— Tu te sens d’attaque, Yamare ? demanda Kowata.
Le groupe 1 était composé de l’agence Tentakool et de l’agence Sweat Girls. Son objectif était la Torre Ciudadana, la tour Civica, un édifice construit dans les années 2010 pour abriter des bureaux gouvernementaux. C’était la plus haute structure de la ville avec ses cent quatre-vingt mètres.
Mais comme le reste, elle était envahie de végétaux.
Visible de loin, Elin y avait ressenti une forte perturbation magique et avait demandé à Yamare d’en faire la reconnaissance. Elle lui avait toutefois proscrit l’entrée dès qu’elle avait pu confirmer la présence massive d’ennemis.
Les deux groupes s’étaient séparés dans l’ancien quartier de Gonzalitos. Celui que dirigeait Elin était allé vers la rivière au sud, qui ressemblait à présent à un fleuve amazonien. C’est là qu’elles venaient de rejoindre Yamare.
Cette dernière, sous sa forme de combat, n’avait rien d’humain : elle se transformait en une sorte de monstre informe gélatineux, noir, asymétrique, avec des membres de longueurs différentes, chacun armé de longues et redoutables griffes. Un œil unique de la taille d’un ballon se trouvait dans la partie supérieure juste au-dessus d’une bouche garnie de crocs. Elle ne marchait pas mais rampait au sol du haut de ses deux mètres.
La première réaction de Shizuka et de Vivienne avait été de se mettre en garde, mais les filles de l’agence Sweat Girls leur assurèrent qu’il s’agissait bien de leur amie.
— C’est Yamare !
Yamare reprit sa forme humaine pour confirmer ce qui venait d’être dit.
Sous sa forme d’origine, c’était une belle jeune femme à la longue chevelure nouée en une tresse qui descendait jusqu’à son postérieur. Elle portait des vêtements plutôt classiques à la mode kibanaise : un haut blanc avec quelques lacets, une jupe et des collants.
— Rassurez-vous, je suis une mahou senjo comme vous.
— Ah là là ! Moi qui pensais avoir trouvé un objet d’amusement…, dit Vivienne, sous sa forme de combat, d’une voix déçue. Bien le bonjour à vous.
Sur ces mots, elle salua Yamare en levant les bords de sa jupe et en fléchissant la jambe.
Connaissant les antécédents de Vivienne, Shizuka ne doutait pas un instant que ses paroles avaient été sérieuses ; une goutte de sueur apparut sur sa joue.
Shinno Yamare appartenait à l’archétype des « bizarres », les inclassables. Son pouvoir était de type « nuée ».
Considérée comme une mahou senjo de rang A, sa magie lui permettait de communiquer avec des vermines et des monstres, mais surtout d’avoir une présence qui la faisait passer pour l’un d’eux. Ce pouvoir ne fonctionnait pas avec les plus puissants des Anciens mais il pouvait tromper la majeure partie des créatures à l’intelligence animale.
C’est pourquoi elle assumait habituellement le rôle d’éclaireur.
— Enchantée de faire votre connaissance, je suis Nakasawa Shizuka de l’agence Tentakool. J’espère que nous nous entendrons bien !
— C’est pas vraiment le moment pour les politesses, dit Elin. Reprends ta forme de combat, Yamare.
— D’accord !
Sur ces mots, la jeune femme reprit son apparence monstrueuse sous le regard dégoûté de Shizuka. Même si c’était une consœur, elle n’avait pas vraiment envie de la toucher ou de l’approcher…
Irina n’avait pas le même a priori. Elle se mit à la renifler :
— Whoooo ! T’as la même odeur qu’eux ! Trop balèze ton pouvoir !!
— Euh… merci… euh…
— Ch’suis Irina ! Dis dis ! J’peux te toucher ?
— Ah euh… t’es sûre ?
Irina hocha la tête à plusieurs reprises avec tout l’entrain d’un enfant. Et, sans attendre la réponse, elle retira son gantelet de sa main droite et la posa sur Yamare.
— Kyaaa ! C’est tout visqueux et froid ! On dirait un monstre de hentai !
— Merci, c’est gentil…, dit Yamare ironiquement.
— J’pensais que tu s’rais acide… c’est chelou comme sensation ! Hahaha !
— Je peux contrôler l’acidité de mon corps principal, contrairement à mes enfants de la Nuée, expliqua Yamare.
L’autre application de son pouvoir était de se diviser en une trentaine de répliques de vase visqueuse. Chaque clone était capable de se battre indépendamment et de dissoudre par acidité la plupart des corps organiques, humains ou monstrueux.
— J’kiffe ton pouvoir en tout cas ! Tu devrais la toucher aussi, Shi-chan !
— Je passe !
— Allez ! C’est la seule occasion de tester la sensation d’un monstre hentai. C’est fun, je t’assure ! Hahaha !
Irina enlaça Yamare et y frotta même ses joues. Se rendait-elle compte qu’elle touchait le corps d’une jeune femme et non celui d’un monstre ?
— Irina-senpai, arrête de dire des choses obscènes ! Et en plus, c’est pas drôle !
Mais, au contraire, ce duo amusa la grotesque créature qui se mit à gigoter de manière incongrue. C’était une vision pour le moins étrange, qui provoqua au moins l’hilarité d’Irina.
— La ressemblance avec le genre d’œuvres mentionné par Irina-san devient de plus en plus frappante.
— Je crois que je viens de penser à un truc que j’aurais pas dû, dit Shizuka en grimaçant.
Grâce à la tempête Irina, une fois de plus, l’ambiance se détendit. Même les filles des Sweat Girls, qui étaient particulièrement stressées, affichaient des sourires en observant la mahou senjo accrochée à leur amie.
— Iri-chan, on n’entend que toi, lui reprocha Elin sur un ton monocorde. Les filles, on avance le long de la rivière Rio Santa Catarina et on traverse le quartier Barrio Antiguo. Restez sur vos gardes, les menaces émergent souvent des points d’eau.
Les lieux étaient méconnaissables avec la quantité de végétation qui avait poussé, mais Elin tenait malgré tout à donner les noms réels. Était-ce une manière d’honorer l’endroit ou alors aimait-elle simplement être précise ?
Les autres filles ignoraient à quoi correspondaient ces appellations, mais elles les avaient malgré tout repérées sur la carte ; elles n’avaient pas besoin d’en savoir plus.
— D’accord, Elin-sama, acquiesça Kowata. Vous avez entendu ? On reste sur nos gardes !
Sous sa forme de combat, cette dernière avait un physique en tout point similaire à sa forme normale, mis à part ses vêtements : elle portait à présent un uniforme de maid noir classique comme on pouvait en voir à Akihabara.
— OK, chef ! Gao gao ! confirma Naruru de manière adorable en grognant tel un félin.
Hirooka Naruru, la plus jeune de l’équipe avec ses 14 ans, rang B, était une fille discrète.
Au campement, on avait bien aperçu une fille aux cheveux courts avec des rubans et des barrettes, mais personne ne l’avait entendue. Constamment angoissée, elle s’était cachée des inconnues. Son comportement pouvait ressembler un peu à celui de Gloria, mais cette dernière ne se cachait pas, elle ignorait simplement ceux qu’elle n’avait pas envie de voir.
Sous sa forme de combat, Naruru avait des cheveux blonds striés de mèches noires. Sa tenue était sportive : un haut blanc avec son nom collé dessus et un bloomer. Sur sa tête avaient poussé des oreilles de tigre, tandis qu’une queue sortait du bas de son dos. De même, ses mains étaient emmitouflées dans des gants à fourrure avec des griffes. Plutôt qu’une fille-tigre, on aurait plutôt dit un cosplay.
Shizuka la regarda avec tendresse ; elle ne pouvait s’empêcher de la trouver mignonne.
— Laissez-moi ouvrir le passage, se proposa Anna.
Sous sa forme de combat, Anna devenait une sorcière. Son petit corps demeurait le même mais ses seins avaient perdu en taille. Sa chevelure était un peu plus longue et était devenue blanche tandis que ses yeux étaient verts et luisants. Ses vêtements ressemblaient à ceux d’une sorcière de fantasy : robe, chapeau pointu et balais magique volant. À ses côtés se trouvait un panier qui lui donnait un peu l’air d’un chaperon rouge.
— Pourquoi, Anna-san ? demanda Shizuka.
— Tu ne connais pas encore mon pouvoir ? Ma magie est « l’arsenal de la déchéance ». En gros, la magie de la pourriture. Contre les plantes et les engeances de Shub-Niggurath, je suis très puissante. Si je passe en tête, les plantes vont faner et les insectes et animaux s’éloigner, on se fera moins repérer.
— Elin-sama, je ne peux que la recommander, appuya Kowata. Son pouvoir est efficace contre la plupart des minions de Shub-Niggurath.
— Accordé. Tu ne t’éloignes pas de six mètres de nous. C’est un ordre strict.
— Entendu ! Je protégerai toutes mes adorables petites sœurs.
Sur ces mots, elle prit la tête du convoi et le groupe reprit sa progression sur cette ancienne route à plusieurs voies à présent envahie par la nature sauvage.
Comme l’avait expliqué Anna, les branches s’écartaient d’elles-mêmes sur son passage et les animaux et les insectes s’éloignaient, voire mouraient pour les plus fragiles.
— Elles ont toutes des pouvoirs sombres ou quoi ? pensa Shizuka.
Yamare avec la nuée, Anna avec la pourriture… Quels étaient les autres ?
