— Sandy, tu devrais vraiment en coller une à ton enfoiré de vieux.
Sara venait de prononcer ces paroles. Elle était debout autour d’un feu allumé dans un baril. Sandy se trouvait à ses côtés.
Avant sa rencontre avec Jessica, Sandy Cameroon vivait à San Diego.
À l’âge de 14 ans, elle avait commencé à fréquenter une fille de l’école qui était connue comme étant une « mauvaise fréquentation » et, de fil en aiguille, elle avait été introduite dans un jeune gang vivant dans les ruines de Tijuana, un endroit peuplé de miséreux, de parias et de cultistes.
Autrefois peuplée de quelque cinq millions d’habitants, San Diego avait doublé sa population après l’Invasion. Mais elle n’était plus vraiment la même.
Jadis séparée de très peu de Tijuana, sa jumelle mexicaine, seule San Diego avait été reconstruite après la reconquête de la Californie. Si Los Angeles, avec ses dômes en verre, était devenue la capitale des riches, San Diego était la capitale des Reborniens normaux.
Parmi les plus pauvres, certains occupaient les ruines de Tijuana, un endroit des plus délaissés, en proie à la criminalité et refuge des pires cultistes qui y opéraient au grand jour. Malgré les descentes des magical wargirls officielles, ces derniers pullulaient et leurs rangs ne cessaient de croître. Pire encore, les cultes attiraient les dépossédés tel un papillon à la flamme en jouant sur le peu d’espoir qui leur restait.
Ce fléau prit une telle ampleur que les habitants de San Diego inquiets obligèrent le gouvernement à bâtir une base militaire au sud de Tijuana, à la sortie de la ville, afin de calmer l’opinion publique. En vérité, sa principale fonction était simplement de protéger la frontière en cas d’invasion par le sud, et la traque aux cultistes était secondaire.
La situation dans la ville n’avait donc pas changé : les milliers de malheureux Tijuanenses s’entretuaient pour quelques pièces, tandis que les habitants de San Diego les méprisaient et que les cultistes grossissaient leurs propres rangs de nouvelles recrues.
Un projet de démolition intégrale de la ville de Tijuana avait été soumis mais avait été rejeté pour des raisons budgétaires. Bien sûr, l’argent n’avait pas été la seule raison : les US Reborn n’avaient pas envie de reloger les citoyens indésirables qui occupaient les ruines.
Seuls les habitants du coin étaient conscients des tensions qui agitaient la ville, les autres citoyens du pays n’en entendaient parler que dans les journaux à scoop sans y prêter plus d’attention.
Bien sûr, en raison du clivage entre les deux villes, il était presque impossible pour un habitant des ruines de Tijuana de s’installer à San Diego, bien que quelques chanceux y parvinssent malgré tout.
Mais l’inverse était également vrai : les Tijuanenses considéraient les San Diegans comme « ceux d’à côté », des riches qui ne pouvaient pas les comprendre.
Le gang de Sandy n’était pas originaire de Tijuana. Il avait fui les autorités de San Diego, mais également des groupes criminels mieux établis qui n’avaient pas apprécié l’arrivée de nouveaux dans leur secteur.
À Tijuana, il y avait de la place, c’était du moins ce qu’avait pensé John, le chef du gang. Malgré tout, cela ne les avait pas empêchés d’entrer en conflit avec les gangs locaux.
— Ouais, tu me dis ça souvent. Mais j’veux pas que cet enfoiré s’en prenne à ma sœur, répondit Sandy en crachant dans le baril.
La saison était en train de se rafraîchir et on commençait à sentir la froide morsure hivernale sur le visage et les doigts.
Sara avait elle aussi quinze ans à cette époque. Elle était un peu plus petite que Sandy et son teint de peau hâlé indiquait des origines hispaniques. Sa belle chevelure noire était ondulée. Même si elle s’habillait de manière provocante, elle avait toujours sur elle deux micro-uzis prêts à l’usage.
Les murs du vieil entrepôt qui leur servait de base avaient été rebouchés grâce à des cartons et des planches de bois ; le sol était irrégulier et l’intérieur plongé dans la pénombre.
Quelques barils de métal enflammés projetaient une lueur orangée et une dizaine de personnes s’agglutinaient autour. Elles fumaient, buvaient, discutaient tout en écoutant de la musique diffusée par un ghetto-blaster.
— En même temps, t’en sais que dalle s’il ne fait rien de mal là, juste maintenant, dit Sara en se réchauffant les mains.
— Pourquoi il ferait quelque chose maintenant-même ?
— C’était juste un « si ». T’es trop coulante. Il t’a virée de chez toi et ta mère n’a pas bronché. Perso, je trouve ça louche…
En effet, lorsque la relation du gang et de Sandy avait fini par arriver aux oreilles de son père, Richard Cameroon, un honnête travailleur sans passion, sans tares, une personne quelconque en somme, il s’était énervé et l’avait « incitée » à quitter le domicile.
Sandy savait que la réalité n’avait rien à voir avec son image de normalité. Richard n’était pas l’homme que tous pensaient. Son travail n’avait rien d’honnête : il était homme de main pour la pègre locale. Trafic de stupéfiants et autres tâches illégales ingrates étaient son lot quotidien.
C’était à l’âge de 10 ans qu’elle avait entendu par erreur une discussion entre Richard et un de ses mystérieux associés. Elle avait vu son vrai visage : son père était un homme hypocrite, rongé par la honte et les remords. Il s’écrasait devant les puissants et passait ses nerfs sur plus faible que lui.
À l’insu de sa mère, Lidia, il avait maintes fois maltraité Sandy et l’avait condamnée à vivre dans la peur. Lidia était trop occupée par ses deux emplois pour découvrir les mensonges de son mari.
Devenue adolescente, Sandy avait bien essayé de faire comprendre la réalité à cette dernière, mais elle n’avait écopé que de sa colère.
Elle avait compris à cet instant : sa mère faisait semblant de ne pas savoir.
Le dernier espoir d’une conciliation familiale s’étant brisé, elle s’en était détournée et avait cherché une famille ailleurs. Elle avait rencontré le gang qui l’avait fortifiée, changée, et elle était sortie de sa chrysalide pleine de confiance et de détermination, y laissant sa peur de jadis.
Suite à une énième altercation à la maison, au cours de laquelle Richard avait voulu décharger sa colère sur son punching ball personnel, elle avait répondu et s’était défendue. Face à cette résistance, l’homme avait monté la violence d’un cran et avait saisi une arme. Sandy avait fui sans demander son reste. Cela faisait cinq semaines à présent que l’incident avait eu lieu.
Un jour, elle devrait à nouveau faire face au démon qui la hantait depuis son enfance.
— Ouais, ma vieille se doute d’un truc mais fait que dalle. De toute façon, tu voudrais que je fasse quoi ? Que j’prenne un gun et que j’aille le descendre ?
— Bah, il le mériterait bien cet enfoiré. Mais ch’sais pas si c’est la meilleure idée. Par contre, si tu te décides un jour, on peut y aller tous ensemble. On le défonce et on récupère ta sister. Si ta mère entend raison et divorce de ce bâtard, on la laissera approcher ta Betty-adorée.
— Haha ! T’es d’humeur mélodrame ce soir ou quoi ? T’sais bien qu’on va pas faire ça…
— Et pourquoi pas, Sandy ? s’immisça une voix d’homme.
