front : c’était celle d’Hakoto. Les deux mains étaient douces et délicates, c’était des mains de jeunes femmes de bonne naissance qu’on ne pouvait suspecter à première vue d’appartenir à des combattantes.
Shizuka rougit encore davantage, mais n’osa rien dire.
— Si fragile…, répéta Hakoto.
Au fond, Shizuka aimait plutôt bien être couvée de la sorte.
Toutefois, alors qu’elles ne paraissaient pas vouloir arrêter, elle dut malgré tout leur demander :
— Vous n’aviez pas prévu de faire quelque chose ?
— Euh, oui… je vais voir ce qu’on a comme ingrédients en cuisine.
— Nous allons transmettre notre proposition à Elin-san. Nous serons de retour rapidement.
Finalement, toutes deux quittèrent la tente et laissèrent Shizuka seule. Elle soupira pour se remettre de ses émotions, mais sentit soudain une présence voisine.
— Aaaaahhhh !
Elle n’était pas seule à l’infirmerie. Surprise, elle ne put s’empêcher de crier. Quelqu’un se cachait sous une couverture dans un lit voisin et la fixait.
— Qui… ? Qui… ?
— Ah… euh… déso… lée…
Elles s’observaient à présent tels deux petits animaux apeurés, blottis dans leurs couvertures.
Leur silencieuse entrevue fut écourtée par une tierce personne qui entra brusquement dans la tente, sûrement attirée par le précédent cri.
— Il y a un problème ici ?
C’était une fille de petite taille, aussi petite qu’Elin. Elle paraissait bien jeune, à l’exception de sa poitrine qui trahissait son développement. Elle avait des cheveux blonds qui lui arrivaient aux épaules et des traits kibanais.
— Vous avez fait des cochonneries toutes les deux ? Faut que je vous laisse ?
— Non !! protesta Shizuka. Je… je ne la connais même pas !
L’autre fille acquiesça vigoureusement. Réfugiées toutes les deux sous leurs couvertures, on pouvait en effet penser qu’elles couvraient leur nudité.
Finalement, Shizuka prit les devants et expliqua la situation à la nouvelle arrivante pour dissiper le malentendu.
— Mmm, je vois… Je me présente, je suis Nakane Anna de l’agence Sweat Girls.
— Je suis Nakasawa Shizuka de l’agence Tentakool. Enchantée de faire votre connaissance.
La troisième fille, qui était apparemment la plus timide des trois, paniqua un bref instant, puis se reprit en s’inclinant à répétition et en bafouillant :
— Je… je chuis Narikawa Kei ! A-agence Kabayaki Melody ! Enchantée !!
Ce faisant, elle finit par involontairement heurter la tête de Shizuka ; accompagnées d’un son sourd, elles tombèrent toutes deux à terre.
— Vous êtes trop drôles, toutes les deux ! Vous faites un duo comique ? Hahahaha !
Anna se rapprocha d’elles en riant et en leur caressant la tête.
C’était une scène plutôt atypique : celle qui paraissait la plus jeune jouait la maman.
— C’est de ma faute… j’ai paniqué… je pensais être seule et je me suis endormie…
À présent que la dénommée Kei était hors de sa couverture, Shizuka la considéra : elle était une fille qu’on pouvait aisément qualifier de normale. Taille moyenne, cheveux noirs coupés au carré, yeux marrons, rien ne dénotait en elle, de son physique à son habillement issu de la dernière mode grand public de Kibou.
— Non, non, c’est moi qui ai réagi trop brutalement.
— Vous êtes toutes les deux des gourdes, c’est tout.
Les deux filles se tournèrent, mécontentes, vers Anna qui continuait de leur caresser la tête en souriant.
— C’est pas vraiment un compliment !
— Vous… vous allez continuer longtemps, Nakane-san ? demanda Kei.
— Vous avez toutes les deux des cheveux super doux ! Je pourrais continuer toute la journée. Au fait, vous embêtez pas avec les formules de politesse, je suis plus jeune que vous…
Les regards complices de Shizuka et Kei laissaient penser qu’elles s’en doutaient déjà.
Elles se levèrent en même temps.
Soudainement, un peu gênée, Shizuka demanda :
— Vous… vous êtes des mahou senjo depuis longtemps ?
