Prologue

Saginomiya, premier jour de l’Invasion au Japon, 21 août 2065.

Une petite fille aux longs cheveux châtains attachés en deux couettes. Elle ne semblait pas avoir plus de sept ans, alors même qu’elle avait fêté ses dix. À ses côtés, sa mère, les cheveux attachés en une longue tresse, une main prise par un sachet de courses et l’autre par celle de sa fille.

La température n’allait pas tarder à baisser. L’été avait été torride et humide dans la métropole, terriblement insupportable ; on affirmait qu’il avait été l’été le plus chaud du siècle.

Cette vague de chaleur n’avait pas frappé que le Japon mais le monde entier. Elle avait préoccupé les météorologues des quatre coins du globe qui l’expliquaient soit par une modification notable de la rotation terrestre, soit par un bouleversement magnétique des pôles, soit par d’autres théories plus farfelues.

L’arrivée de l’automne et de la fraîcheur se faisaient attendre.

Mais ce dont nul n’aurait pu se douter, c’était qu’il s’agissait là du dernier été en paix.

— Maman ? Tu fais quoi à manger ce soir ?

— J’ai pensé à une omurice. Est-ce que ça te va, Maako-chan ?

— Oui, maman ! Dis, je pourrai regarder « Magical Sweet Melody » en rentrant ?

— D’accord, mais uniquement si tu fais tes devoirs avant.

— Ils sont déjà faits.

— Oh, déjà ? Tu es une fille sérieuse. C’est bien, c’est bien !

La mère caressa tendrement la tête de Maako en lui faisant un sourire.

Tandis que les autres enfants chahutaient et s’adonnaient à des activités de leur âge, elle avait simplement profité du temps libre pour faire ses devoirs en avance.

Maako n’avait aucun problème scolaire, elle comprenait vite et allait au-delà des explications de ses professeurs. Ayant posé nombre de fois des questions qui sortaient du programme scolaire, elle s’était vu répondre :

« Vous verrez ça plus tard dans vos études. Mais c’est remarquable que vous vous posiez déjà ce genre de questions ! »

Elle avait fini par se rendre compte que les adultes ne la considéreraient jamais comme autre chose qu’une enfant.

Soudain, au-dessus des têtes de Maako et de sa mère passa un escadron de chasseurs de combat de l’armée qui les obligea à se boucher les oreilles. Ils étaient à pleine vitesse. Leur destination était à l’ouest, au-delà de Kamishakujii.

Aucune des deux n’avait jamais vu des avions passer si bas au-dessus de l’espace métropolitain, c’était un spectacle inédit.

Les flashs lumineux et les bruits d’explosions qui suivirent ne l’étaient pas moins.

La mère, plus encore que la fille, tremblait et ses yeux étaient écarquillés d’horreur.

Que se passait-il au juste ?

Selon toute estimation, l’incident avait lieu à quelques kilomètres à peine de leur position.

Les sirènes des pompiers et de la police se firent entendre rapidement.

La confusion avait frappé tous les usagers sur le quai. Personne ne savait comment réagir.

Puisque la menace était hors de leur champ de vision, ils n’en connaissaient pas la nature. En plus, aucune annonce n’avait été faite.

— Vite Maako ! Rentrons !

La mère prit cette décision. Elle serra avec plus de vigueur qu’auparavant la main de la petite fille et l’entraîna à sa suite. Les yeux de Maako, aussi calmes que d’habitude, ne quittaient pas la colonne de fumée qui s’élevait au loin.

Chemin faisant, Maako prit le smartphone du sac à main de sa mère et eut l’idée de chercher sur internet.

Rapidement, elle tomba sur des pages issues des réseaux sociaux et de journaux qui parlaient d’« invasion sur le territoire japonais » ; malgré son âge, elle parvenait à lire la plupart des kanjis.

D’ailleurs, pendant sa recherche, un message arriva sur le téléphone : il provenait du ministère de la défense et invitait les citoyens des villes japonaises à se rendre dans les abris pour être pris en charge. La crise était nationale, à ce stade, il n’y avait plus aucun doute.

Maako s’arrêta :

— Maman. Regarde.

Elle tourna l’écran du smartphone vers sa mère.

Le visage de cette dernière blêmit ; elle ne dit mot, mais son expression dévoilait clairement son état de panique.

Aussitôt, elles changèrent de destination et se rendirent au commissariat le plus proche. Bien sûr, elles n’étaient pas les premières, il y avait déjà foule.

Amenées à un abri communal utilisé en cas de tremblement de terre, aucune explication ne leur fut donnée. Mais la Toile fourmillait de messages tels que : « monstres » ou « créatures d’autres mondes » et certains visionnaires parlaient déjà de « créatures du Mythe de Lovecraft ».

Les yeux de Maako ne quittèrent plus l’écran. À mesure qu’elle lisait toutes ces théories, elle semblait hypnotisée. Pendant ce temps, sa mère cherchait à joindre son mari et demandait l’aide des policiers pour ce faire.

Ce n’était que la première vague d’Invasion. Seules les plus faibles créatures du Mythe avaient franchi la barrière dimensionnelle qui les avait tenues loin de la Terre si longtemps. Elles ouvraient la route à leurs redoutables maîtres qui allaient mettre l’Humanité à genoux. Face à ces êtres surgis de nulle part, elle était impuissante.

Nombre de victimes furent recensées au cours de cette triste première journée. Il fallut quelques semaines pour établir un bilan approximatif des décès et des disparitions.