Il s’agissait d’Antonio, un hispanique originaire de San Diego. Il avait la vingtaine et était vêtu comme les anciennes stars de hip hop. Malgré son look agressif, il avait un visage gentil qui lui avait valu le surnom de « Shotgun Angel » : le fusil à pompe était son arme de prédilection. C’est lors d’un de leurs rares affrontements (l’intimidation était favorisée, en général), avant l’arrivée de Sandy et de Sara, qu’il avait hérité de ce titre, mais à l’intérieur du gang, tout le monde l’appelait simplement « Tony ».
Tout comme Sara ou Sandy, il était issu d’une famille pauvre, mais pas au point d’habiter à Tijuana ; rejoindre le gang était donc son choix, qu’il n’avait jamais expliqué.
— Bah, raconte pas n’importe quoi, Tony ! Tu dis ça parce que t’es bourré, c’est tout.
— Ouais, c’est clair, j’commence à être rond. Hahaha ! Mais sérieux, tu veux récupérer ta frangine ou merde ? Tu crois vraiment qu’elle est en sécurité avec ton connard de père ?
Antonio, comme le reste du gang, connaissait dans les grandes lignes l’histoire de Sandy.
— Non, j’ai pas confiance en lui, mais pour le moment il a pas de raison de lui faire quoi que ce soit.
— Fais gaffe Sandy, si tu fuis tu vivras dans la peur toute ta vie. Tu veux devenir comme ta reum ?
Sandy fusilla Antonio du regard. Mais, ce premier coup de sang passé, elle réfléchit à ses paroles.
Privé de sa victime habituelle, il y avait un risque que Richard reportât sa colère sur Betty.
— Pffffff ! T’as raison en plus : faisons-le ! On le menace et on la choppe.
— Héhé ! C’était la réponse que j’attendais, ma Sandy !
Sur ces mots, Antonio s’approcha d’elle et lui tapota gentiment la joue en lui souriant avec son visage d’ange.
Puis il se retourna et annonça d’une voix forte à l’intention des autres membres du gang :
— Eh, les gars ! Qui est chaud pour sauver la sis de notre Sandy ?
Les regards se tournèrent vers lui, il y eut un court silence et, par le plus grand des hasards, même la musique s’interrompit à cet instant. Tous se rapprochèrent et déclarèrent à tour de rôle : « Moi ! », « Bien sûr qu’on va l’aider ! », « Si c’est pour Sandy, on fera n’importe quoi ! ».
Sandy était émue aux larmes. Elle savait qu’ils auraient accepté mais ne pensait pas que recevoir toute cette attention d’un seul coup lui procurerait un tel plaisir.
Les larmes aux yeux, elle déclara :
— Putain, les gars ! Vous êtes vraiment quelque chose !
— Notre dure à cuire est émue ? Hahaha !
Antonio se mit à rire et tous le suivirent.
Tous aimaient Sandy, qui s’était énormément investie pour les aider. Elle s’était rapidement intégrée au gang et avait gagné son affection. Elle était devenue, en quelque sorte, la petite sœur de tous les membres.
— Allez les gars, rassemblez les armes et mettez les bagnoles en route ! On part remettre les pendules à l’heure ! dit le chef du gang, John. On attendait depuis un moment que tu demandes notre aide, t’sais ?
Il caressa la tête de Sandy et lui lança un sourire alors que tous se dispersaient et exécutaient ses ordres.
— Merci… merci, vous tous ! Vous êtes les pires des enfoirés, mais je vous aime !
Sandy ne pouvait plus retenir ses larmes. Elle relâcha le flot de tristesse endigué au plus profond d’elle depuis tant d’années. Elle avait mal mais tant de chaleur humaine lui faisait incroyablement plaisir.
Au début, bien sûr, elle n’avait parlé de ses problèmes privés à personne. Mais chacun d’eux lui avait prouvé sa valeur et elle avait fini par ouvrir son cœur. Ils étaient la famille qu’elle avait choisie et non celle qu’on lui avait imposée.
Antonio et Sara lui caressèrent la tête en souriant.
— Laisse-toi aller, ma grande. Ce soir, tout sera réglé…
D’une certaine manière, cet événement ne serait que le début…
Ce qu’ils trouvèrent dans cette petite maison en banlieue de San Diego n’était pas ce à quoi ils s’étaient attendus.
Une fois la porte ouverte, ils sentirent une horrible odeur de sang et de mort. Dans le salon, se trouvait un monstre : une goule dévorait le cadavre fraîchement tué de Betty.
— Bet… ty ? Qu’est-ce… ? Aaaaaaaaaaaahhhhhh !! cria Sandy face à ce spectacle d’horreur.
Le reste de la scène devint trop confus pour qu’elle s’en souvînt correctement. Il y eut des coups de feu, des cris, et finalement, ils quittèrent la maison en courant. Ils montèrent en voiture et retournèrent à leur base.
Pendant quelques semaines, Sandy resta en état de choc. Elle revint à elle uniquement grâce à l’appui de sa nouvelle famille. Elle guérissait lentement.
Néanmoins, elle ne fut pas la seule affectée par ce tragique événement.
Le gang, qui s’était installé pour de bon à Tijuana, devint particulièrement agressif contre les cultistes et leurs manigances, ses membres se proclamant les nouveaux justiciers de la ville. Ils recrutaient abondamment parmi les victimes des odieux sorciers et devinrent la principale résistance et l’unique justice de tous les Tijuanenses.
La vérité quant à ce qui s’était passé la nuit tragique de l’intervention chez Sandy finit par surgir au grand jour : après la fugue de Sandy, craignant d’être dénoncé par cette dernière et ainsi de perdre la confiance de ses employeurs, Richard avait cherché dans l’occulte une solution. La goule qu’il avait invoquée par le sacrifice de Betty était destinée à l’assassinat de sa fille aînée. Mais Richard n’étant pas un sorcier, il en avait perdu le contrôle et le monstre l’avait tué également.
Quant à Lidia, absente lors du rituel, elle avait perdu la raison face à la vue de l’horreur qu’elle avait découverte en rentrant. Elle s’était suicidée quelques jours plus tard dans l’hôpital psychiatrique où elle avait été amenée.
Les magical wargirls étaient intervenues et avaient éliminé la menace. L’avis de recherche de Sandy fut transmis aux autorités, sans doute car on la pensait coupable de l’invocation, ou tout simplement car on cherchait à savoir si elle était en vie.
Mais aucune recherche active ne fut menée, et personne au sein du gang ne la dénonça.
***
Finalement, les filles des deux agences ne repassèrent pas par la base de Chihuahua, mais furent déposées à Hermosilo où elles montèrent dans des véhicules blindés de l’US Army Supernatural Force en direction de la base de Tijuana.
La dernière partie de leur voyage de retour se ferait donc à bord de deux jeeps militaires : des JLTV, Joint Light Tactical Vehicles, qui avaient remplacé les traditionnels Humvee dans les années 2020, avant l’Invasion.
Dans celle de tête se trouvaient Sandy, Shizuka, Gloria et Irina ; dans la seconde, Elin, Jessica, Hakoto et Vivienne.
La répartition avait été proposée par les deux chefs, et il y avait bien sûr eu quelques protestations.
Sandy, assise à côté de la fenêtre, observait l’extérieur : des ruines pleines de souvenirs. Tijuana n’avait pas changé d’un pouce. Elle s’y revoyait zoner avec son gang. Cinq ans s’étaient déjà écoulés depuis qu’elle avait quitté cette misère pour rejoindre l’environnement plus opulent et doucereux de NyuuStore.