C’était une question plutôt banale dans une discussion entre personnes de la même profession mais qui venait un peu tôt dans la conversation. Toutefois, elle avait besoin de le savoir.
— Trois ans pour ma part. J’ai commencé à 13 ans, mais je suis déjà rang A. J’espère passer rang S dans quelques années, mais Ko-chan et Yacchi disent que ma progression risque de ralentir. Je pense qu’elles sont jalouses, c’est tout.
— Rang A ?! Après seulement trois ans ?
— Whaaaaaa ! Anna-san, tu es vraiment incroyable !! ajouta Kei en croisant les mains sur sa poitrine.
— Héhé ! Merci, merci ! Mais il paraît que c’est pas la progression la plus rapide, il y a des mahou senjo qui sont passées rang S en moins de trois ans. Je crois que c’est le cas d’Elin-sama…
Shizuka soupira intérieurement : encore un record battu par Elin. Combien d’autres en avait-elle battus ? se demanda-t-elle.
De plus en plus, elle commençait à se rendre compte de l’erreur de son jugement initial. Toutes encensaient le génie de cette petite femme qui se trouvait être sa chef. Par moments, il lui arrivait même d’être fière d’appartenir à son agence… par moments seulement.
Elle se demanda soudain ce que pouvait ressentir Elin. Elle cumulait à la fois le plus jeune éveil, le premier éveil par familier puis artificiel et elle était la seule rang S+ de Kibou. Une enfant de dix ans propulsée sur le devant de la scène du jour au lendemain, n’était-ce pas la raison de son comportement social atypique ?
Si Shizuka avait été à sa place, ne serait-elle pas devenue folle à force de combattre et de subir la pression des attentes des autres ?
— Elin est hors catégorie… Probablement qu’elle a juste encaissé en bâillant, conclut-elle intérieurement.
Perdue quelques instants dans ses pensées, elle se rendit compte que les deux autres filles la dévisageaient.
— Ça va ? demanda Kei.
— Ah euh, c’est rien, ne vous inquiétez pas ! C’est juste que plus j’entends parler d’Elin-san, plus je suis perdue. Elle est incroyable, non ? À bien des égards, d’ailleurs…
— Héhé ! Tu peux le dire ! dit Anna. C’est notre fierté nationale ! T’as de la chance de travailler avec elle !
Shizuka ne put s’empêcher de grimacer un instant. Cette personne ne connaissait pas Elin au quotidien.
— J’ignorais qu’elle était si connue… elle répète tout le temps qu’elle n’était pas aimée et mise en avant…
— Une rang S+ ne peut pas passer inaperçue, Elin-sama a ses détracteurs et ses fans, expliqua Anna en lui faisant un clin d’œil.
C’était logique.
Finalement, un peu en retard, Kei rassembla ses forces et, d’une petite voix, se présenta :
— Pour ma part, je suis rang B… Mon pouvoir est de type « vecteur ». Je fais de mon mieux depuis trois ans aussi, mais c’est difficile… Et, une fille aussi banale… ne pourra sûrement pas aller plus loin… Mais je suis déjà contente ! Héhéhé !
Son rire forcé cachait sa frustration. Shizuka parvenait à la comprendre. Elle avait trouvé quelqu’un d’aussi complexé et avec aussi peu de confiance en soi qu’elle. Les larmes lui montèrent aux yeux : elle compatissait.
— Je… je suis mahou senjo depuis moins de 6 mois. Je ne connais pas mon rang, mais je suis vraiment nulle. Je… je gêne mes collègues et leur suis reconnaissante de m’accueillir. Je… je… je vais faire de mon mieux !
Sur ces mots, Shizuka commença à se mettre à sangloter. Elle venait d’exposer ce qu’elle avait sur le cœur et se sentait donc vulnérable.
Comme par contamination, Kei se mit à pleurer également.
— Ouin ! Je te comprends, Shizuka-san{〜} ! C’est trop dur pour moi aussi !
— Kei-chan !
— Shizuka-chan !
Anna les observa pleurer en se grattant la tête.
Contrairement à elles, elle était plutôt confiante en ses capacités : elle savait qu’il y avait des monstres et des mahou senjo plus puissantes qu’elle, bien sûr, mais elle était contente de sa progression.
— Vous êtes vraiment des pleurnicheuses, les filles. Venez, je vais vous câliner un peu.