— Et Naruru-san ? C’est quoi son pouvoir ? Et vous, Kowata-san ?
— Hé hé ! Le mien est un secret. Quant à Naru-chan…
— Elle maîtrise la magie du Chaos, répondit soudain Elin. C’est une invocatrice de rang B. Shi-chan, tu te crois en sortie scolaire ou quoi ? Je t’ai dit de te concentrer. Ça valait surtout pour toi, tu sais ?
— Mais chef ! Je…
— Pas d’excuses. Si tu continues à discuter, je te mets une colonie d’insectes dans les vêtements.
— Hein ? Mais non !
Elle savait qu’Elin ne le ferait pas mais elle ne pouvait oublier sa stratégie de l’humiliation lors de l’entraînement initial.
— Mmmmm, ce regard désemparé… implorant… il est magnifique, dit Vivienne avec une expression joyeuse et la main posée sur la joue.
— Pauv’Shi-chan, t’as réveillé le fauve. Hahaha !
— C’est bon, j’ai compris, je me tais ! Inutile d’en rajouter, toutes les trois !
Shizuka gonfla les joues et manifesta sa contrariété. Kowata ne put s’empêcher de rire, mais lorsqu’elle se rendit compte que le regard d’Elin était tourné vers elle, elle toussota et reprit son sérieux.
Dans un silence forcé, l’expédition se poursuivit.
Elin était équipée d’un casque relié à l’antenne-relais du campement, sur la montagne. Toutes les filles avaient des balises GPS sur elles.
Sueno, dont les pouvoirs étaient plus efficaces en logistique qu’en combat, était restée à la base et les aidait en leur indiquant les positions des monstres, en leur donnant des indications sur le terrain et en les gardant en contact. Dans le pire des cas, elle avait créé un hélicoptère pour venir récupérer les blessées.
Appuyant sur le bouton de son oreillette, Elin demanda :
— Jess, vous en êtes où ? Votre attaque commence quand ?
***
Un grésillement, puis la voix monocorde d’Elin. À travers le transmetteur, plus que jamais, Jessica eut l’impression de parler à un robot.
— Nous sommes sur objectif, répondit Jessica. J’attends l’ordre d’engagement. Stop.
<< Attends encore deux minutes et redemande-moi avant de passer à l’action. On ne devrait plus tarder à arriver. >>
— Entendu, chef ! Stop.
<< Tu peux arrêter de parler comme ça ? Ça me perturbe. C’est pas ton genre. >>
— Tssss ! Moi qui essayais de donner un peu de légitimité à ta position… T’es vraiment qu’une demi-portion sans intérêt…
<< Je te reconnais mieux là. >>
— Tais-toi, tu m’énerves ! T’as deux minutes, sinon je passe à l’assaut quand même, OK ? Terminé !
<< Ouais ouais… Tu sais que je t’entends très bien ? La communication est excellente, c’est pas la peine de crier. >>
Jessica et son groupe se trouvaient sur le toit d’un ancien bâtiment de style néo-classique, sûrement bâti au début du XIXe siècle. Elles se cachaient derrière les feuillages d’un grand arbre qui y avait poussé.
Les rues et bâtiments étaient en grande partie détruits ou intégrés au développement de cette folle végétation.
Devant leurs yeux s’étendait un parc qui, plus encore que le reste, était encombré d’arbres plus ou moins étranges. Ils formaient un édifice à l’aspect irrationnel, révélateur du style dément de l’Ancienne. C’était une sorte de palais végétal, aux tours horizontales qui menaçaient tôt ou tard de s’écrouler sous leur propre poids. Ce n’était pas le seul élément architecturalement absurde dans l’édifice, toutefois.
Autour de cet endroit se trouvaient un grand nombre de créatures : leurs torses étaient humains, mais leurs têtes et leurs jambes celles de boucs. Leur apparence générale n’était pas sans évoquer les satyres du folklore.
Leurs yeux étaient injectés de sang et dans leur dos se trouvait une queue avec pour extrémité une tête de serpent. Certains avaient des ailes à la place, à plumes ou membraneuses. Tous avaient des griffes acérées.
Il n’y avait pas loin d’une centaine d’Anciens qu’on nommait des Shub’thyres Sareth ou encore Faunes de Shub-Niggurath. C’était à la base des sacrifices humains offerts à la Puissante Ancienne et revenus sous cette forme en tant « qu’enfants bénis ». Le rituel de transformation était inconnu mais alimentait nombre des pires théories issues des cerveaux des chercheurs. Outre leur magie, ils disposaient tous d’une très importante régénération.
Pendant le temps d’attente, Jessica transmit ces informations au groupe.
Malheureusement, ils n’étaient pas les seuls ennemis présents, il y avait également des arbres animés, des Serviteurs de Shub-Niggurath. Mesurant près de trois mètres de haut, ces arbres aux troncs tortueux avaient de nombreuses bouches et yeux, des pattes courtes et robustes et des branches souples semblables à des tentacules.
Dans les rangs adverses figuraient également des cultistes humains. Au nombre de cinquante, leurs physiques étaient comme primitifs, leurs têtes plus petites et aplaties que celle des humains modernes ; avec leurs pagnes en peau et plantes, ils n’étaient pas sans évoquer des hommes préhistoriques.
Grâce à leur peau parfaitement blanche, Jessica n’eut aucun mal à les identifier. Il s’agissait d’Hyperboréens. Normalement éteints, ils étaient revenus sur le monde en même temps que les Anciens. Mais ils n’étaient plus les puissants techno-sorciers qui jadis avaient inspiré les empires Mu et Atlante, ils n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes.
Enfin, dans la végétation, dans les hauteurs grouillaient un grand nombre d’animaux et d’insectes aux corps difformes et étranges, mais Jessica ne les considérait pas comme de réels ennemis.
— Ça craint pas mal, non ? demanda Hatsume.
— Faut surtout rester à distance des Serviteurs et s’occuper des Shub’thyres en premier, c’est des sorciers compétents pour la plupart. Au pire, si ça devient trop difficile, nous procéderons à une retraite. Notre mission n’est pas l’extermination, même si c’est une stratégie envisageable.
— Elin-sama et toi êtes des chefs bizarres… Aucun officier ne parlerait de retrait avant même le début de l’attaque. Mais je préfère votre franc-parler, je pense. Héhéhé !
— Ra… Raconte pas n’importe quoi !
Jessica rougit légèrement et jeta des regards en coin à Hatsume. Même transformée, son physique demeurait le même, seuls ses vêtements étaient légèrement différents. Des épaulettes étaient apparues sur son long manteau de cuir et ses bandages disparus avaient révélé des tatouages inquiétants. De même, l’absence de son cache-œil permettait de voir un œil rouge luisant. Qu’elle ne changeât pas physiquement était assez commun, une bonne partie des mahou senjo gardaient le même aspect en se transformant, mais que sa tenue fût identique…
— Tu es bien sous ta forme de combat, Hatsume-chan ?
— Hein ? Bien sûr, j’ai levé les 42 malédictions ancestrales et libéré le sang démoniaque.
— T’as l’air… presque pareille…
— Héhéhé ! C’est une ruse. J’ai copié ma tenue pour la porter tous les jours.
— Hein ? Quel intérêt ?
— Confondre l’ennemi. Ne suis-je pas un génie évadé des prisons chtoniennes tartaréennes ? Hihihi !
Jessica plissa les yeux et se demanda si, en raison de son complexe chuunibyô, elle n’avait pas tout simplement copié sa tenue de combat parce qu’elle la trouvait « trop classe ». Elle se dispensa de s’étendre sur le sujet et soupira.
Elle jeta un coup d’œil aux filles derrière elle et ne manqua pas de remarquer la tentative de rapprochement d’Hakoto auprès de Kei. Elle sourit.
La raison lui était évidente : Hakoto s’intéressait à elle uniquement en raison de Shizuka. Au campement, elles avaient commencé à sympathiser. Hakoto la collait depuis qu’elles l’avaient quitté.
Sous sa forme de combat, Kei était assez similaire à la normale si ce n’était l’apparition d’attributs canins : queue et oreilles. Ses vêtements étaient certes différents mais restaient simples et quelconques. En général, les vêtements des mahou senjo étaient tape-à-l’œil, mais les siens laissaient douter du fait qu’elle était bel et bien transformée. Son arme était une arbalète médiévale.
— Stresse pas, Kei. Tout va bien se passer.
La main de Yueka se posa sur son épaule. La pauvre Kei, la plus faible du groupe, était loin d’être rassurée.
Yueka, qui était en réalité plus jeune que son interlocutrice, avait l’air bien plus mature avec son mètre soixante-quinze et sa confiance en soi. Sous sa forme de combat, elle était une « classique », ses vêtements étaient ceux d’une magical girl de fiction. Ses cheveux à présent violets étaient attachés en deux couettes dont la base était un chignon. En japonais, on appelait cette coiffure dango twintail en raison du rapprochement des chignons avec cette pâtisserie.
Passant la tête sur le côté de Yueka, Riana dit :
— Hihi ! Après tout ça, je t’inviterai à manger des sushi, donc fais de ton mieux, Kei-tan !
— Oui ! Je vais faire de mon mieux ! répondit cette dernière en serrant les poings.
Riana mesurait à peine un mètre cinquante. Une fois transformée, elle avait une longue chevelure noire qui lui descendait jusqu’aux genoux, des yeux violets, et portait une tenue légère composée d’un bikini et d’un mini-short. Plus le genre d’accoutrement pour aller à la plage que pour se rendre sur un champ de bataille.