Elle ne pouvait empêcher les élans nostalgiques de l’envahir. Elle avait vécu en ces lieux les pires moments de sa vie mais également de très bons. Son regard et ses pensées se laissèrent emporter et elle se perdit dans ces ruines…
Pendant ce temps, Gloria regardait des images sur son ordinateur portable, assise en tailleur tout en sirotant à la paille une bouteille de cola, amenée dans ses affaires personnelles.
Irina et Shizuka parlaient en japonais de choses et d’autres.
Lorsque, soudain…
Deux explosions retentirent.
Le véhicule fut brutalement secoué. Les passagères heurtèrent les parois sans avoir le temps de réagir ; elles perdirent conscience.
C’était une attaque-surprise des plus inattendues qui venait de les frapper, personne n’avait eu le temps de réagir, pas même de se transformer.
Deux roquettes avaient touché les véhicules, trop faiblement blindés pour y résister. Ils avaient été projetés dans le décor en effectuant plusieurs tonneaux.
Lorsque Sandy ouvrit les yeux, le JLTV était dans un sale état : retourné, ses vitres avaient volé en éclats, la carrosserie était complètement pliée et les flammes commençaient à se propager à l’extérieur du véhicule.
Le faible blindage de l’engin avait eu le mérite d’amortir le choc, là où les anciens Humvee auraient sûrement été pulvérisés sans aucune chance d’en ressortir vivant. De même, les dispositifs anti-incendie des compartiments passager et conducteur avaient évité que Sandy ne périsse carbonisée.
Elle se trouvait à présent de l’autre côté du véhicule, appuyée contre la portière déformée.
Elle savait être blessée, mais n’arrivait pas encore à estimer précisément sa condition.
Sa vision était encore trouble, ses oreilles sifflaient mais elle percevait péniblement qu’à distance, il y avait du combat.
Elle s’extirpa du véhicule et la première chose qu’elle aperçut avec horreur fut les corps allongés de Gloria et de Shizuka dans les gravats. Des traces de sang coloraient les débris grisâtres.
Un homme s’approchait d’elles. Il était vêtu de noir, couvrait son visage par une cagoule et portait un fusil d’assaut accroché à une sangle.
L’individu dégaina un objet brillant et métallique que l’œil de Sandy reconnut sans mal être un couteau. Il saisit la tête de Shizuka inconsciente.
À cet instant, malgré la confusion de son esprit, Sandy réalisa l’urgence de la situation.
Elle devait réagir ! Et vite !
Vidant sa tête de ses pensées, elle laissa agir les réflexes imprimés dans son corps par les entraînements : sa main attrapa son Glock 17 dans son holster et le pointa vers l’individu.
À cette distance, avec ce voile de brume devant son seul œil valide, elle prenait le risque d’atteindre Shizuka.
Elle hésita.
Devant son regard, se superposant à l’image de la mahou senjo inconsciente, elle revit la silhouette de Sara, son ancienne meilleure amie. Elle était allongée dans la même position que Shizuka. Ses yeux croisèrent ceux de Sandy, et ils étaient remplis de terreur. Ils l’imploraient. Elle voulait être sauvée.
Elle aurait dû être sauvée !
*Bam Bam*
Son doigt pressa la gâchette sans qu’elle ne s’en rendît compte, prise par un flot de colère et de frustration. Deux coups de feu retentirent dans les ruines.
La première balle perfora la gorge de l’inconnu. Avec le recul, la seconde ravagea son visage en entrant par sa bouche. Il s’effondra aussitôt.
Sandy rampa et se dirigea sans réfléchir vers les deux mahou senjo inconscientes.
Sa jambe était blessée, elle le sentait à présent. Ses vêtements étaient en lambeaux.
Faisant fi de son état, elle se traîna sur l’amoncellement de débris où reposaient les deux filles.
— Si seulement j’avais pu te sauver, Sara…, grommela-t-elle. Si seulement j’avais eu ce pouvoir… à cette époque…
Elle n’avait jamais cessé de le regretter. Elle avait été si impuissante.
Elle atteignit Shizuka et posa sa main sur ses lèvres. Elle y sentit un souffle, elle était encore en vie.
Puis elle se tourna vers Gloria, un peu plus loin. Sa poitrine bougeait également.
Sandy soupira de soulagement.
— Cette fois, au moins j’ai réussi… Loué soit le…
Mais avant qu’elle n’eût fini sa phrase, deux rayons verts la prirent pour cible.
Déconcentrée, elle ne les aperçut qu’au dernier instant. Il était trop tard pour se transformer et sous sa forme actuelle, elle n’était pas suffisamment vive pour les esquiver.
Tout semblait perdu lorsqu’une silhouette s’interposa : Irina.
Frappant les deux rayons de ses poings, elle les dispersa, puis fonça à pleine vitesse sur ceux qui les avaient tirés : deux individus perchés sur un toit à une vingtaine de mètres de là. Il s’agissait de deux cultistes portant le même accoutrement que celui que venait d’abattre Sandy. Mais à la place de la cagoule, ils avaient des masques sur le visage.
Irina frappa d’un coup de pied le premier, mais une barrière magique le protégea in extremis. Le second se mit immédiatement à incanter des paroles impies, mais fut rapidement interrompu par une pluie de cailloux projetés à très haute vitesse.
Sandy venait à son tour de se transformer et frappait des débris volaient autour d’elle de ses mains et de ses pieds, obligeant le sorcier à se cacher derrière sa barrière réactive. Cette dernière ne tarda pas à se briser.
— Sandy va vous le faire payer ! 1000 t punch !!
Elle bondit tel un ressort sur le cultiste qu’attaquait Irina ; c’était une action inattendue puisqu’elle visait le second avec ses pierres.
Mais Irina, de manière tout aussi imprévisible, changea également de cible et porta un coup de poing au sorcier numéro deux. Privé de sa barrière, le violent coup le projeta contre un mur voisin. Elle ne lui laissa pas le temps de se reprendre, et vint lui broyer la tête d’un nouveau coup.
L’autre cultiste essaya en vain de tirer dans le dos d’Irina, espérant profiter d’une ouverture dans sa défense, mais la main de Sandy lui transperça le torse avant qu’il ne pût mettre son projet en application.
Sandy et Irina observèrent les environs. Il ne semblait y avoir aucun autre ennemi dans les parages, mais de l’autre côté du rideau de fumée provoqué par les véhicules enflammés, des coups de feu et des explosions retentissaient.
— Sandy va s’occuper de Shi-chan et de Glory-tan. Tu vas faire quoi ?
— Quelle question ! J’vais botter les culs des cultistes ! J’compte sur toi, ma pote !
— Yeah !!
Elles frappèrent leurs poings l’un contre l’autre avec une complicité sororale, puis descendirent de l’immeuble en ruine sans se soucier des cadavres des cultistes qu’elles laissaient derrière elles. Irina bondit par-dessus les blindés en feu et s’en alla rejoindre le combat, tandis que Sandy porta les yeux sur les corps inconscients de ses amies. Plus loin, elle aperçut également ceux des conducteurs.
Manifestement, Irina avait pris le temps de les tirer des carcasses enflammées avant le réveil de Sandy.
— Irina-chan est une gentille fille ! Sandy est contente si tout le monde est sauf !
Sur ces mots, elle attrapa d’abord ses deux collègues, puis les deux soldats et les transporta tous en même temps, à l’intérieur d’un bâtiment voisin qu’elle déblaya par le biais de sa magie de gravité.
— Pas d’inquiétude, tant que Sandy est là, elle vous défendra !
Elle les disposa les uns à côté des autres. Elle n’avait aucune compétence médicale, simplement quelques notions apprises avec son ancien gang.