Elle s’approcha et ouvrit ses bras à la manière d’une mère voulant réconforter ses enfants. Les deux filles, bien que plus âgées, cédèrent sans mal à cette aura et vinrent s’y blottir.
Tout en leur caressant la tête, Anna reprit la parole :
— C’est pas grave. Tout le monde progresse à son rythme. Personne ne vous blâme, vous savez ? Vous êtes de gentilles filles, meuh oui, meuh oui ! On sait toutes que vous faites de votre mieux.
Tout en pleurant, elles s’enfoncèrent dans l’imposante poitrine d’Anna. Cette douceur était à même de leur rappeler les câlins maternels, quand bien même elles ne les auraient pas connus (ce qui n’était pas le cas de Shizuka).
— Pleurez, pleurez ! Ça vous fera du bien. Faisons toutes de notre mieux pour nos amies et pour le monde !
Cette scène improbable dura quelques minutes.
Puis…
— Désolée, Anna. Je n’aurais pas dû…
— Moi aussi…
— C’est bon, c’est bon{〜} ! J’avais trois petites sœurs autrefois, j’ai l’habitude. Tenez, mangez ça. Le sucre c’est le goût du bonheur.
Sur ces mots, elle leur tendit à chacune un bonbon. Il s’agissait d’une vieille marque qui avait connu le succès tout de suite après l’Invasion en proposant des sucreries à des prix abordables alors que la concurrence était encore bien onéreuse en ces temps de crise.
Nombre de mères de famille et leurs enfants connaissaient ces bonbons. Ils n’avaient pas un goût extraordinaire, au contraire, ils étaient tout ce qu’il y avait de plus banal, mais ils avaient le parfum de la nostalgie de l’enfance.
En les mettant en bouche, les deux filles cessèrent de pleurer comme par magie. De doux souvenirs leur revinrent, elles en oublièrent même la puanteur ambiante.
De fil en aiguille, la discussion se porta sur les noms d’agences :
— C’est un drôle de nom quand même, Tentakool, dit Anna. C’est Elin-sama qui l’a choisi ?
Shizuka rougit légèrement et baissa la tête.
— En fait, j’ai honte, mais c’est… il s’agit d’une erreur. À l’administration, ils se sont trompés et on s’est retrouvées avec « Tentakool ». Je n’étais pas encore là, c’est Elin-san qui m’en a parlé. Faut dire que le nom de base était bizarre aussi…
— Hatsume a raison alors… Ils nous ont fait ça aussi !
— Nous aussi ! s’écria Kei juste après.
Shizuka releva la tête avec stupéfaction.
— Elles aussi ? C’est pas possible ! pensa-t-elle.
En réfléchissant, elle voyait pour « Kabayaki Melody » : personne n’irait choisir « anguille grillée » comme nom d’agence, à moins d’avoir un sacré fétichisme en la matière. Par contre, dans le cas de « Sweet Girls », elle ne comprenait pas vraiment…
— Euh… je suppose qu’à la base c’était pas « kabayaki », n’est-ce pas ?
— Absolument pas. C’était « kagayaki ».
Effectivement, cela avait bien plus de sens : « la mélodie radieuse ». C’était plutôt un joli nom, pensa Shizuka.
— Et pour Sweet Girls ? demanda-t-elle en se tournant vers Kei.
— C’est vrai ça, c’est quoi l’erreur ?
Kei déglutit et baissa les yeux. Elle balbutia plusieurs fois en essayant de commencer sa phrase, puis elle inspira et finit par expliquer :
— Euh… en fait… la chef ne veut pas qu’on en parle, mais… Lorsqu’elle a fait l’inscription à l’administration, elle avait déposé le nom de « Sweet Girls » que nous utilisons en général. Mais sur les papiers officiels nous sommes les « Sweat Girls ». Aussi bien dans l’écriture en katakana qu’en romaji, ils ont modifié notre nom. La chef n’en parle jamais, c’est un sujet qui la déprime beaucoup…
— Euh… je suis pas assez douée en anglais, mais ça change beaucoup ? La prononciation se ressemble, non ?
— Tout pareil ! Je ne comprends pas trop, dit Anna.
Kei rougit un peu et expliqua malgré son manque d’envie de le faire :
— En fait, pour un natif anglais la prononciation est très différente… À l’écrit aussi… Du coup, nous sommes passées de « filles adorables » à… à… « meufs en sueur », quelque chose comme ça…
Elle se cacha le visage, tandis que Shizuka afficha une mine de dégoût. Seule Anna éclata de rire.