Kei était très appréciée par les filles de son agence. En tant que « petite novice », elle passait pour la mascotte, bien qu’en réalité, avec seulement trois mois d’engagement dans l’agence, ce fût Yueka la plus jeune et la plus récente des recrues. Mais son rang et surtout son style lui donnaient une tout autre place.
En observant les forts liens qui liaient les Kabayaki, Hakoto se sentit un peu jalouse. Elle s’approcha de Gloria et lui dit en anglais :
— Tu vas bien ?
— Hein ? Qu’est-ce qu’il y a, Hakoto ? Tu ne me le demandes jamais…
— Tu exagères, comme si je ne prenais jamais soin de toi !
— Tu es bizarre aujourd’hui… Je veux rentrer à la maison plutôt que de me battre contre ces trucs… Mais bon, si Jessica y va, j’y vais aussi.
— Comme toujours, tu es une fille très positive…
— Oui… Puis, je déteste les arbres et la nature. J’ai pas de réseau et Sueno ne veut pas que j’utilise celui qu’elle a monté pour aller sur Nixiv… Une sale journée… Pffff !
— Tu dis de ces choses amusantes, Gloria. Hahaha !
Hakoto se forçait à rire. Elle voulait montrer que son agence était tout aussi soudée que les Kabayaki mais la réponse de Gloria n’allait pas vraiment dans sa direction. Toutefois, puisque leurs rivales ne comprenaient pas l’anglais, elle pouvait les tromper.
— Tu es vraiment bizarre aujourd’hui… Je n’ai rien dit de drôle. En tout cas, ça répond à ta question ?
— Tu ne t’en rends pas compte mais tu es une comique, dit Hakoto en accompagnant ses paroles d’un geste de la main.
Gloria la fixa froidement, pas du tout convaincue.
— Contente que ça te fasse rire… Au fait, elle était comment, Shizuka, quand elle était petite ?
— Pourquoi tu t’intéresses à ma Shizuka ?
Hakoto croisa les bras et plissa les yeux de manière intimidante. Il était difficile d’estimer l’impact de ses menaces sur Gloria, l’apparence de cette dernière étant bien trop inhumaine sous cette forme.
— Elle… Elle est mignonne. On dirait un petit animal. Ça donne envie de la câliner.
— Comme je te comprends… Mais là n’est pas la question ! Shizuka est à moi, tu le sais bien !
Gloria garda le silence un bref instant, puis dit :
— Ça me dérange pas de partager avec toi. Nous sommes comme des sœurs.
— T’es vraiment la pire, tu sais ? répliqua Hakoto en grimaçant. Elle n’est pas un objet qu’on se prête !
Gloria pencha la tête de côté, exprimant son incompréhension.
— Tu es fâchée contre moi ?
— Tsss ! N’importe qui le serait ! Mais bon, je connais ta sombre personnalité, je ne vais pas m’en offusquer. Nous discuterons de Shizuka une autre fois…
Surgissant derrière elles, Sandy, transformée, passa ses bras autour de leurs tailles :
— Eh ! Ne mettez pas de côté votre Sandy-chérie, OK ? Sandy aussi veut des câlins et parler avec vous !
— Chut ! Parlez pas trop fort, on va se faire repérer.
Le regard noir de Jessica se tourna vers les trois filles de son agence qui se séparèrent soudain et se mirent en position de combat.
— Jess est sévère aujourd’hui…, chuchota Sandy.
— Normal, nous sommes en mission et toi tu te mets à crier.
— Sandy ne criait pas, d’abord…
— Sandy… tu parles fort, finit par dire Gloria. Écoute Jessica et tais-toi.
Sandy gonfla les joues puis lui tira la langue.
Quelques instants plus tard…
Un nouveau grésillement caractéristique se fit entendre dans l’oreille de Jessica :
<< Nous sommes en place. Tu peux attaquer, Jess. >>
— Ça marche ! Compte sur nous pour nettoyer la place.
<< Je sais… >>
— Tu pourrais être un peu plus enthousiaste ! Enfin bon… Terminé.
Sur ces mots, Jessica fit signe aux filles derrière elle et l’opération débuta.
L’objectif de l’équipe 2 était simplement de faire diversion pendant que l’équipe 1 s’occuperait de la Tour Civica. Puisque le moindre combat dans cette ville sans présence humaine attirerait les monstres qui y étaient disséminés, Elin avait tenu à ce qu’elles soient les premières à agir. Mais elle ne s’était pas vraiment expliquée sur sa stratégie, et Jessica se doutait qu’il y avait quelque chose qu’elle n’avait pas encore révélé.
— À l’attaque !
Elle fit apparaître son « Hellfaust », son minigun, et commença à arroser la zone de rafales continues.
Aussitôt, Hatsume activa son pouvoir, « La Chevauchée du Ragnarok », et fit apparaître au-dessus d’elle une centaine de lances de joute.
Comme s’il s’agissait d’un rite bien connu, Kei, à ses côtés, leva les mains et fit apparaître autour d’elle un cercle magique : « Boost up!! ».
Son pouvoir était de type « vecteur » et son orientation, « magicienne ». Bien qu’encore débutante, ses capacités lui permettaient d’accélérer, ralentir et même renvoyer des attaques cinétiques. Il y avait toutefois quelques limites : elle ne pouvait pas l’utiliser sur son propre corps et elle devait impérativement observer les vecteurs qu’elle voulait affecter. Ces limitations faisaient d’elle une magicienne de soutien et de défense.
— Merci, Kei-chan ! Que tremblent les dix cercles infernaux ! Que s’ouvre le puits d’Abaddon !!
Les lances partirent d’un coup, à une vitesse proche de celle du son grâce au renfort de Kei. Elles traversèrent la frondaison et s’abattirent sur les ennemis.
Le périmètre de végétation fut rapidement mis à terre sous les tirs des deux chefs d’agence. Les corps des Shub’thyres commençaient déjà à tomber comme des mouches : ils étaient les cibles prioritaires.
Les filles qui cherchaient à engager le corps-à-corps marquèrent un bref arrêt :
— La chef de Sandy, c’est la best ! Mais Hatsume-chan aussi est super balèze ! Laissez-en un peu pour Sandy !
— Elles ont vraiment besoin de nous ? se demanda Hakoto en grimaçant.
— Jess is awesome!
— Y aura plus rien à tuer avant d’arriver…, se plaignit Yueka.
— Si c’est comme ça, va falloir mettre les bouchées doubles !
Sur ces mots, Riana fit apparaître des débris de verre devant elle et les projeta sur les cibles les plus proches : deux Sombres Rejetons qui se trouvaient à mi-chemin entre l’édifice et sa position.
Les éclats découpèrent plusieurs branches et s’enfoncèrent dans les troncs, mais se révélèrent insuffisants pour terrasser les deux Anciens. Ces derniers se tournèrent vers Riana en faisant apparaître de nouvelles branches semblables à des tentacules.
— Me sous-estimez pas, espèce d’arbustes !
Alors qu’un faisceau d’une trentaine de branches s’approchait d’elle, Riana fit apparaître dans ses mains deux épées de cristal et commença à les agiter. En quelques fractions de secondes, les branches furent sectionnées en petits morceaux.
— Ce n’est pas fini !
Un cercle magique apparut à ses pieds.
— Riana, sois prudente ! cria Kei en levant ses mains vers elle.
Elle activa une magie de soutien qui améliorait la vitesse de la cible. Par le biais de cette accélération, Riana parcourut les cent mètres qui la séparaient de ses ennemis en un rien de temps. Ses deux épées s’abattirent telle une tempête sur les Sombres Rejetons dont elle eut rapidement raison.
Après une profonde inspiration, le visage crispé et les intestins remués par le stress, Kei se tourna vers les autres filles et rassembla toutes ses forces :
— Je vais vous booster toutes en même temps…
Elle ferma les yeux et concentra sa magie. Un cercle magique apparut aux pieds de chacune.
— À mon tour, je pense, déclara Hakoto en lançant une boule de papier devant elle.
Un dragon en origami apparut dans les airs et commença à tirer des rayons électriques sur les satyres dégénérés.
Sous l’effet de la surprise et de la brutalité de l’assaut, la défense adverse commençait déjà à en pâtir : il n’y avait pas une once d’organisation dans les rangs qui se faisaient faucher tel le blé.
Quelques Shub’thyres érigèrent des barrières magiques à la hâte, mais une bonne moitié des leurs étaient déjà décimés. Le bâtiment avait été en partie ravagé par les tirs. L’attaque-surprise les avait pris de court.
Reprenant un peu leurs esprits, une poignée de Shub’thyres se mirent à incanter des sortilèges offensifs.
Jessica changea d’arme. Puisqu’à présent ses alliées étaient entrées dans la zone de tir, elle ne pouvait plus laisser libre court à ses pulsions destructrices. Puis, elle avait une autre priorité.
— Hatsume-chan ! Hakoto-chan ! Concentrez vos tirs sur les barrières ! Il faut ouvrir la voie avant que la vague magique de flétrissement ne commence !
Elle avait deviné la stratégie adverse : ils procédaient à une incantation de groupe, une vague de magie de pourriture qui flétrirait tout corps organique à des centaines de mètres à la ronde. Même leurs alliés hyperboréens et Sombres Rejetons en seraient victimes.