Néanmoins, elle remarqua bien vite que l’un des deux soldats, celui qui était assis du côté des explosions, ne respirait plus. Son corps était en partie brûlé et de nombreux débris de verre y étaient logés. Il était probablement déjà mort. Pour sa part, le conducteur était encore en vie, bien que dans un sale état.
Shizuka et Gloria étaient dans le même : entailles et contusions multiples. Aucun organe ne semblait atteint.
— Même si Sandy dit ça, elle ne sait pas quoi faire ! Vite, Jess ! Viens nous aider !!
Pendant qu’elle faisait les cents pas dans cette pièce en se demandant quoi faire pour les sauver, son optimisme habituel une fois transformée disparut et elle reprit sa forme normale sans s’en rendre compte.
Garder sa forme de combat permettait d’accélérer la guérison, certes, mais était mentalement épuisant. Elle était plus inquiète et anxieuse qu’elle ne l’aurait pensé.
Elle s’était trouvée du côté de l’explosion également, et le fait qu’elle se soit si bien tirée d’affaire relevait du miracle. Contrairement à Irina, sous sa forme normale, elle n’était pas inhumaine.
— Dieu ne doit pas encore vouloir de moi. Les meilleurs partent en premier… Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on se reverra, Sara, Antonio et vous autres, pensa-t-elle en s’asseyant.
Elle s’adossa contre le mur d’entrée de la pièce. Elle pouvait ainsi avoir une vue sur l’ensemble des personnes à protéger et pouvait facilement surprendre un éventuel ennemi.
Elle prit son pistolet dans une main, puis, de son autre main, elle fouilla une de ses poches et en tira un paquet de cigarettes. Elle ne fumait plus beaucoup. Autrefois, lorsqu’elle avait été engagée par Jessica, elle achetait un paquet par jour au moins, mais peu à peu, sa consommation s’était naturellement réduite.
Est-ce que cela voulait dire qu’elle se sentait mieux mentalement ? Qu’elle n’avait plus besoin de cigarettes pour calmer ses nerfs ?
Ou alors, cette habitude prise avec son gang disparaissait en même temps que ses souvenirs d’eux s’amenuisaient ?
Elle soupira.
— Bah, c’est pas franchement le moment de penser à ça…
Elle alluma sa cigarette et inspecta son chargeur ; il restait encore 15 munitions.
Soudain, assise dans cette position, son cache-œil se détacha. Il avait été abîmé durant l’accident. Sa cicatrice et son œil clos se dévoilèrent. Il avait disparu lui aussi, dans ce funeste passé.
Son regard se perdit sur cet objet empreint d’émotions.
Sans qu’elle ne le remarquât, elle sombra une nouvelle fois dans ses souvenirs et se remémora la nuit où elle avait tout perdu…
***
Quelques semaines après la mort de la famille de Sandy…
L’horreur était encore fraîche dans les esprits de ceux qui y avaient assisté. C’est pourquoi ils avaient décidé de purger Tijuana.
Contrairement aux Anciens, à qui un simple humain ne pouvait s’opposer, une balle de 9mm pouvait régler son compte à un cultiste. Du moins, c’était ce qu’ils pensaient.
Suite à la nouvelle orientation prise par le gang, quelques membres plus prudents l’avaient quitté. Au contraire, à peine remise, Sandy plongea dans une folie de justice et de vengeance.
Malgré les pertes du début, à mesure que les actions du gang se firent connaître dans la ville en ruines, ils attirèrent les nombreux mécontents, victimes des cultistes de longue date. Sandy devint une personnalité centrale, un martyr qui fut brandi en figure de proue. Sans s’en rendre compte, en quelques mois, elle prit le commandement du mouvement.
Sara et Antonio, qui étaient ceux qui la connaissaient le mieux, étaient partagés quant à son approche. Ils éprouvaient autant de haine qu’elle envers les cultistes, mais Sandy était obnubilée par la vengeance, et ses méthodes manquaient de prudence.
Grâce aux nombreux sympathisants et nouvelles recrues, le début de la « purge » se déroula sans encombre : trouver des informations devenait facile et permettait de prendre l’ennemi par surprise.
Les autres gangs locaux en étaient venus à les éviter, leurs effectifs devenant de jour en jour plus impressionnants. Puisqu’ils ne menaient plus de guerre de territoires, les affronter devenait inutile pour eux.
Ou alors, avaient-ils simplement compris qui étaient les vrais maîtres de Tijuana ?
La première défaite du mouvement ne tarda pas à poindre. En infiltrant un entrepôt où était supposé se trouver un sorcier, le gang activa des runes magiques et des monstres apparurent. Le combat fit plusieurs morts et ils durent fuir.
L’ancien chef se sacrifia pour leur permettre de battre en retraite, et la bravoure de John marqua les esprits.
Sandy prit officiellement les rênes, sa haine n’ayant fait qu’augmenter d’un cran encore. Elle n’était pas la seule à pleurer la mort de John, et le gang sombra un peu plus dans la folie vindicative.
Une seconde défaite. L’ennemi savait ce qu’ils faisaient à présent. Cette nouvelle coïncidence rendait le piège évident, les cultistes ne comptaient plus se laisser faire ; il leur fallait changer de méthodes.
C’est pourquoi le gang se lança dans des réformes : nouvelles stratégies de combat et armes encore plus lourdes.
Il n’était plus question de finesse, ils étaient prêts à tout pour parvenir à abattre le fléau qui rongeait Tijuana. Leurs semi-automatiques devinrent des fusils d’assaut et ils achetèrent quelques fusils de sniper, armes particulièrement efficaces pour prendre l’ennemi au dépourvu. En outre, ils employaient à présent des charges de C4 pour faire s’écrouler les édifices sur leurs cibles.
Pendant quelques temps, ils changèrent la donne et l’avantage était de nouveau de leur côté. La brutalité de leurs méthodes prit de court les cultistes qui ne s’y attendaient pas. Nombre de leurs repaires furent éradiqués.
Mais un jour, une cellule de sorciers venue d’Amaryllis reprit les choses en main. Ils n’allaient pas se laisser impressionner par des enfants turbulents mettant en péril leurs efforts de guerre, car pour ces cultistes, leurs activités servaient l’action des Anciens contre l’Humanité.
Leur contre-attaque fut sans appel, plus brutale qu’aucune arme à feu ne l’aurait permis.
Cette nuit fut surnommée la « Nuit de l’Absinthe », un nom fort poétique en rapport avec la couleur vert clair du gaz toxique qui produisit une des pires tragédies de Tijuana post-Invasion. Invoquant les miasmes toxiques sur l’ensemble des ruines, ils tuèrent bon nombre de citoyens. Les maisons à demi détruites n’étant pas hermétiques, ce lourd gaz s’y infiltra et provoqua des nécroses à tous ceux qui le respiraient. Pire encore, ceux qui en mouraient se réanimaient en zombies pendant plusieurs heures.
Le gang fut contraint de s’enfermer dans son QG avec les survivants secourus en chemin et c’est ainsi que le piège se referma sur eux.
Une trentaine de cultistes les attaquèrent de face, sans aucun artifice cette fois ; ils n’en avaient pas besoin. Les barrières défensives les mettaient à l’abri des balles et des explosions, tandis que leurs sorts fauchaient leurs ennemis sans aucune pitié.
Mais ils ne se contentèrent pas de les tuer : ils les humilièrent en les mettant face à leur impuissance. Les monstres qu’ils invoquèrent dévorèrent les membres du gang vivants, d’autres furent embrasés vifs par le biais de magie de feu, d’autres encore finirent écrasés sous des rochers : c’était un massacre en bonne et due forme.