— Haha haha ! Ils sont cons dans l’administration !
Son rire franc se propagea rapidement aux deux autres et, pendant quelques instants, il n’était plus question de mauvaises pensées.
— Je suis sûre qu’ils le font exprès.
— Hatsume en est sûre aussi, déclara Anna. Surtout qu’il faut payer une fortune pour le changer. Et si on dissout l’agence, on ne pourra même pas prendre le même nom en plus.
— Ils ont dit pareil à Kowata-chan.
— Ah tiens ! Je vous ai dit que NyuuStore, c’est pareil ?
— C’est vraiment une conspiration contre nous ! Allez, raconte, raconte, Shizuka-chan !!
Les trois filles oublièrent totalement le contexte de guerre. Assises sur les lits d’infirmerie, elles transformèrent l’austère endroit en salon de thé. Il ne manquait que les décorations et les sucreries.
C’était le calme avant la tempête.
***
Malgré les avertissements et les menaces de ses parents, Hakoto continuait de voir Shizuka en cachette. C’était la seule chose sur laquelle elle s’opposait à eux. Il n’y avait plus qu’eux pour se mettre en travers de son but. À l’école, même si Nico n’avait rien dit, tout le monde avait compris qu’il s’était passé quelque chose : plus personne ne s’en prenait à Shizuka, plus personne ne médisait sur sa relation avec Hakoto.
Pensant agir pour le bien de leur fille unique, les parents d’Hakoto avaient accepté une mutation aux US Reborn. C’était une rare occasion depuis que les relations entre pays s’étaient réduites. Ils pensaient qu’elle se résignerait et deviendrait la magnifique héritière de leur famille. Tout avait été décidé sans qu’elle n’eût son mot à dire.
La veille de son départ, Hakoto n’avait toujours pas trouvé le courage d’informer Shizuka de son déménagement. Elle avait pris sa décision : elle allait se confesser. C’était sa dernière opportunité de le faire. Elle avait raté sa chance au festival quelques mois auparavant, mais cette fois serait la bonne.
Si Shizuka acceptait, elles fugueraient ensemble. Il y aurait certes des difficultés, mais elles les surmonteraient, ensemble. Si elle refusait… elle préférait ne pas y penser.
En cette fin d’après-midi hivernale, à quelques jours de Noël, sous un ciel blanc qui annonçait une probable tombée de neige, les deux filles s’étaient rendues au centre commercial à l’architecture moderne : le City Hall Plaza Aore Nagaoka.
Après avoir pris un café et des gâteaux à prix réduit, grâce à une offre spéciale pour les fêtes de fin d’année, les deux filles passèrent l’après-midi à parler. Alors qu’elles allaient se quitter, toutefois, Hakoto lui demanda de la suivre et de faire un petit détour.
Shizuka n’avait aucune raison de refuser. Hakoto s’arrêta en arrivant sur une petite place déserte à proximité du centre commercial. Ses joues étaient rouges, elle baissait le regard :
— J’ai quelque chose à te dire… Je peux ?
— Bien sûr, tu peux tout me dire, Hakocchi. Nous sommes amies, pas vrai ? C’est un truc grave ?
— En un sens, ça l’est… Enfin, pas grave comme tu le penses, mais c’est… important…
Ces dernières paroles ne rassurèrent pas vraiment Shizuka qui ne comprenait plus du tout la situation. Elle la fixait avec des yeux de plus en plus inquiets.
Hakoto prit une profonde inspiration, fit le vide dans son esprit et déclara :
— Shizuka, en fait, je t’aime ! Je sais que c’est bizarre et que nous sommes deux filles, mais depuis longtemps, je t’aime à la folie !
La rougeur avait atteint les oreilles d’Hakoto, c’était un spectacle rare, elle qui était toujours si calme. En face d’elle, Shizuka cligna plusieurs fois des yeux et resta bouche bée :
— Mais… euh… euh…, répétait-elle en boucle.
Hakoto se mordit la lèvre : cette longue hésitation lui prouvait que son amie n’avait pas les mêmes sentiments à son égard.