Une fois tout réduit en compost, ils utiliseraient une magie de renaissance pour faire revenir des minions dévoués à leur déesse.
Jessica savait qu’il fallait arrêter leur sortilège à tout prix.
— Gloria, je compte sur toi ! Attaque la ligne arrière, lui dit-elle à travers son communicateur.
<< D’accord, Jessica ! >>
Dans les mains de Jessica apparut son Desintegrator, un fusil railgun anti-matériel. Elle concentra sa magie pour améliorer la vitesse du tir, visa le conglomérat de barrières magiques et tira. Même si elle ne les détruisit pas toutes d’un coup, son tir fit trembler l’édifice derrière l’ennemi.
Jessica grimaça alors qu’elle éjectait l’obus de son arme et s’apprêta à faire feu à nouveau.
Mais, à ce moment-là…
« 1000 t punch !!! »
Profitant de son accélération, Sandy se projeta sur la barrière. Poing en avant, elle canalisa sa magie de gravité pour l’alourdir.
Le mur, formé de multiples couches, trembla à nouveau ; il s’agissait d’une redoutable attaque.
Mais ce qui vint percer cette défense fut une énorme lance. Elle fit voler la barrière en éclats et poursuivit sa trajectoire en se fichant dans la paroi de la tour.
Hatsume prit une pose victorieuse. Elle n’était pas rang A+ pour rien, sa capacité offensive n’avait rien à envier à celle de Jessica. Elle pouvait choisir entre un mode d’attaque en tirs multiples, invoquant et contrôlant jusqu’à une centaine de lances, et effectuer un tir concentré par le biais d’une seule.
Avec le renfort offert par la magie de Kei, son attaque était sûrement égale à un rang S (du moins, c’était son estimation).
— Bien joué, Kei-chan !
— Han han… merci… mais c’est toi qui es incroyable, chef !
Kei commençait à subir le contrecoup de sa magie. On pouvait aisément distinguer sa fatigue. Comme elle n’avait pas arrêté d’offrir sa magie à ses alliées sans prendre de moment de répit, c’était une conséquence prévisible.
— Raconte pas n’importe quoi ! Tu es digne de comparaître dans le Grand Lexique Démoniaque avec à tes ordres 66 légions.
— Je ne comprends toujours pas ton charabia, chef…, se plaignit Kei d’une petite voix.
— Bien joué ! Toutes sur la deuxième ligne ennemie ! ordonna Jessica à cet instant, coupant l’échange entre Kei et Hatsume.
Sans tarder, Yueka prit appui sur la hampe de la lance géante d’Hatsume, qui commençait à disparaître, et bondit dans les airs.
— À mon tour !
Sur ces mots, elle fit apparaître une sorte d’anneau métallique autour d’un groupe de sorciers Shub’thyres et se laissa retomber à l’intérieur.
— Vous voici pris dans mon piège. Nul n’en sortira vivant !
Sauf cas exceptionnel, il était presque impossible de quitter la zone cernée par cet anneau.
Les satyres abattirent leurs griffes sur Yueka qui venait d’atterrir au centre de leur groupe. Mais elle disparut et réapparut à l’opposé de la zone de combat, en ressortant à la frontière de l’anneau. C’était la réelle utilité de cette zone : elle pouvait l’utiliser pour entrer et sortir à sa guise, tant qu’elle restait dans la circonférence.
Son arme, une chaîne cloutée aux nombreuses têtes s’achevant par des lames, pouvait également apparaître un peu partout à l’intérieur du périmètre et puisqu’elle pouvait contrôler indépendamment chaque tête issue de ce faisceau, elle pouvait créer une véritable tempête d’attaques.
D’ailleurs, une des chaînes apparut dans le dos d’un des sorciers qui n’eut pas le temps de l’esquiver et fut lacéré. Son regard devint encore plus bestial et enragé, sa queue fouettant l’air à la recherche de son assaillant.
Pendant ce temps, les autres sorciers incantaient.
— Je ne vous en laisserai pas le temps !
Sur ces mots, jaillissant de partout, les autres têtes de la chaîne s’abattirent sur les Shub’thyres, les tailladant vicieusement et horriblement, s’enroulant autour de leurs corps et leur arrachant des morceaux de chair par le biais des nombreuses pointes présentes sur chaque maillon. Les Anciens poussaient de surprenants cris de douleur qu’on ne pouvait présumer de telles créatures.
Leur incantation fut interrompue.
Les attaques n’étaient pas suffisantes pour les tuer tous d’un seul coup, d’autant plus qu’ils se régénéraient à vue d’œil, mais elles étaient si imprévisibles et rapides que malgré leurs boucliers magiques, les Shub’thyres ne pouvaient se défendre correctement.
En plus d’être toutes indépendantes grâce à la magie des anneaux, Yueka pouvait également étendre leur longueur au-delà de toute logique. C’était un combat frustrant pour les sorciers, leurs tentatives d’attaque se soldaient par des échecs et ils étaient enfermés avec un bourreau qui les tuait à petit feu.
Pendant ce temps, les sorciers Shub’thyres qui avaient échappé au piège poursuivaient leur redoutable incantation de vague de flétrissement. Mais, soudain, ils se retrouvèrent aux prises avec des tentacules de sable qui vinrent les percer, les étouffer et leur briser les os à la manière de boas constricteurs. La responsable n’était autre que Gloria.
De son côté, Riana s’occupait des Serviteurs de Shub-Niggurath et de quelques Shub’thyres qui cherchaient à fuir considérant le massacre en cours.
Les survivants des premières salves de tirs commencèrent à s’extirper des décombres, mais furent aussitôt pris pour cible par l’arrière-ligne des mahou senjo. Pour économiser ses forces, Jessica avait finalement changé d’arme au profit de son fusil d’assaut, le Mutilator.
À ce stade, l’avantage était du côté des mahou senjo, qui dominaient complètement la bataille. L’ennemi ne pouvait leur faire face malgré son surnombre.
Mais soudain, une contre-attaque imprévisible eut lieu.
Jaillissant par l’arrière, un groupe d’Hyperboréens que toutes avaient oublié et ignoré vint s’en prendre à Hakoto, Jessica, Hatsume et Kei.
Même s’ils ressemblaient à des primitifs, leurs armes n’étaient pas de simples morceaux de bois et de silex, mais des objets enchantés par la sombre magie de leur déesse.
Hatsume et Jessica eurent à peine le temps d’interposer leurs barrières réactives avant que les haches et masses ne les percutent. Les deux mahou senjo se rendirent rapidement compte d’une irrégularité : c’était comme si ces armes absorbaient la magie à leur contact. De simples défenses magiques ne tiendraient pas longtemps.
Aussi, elles bondirent en arrière pour prendre de la distance.
Jessica fit apparaître dans sa main un Dominator, un pistolet-mitrailleur, et arrosa ses quatre assaillants avant qu’ils ne pussent l’atteindre. Les balles chargées de magie ondulatoire les firent littéralement exploser de l’intérieur.
Quant à Hatsume, elle glissa au sol et transperça ses trois adversaires d’une lance chacun.
Hakoto, pour sa part, se trouvait dans les airs. Elle avait eu un peu plus de temps de réaction que les deux chefs d’agence et avait pu dresser un mur de papier pour se défendre des javelots qui lui avaient été lancés.
Contre toute attente, ces armes étaient plus puissantes que les massues : deux d’entre elles transpercèrent le mur, l’une se ficha dans le tapis volant d’Hakoto qui disparut aussitôt, tandis que l’autre frôla le bras de cette dernière où il laissa une entaille profonde.
La jeune femme tomba au sol en soulevant un nuage de poussière. Ses adversaires ne tardèrent pas à courir vers elle, lances en avant, prêts à l’embrocher.
Elle n’avait pas le temps de réagir, tout au plus aurait-elle pu faire apparaître une barrière réactive…
Une rafale de balles vint mettre un terme à l’attaque. Hakoto ne put esquiver les gerbes de sang qui lui giclèrent au visage et imbibèrent ses vêtements : les Hyperboréens venaient d’exploser de l’intérieur.
— Merci, Jessica ! dit-elle en se relevant. Par contre… Beurk !
Elle considéra son kimono, qui était rouge à présent. Elle dut même s’essuyer les yeux pour dégager sa vue. Jessica souffla sur le canon de son arme, afficha un regard de défi et garda le silence. Hakoto grommela encore un bref instant, puis cessa de se plaindre ; sa chef venait de la sauver.
À l’instar d’Hakoto, Kei avait eu du temps pour réagir. Elle avait utilisé son « bouclier de renvoi vectoriel », qui lui avait permis de renvoyer le coup de massue d’un premier Hyperboréen, qui se brisa lui-même le bras, mais elle fut prise par surprise par la lance d’un second qui avait surgi d’un fourré sur le côté.
La pointe en silex pénétra son flanc. Le sang jaillit abondamment.
Un troisième surgit derrière elle. Sa hache en silex se dirigea vers sa boîte crânienne.
La pauvre fille était à ce point prise par la douleur de sa blessure qu’elle ne vit même pas venir l’attaque. À la place…
— Keiiiiiiiii !!! cria Hatsume en tendant sa main vers elle.
Une demi-douzaine de lances apparurent et sifflèrent dans l’air en prenant pour cible les trois agresseurs. Mais allait-elle avoir le temps d’éviter le désastre ?
Hatsume allait fermer les yeux, ce qui était instinctif face à un spectacle d’horreur, mais à la place, elle prit sur elle et injecta toute la magie à sa disposition dans les lances, accélérant leur vitesse.