Pendant la bataille, Sandy combattit un Nightgaunt qui la blessa grièvement. Elle s’écroula et les cultistes vinrent la capturer : elle était leur chef, ils ne voulaient pas l’éliminer trop vite. Elle devait payer.
— Tu pensais que tu pourrais continuer éternellement, sale truie ? vociféra l’un d’eux.
— Vous n’êtes que des enfants, dit un autre. Apprenez donc ce qu’il en coûte de s’opposer à nous !
Sous ses yeux impuissants, elle vit Antonio se faire étriper par un Ancien, puis ce fut le tour de Sara, torturée par deux cultistes. Sandy eut beau se débattre, hurler, elle ne parvint pas à se dégager de l’étreinte qui la retenait. Elle ne pouvait que regarder ceux qu’elle aimait souffrir et mourir devant elle.
Lorsqu’ils eurent fini, ses bourreaux s’en prirent directement à elle : ils commencèrent par lui arracher un œil et la ruèrent de coups alors qu’elle agonisait au sol.
Sandy ne pourrait jamais se pardonner ce massacre : si elle n’avait pas mêlé le gang à ses affaires personnelles, tout cela ne serait jamais arrivé. Et elle avait commis l’erreur de sous-estimer leurs ennemis.
Que pouvaient des humains face à des corrompus ayant vendu leurs âmes aux Anciens ?
Aux portes de la mort, elle repensa à John. Elle se rendit compte à quel point il avait été un bien meilleur chef qu’elle ne le serait jamais. Il avait du sang-froid et même lorsqu’ils étaient tombés dans le premier piège, il avait su prendre les choses en main et organiser la retraite.
Elle avait complètement échoué. Elle ne pouvait revenir en arrière, il était déjà trop tard. La bataille était perdue. En vérité, ce n’était même pas une bataille, juste une hécatombe : les cadavres gisaient partout autour d’elle, tous crispés par la douleur et l’horreur.
Sandy se mit à douter de l’humanité des cultistes : peut-être que leurs corps étaient possédés par des Anciens, pensa-t-elle en se sentant mourir lentement.
Cette noirceur… ce mal… il ne pouvait être enfoui dans le cœur des hommes. C’était impossible !
Finalement, il ne restait plus qu’elle. « Le capitaine est le dernier à quitter le navire » et, de même, le chef de gang serait le dernier à périr.
Alors que deux cultistes la relevaient pour l’amener sur une table et poursuivre les tortures, elle se mit à rire. C’était un rire dément. Son esprit commençait à s’ébrécher.
À cet instant, ses prières se tournèrent vers les dieux sombres. Puisqu’ils étaient la source du pouvoir de ses ennemis, elle l’aurait à son tour et les terrasserait les uns après les autres, de manière encore plus sauvage et spectaculaire qu’ils n’avaient tué ses deux familles.
— Azatoth, Shub-Niggurath, qui que vous soyez, écoutez-moi, je…, marmonna-t-elle difficilement.
Fort heureusement, elle n’eut pas le temps d’aller plus loin, ses prières furent interrompues.
Des détonations retentirent. Des tirs à l’origine inconnue mirent en pièces sans aucune difficulté les Nightgaunt qui avaient été invoqués. Ces mêmes balles brisèrent les barrières magiques des cultistes et les réduisirent en bouillie.
Leur défense fut vaine. Ils furent tout aussi impuissants que ne l’avait été le gang de Sandy quelques heures auparavant.
Un ange de mort avait répondu aux prières incomplètes de Sandy : il se nommait Jessica Whitestone, une femme qui n’était pas un Ancien mais une magical wargirl. L’image de Jessica et des deux autres filles qui flottaient dans les airs, avec pour fond un ciel rouge sang, s’imprima dans les rétines de Sandy, qui ne tarda à sombrer dans l’inconscience.
Quelques jours s’écoulèrent avant son réveil. D’une certaine manière, le monde avait changé entre-temps.
En réalité, c’était toujours le même monde pourri jusqu’à la moelle, injuste et brutal. C’était simplement le regard de la jeune femme qui était différent.
Perdre son œil lui avait offert une nouvelle vision. Elle n’était plus éblouie par les illusions que tout le monde superposait au réel. Elle avait vu la face la plus sombre de l’Humanité, puis la part la plus cruelle de la destinée.
À son réveil, elle se trouvait dans une clinique, elle ignorait où.
Elle reconnut un visage, celui de l’ange de mort. Il la fixait d’un air grave. Sandy afficha un sourire en coin et chercha à bouger son bras, mais la douleur l’empêchait de le déplacer.
— Je… J’sais pas qui t’es. J’connais pas ton nom, mais… S’il te plaît, par tous les dieux et saints du ciel, aide-moi à me venger ! Je… j’vais les étriper, tous ces putains de sorciers… jusqu’au dernier !
Le médecin et Jessica l’observèrent un instant en silence. Ils étaient surpris.
En général, les victimes de traumatismes tel que le sien se refermaient sur elles-mêmes et abandonnaient toute idée de vengeance. Et même lorsqu’une telle idée finissait par poindre, ce n’était pas immédiatement après leur réveil.
— Docteur Rivers, pourriez-vous nous laisser quelques instants ?
— Bien sûr, Mademoiselle Whitestone. Je pense que la patiente n’est plus en danger, mais par précaution il serait bon qu’elle reste à l’hôpital encore quelques jours.
— Je vous remercie, Docteur Rivers.
Sandy les observait. La rage bouillonnait en elle, elle n’était toujours pas épanchée. Si Dieu avait mis cet ange sur son chemin, il devait y avoir une raison.
Lorsqu’elles furent seules, Jessica s’assit sur une chaise et croisa les jambes.
— Ton regard est horrible.
À cet instant, la colère de Sandy se dirigea vers Jessica. Elle se sentait insultée. Son interlocutrice n’éprouvait-elle aucune once de pitié ? Même après tout ce qui s’était passé ?
— Connais-tu le nombre de morts de la nuit du massacre à Tijuana ?
Bien sûr, Sandy n’en savait rien. Elle avait été inconsciente. Elle pouvait juste dénombrer la soixantaine de personnes qui composaient son gang disparu.
— Presque deux cents, répondit Jessica sans attendre. Et il y a nombre de blessés graves en hospitalisation encore actuellement. Voilà le prix de ta vengeance. Et de l’autre côté, combien as-tu tué de cultistes ces derniers mois ? Vingt ? Trente ?
— Qu’est-ce que tu me chantes, espèce de bourge ? Qu’est-ce que tu peux en savoir au juste ?!
— Tu n’es pas la seule à avoir subi les affres de ces monstres, tu sais ? J’ai aussi perdu ma famille par leur faute ! Ce monde regorge désormais d’orphelins, Sandy Cameroon.
Jessica était énervée, même si elle le cachait. Certains de ses gestes et son ton de voix la trahissaient toutefois.
— Au lieu de persévérer dans ta vengeance solitaire, pourquoi tu n’as pas cherché de l’aide ? Pourquoi as-tu cru que personne ne te porterait assistance? Si tu étais venue me voir avec les informations, je me serais chargée de les débusquer et de les traquer. Lorsqu’il s’agit de magical wargirls, les cultistes ne réagissent pas de la même manière. Combattre le surnaturel n’est pas l’affaire des civils, bon sang ! À quoi crois-tu qu’on serve au juste ?