— Je comprends, murmura tristement Hakoto en baissant le regard. C’était soudain, tu ne l’avais pas vu venir… Quelle idiote je fais ! J’aurais dû prendre plus de temps…
— Hakocchi… ? Euh… comment dire… je… je…
— C’est bon, ne dis rien, Shizuka-chan, déclara-t-elle en lui posant son index sur les lèvres. Tu n’as pas besoin de répondre, c’est moi qui suis en faute, excuse-moi.
Hakoto s’inclina pour appuyer sa demande.
— Tu… pas la peine… je… comment dire ?
— Désolée, je suis un peu fatiguée. Ce fut une agréable journée. Merci pour tout, Shizuka-chan, tu es la meilleure amie que j’aurais pu rêver avoir.
Sur ces mots qui cachaient une profonde tristesse, sans laisser à Shizuka le temps de prononcer la moindre phrase, Hakoto la serra dans ses bras avant de s’enfuir.
Shizuka tendit la main en la regardant s’éloigner. Elle voulait l’arrêter mais sous le choc de la surprise, elle n’en eut pas la force. Elle n’avait pas une seule seconde imaginé un tel développement, que sa meilleure amie nourrissait de tels sentiments à son égard…
Ce fut leur dernière rencontre avant un long moment.
Le lendemain, résignée, Hakoto monta sur le bateau sans faire d’histoire. C’est bien plus tard qu’elle se rendit compte avoir commis une erreur en s’enfuyant de la sorte, en baissant les bras. Elle aurait dû laisser plus de temps à Shizuka.
Il n’y eut pas un jour où elle ne regretta pas sa précipitation et, pour revenir à Kibou, sans l’accord de ses parents qui n’approuveraient jamais, il ne lui restait plus qu’à devenir une magical wargirl rebornienne.
***
En attendant l’arrivée des Rainbow, Elin accepta la proposition de Vivienne et Hakoto de prendre une pause déjeuner.
Même si Hakoto s’était proposée pour préparer à manger, elle n’avait pas d’ingrédients ni d’ustensiles, aussi durent-elles se contenter de rations militaires fournies par l’armée.
Mais lorsque Hatsume avait proposé celles que son agence avait ramenées de Kibou, toutes se ruèrent dessus.
— Il n’y a pas à dire, niveau nourriture nous sommes imbattables à Kibou, déclara Hakoto joyeusement.
— Ch’suis bien d’accord ! ajouta Irina. Mais bon, des chips et du cola m’auraient suffi aussi.
— Tu parles. Tu consommes tellement d’énergie qu’il aurait fallu une caisse juste pour toi, marmonna Elin.
— Vous exagérez les filles, dit Shizuka, il ne faut pas dénigrer la nourriture qu’on nous offre.
— T’es une gentille fille, toi, dit Anna en souriant. Cela dit, personne ne mange les rations reborniennes…
Shizuka tourna son regard en direction de celles-ci. En effet, personne ne les avait ouvertes. Elle se sentit un peu désolée.
— Cela me fait mal de le dire, mais notre cuisine militaire est immonde, déclara Jessica.
— Je ne te le fais pas dire ! ajouta Hakoto. Je cauchemarde encore certaines nuits suite à cette opération en Arizona… j’aurais pu cuisiner des scorpions, ils auraient été moins indigestes…
Hakoto, d’habitude si bienveillante, affichait une expression de sincère dégoût et parlait avec des mots plutôt durs. Shizuka se rendit compte que son amie d’enfance était non seulement plus patriote que dans ses souvenirs, mais également exigeante en matière gastronomique.
Ayant grandi avec elle, elle s’étonna de l’apparition de ces nouveaux traits, tout comme elle avait encore du mal à réaliser à quel point les formes d’Hakoto s’étaient développées par rapport aux siennes.
— En tout cas, nous vous sommes sincèrement reconnaissante de votre présent, dit Vivienne en s’adressant à Hatsume et à son agence. Notre palais délicat ne saurait l’oublier. Qui plus est, vous avez apporté-là divers choix, c’était une délicieuse initiative de votre part.
Hatsume prit une expression gênée et se gratta la tête alors qu’une goutte de sueur apparaissait sur sa joue.
— Kukuku ! Les voies de la damnation sont mystérieuses et les mânes qui les empruntent capricieux. Les révélations du Lemégeton nous ont guidées malgré nous.