Le bruit d’un corps tombant au sol se fit entendre. Mais ce n’était pas celui des Hyperboréens.
Non, ces derniers avaient été emportés et mis en morceaux par les lances.
Kei était tombée à genoux. Elle était en vie ; la hache n’avait pas eu le temps de lui fendre le crâne, mais son état était critique. Hatsume se rua sur elle.
La pauvre Kei souffrait. Elle hurlait et agrippait le bras de sa chef. La blessure n’était pas propre, peut-être à cause de la forme des silex, peut-être à cause de quelque obscure magie qui avait imprégné l’arme de son assaillant.
— Kei !! Bon sang ! Pourquoi ?!
Hatsume commença à paniquer. Elle avait entre ses bras sa subalterne qui était sur le point de mourir et ne savait que faire. Le combat se poursuivait autour d’elles.
Jessica s’approcha sans mot dire et, sans aucune délicatesse, posa sa main sur la blessure béante.
— Ça va faire un peu mal, mais ça ira mieux après…
Elle enfonça les doigts dans la plaie. Kei hurla encore plus fort et agrippa cette fois les deux bras de sa chef. Jessica semblait chercher quelque chose à l’intérieur des entrailles de la pauvre fille.
— Jessica ! Qu’est-ce tu fiches ?! Je… je… je te faisais confiance !!
L’état de Kei paraissait empirer. Elle s’agitait en tous sens et ses faibles doigts de mahou senjo de type magicienne s’enfonçaient dans les biceps de sa chef.
Jessica ne répondit pas. À la place, elle retira d’un coup ses doigts et présenta à Hatsume un morceau de silex qui était resté fiché à l’intérieur du corps de la pauvre fille. Des petits tentacules semblables à des filaments y avaient poussé et s’agitaient encore.
Kei poussa un dernier cri de douleur puis, un peu soulagée, bien que continuant à saigner abondamment, elle s’évanouit en reprenant sa forme normale.
— Hatsume-chan, garde ton calme. Sueno-chan : demande d’extraction IMMÉDIATE ! Prépare le matériel médical, Kei-chan est gravement blessée !
<< Hein ? Bien compris ! J’arrive ! >>
Jessica se tourna vers Hakoto qui avait également été touchée. Elle se trouvait quelques pas plus loin et se tenait le bras, honteuse.
— Hako-chan, fais apparaître du papier et mets-le dans le trou de la plaie. Il faut arrêter l’hémorragie. Si seulement elle arrivait à garder sa forme de combat…
Hatsume avait les larmes aux yeux. Sans l’aide de Jessica, elle aurait probablement perdu Kei, dans ses bras, incapable de la sauver. Elle baissa sa casquette pour dissimuler ses traits tirés.
— Hatsume-chan, même si c’est dur, reprends l’attaque. Je m’occupe de tout avec Hako-chan. Je te rejoins aussitôt que possible.
— Hein ?
— Il ne faut pas oublier celles qui continuent de se battre. C’est notre devoir en tant que chefs.
Hatsume grimaça un instant, puis inspira profondément.
— Ordre reçu ! Ouverture des hexagrammes alternatifs maudits. Je… je retourne au combat. Protégez… Kei-chan…
Sur ces mots, elle posa un baiser sur le front de sa subalterne endormie et, tout en gardant sa casquette baissée, elle s’éloigna pour revenir au combat. C’était difficile, mais Jessica avait raison : elle était la chef de l’agence, elle n’avait aucune compétence pour aider des blessés, tout ce qu’elle pouvait faire était de reprendre le combat pour préserver les autres du même traitement.
— Aaaaaaaaaaaaaaahhhh !
Tout en poussant un hurlement de frustration qui arriva malgré la distance aux oreilles de Jessica et d’Hakoto, Hatsume fit réapparaître une centaine de lances autour d’elle et retourna à l’offensive.
— Hako-chan, tu évacues la zone aussi, compris ?
— Hein ? Mais ce n’est rien, je peux encore me battre !
— Je sais. Mais je préfère que tu partes quand même te faire inspecter. Leurs armes magiques sont plutôt vicieuses. En plus, rien ne dit que tu n’es pas empoisonnée.
— Mais…
— C’est un ordre ! Puis, je commence à me dire que c’est risqué de laisser le camp sans protection avec une blessée et une non-combattante. Je me sentirais plus rassurée si tu y étais également.
Hakoto grimaça avec frustration, mais se rendit compte que Jessica avait sûrement raison. Outre la probabilité d’une attaque-surprise sur le campement, il était possible qu’elle fût empoisonnée : elle se sentait un peu nauséeuse.
Malgré tout, elle sourit avec ironie alors que le visage de Vivienne s’affichait dans son esprit.
— Ce n’est rien comparé au combat contre l’autre folle…
***
Pendant ce temps, dans le groupe numéro 1…
Après avoir défait sans aucune difficulté les lignes de défense de Shub’thyres et d’Hyperboréens autour de la tour Civica, les huit filles s’avancèrent vers l’édifice conquis par la végétation.
Même si le combat du groupe 2 se déroulait à plusieurs centaines de mètres à vol d’oiseau de là, elles l’entendaient parfaitement ; surtout les coups de feu de Jessica.
Elles étaient en train d’attirer l’attention des monstres qui s’éloignaient à présent de la tour Civica, ce qui était le but initial de la diversion.
Les filles jetaient des œillades dans la direction des tirs, mais Elin pointa le sol et leur désigna l’empreinte géante d’un sabot.
— C’est quoi, Elieli ?
— Elin-sama, qu’est-ce donc que cette créature ? demanda Kowata.
— Vous n’allez pas tarder à le savoir. Elle devrait sortir de la tour sous peu. C’est d’ailleurs notre objectif.
Elin fit face à toutes les filles en même temps et donna les instructions :
— Shi-chan et Naruru-chan, reculez en troisième ligne. Vivienne, ton poison n’aura sûrement aucun effet, tu auras pour rôle de les protéger d’une attaque-surprise par l’arrière. Irina-chan et Yamare-chan, vous irez avec Kowata-chan en première ligne. Je vous couvre avec Anna-chan depuis la deuxième.
— Les méchants enfants à qui je ne peux prodiguer de punition ne m’intéressent guère en effet, dit Vivienne. Autant protéger ma belle Shizuka-san.
Sur ces mots, elle saisit une mèche de cheveux de cette dernière et la renifla avec sensualité. Bien sûr, ceux qu’elle désignait comme des enfants étaient les monstres. Shizuka trembla et blêmit, mais se laissa faire sous l’effet de la peur.
Elin fixa Vivienne un instant, sans dire un mot. Cette dernière comprit les reproches tacites et s’excusa d’une courbette, non sans conserver son sourire provocateur sur son visage.
Les filles des Sweat Girls observaient cette scène sans en comprendre les enjeux lorsque Kowata demanda :
— Qu’allons-nous affronter ?
— Un avatar.
Cette réponse quitta les lèvres d’Elin comme tombait le couperet. Celles qui savaient de quoi il s’agissait pâlirent et déglutirent.
Au même moment, le sol se mit à trembler et un monticule de terre se forma aux pieds de la tour Civica.
— À vos positions.
Bien qu’hésitantes, les combattantes se placèrent conformément aux ordres.
Du sol émergea l’ennemi qu’Elin venait de nommer : la Chèvre Noire, un des multiples avatars de la Puissante Ancienne Shub-Niggurath.
Dans le jargon spécialisé, on qualifiait d’avatar les projections corporelles des Puissants Anciens. Il s’agissait de corps créés par magie, ayant une partie de leurs pouvoirs, et leur permettant d’agir sans risque d’être tués.
En principe, l’esprit du Puissant Ancien y était projeté, ce qui lui permettait de le diriger à distance. C’était, en un sens, un corps par procuration.
La mort d’un avatar n’entraînait aucune conséquence pour le Puissant Ancien, mis à part un temps d’attente avant de pouvoir en créer un nouveau.
Même s’ils étaient plus faibles que les originaux, les avatars étaient malgré tout classés en niveau de menace Élite. Souvent, ils étaient même bien plus dangereux qu’un monstre Élite normal, leur puissance se situant entre ce niveau et celui de l’Ancien originel.
Toutefois, le cas de Shub-Niggurath différait quelque peu. En raison de l’importante vitalité de l’Ancienne et de sa nature créatrice (voire maternelle), certains de ses propres avatars finissaient par développer une conscience et devenaient indépendants. C’était un cas unique.
Aussi, à force, le terme de « Chèvre Noire » avait fini par désigner bien plus une espèce d’Anciens à part entière que l’avatar de Shub-Niggurath. D’ailleurs, ses autres avatars ne subissaient pas le même phénomène.
En contrepartie de leur indépendance, les Chèvres Noires étaient moins puissantes que les avatars normaux, mais elles demeuraient de redoutables ennemis.
À peine le monstre était-il apparu qu’à ses pieds, la terre changea de couleur et des plantes commencèrent à pousser à vue d’œil.
Son corps haut de dix mètres était musclé. Bipède, il était un mélange d’humain et de bouc. Son pelage noir graisseux le recouvrait presque entièrement, tandis qu’une queue fourchue s’agitait dans son dos.