— Tu crois que ça aurait servi à quelque chose, bordel ? Tu crois qu’une traîne-patins comme moi aurait été écoutée ? répondit Sandy avec véhémence, le poing serré et les traits encore plus déformés. Tu es complètement à côté de la plaque si tu crois que les magical se seraient bougé le cul pour des gens comme nous !
Jessica ne répondit pas de suite. Une part d’elle ne comprenait pas ses propos et sa méfiance, ou plutôt une part d’elle ne voulait pas les comprendre. Pourtant, il s’agissait bien d’une triste réalité : toutes les vies n’avaient pas la même valeur aux yeux de ceux qui donnaient les ordres.
— Moi, je serais venue t’aider ! répondit Jessica en posant sa main sur sa poitrine dans le feu des mots. Jamais je ne t’aurais abandonnée à ta détresse !
Sandy fulminait intérieurement encore plus qu’elle ne le montrait. Cette femme qui l’avait sauvée et qui avait tué les cultistes était certes l’ange de la mort, mais ses propos n’avaient pas de sens. Comprenait-elle la position dans laquelle se trouvait Tijuana, la ville abandonnée ?
La bienveillance de ses propos frôlait l’irrespect.
— Si tu es tellement une sainte, qu’est-ce que tu fais là à me parler ? Y a des tas de gens qui ont besoin d’aide là-bas !
— Tu crois que je ne le sais pas ? Mais… Je fais ce que je peux…
Jessica baissa les yeux et, d’une main, elle saisit son bras dans une attitude qui exprimait une tension intérieure et des regrets. Elle ne mentait pas, ce n’était pas la première fois qu’elle intervenait de son propre chef à Tijuana, mais pour chaque cultiste abattu, d’autres prenaient leur place.
Tant que la population en cachait, la situation, tout comme cette discussion, était dans une impasse.
Jessica se mit à pleurer en silence, puis, ne voyant pas la colère quitter le visage de son interlocutrice, elle la prit spontanément dans ses bras.
Sandy ne dit rien au début, sa condition physique et psychique la paralysait. Elle était aveuglée par une haine qui semblait intarissable. Elle voulait sauver Tijuana et surtout se venger des cultistes.
Mais les paroles de Jessica avaient malgré tout fait mouche. Elle se rendait bien compte, sans vouloir l’accepter, que sa lutte s’était avérée plus vaine qu’elle ne l’avait voulu.
Dans son état, elle ne changerait jamais rien. Les larmes commencèrent à s’écouler de son œil, même si ses traits restaient féroces.
Sa carapace, forgée au fil des années, commençait à se briser et exposait l’innocente fille qui se cachait à l’intérieur.
Elles restèrent ainsi un long moment, en silence.
Pendant quelques semaines, Sandy resta vivre aux côtés de Jessica : elle n’avait nulle part où se rendre désormais.
À force d’être entourée de bienveillance et des commodités du luxe, quelques brèches supplémentaires apparurent dans son armure. Un soir, elle finit même par sourire en regardant un film comique avec Jessica ; à les voir ainsi, on aurait pu croire qu’elles étaient deux sœurs tout ce qu’il y avait de plus normal.
— Ton sourire est vraiment beau, Sandy, dit Jessica en la fixant. Les ténèbres n’ont pas encore tout dévoré en toi. Tu as su protéger ton innocence.
Elle lui caressa la tête de manière maternelle. Une certaine nostalgie s’empara de Sandy, et elle se laissa faire.
— Si tu acceptes de prendre les armes non pas pour te venger, mais pour protéger les faibles, j’accepte de t’inclure dans mes rangs. Qu’est-ce que tu en dis ?
Sandy tourna sa tête et la considéra, éberluée.
— Te… rejoindre ?
— Deviens une magical wargirl ! Tu es encore en âge. Travaille avec moi. Change la forme de ta vengeance. Ne sème pas des cadavres, mais fais en sorte que les cultistes soient privés des morts innocents qu’ils affectionnent tellement. Protéger ce qui doit l’être sera ta vengeance et ta voie de salut.
Ces paroles frappèrent Sandy et pénétrèrent au plus profond d’elle. Elle garda le silence pendant quelques jours encore, puis elle finit par accepter la proposition de Jessica.
Elle avait raison, il n’y avait qu’une seule bonne chose à faire : empêcher d’autres personnes de devenir les victimes de ces traîtres au genre humain.
Il ne s’agissait plus seulement de ses sentiments. C’était une guerre à grande échelle qui devait être menée. Et pour ce faire, elle avait besoin de pouvoir, de justice et d’un guide.
Jessica lui donna ce dont elle avait besoin et même au-delà : elle lui donna la famille qu’elle avait toujours désirée et qu’elle avait perdue.
***
Shizuka ouvrit les yeux dans une chambre d’hôpital.
Elle détestait cette impression de se réveiller dans un lieu inconnu et, de surcroît, dans ce genre d’endroit à l’odeur de produits chimiques et aux murs blancs aseptisés.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? pensa-t-elle en se frottant les yeux.
Ses derniers souvenirs étaient confus : elle parlait avec Irina lorsque soudain, elle avait été secouée en tous sens.
Alors qu’elle se posait nombre de questions pour recomposer ses souvenirs hésitants, une silhouette apparut dans son champ de vision, une tête argentée qui lui souriait à pleines dents : Irina.
— Yahooo ! Ça va ?
— Irina ?
— Yep, c’est moi ! répondit cette dernière avec un signe de victoire. Tu te souviens de moi, c’est cool ! Elieli m’a fait peur : elle m’a dit que peut-être tu saurais plus qui j’suis.
— Ma blessure est tellement grave ?
Si elle se fiait aux films qu’elle avait vus à la télévision, les contusions graves à la tête pouvaient provoquer la perte de souvenirs.
— Ch’sais pas, c’est Elieli qui a dit ça. Mais bon, si tu te souviens de moi, j’pense que ça va. Pis, t’es une mahou senjo, c’est pas ça qui va te tuer, pas vrai ?
— Tu as été blessée aussi ?
— Yep, un peu, répondit Irina les bras derrière la tête.
— Et tu vas bien ?
— Héhé ! Pas de souci ! Ch’suis une dure à cuire !
Sur ces mots, imitant sûrement un personnage masculin, elle se frappa le torse du poing, mais au lieu d’un bruit sec, son torse renvoya un bruit étouffé tandis que sa main s’enfonça dans son imposante poitrine.
— C’est injuste… à tous les niveaux !
Shizuka gonfla les joues, frustrée des avantages de sa senpai.
Irina se mit à rire bruyamment, puis déposa un bisou sur le front de Shizuka.
— T’inquiète ! Ça poussera aussi !
— J’ai dix-huit ans ! J’ai fini ma croissance, Irina-senpai !
Shizuka plissa les yeux. En vérité, plus que les seins, c’était surtout ce corps incroyablement solide qu’elle lui enviait, mais bien sûr, Irina n’était pas allée jusque-là dans la compréhension de ses propos.
— J’vais prévenir Hako-chan et Vivi-chan, elles sont inquiètes pour toi. Elieli leur a interdit de rester dans ta chambre.
— Pourquoi ? Cela faisait trop de gens ?
— Nope. Elles arrêtaient pas de se disputer…
Shizuka sourit de manière gênée. Elle aurait tellement voulu qu’elles s’entendissent toutes les deux…
Avant même qu’elle ne l’eût remarqué, Vivienne et Hakoto étaient devenues rivales. Shizuka les appréciait pourtant toutes les deux ; savoir qui était la numéro un ou deux n’avait aucune importance.
— Et les autres ? s’enquit Shizuka.