— Traduction : nous ne pensions pas trouver des filles sympas, nous les avions emportés pour nous. Nous avions reçu les conseils d’une collègue qui a dit qu’il valait mieux manger de l’herbe que les rations reborniennes. Mais Hatsume s’excuse envers ce pays malgré tout, dit Yueka, une des Kabayaki.
— J’ai pas dit ça !!!
— Euh… c’est très gentil de votre part. Merci Hatsume-san. Merci les filles !
Shizuka s’inclina légèrement pour les remercier. Elle fut imitée par Hakoto et Vivienne.
— Vous êtes nos sauveuses !
— Yep, c’est vraiment cool en tout cas ! Si vous passez par chez nous, j’vous achèterai à manger aussi !
Même Irina les remerciait à sa façon. Le repas se poursuivit sur ce ton léger. Il ne manquait qu’une seule fille : Gloria. Cette dernière, trop timide pour accepter d’être entourée d’inconnues, était restée cachée dans la tente d’État-Major.
— Yummy! I could eat this every day…
Elle était la seule à avoir opté pour un menu rebornien qu’elle avalait goulûment.
***
Quelque temps plus tard, un peu avant le début de l’opération, un hélicoptère de transport approcha du plateau.
C’était celui des renforts, les tant attendues filles de la super agence Ultimate Rainbow.
Cette agence à la renommée internationale, établie aux US Reborn, accueillait trente-trois membres ayant toutes des compétences musicales : chant, danse, composition ou instruments. De fait, en plus de leur métier de mahou senjo, elles se produisaient fréquemment sur scène.
Dans le milieu, elles étaient souvent désignées en tant que mahou senjo idol ou magical diva, selon le pays. Ce n’était pas la seule super agence à avoir opté pour cette double fonction, qui était même assez régulière.
En raison de ses shows, cette agence disposait d’une forte couverture médiatique, mais également de nombreux scandales. Les candidatures pour y entrer foisonnaient, mais leurs critères étaient très stricts. Tous leurs membres étaient réputés être de rang A et plus. Les rumeurs affirmaient même que l’une d’elles était rang S+ et aspirait au titre d’« Invincible ». La super agence taisait encore son identité, ce qui faisait couler beaucoup d’encre dans les divers magazines.
Outre sa puissance militaire, l’agence disposait d’un réel appui de la part de la population qui l’adulait, principalement aux US Reborn, siège de ses activités. Même l’armée semblait lui concéder des faveurs particulières.
Néanmoins, alors que l’hélicoptère se posait sur le plateau et que les huit filles en sortaient, le visage de Jessica afficha une grimace de mécontentement. Elin fit sonner le rassemblement des troupes et, sans émotion, s’avança vers les nouvelles arrivantes.
— Vous êtes en retard. Nous avons dû décaler l’opération de trente minutes pour vous attendre. J’espère au moins que vous êtes prêtes.
Une des filles mesurant un mètre soixante-quinze vint fièrement se placer devant son interlocutrice. Elle avait de longs cheveux blonds décolorés et une généreuse poitrine qu’elle mettait en valeur.
Avec sarcasme, elle répondit en anglais :
— Ah tiens, Kibou envoie des enfants pour nous crier dessus ? T’as vu ça, Paradise ?
— Tais-toi, Chloe, c’est pas poli.
La femme dénommée Paradise s’approcha et se plaça entre Chloe et Elin. Elle salua d’une petite révérence.
Paradise faisait partie des membres les plus connus et en vogue de la super agence. Son véritable nom était Heaven Rosenbach. Mesurant un mètre soixante, elle arborait une belle et soyeuse chevelure noire, une peau pâle et des yeux bleus profonds. Elle était la beauté mystérieuse qu’on attendait de la part d’une popstar.
Au sein d’Ultimate Rainbow, chaque fille avait son propre style, même s’il était impératif qu’elles soient toutes à la mode. Ainsi, Chloe avait un look plus R&B, tandis que Paradise était plutôt gothique.
— Excusez ma collègue, elle est un peu malpolie. Par contre, serait-il possible de parler directement à la chef de la troupe plutôt qu’à sa traductrice ? Se faire réprimander par une subalterne, ce n’est guère agréable, vous savez ? déclara Paradise en observant Elin de manière hautaine.
Derrière elle, les filles de son agence se mirent à rire de manière moqueuse.
Jessica éclata de rire également :
— Hahahaha ! Elle est trop forte celle-là ! Elin, t’es devenue une traductrice à présent !