— Son sang est empoisonné, recouvre-toi de métal, Iri-chan. Quant à toi, Yamare-chan, fais attention : son poil huileux risque d’interférer avec ton acide. Vous toutes, s’il commence à rugir, c’est qu’il va projeter un rayon laser par sa bouche. Quand ce sera le cas, dispersez-vous et cachez-vous. Sauf toi, Shi-chan, si ça arrive, tu rejoins Vivi-chan, OK ?
Shizuka blêmit. Les paroles de sa chef, l’allure féroce de ce géant, rien de tout cela n’était rassurant.
— À… à tes ordres, Elin-san ! dit-elle avec le plus de motivation possible.
Lorsqu’elle leva les yeux vers ceux du monstre, elle frémit. Ils étaient rouges et vitreux, ils exprimaient la bestialité. On ne pouvait en aucune manière les rapprocher de ceux d’un humain ; en face d’elle se trouvait une bête féroce et sanguinaire.
À la simple vision de cette créature, un substitut de l’Ancienne, un quelque chose de primal réagit en elle : c’était comme si une part enfouie de son ADN se rappelait un lointain passé. C’était la première fois que Shizuka ressentait une telle émotion, et elle était confuse.
Pendant quelques instants, elle n’était plus à Monterrey auprès de ses collègues, mais sous une voûte étoilée comme elle n’en avait jamais vu de si belles. Habituée à la métropole, c’était la première fois qu’elle observait autant d’étoiles briller dans le firmament.
Autour d’elle, des dolmens formaient un cercle. Elle n’en avait vu qu’en photographie sur internet, et elle ne savait même pas s’il en existait encore dans le monde.
Passant entre ces énormes pierres, des êtres identiques à la Chèvre Noire, mais en plus petites, s’approchèrent d’elle et poussèrent des cris sauvages. Sans même comprendre ce qu’il se passait, Shizuka se retrouva sur un autel au centre du cercle, tenue par ces créatures.
L’une d’elles arracha ses vêtements et leva une dague sacrificielle qu’elle pointa vers le cœur de la jeune femme. Elle hurla et se débattit de toutes ses forces, mais en vain.
Alors que la mort s’avançait vers elle en accompagnant ce coup de dague, elle reprit ses esprits : elle était de retour à la réalité et Vivienne la secouait.
— Bon réveil, ma chérie !
— Onee… ? Qu… qu’est-ce que… ?
— Notre chef n’a même pas eu le temps de nous prévenir : ce monstre dispose d’un pouvoir d’illusion très puissant, capable d’affecter même l’esprit des mahou senjo. Nous ne pouvions tolérer l’idée qu’on vous dérobe à notre emprise, seul notre charme est en droit de vous ravir. Nous avons donc injecté en vous la flagrance des roses de terreur. Votre rêve ne fut pas des plus agréables, nous le supposons, mais si nous n’avions pas agi, vous seriez devenue la proie d’orgasmes induits par ce monstre.
Shizuka blêmit. Elle avait peur de comprendre.
Ce n’était pas une illusion destinée à tuer mais à provoquer le désir sexuel. Les minions de Shub-Niggurath étaient nombreux à disposer de pouvoirs basés sur la sexualité. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle Shizuka les haïssait tant.
Le poison de Vivienne avait transformé cette illusion en cauchemar, ce qui lui avait permis de se réveiller.
— Gloups ! Merci infiniment… Oneesama…, dit-elle en chassant les tremblements qui l’agitaient. Et le combat ?
Shizuka se rappela soudain qu’il avait dû commencer. Elle ignorait combien de temps son esprit avait été absent. L’ambiance était toujours aussi tendue, pesante, et des bruits d’affrontements arrivaient à ses tympans.
Elle tourna la tête vers le monstre pour découvrir Irina, dont le corps était entièrement recouvert de métal, engagée au corps-à-corps avec lui.
Ses poings et pieds heurtaient le pelage et la musculature de l’homme-chèvre qui contre-attaquait en abaissant ses poings géants. Irina esquiva d’un bond en arrière.
— Elieli ! Il est super costaud ! C’est un mid-boss ?
— Idiote, c’est plus un world boss.
Irina ouvrit grand sa bouche et laissa échapper un « ooh ! » avant de se remettre à courir.
Elin s’envola et tourna autour de l’avatar en projetant des boules de flammes noires. Elles désintégraient le pelage, mais presque aussitôt il repoussait et les brûlures disparaissaient. La régénération biologique de la Chèvre Noire était encore bien plus rapide que celle des Shub’thyres et reflétait son lien étroit avec la Puissante Ancienne.
Néanmoins, Irina profita d’un de ces trous temporaires dans la protection adverse — le pelage graisseux amortissait considérablement les dégâts contondants des poings et déviait même les armes tranchantes — pour frapper de ses deux poings simultanément sur le tibia du monstre. Ce dernier fut déséquilibré par la violence de l’impact.
— Yama-chan !! cria Irina tout en saisissant la cheville de la Chèvre.
— OK !!
Yamare et ses trente clones en forme de monstres gélatineux sautèrent sur l’autre cheville et tirèrent de toutes leurs forces. Bien que la graisse empêchât l’acide de corroder le poil, considérant le nombre de Yamare collées à lui, il commença malgré tout à fondre.
La Chèvre Noire tomba lentement en arrière de tout son poids.
C’est alors que Kowata bondit dans les airs et retomba avec force sur le ventre de l’avatar. Son pied était entouré d’une vive lumière blanche et produisit un flash à l’impact.
Kowata était de type mixte, sa spécialité était la lumière qu’elle canalisait dans ses membres pour développer un style d’art martial inhumain. Son pouvoir était nommé « le Sutra d’Amaterasu ». Elle pouvait également projeter des rayons de lumière, ce qui lui permettait de se battre à distance.
Incapable de se protéger, le corps de la Chèvre s’enfonça légèrement dans le sol et projeta des gravats autour de lui.
— Oneesama ? Vous pourriez me laisser ?
Vivienne observait le combat en tenant dans ses bras sa belle princesse.
Faisant semblant de ne pas s’en rendre compte, elle ouvrit les lèvres et sourit avec innocence.
— Vous êtes tellement légère que nous avions oublié. Néanmoins, vous pouvez rester aussi longtemps que vous le souhaitez. Votre présence m’est quelque peu réconfortante.
L’arc que décrivirent ses lèvres fit frissonner Shizuka. Pour sa part, elle ne se sentait pas du tout réconfortée. Au contraire, elle devinait sans difficulté les mauvaises pensées de Vivienne, ses yeux passionnés qui la mangeaient du regard.
— Euh… je veux bien descendre et aider les filles.
— À votre guise. Nous n’aimerions pas que vous vous plaigniez auprès de notre chef quant à notre comportement déplacé.
Il y avait donc bien une forme d’autorité qui parvenait à réprimer la folie de Vivienne. Shizuka soupira de soulagement en reposant les pieds à terre. Elle ramassa sa baguette au sol, puis fit face à Vivienne qui n’avait raté aucun de ses mouvements.
Elle crut même l’avoir vue se lécher les lèvres.
— Ne devrions-nous pas aller les aider ?
— Elles ne semblent pas en avoir besoin. Sauf ce pauvre chaton, regardez-la convulser de plaisir.
Vivienne posa sa main sur sa joue en observant Naruru un peu plus loin. La pauvre fille était à genoux, le regard perdu dans le vide, et gémissait de manière perverse. Son visage était couvert de sueur et de rougeur.
Shizuka rougit à son tour jusqu’aux oreilles. Elle se doutait du genre de rêve qu’elle était en train de faire.
— Allez l’aider, je vous en prie, Oneesama !
— Il nous aurait bien plu de vous voir de la sorte, marmonna Vivienne d’une voix à peine audible, mais bien plus que nous fussions à l’origine d’un tel débordement.
Shizuka n’entendit pas tous les mots, mais devina clairement de quoi il en retournait. Elle recula d’un pas, apeurée, tandis que Vivienne s’inclina en levant les bords de sa jupe.
Elle parla en français, ou du moins, Shizuka supposa que c’en était :
— À votre service, ma chère !
Shizuka détourna le regard du spectacle honteux. Dire qu’elle avait failli subir le même sort que la pauvre Naruru…
Elle décida néanmoins de se concentrer sur le combat contre l’horrible monstre.
— C’est le moment de montrer le résultat de mon entraînement ! pensa-t-elle en inspirant longuement, puis en tendant sa baguette devant elle.
Elle comptait employer son plus puissant sortilège :
« Diamond Sun Beam! »
Suite au combat contre Vrexuh, Elin avait insisté pour que Shizuka apprît à l’utiliser parfaitement. Comme il s’agissait d’un tir à très longue distance, c’était une capacité qui complétait les compétences de l’agence.
Douze diamants apparurent autour de Shizuka, se mirent à tourner autour d’elle, puis formèrent deux cercles magiques devant sa baguette magique.
Elle inspira et expira calmement puis tenta de faire le vide dans son esprit, comme le lui avait appris Elin. Il suffisait de se concentrer sur les flux de magie et de ne pas laisser les mauvaises pensées la perturber.
Même si sa capacité offensive restait inférieure à celle de ses collègues, si elle pouvait tout donner en un seul tir, au bon moment, elle pouvait renverser l’issue d’une bataille.