— Glory est à côté de toi, si tu bouges la tête tu la verras. Sacchi surveille les deux ot’ qui veulent entrer, elle était blessée aussi, mais maintenant ça va. Puis, y a les deux chefs qui sont allées chez les bidasses pour des trucs de paperasse.
— Gloria va bien ? demanda-t-elle en tournant la tête.
La susnommée était allongée dans le lit voisin. Elle avait des bandages sur la tête et était reliée à quelques fils dont Shizuka ignorait la fonction. Son état lui parut inquiétant, mais…
— Yep, elle va bien. Vous avez été frappées à la tête et vous avez quelques bleus, mais rien de méchant.
— Rien de méchant ? intervint soudain une voix. Ils ont blessé ma Shizuka-chan quand même !
— Bien le bonjour, Shizuka-san, la salua Vivienne.
Vivienne et Hakoto venaient d’entrer.
— Oh ?! Oneesama ! Hakocchi ! Je… je… Merci !!!
Shizuka se redressa dans son lit. Son visage s’illumina de joie mais aussitôt les larmes se mirent à couler de ses yeux. Elle avait eu si peur…
Ses souvenirs avaient eu le temps de se rassembler. Elles avaient eu un accident sur le chemin du retour. Elle en ignorait encore la cause mais la vision de ces deux visages qui l’avaient rassurée venait de provoquer une crise de nerfs et de la faire fondre en larmes. Elle réalisa soudain qu’elle aurait pu mourir sans même réagir, sans même comprendre.
Immédiatement, les deux femmes s’approchèrent pour la réconforter, leurs mains lui caressaient la tête et leurs doux mots pénétraient dans ses oreilles.
Signant une trêve tacite, elles vinrent s’asseoir chacune d’un côté de Shizuka.
— Pourquoi tu pleures, Shi-chan ? T’es pas contente de les voir ? J’les dégage ? demanda Irina sans prendre de pincettes.
— Je… je sais pas…
— Vous ne voyez pas qu’elle a les nerfs à bout, la pauvre ? répondit Hakoto, un peu énervée. C’est une expérience traumatisante, vous savez ?
— Ch’sais pas, moi. J’étais dans la même bagnole, mais ch’suis juste contente d’avoir survécu. C’est tout.
— Vous n’avez ni sensibilité, ni empathie, cela n’est guère étonnant, lui reprocha Vivienne.
— Je la connais pas encore assez, mais j’ai bien peur que vous ayez raison cette fois.
Irina passa les bras derrière la tête et ne parut pas atteinte du tout par les critiques, comme si elle y était imperméable.
— Si vous la couvez trop, vous allez en faire une mauviette… m’a dit Elieli…
— Réconforter une consœur dans le besoin est un acte normal, vous savez ? Mais nous supposons à juste titre que votre sensibilité est restée accrochée aux zones adipeuses de votre anatomie au lieu d’arriver jusqu’à votre cœur.
— J’ai rien bité, Vivi-chan. Parle normalement.
Vivienne soupira avec dédain avant de l’ignorer.
— Ne les écoute pas, Shizuka-chan, tu peux pleurer autant que tu veux.
— Mes bras sont les vôtres. Ne prenez point ombrage de mon ancienneté. Face à la détresse, nous sommes égales.
Shizuka, bouleversée, ne les écoutait qu’à moitié. Elle les attrapa toutes les deux et continua de sangloter. Elle n’avait pas besoin de dispute, elle voulait leur réconfort à toutes les deux en même temps.
Sa réaction les surprit mais la trêve était déjà signée, Shizuka était plus importante que leur rivalité.
Irina les observa puis soupira :
— Si Elieli l’apprend, elle va vous tuer… Faudra pas se plaindre chez moi…
Le bruit de la porte attira l’attention d’Irina : Sandy, le visage rouge de colère, entra son arme à la main.
— Je… je vais vous tuer toutes les deux ! Me faire ça !!
Son attention était tournée vers Hakoto et Vivienne. Ces dernières l’observèrent, puis se jetèrent une œillade complice. Sans mot dire, elles l’ignorèrent et continuèrent de câliner Shizuka.
— J’me disais qu’y avait un souci. Tu devais les empêcher d’entrer. Y s’est passé quoi ?
— Elles… elles… Je préfère pas raconter ! Vous me le paierez ! Ça ne se fait pas d’attaquer quelqu’un dans ce genre de moment !
— Vous pensez bien que l’idée ne venait guère de nous, mais bien de votre fourbe de collègue, ne put s’empêcher de commenter Vivienne. Nous connaissons fort bien le sens de l’honneur et ne saurions y déroger.
— En attendant, vous étiez plutôt d’accord ! Hypocrite ! se défendit Hakoto. Désolée, Sandy, mais nous n’avions pas le choix. C’est pour Shizuka-chan.
— Nous vous présenterons nos plus sincères excuses, plus tard. Pour l’heure, il nous incombe d’apporter réconfort à notre camarade blessée.
— Moi j’veux savoir ! Y s’est passé quoi ?! Dis dis !
Sandy soupira, puis rangea son pistolet.
— Si vous dites un seul mot sur ce qui s’est passé, j’vous déglingue toutes les deux. Pigé ?
— Mais j’veux savoir !!
— What the hell? Where am I?
Gloria venait de se réveiller à cause du bruit.
Sandy ignora les caprices d’Irina et s’en alla s’occuper d’elle. Irina la suivit et continua d’insister, en vain.
***
L’après-midi touchait à son terme.
Puisqu’elles étaient bloquées à San Diego suite à l’attaque-surprise, Jessica avait réservé des chambres d’hôtel. Elle avait transmis peu de temps auparavant les coordonnées à Hakoto.
Même si les blessures de Shizuka et de Gloria, notamment, n’étaient pas si graves, on leur avait demandé de repasser le lendemain pour un examen médical. Bien sûr, l’hôpital ne pouvait pas les obliger à s’y soumettre et encore moins du fait de leur statut de magical wargirls.
Il allait sans dire que des patientes normales n’auraient pas pu s’en tirer à si bon compte. Même sous forme normale, leur capacité de guérison demeurait hors normes.
Pendant qu’elles étaient toutes affairées à se préparer au départ, Sandy observa le paysage par la fenêtre. Cette ville lui évoquait tant de souvenirs…
Cette fois encore, elle se sentait coupable : si elle n’avait pas eu l’esprit ailleurs, elle aurait pu se transformer et protéger les JLTV avec son « Inertial Shield ». Même enchantées, des roquettes n’avaient aucune chance de le transpercer.
L’un des malheureux soldats était mort sur le coup. Shizuka et Gloria avaient perdu connaissance suite à leurs blessures. Elles avaient eu la chance de survivre, mais il s’en était fallu de peu.
L’impuissance était un sentiment qu’elle n’avait jamais pu oublier. Que ce fût cette fois-ci ou lors du massacre de son gang. L’être humain était démuni face à certaines menaces.
Dire qu’un jour, elle perdrait ses pouvoirs et redeviendrait la faible femme qu’elle avait été…
— Est-ce que j’arriverai à supporter ce monde rempli de ténèbres, à ce moment-là ? se demanda-t-elle.
Elle avait lu des articles sur le syndrome traumatique lié à la perte de pouvoirs, il frappait beaucoup plus d’anciennes magical wargirls qu’on ne le pensait. Les gouvernements étaient bien incapables d’enrayer le phénomène qui faisait nombre de victimes.