Un peu plus loin, les filles des quatre agences de Kibou se tenaient en ligne en attente des ordres, et assistaient à cette étrange scène qu’elles ne comprenaient pas en raison de la barrière du langage.
Shizuka avait reconnu l’hélicoptère des Ultimate Rainbow, qui était décoré et reconnaissable entre mille. Elle les admirait depuis des années. Elle avait lu des tas d’articles sur leurs exploits et leurs vies. Elle avait écouté toutes leurs chansons. C’était l’un de ses rêves d’adolescente de les voir en live, mais puisqu’elles ne se produisaient qu’aux US Reborn, elle n’avait jamais eu cette chance.
Elle ne comprenait pas ce qui se passait réellement mais ces rires ne lui présageaient rien de bon.
— Euh, Hakoto… elles ont dit quoi ? demanda-t-elle à voix basse.
— Elles se moquent d’Elin-san et de Kibou et croient avoir le droit de venir à l’heure qu’elles veulent.
— Quoi ? Sérieux ?
— Bah ouais… Si tu me crois pas, demande à Vivienne-san…
Hakoto et Shizuka se tournèrent vers Vivienne qui se trouvait juste à côté. Elle acquiesça.
— Mais pourquoi ? Elles sont l’une des agences les plus puissantes et les plus fiables de ce pays. Je… je…
Elle voulait dire « je ne comprends pas », mais elle connaissait déjà la réponse : la réalité était différente des articles de journaux. Elle avait cumulé nombre de désillusions, mais celle-là faisait vraiment mal.
Les visages déformés par la moquerie des Rainbow, c’était le genre d’expression qu’elle connaissait bien. Elle en avait été victime autrefois. Des souvenirs désagréables remontaient en elle. Hakoto et Vivienne ne lui avaient pas menti, et elle aurait préféré.
— À titre personnel, je les déteste, reprit Hakoto. Ce n’est pas la première fois que nous travaillons ensemble. En vrai, mis à part le grand public, elles sont plutôt haïes par la plupart des officielles et des agences du pays.
— À ce point ?
— Ouais, c’est des péteuses arrogantes. Des fainéantes et des parasites, intervint Sandy en grimaçant. Ch’savais pas qu’on les attendait…
— Elles causent toujours des problèmes. Elles n’écoutent pas les ordres et se retrouvent à compliquer les missions. Je ne sais pas pourquoi le gouvernement les accepte encore sur le terrain, elles n’aident vraiment pas.
— Y’a toujours une question de thune derrière, Hako.
— Je m’en doute, mais bon…
Shizuka était choquée.
Comment était-il possible que les journaux racontent de tels mensonges ?
Elle aurait aimé croire que parmi les membres des Rainbow ses amies n’avaient côtoyé que les pires. Elle aurait aimé se raccrocher à cette idée mais celle-ci tomba tel un château de cartes. Paradise était dans le top 5 de l’agence, sa réputation n’était plus à faire. Si même elle se comportait ainsi…
— Et leur rang A et plus ? se hasarda à demander Shizuka.
— Du pipeau ! répondit Sandy. C’est sûr que quand on allonge la monnaie, on peut prendre le rang qu’on veut…
— Un mensonge de plus…, confirma Hakoto en hochant de la tête.
Pendant ce temps, un peu plus loin, la discussion continuait.
— Ah bon ? C’est vous notre chef, Elin ? Je suis désolée ! s’excusa faussement Paradise.
Elle couvrait sa bouche comme pour signifier qu’elle avait dit quelque chose d’insensé, mais son attitude affirmait tout le contraire.
— C’est pas croyable qu’ils envoient ça comme renfort depuis Kibou, ajouta une autre fille derrière elle.
Mais Elin n’en avait cure et les regardait, impassible ; les moqueries et les sarcasmes, elle y était habituée.
— Bon, écoutez, Heaven Rosenbach, Chloe Berkeley et Madison King. Je me fiche de vos avis et de vos paroles, nous sommes là pour une mission et si vous avez du mal à suivre mes ordres, vous pouvez remonter dans votre hélicoptère et rentrer chez vous. J’ai déjà bossé avec votre agence et si vous êtes du niveau de vos prédécesseuses, ce ne sera pas une grande perte de me passer de vos services. Du coup, soit vous la fermez, soit vous partez.