La lumière commença à briller à l’avant de sa baguette. Le tir était prêt à partir mais Shizuka le retint. Il lui fallait attendre la bonne occasion, aussi elle observa attentivement le combat, ne ratant pas le moindre détail…
Elin et Anna attaquaient le géant à distance : la première projetait des langues de feu, tandis que la seconde lui tournait autour sur son balais volant et lui tirait dessus avec un fusil d’assaut. Les balles d’Anna étaient un atout remarquable, comme elle l’avait annoncé : elles provoquaient le pourrissement des organismes vivants, réduisant l’efficacité de la régénération ahurissante de la Chèvre Noire.
D’un coup de poing, cette dernière projeta Irina à distance malgré sa parade ; sans sa carapace de métal, elle aurait sûrement eu quelques os brisés, voire pire.
Kowata, qui se trouvait un peu à distance, tira un rayon de lumière concentrée directement dans un des trous provoqués par les attaques combinées de la seconde ligne. La Chèvre Noire ne parvint pas à l’esquiver et poussa un cri de douleur avant de contre-attaquer d’un coup de pied. Kowata interposa sa barrière réactive qui se brisa presque immédiatement et fut projetée à son tour par la violence de l’impact.
À cet instant, une langue de flammes noires s’enroula autour du bras gauche du monstre. Elle essayait de le sectionner mais s’opposait à sa régénération incroyable. Les cris de la Chèvre noire étaient effroyables, elle paraissait tellement souffrir que les plus sensibles l’auraient prise en pitié.
Dans les airs, Anna sortit un lance-roquette de son panier et tira sur l’autre bras. L’explosion provoqua de lourds dégâts sur les muscles et les poils du monstre. Ce dernier continuait de se débattre comme un forcené.
Il tendit son bras libre en direction d’Elin et tira un rayon vert provoquant la décrépitude. Le sol se couvrit d’asticots à son passage, et des vapeurs de soufre s’en dégagèrent. La végétation ne fut pas épargnée et se fana immédiatement.
Deux créatures monstrueuses s’interposèrent pour défendre Elin. Elles ressemblaient à un mélange de tortue et de dragon. Leurs carapaces bloquèrent le rayon tant bien que mal.
— Désolée du retard… Han… han…, dit Naruru d’une voix essoufflée, en sueur, et en se tenant le ventre.
Les deux monstres étaient ses invocations, des créatures issues du concept de « Chaos », la base de la magie de Naruru. Les créatures qu’elle invoquait n’avaient jamais les mêmes allures, jamais les mêmes capacités et pouvoirs. C’était une sorte de tirage aléatoire. Tantôt elles maîtrisaient le feu, tantôt l’électricité, tantôt elles avaient des carapaces, tantôt elles avaient des ailes, elle ne pouvait jamais décider. Son pouvoir n’était absolument pas prévisible, ce qui était à la fois sa faiblesse et sa force.
À l’instant, elle n’avait cherché qu’à défendre Elin, peu importait le type de créatures, et la chance avait voulu que ses invocations fussent de type défensif. Néanmoins, face au pouvoir démentiel de la Chèvre Noire, elles disparurent très rapidement.
Mais grâce à ces quelques secondes que venait d’offrir Naruru au groupe de front, Irina bondit contre le bras du géant et porta un violent coup de poing qui le dévia sur le côté où Kowata attendait. Cette dernière lança un coup de pied chargé de sa magie. Elle toucha une zone où les muscles et poils avaient flétri suite aux assauts d’Anna ; elle pénétra les chairs, les brûla et, finalement, arracha le bras.
Au même instant, Elin amplifia ses flammes et sectionna l’autre.
— C’est le moment, ma chérie, chuchota Vivienne à l’oreille de Shizuka.
Les deux bras en moins, la Chèvre Noire ne pouvait pas défendre le trou dans sa poitrine provoqué par les précédentes attaques.
Un frisson parcourut l’échine de Shizuka en sentant le souffle de sa senpai. Elle avait peur d’elle, elle savait de quoi elle était capable, mais ce n’était pas le moment.
Elle voulait changer ! Elle ne voulait plus être la petite trouillarde de l’agence ! Elle devait montrer qu’elle était utile même dans les pires situations !
— Aaaaaaaaaaaahhhh !!!!! hurla-t-elle en faisant feu.
Un rayon partit de sa baguette, traversa les deux cercles de diamant et prit une couleur arc-en-ciel. Il en résulta une sphère d’énergie qui franchit la distance qui la séparait du monstre en émettant un bruit strident. Même s’il s’agissait d’un pouvoir assez similaire au Diamond Lunar Beam qu’elle avait utilisé contre Vrexuh, il s’agissait là de sa version jour : « Diamond Sun Beam ».
Le premier produisait un rayon à très longue portée, particulièrement concentré, tandis que le second créait une sphère explosive. En soi, la version lunar était plus proche d’un sniper, tandis que la version sun était plutôt un lance-roquette.
Au moment où le tir atteignit sa cible, une explosion de lumière multicolore se produisit. Le monstre bascula en arrière et heurta la tour, qu’il fit trembler.
Il hurla une fois de plus alors qu’une roquette d’Anna venait le percuter au même endroit, creusant un large trou jusqu’à son cœur. Le sang noir giclait partout et obligea Irina et Kowata à reculer pour ne pas en être aspergées ; la Chèvre noire était empoisonnée, d’après les dires d’Elin.
Le monstre cherchait à se redresser, mais Yamare passa à l’offensive. Une nuée de créatures gélatineuses qui rampaient sur la tour tomba sur la tête de la Chèvre Noire et lui lacéra le visage et les yeux.
Privé à présent de sa vue et de ses bras, le monstre paraissait particulièrement pitoyable. Shizuka éprouva même de la pitié pour lui.
Mais soudain, au sein de ses cris d’agonie, il poussa un rugissement si fort que toutes durent se boucher les oreilles. La substance gélatineuse des Yamare résistait aux ondes, mais la violence était telle que toute la nuée fut repoussée à distance.
Se rappelant des paroles d’Elin, les filles se dispersèrent.
Sauf Shizuka.
Son dernier tir avait vidé ses réserves magiques, ses jambes étaient devenues si molles et faibles qu’elle était tombée à genoux et ne pouvait plus se relever.
Terrifiée, elle chercha Vivienne du regard et se rendit compte qu’elle se battait contre des Shub’thyres qui étaient apparus dans leur dos.
Shizuka ne pouvait pas suivre les ordres, Elin serait sûrement fâchée… Mais il y avait également le risque qu’elle ne survive pas à l’attaque. En pleine panique, elle se mit à pleurer et essaya de bouger son corps malgré tout, mais en vain.
— Oneesama ! appela-t-elle dans sa détresse.
Rappelée à elle par la voix de sa bien-aimée, Vivienne arrêta de torturer les monstres et les acheva prestement. Elle se rendit compte de la situation, projeta son fouet en direction de Shizuka et l’enroula autour de son corps.
Elle ne dit mot, mais les flammes qui s’allumèrent au fond de ses yeux laissèrent comprendre à Shizuka que ce développement lui convenait parfaitement.
Elle ne pouvait s’opposer de toute manière. Elle se laissa attirer avec violence et retomba une fois de plus dans les bras de Vivienne.
— Ne… ne me faites rien de mal… Oneesama…
Rouge jusqu’aux oreilles, les larmes aux yeux, Shizuka implorait la clémence de sa sœur d’arme soudain bien plus dangereuse que la chèvre géante.
Elin avait été peu active au cours du combat. La raison était simple : elle attendait cet instant. Bien sûr, elle avait fait sa part de travail, mais les filles avaient bien plus combattu qu’elle.
« Samaël. »
Son corps s’enveloppa de flammes noires concentrées et, alors que l’homme-chèvre ouvrait la bouche pour tirer le rayon laser géant qui laisserait des marques de destruction sur les environs, elle fonça droit sur sa cible. Le rayon et ses flammes se heurtèrent, chacun se repoussant en cherchant à vaincre l’autre.
Elin résista de toutes ses forces, renforça ses flammes autant que possible et accéléra le débit de circulation de son mana. Dans sa situation, elle n’avait pas le loisir d’esquiver le rayon pour frapper ensuite. La zone affectée par le laser toucherait inévitablement l’une ou l’autre de ses alliées.
À la place, après quelques dizaines de secondes à l’écoulement interminable, sous les regards des mahou senjo inquiètes, Elin se fraya un chemin à travers le rayon, entra dans la bouche du monstre et le désintégra de l’intérieur en ne laissant qu’une trace noire de cendre contre la tour.
Alors qu’elle posait les pieds au sol, elle souffla de soulagement, et son acte marqua la fin de cette affreuse confrontation.
***
Quelques heures plus tard, au campement où les filles étaient revenues, exténuées et blessées…
L’état de Kei était enfin stable mais elle avait besoin d’être hospitalisée dans un environnement moins corrompu par les spores et pollens de Shub-Niggurath. Même si le pouvoir de Sueno lui donnait l’accès à une clinique propre et stérilisée, l’air qui passait à travers les filtres de ventilation était chargé de bactéries, de spores et de pollens surnaturels. Il était judicieux de l’évacuer au plus vite.
Elin avait donné ordre à l’agence Kabayaki Melody de se retirer et de rentrer en zone de contrôle rebornienne. L’État-Major fut informé et Abygail Hamilton donna son aval. Les Sweat Girls demandèrent à partir avec elles.
De toute manière, la mission était finie.
Elle avait été intense, et même si seules Kei et Hakoto avaient subi des blessures sérieuses, toutes avaient besoin de repos.