— Enfin, faudrait qu’ils veuillent aussi faire quelque chose. Un outil usagé n’est bon qu’à finir à la poubelle, au fond…
Un sourire triste et cynique apparut sur son visage. Elle perçut enfin la petite voix qui l’interpelait pour la troisième fois.
— Désolée Sandy… je peux te parler ?
Sandy se retourna.
C’était Shizuka, qui baissait la tête et fixait le sol. Son front était encore enveloppé de bandages, mais elle portait à présent des vêtements de ville.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je… Je voulais juste te remercier.
Intimidée par l’attitude de Sandy, elle eut un mouvement de recul. Mais rapidement, elle reprit confiance, déglutit et s’inclina en avant.
— C’est grâce à toi que j’ai survécu et que je suis encore là. Je… je… je t’en suis très reconnaissante !
— Qu’est-ce que tu racontes au juste ?
— C’était flou… mais on m’a dit que nous avons été prises pour cible par des sorciers, pas vrai ?
— Ouais et… ?
— Je… j’ai le sentiment que c’est toi qui m’as sauvée. Ça va te paraître stupide, tout était confus mais j’ai… j’ai entendu un coup de feu. Puis, lorsque j’ai commencé à ouvrir les yeux, tu étais là. Je me suis évanouie tout de suite après, par contre…
— Pffff ! T’sais, j’étais pas seule à vous sauver : Irina aussi s’en est occupée.
— Je compte aussi la remercier après… ainsi que toutes les autres, en fait. Mais… je ne saurais pas l’expliquer… je… je pense vraiment que sans toi, je ne serais plus là.
Sandy n’avait rien raconté aux filles de ce qui s’était réellement passé. Jessica était la seule à savoir puisqu’elle lui avait fait son rapport, mais Sandy n’était pas entrée dans les détails. Le plus logique était finalement que l’information émanait d’Irina qui avait tout vu.
Sandy soupira et fit claquer sa langue.
Ce n’était pas tant qu’elle désirait cacher le sauvetage, mais simplement qu’elle ne voulait pas qu’on la remerciât. Elle n’avait pas encore assez œuvré pour se racheter des morts du passé, ceux qu’elle avait condamnés par sa quête de vengeance. Elle n’était pas en droit d’accepter des remerciements.
Se racheter en sauvant plus de vies que celles qui avaient disparu par sa faute était tout ce qu’elle pouvait faire pour les morts.
— C’est bon, pas la peine de me remercier. Tu dois faire erreur, j’ai rien fait du tout.
Elle détourna le regard de Shizuka et lui fit signe de la main d’abandonner.
— Ah… euh… d’accord. Comme je le disais, c’était sûrement mon imagination… Désolée de t’avoir importunée avec ça.
— Z’êtes encore là ? demanda Irina en ouvrant soudainement la porte de la chambre.
— On vient de finir… J’ai sûrement rêvé, ce n’était pas la réalité, il faut croire. Haha !
Le rire de Shizuka était crispé et forcé.
— T’as cru quoi ? demanda Irina.
— Non rien, laisse tomber.
Sandy se leva et, les mains dans les poches, se dirigea vers la sortie.
— OK, comme tu veux. N’empêche, Sandy était super classe quand elle t’a sauvée !
Même si Irina n’avait pas entendu la discussion qui avait eu lieu avant son arrivée, d’une certaine manière, son instinct l’avait mise sur la bonne voie.
— Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai pas tout de suite percuté, poursuivit-elle sous le regard des deux autres. Y avait le feu, j’ai de suite pris les deux soldats avant que ça n’explose…
— Les voitures n’explosent pas, Irina, commenta Shizuka.
— Ah bon ? J’savais pas ! Mais dans les films et les anime ça explose tout le temps donc j’ai pensé qu’y z’étaient en danger…
— Ils l’étaient, tu as bien fait de les sortir de là, mais je disais juste qu’en réalité les voitures flambent, mais n’explosent pas vraiment.
Sandy ouvrit la porte, mais s’arrêta soudain.
— Bah, passons. Quand j’ai voulu m’occuper de toi et de Glory, j’ai entendu un « bam ! ». J’ai à peine eu le temps de voir un mec qui tentait de t’égorger, Shi-chan. Y s’en est fallu de peu ! Le gars, y s’est pris deux bastos, là et là. Et là j’ai vu que c’était Sacchi ! Heureusement qu’elle était là ! Haha !
— Tssss !!
Sandy fit claquer sa langue en même temps que la porte de la salle qu’elle quitta, furieuse.
Les yeux de Shizuka s’écarquillèrent un instant, elle n’écoutait plus Irina qui avait enchaîné sur un autre sujet. Elle observa la porte qui venait de se refermer brutalement.
Un sourire chaleureux apparut sur son visage et les larmes coulèrent de ses yeux sans qu’elle ne s’en rendît compte.
— Merci du fond du cœur ! pensa-t-elle.
Irina se plaça devant Shizuka et la fixa.
— T’as mal quelque part ? Au ventre ? À la tête ? J’dois appeler l’infirmière ?
— Non, c’est juste l’émotion.
La bouche d’Irina forma un « O » pendant quelques instants, puis elle rit à pleines dents.
— J’ai pigé ! T’es contente de me revoir. Héhé ! J’savais pas que tu m’aimais autant que ça… C’est gênant.
— Je… je voulais pas vraiment dire ça… Enfin, laisse tomber.
— Moi aussi ch’suis contente de te voir, Shi-chan !!
Sur ces mots, Irina frotta sa joue contre celle de Shizuka, puis sans lui demander son accord, elle la souleva et la prit dans ses bras. C’était à nouveau la manière de porter une princesse.
— Deux fois ? Tu… Irina… Senpai… c’est gênant !!
— La troisième fois, je t’épouse Shi-chan. Haha haha !
— C’est bon, je peux marcher toute seule !
— Allez, pas de chichi : c’est l’heure de s’éclater la panse ! Yeahhhhh !!!
Sans écouter, elle se mit à courir avec Shizuka dans ses bras comme si elle portait un simple sachet de courses.
Sandy les vit passer à toute allure à côté d’elle en direction de la sortie. Shizuka criait : « Pas si vite !! ».
Elle soupira à nouveau. Son secret avait été dévoilé.
— Tant pis…
Fermant les yeux, elle revit le visage enjoué de Sara. C’était sûrement un simple défaut de mémoire, mais pendant quelques instants il se superposa à celui de Shizuka. Il fallait dire qu’elles avaient quelques traits en commun, dont cette délicatesse.
Voyant la défunte Sara apparaître dans le couloir devant elle, Sandy lui sourit avec gentillesse.
— Merci pour tout ce que tu as fait pour nous, Sandy ! Mais ne te perds pas dans les ténèbres. Cesse de nous pleurer et ouvre ton cœur, lui dit-elle.
Sandy s’arrêta et la fixa. Elle savait que ce n’était que le fruit de son imagination, elle n’était pas vraiment là. Mais ces paroles, elle aurait pu les prononcer.
— Désolée, Sara, mais je ne compte pas vous oublier de sitôt. Je porterai toujours ce péché en moi. Je ne vous oublierai jamais et un jour, lorsque nous nous reverrons, j’espère que vous m’aurez pardonnée.
Sara leva les épaules en soupirant, puis afficha un sourire encore plus radieux à mesure qu’elle disparaissait.
Sandy la regarda partir puis toucha son cache-œil.
Elle ne les oublierait pas. Elle continuerait de vivre et de se battre pour eux. Mais elle ne fermerait pas son cœur aux nouvelles rencontres pour autant.
C’était ce que Jessica lui avait appris : avancer en portant le fardeau de ses péchés.