Les filles de l’agence parurent choquées. Elles n’étaient pas habituées à ce qu’on leur parlât de la sorte. Une fois surprise passée, elles affichèrent des expressions pleines de colère. Alors qu’elles allaient se mettre à protester, Paradise leva la main pour leur intimer le silence.
— Je vois que notre petite blague n’a pas été comprise par la grande Elin. J’en suis navrée ! L’agence Ultimate Rainbow ne saurait être mise à l’écart de cette mission, nous avons un contrat avec l’armée.
Heaven et Elin se fixèrent fermement quelques instants.
Pendant ce temps, Jessica avait arrêté de rire. Elle soupira en considérant les huit filles qui se trouvaient là. Elle savait que ce serait pénible, quoi qu’il advînt.
— Paradise, je me fiche des ordres de l’armée et de vos contrats moisis, si vous restez là c’est pour vous battre, pas pour faire de la manucure. Je ne sais pas pourquoi Aby vous a envoyées à moi et j’ignore vos petites magouilles, je ne suis pas une officière rebornienne. Ne crois pas pouvoir me corrompre ou m’amadouer. Je le répète pour la dernière fois, si vous n’êtes pas disposées à suivre mes ordres, partez d’ici de suite. Ce sera mieux pour tout le monde.
— Je vous trouve bien agressive, Elin, en plus d’être diffamatoire. En rentrant, je me plaindrai de vous et je vous attaquerai en justice, vous savez ? Vous pensez pouvoir raconter ce que vous voulez sous prétexte que vous êtes une des Invincibles, c’est ça ? Je ne me laisserai pas faire, je vous préviens !
Finalement lasse, Elin se retourna et annonça de sa voix monocorde :
— Tu m’as décidée. Pas moyen qu’on bosse ensemble. Remontez dans votre hélico et fichez le camp. Je vous laisse cinq minutes, ce délai passé je vous renvoie par la force. Je n’ai pas besoin de prétentieuses qui prennent le champ de bataille pour une cour de maternelle. Je ne laisserai pas mes filles prendre des risques pour vos caprices.
— De quel droit ? Si tu crois que…
— Où te crois-tu au juste, Paradise ? l’interrompit Elin. Nous sommes à des centaines de kilomètres de la base la plus proche et encore bien plus loin du siège de ton agence. Ici, ton argent et tes contacts ne te sauveront pas, tu ne pourras compter que sur ta puissance. Si tu as un minimum d’instinct de survie, tu sais très bien que tu ne gagneras pas sur ce terrain.
— Je… je ne vais pas me laisser faire !
— Combien de temps reste-t-il, Jess ?
Dans un geste de pure provocation, Elin tourna le dos à Paradise et fit face à Jessica.
— Quatre minutes… Non, trois minutes cinquante-cinq.
Jessica n’était plus d’humeur à rire. Elle était entrée dans le jeu d’Elin et observait sa montre avec sérieux.
— Tu ne perds rien pour attendre, la naine ! cria Paradise. Nous allons te plomber ton marché, te pourrir la vie jusqu’à en faire un enfer ! Venez les filles, inutile de rester ici !
Abandonnant son calme, Paradise se retourna et se dirigea vers son véhicule. Les autres filles regardèrent Elin avec mépris, puis firent volte-face et la suivirent.
Une fois à bord, l’hélicoptère piloté par un de leurs employés s’éleva et rapidement, elles quittèrent le plateau.
— Tu sais qu’elles raconteront n’importe quoi sur toi dans les journaux ? demanda Jessica à voix basse.
— Yep… Je suis habituée à être détestée, je te rappelle.
— Tu ne l’es que par de mauvaises personnes de toute manière.
Jessica rougit en se rendant compte de ce qu’elle venait de dire. Elle se redressa, croisa les mains dans son dos et fit comme si de rien n’était. Elle savait que même si cela aurait été à contrecœur, Elin aurait sûrement appliqué ses menaces, mais ne serait pas allée jusqu’à les tuer. Le respect de la vie de ses consœurs était une qualité que Jessica appréciait chez elle.
Elle lui jeta un regard en coin et la vit se gratter les fesses sans pudeur. Aussitôt la tête de Jessica s’écroula et elle eut envie de se mettre à pleurer.
— Pour une fois que je te trouvais cool…, marmonna-t-elle en soupirant.