Avant le décollage, en fin d’après-midi…
Hatsume et Kowata vinrent se présenter devant Elin et Jessica. Elles exécutèrent un salut militaire aussi digne que possible, elles qui n’en avaient pas trop l’habitude. Leurs yeux exprimaient toute leur gratitude et leur admiration : elles savaient qu’elles ne s’en seraient pas tirées à si bon compte avec un autre commandant à leur tête.
— Merci à toutes les deux ! dit Kowata.
— Sans vous, la Prophétie 35 de Nostradamus Alter n’aurait pas pu se produire, ajouta Hatsume.
Mais ces remerciements firent grincer des dents Jessica qui fixait le sol.
— Désolée, Hatsume-chan. Si j’avais mieux pensé la bataille, Kei-chan ne serait pas…
— Que dites-vous donc ? Ce n’était pas votre faute ! L’Œil d’Entropie a modifié les probabilités, vous ne pouviez savoir.
— C’est faux. Elle aurait su… Elle y aurait pensé…, grommela Jessica honteusement.
Elin l’observa sans émotions et sans mot dire : elle avait compris que Jessica parlait d’elle, mais pourtant, elle la laissa poursuivre.
— J’aurais dû penser à mettre quelqu’un en arrière-garde, une combattante de corps-à-corps. Elles sont plus réactives que nous autres. J’ai… j’ai pensé que mettre plus de forces en attaque nous permettrait de compenser la capacité de régénération de l’ennemi, mais j’ai eu tort. Je te présente mes excuses, à toi et ton agence.
Sur ces mots, Jessica s’inclina respectueusement.
Les larmes montèrent à l’œil d’Hatsume, qui les sécha rapidement et reprit la parole :
— Jessica-sama… Je ne vous tiens pas pour responsable. J’étais à vos côtés et je n’ai rien pu faire. J’espère vraiment que Kei-chan s’en tirera, mais seuls nos ennemis sont fautifs. Nous sommes des guerrières, ainsi vont les choses. Ce… ce fut un honneur d’être sous vos ordres à toutes les deux. Vraiment !
Elle s’inclina à son tour.
— Quand tu veux, tu parles normalement…, grommela Elin dans sa barbe.
Jessica était émue et se retenait de pleurer. Les deux autres chefs d’agence étaient dans le même cas.
Elles montèrent dans l’hélicoptère tout en agitant les mains pour les saluer. Leurs subalternes faisaient pareil. Celles d’Elin et Jessica aussi.
Rapidement, le véhicule volant quitta la zone de combat et disparut.
Après ces salutations émouvantes, les filles retournèrent dans les tentes pour se reposer.
Contrairement à Kei, Hakoto était déjà tirée d’affaire. Comme l’avait présumé Jessica, l’arme qui l’avait blessée était empoisonnée, mais grâce aux bons soins de Vivienne, l’agent toxique avait été neutralisé. Cela n’avait pas fait plaisir à sa rivale, qui aurait préféré être soignée par Sueno.
Finalement, les deux chefs se retrouvèrent seules sur le plateau à partir duquel on pouvait observer la ville envahie par la végétation.
— Tu pleures ?
— Raconte pas n’importe quoi !! C’est juste ce pollen bizarre…, protesta Jessica en s’essuyant avec ses manches.
— Tu sais, je suis d’accord avec Hatsume-chan. Ce genre de chose arrive, même à Calamity Jess.
— Tssss ! Comme si tu pouvais comprendre, saleté de petit génie ! Toi, tu n’aurais pas fait cette erreur, j’en suis sûre. La preuve, il n’y a pas eu de blessées de ton côté.
Le regard de Jessica était douloureux. Elle n’arrivait pas à se tourner vers Elin.
— Tu n’es pas moi, Jess.
— Encore heureux ! Sinon j’aurais plus de seins !
Mais rapidement, Jessica ajouta d’une voix plus incertaine et à peine audible :
— Mais si j’avais été comme toi, j’aurais pu protéger tout le monde…
Elin vérifia une fois de plus qu’il n’y avait personne hors des tentes. Il était préférable qu’aucune des filles de NyuuStore ne vît sa chef dans cet état de confusion.
— Tu as menti, pas vrai ?
— De quoi tu parles ?
— Tu avais prévu l’attaque de dos, n’est-ce pas ? Je te connais, tu n’aurais pas fait une erreur aussi simple. En vérité…
Jessica eut un soubresaut et son visage s’emplit de désarroi.
— … tu pensais les défendre toi-même. Mais ton temps de réaction n’est plus celui qu’il était à l’époque. Je me trompe ?
— Tais-toi ! Je ne veux pas t’entendre ! Toi et tes théories insensées !!
Sur ces mots, Jessica se transforma et fit apparaître entre ses mains son Desintegrator.
Sous la lumière déclinante du crépuscule, les deux filles se firent face. Elin impassible même sous la menace du canon, Jessica rouge de colère.
Pendant quelques instants, aucune des deux ne prononça le moindre mot. Leurs regards parlaient à leur place. Les rotors en approche de deux hélicoptères vinrent les interrompre.
Des soldats reborniens ainsi qu’Hamilton et sa secrétaire débarquèrent sur le plateau.
Faisant comme si de rien n’était, Jessica salua Abygail, tandis qu’Elin bâilla.
— Bravo à toutes les deux, mission accomplie avec succès ! Je vous en remercie au nom de tous les US Reborn.
— Sauf que la mission n’était pas du tout celle qu’on nous avait donnée à l’origine…, fit remarquer Elin. Tu étais au courant, Aby ?
La Major General eut un moment de surprise, puis une expression de tristesse se dessina sur ses traits.
— Disons que je m’en doutais un peu. Comme toujours, aucune confirmation.
Jessica les observa avec étonnement. Elle ne savait pas de quoi elles parlaient.
Pour la mettre au courant, Elin expliqua :
— La vraie mission n’était pas d’empêcher d’éventuels renforts de se rendre à Monclova. Personne ici ne paraissait se préparer à une bataille. Par contre, les supérieurs savaient qu’une Chèvre Noire était ici et lorsqu’ils ont appris que je ferais partie de l’attaque, ils ont modifié leurs plans initiaux. D’une pierre, deux coups. Pas vrai, Aby ?
— Deux coups ? Quel est l’autre objectif ?
— Le lait de Shub-Niggurath.
Jessica savait de quoi il s’agissait. Ce liquide sécrété par l’Ancienne avait des propriétés fertilisantes incroyables, bien qu’également mutagène. Il avait aussi la capacité d’octroyer des pouvoirs aux cultistes qui l’ingéraient.
— Après le combat, expliqua Elin, j’ai pu confirmer que la ville en est irriguée en souterrain. Je m’en doutais vu la quantité de faune et de flore, mais ce n’était pas sûr. Shub aurait pu fertiliser l’endroit et repartir, mais il semblerait qu’elle ait préféré le pourvoir d’un approvisionnement constant. L’État-Major était sûrement au courant, et cet endroit aurait risqué de devenir un bastion important de l’Ancienne. Mais ce qui m’inquiète plus encore est la suite : les supérieurs comptent en faire quoi, du lait ? Du carburant peut-être ? De l’engrais ?
— Quoi ?
— Ça ne marchera pas, Aby. Et c’est super dangereux.
Abygail baissait le regard. Au fond, elle se sentait coupable même si elle ne l’était pas.
— Je sais, Elin-senpai ! dit-elle avec emportement. Je ne suis pas fière de ces méthodes. Tu penses bien que j’y aurais été opposée si on m’avait prévenue… J’ai également été dupée ! Mais rassure-toi, il n’est pas question de l’utiliser pour des recherches : la ville va être complètement rasée. Comme tu l’as dit, si on ne fait rien, cet endroit deviendra un bastion de Shub-Niggurath. La destruction de cette ville était l’objectif majeur, je le pense réellement.
— Puisses-tu avoir raison, Aby…, conclut Elin en la scrutant. Nous partons aussitôt que possible. Tu me feras parvenir la rémunération par Jessica, comme prévu.
Abygail Hamilton, malgré son statut hiérarchique, salua les deux femmes avant de repartir en compagnie de sa secrétaire qui n’avait rien compris.
— Croyez-le ou non, j’ai été ravie de vous revoir, dit Abygail avant de monter dans l’hélicoptère de combat. Je… je…
— Ne t’inquiète pas, Aby, l’interrompit Elin. J’ai l’habitude de ce genre de choses et Jess aussi. Dis à tes supérieurs de prendre soin de Kei-chan et de payer les frais d’hospitalisation. On sera quittes.
Abygail lui jeta un regard empli de bienveillance, puis elle inclina la tête en guise de remerciement et de salutation.
— Hamilton… J’ai été contente également, dit Jessica en dissimulant son émotion.
— De même. À plus, n’est-ce pas ?
Sur ces mots, les trois vétéranes se regardèrent avec nostalgie et, finalement, l’hélicoptère décolla.
Quelque temps plus tard, les filles des deux agences montèrent à leur tour dans les hélicoptères qui devaient les ramener à la base de Chihuahua. C’est à quelques dizaines de kilomètres de Monterrey qu’elles croisèrent des avions de chasse de l’armée des US Reborn : deux escadrons composés de deux escadrilles de cinq chasseurs, soit vingt avions.
Le passage ayant été bien trop rapide pour les voir, impossible de reconnaître leur modèle.
Bientôt, on entendit au loin des explosions et on vit la lumière orangée des flammes. Les bombes pleuvaient sur la ville et n’étaient pas prêtes de s’arrêter.
La ville de Monterrey connut ainsi ses derniers jours.