Parmi eux figurait M. Hayano, le père de Maako, attaqué par des goules soudainement apparues sur son lieu de travail.

Pour éviter la panique, l’information était contrôlée. Le Japon prit très rapidement l’invasion au sérieux et appliqua des mesures d’urgence.

Maako et Ayaka changèrent régulièrement de refuge, migrant de plus en plus au nord, dans les montagnes où on avait établi des campements troglodytes provisoires.

Lorsque l’hiver arriva enfin, une nouvelle vague de monstres plus coriaces et puissants encore l’accompagna. Les armes conventionnelles commençaient à n’avoir plus aucun effet sur eux.

Le gouvernement ne put cacher plus longtemps sa défaite. Quelques semaines avant Noël, le pays annonça officiellement qu’il était envahi et son incapacité à protéger son territoire.

***

Environ cinq mois après le début de l’Invasion.

La situation était toujours aussi critique. Non, en réalité, elle avait bien empiré.

Nul ne savait combien de temps l’Humanité tiendrait encore.

Chaque nouvelle vague de créatures était plus redoutable que les précédentes. Les monstres surgis des brèches dimensionnelles à la fin de l’été 2065 n’avaient été que l’avant-garde de bien pires horreurs.

À l’opposé, le nombre de soldats diminuait et les combats devenaient de plus en plus intenses. Les usines tournaient à plein régime pour restaurer entre chaque combat le matériel perdu mais montraient chaque jour un peu plus leur incapacité à suivre le rythme des batailles.

L’année 2066 commençait sous les plus funestes augures et on présumait fortement que ce serait la dernière.

Le quotidien des survivants avait bien changé. Les personnes aptes travaillaient dans les fermes et serres intensives de l’armée, certaines étaient parfois transférées dans les usines de production d’armement. Même les personnes inaptes étaient forcées d’aider d’une manière ou d’une autre.

Les réfugiés de l’immense espace métropolitain de Tokyo avaient été séparés dans divers abris répartis dans le pays. Ayaka et Maako se trouvaient à présent dans l’un d’eux, proche de la ville de Furano.

Même si on avait parlé de l’éventualité de reprendre la capitale aux mains des monstres, avec l’arrivée de nouvelles créatures bien plus puissantes encore, il n’y avait plus que des militaires qui s’y trouvaient à présent. La crise était totale.

Le chiffre exact des décès était inconnu. Le gouvernement devait certainement le connaître mais l’information circulait mal et toujours à travers des filtres.

— Est-ce que la situation est identique dans le reste du monde ? demanda la jeune Maako.

Afin de maintenir les enfants occupés et de leur dissimuler un tant soit peu cette funeste situation, un ersatz d’école avait été établie dans l’abri.

Les cours se tenaient dans la salle commune qui servait également de réfectoire. L’abri comprenant près de cinq mille survivants, la classe de Maako accueillait une cinquantaine d’enfants de six à treize ans. Les adolescents étaient dispensés d’y participer mais, à la place, aidaient aux divers travaux de la base.

— Nous allons à présent voir les divisions. Vous vous souvenez de ce que j’ai expliqué hier, les enfants ?

La professeure avait ignoré la question. Ce n’était malheureusement pas la première fois qu’elle réagissait de la sorte face à la petite fille. Il était difficile de répondre à ses interrogations, même pour une adulte pédagogue.

Le cours passa immédiatement aux mathématiques, mais Maako connaissait déjà parfaitement les divisions : elle les avait maîtrisées il y a des années de cela.

Aussi, comprenant qu’on ne lui donnerait pas la réponse qu’elle attendait, elle s’accouda sur la table et porta un regard désintéressé au tableau.

Après peu de temps, son attention fut attirée par un groupe d’adultes qui travaillait à du tissage de toiles. Ils étaient installés à une des tables du réfectoire un peu plus loin.

Pourquoi s’étaient-ils placés si proches d’une salle de classe bruyante alors qu’il y avait tellement de places inoccupées ailleurs ? se demanda la petite fille.

Maako ne pouvait que considérer qu’ils avaient peur et préféraient rester le plus près possible les uns des autres. De plus, aux yeux des adultes, les enfants étaient des créatures fragiles et impuissantes, sûrement devaient-ils se flatter de les surveiller.

Maako se rendait bien compte que le nombre n’était pas un facteur de victoire, sinon les Anciens auraient rapidement été vaincus.

— Reste-t-il réellement un espoir à l’Humanité ?

Au lieu d’écouter le cours de Makina-sensei qui ne faisait que répéter des choses qu’elle savait déjà, elle préférait écouter d’une oreille discrète la discussion de ces adultes :

— Tu as entendu ? Il paraît qu’il y a eu une communication avec la Maison Blanche et c’est pas mieux qu’ici.

— Mon mari m’a dit que même les USA sont à terre. La situation est vraiment désespérée !

— Ça m’étonne pas, nous sommes tous fichus à ce rythme. À Aomori, il y a eu une nouvelle attaque la semaine dernière, encore des centaines de morts…

— J’ai entendu ça aussi. Il paraît qu’une grosse attaque a aussi eu lieu sur le territoire coréen. Je me demande parfois si ça vaut le coup de continuer…, affirma le plus âgé du groupe.

— Ne dis pas ça ! Il ne faut pas perdre espoir !

— Et bien sûr, le premier ministre ne dit rien pour ne pas perdre la face… Tsssss !

— « La situation est sous contrôle », disent-ils. Quelle blague après avoir déclaré le pays envahi !

Bien sûr, ils essayaient de ne pas parler trop fort pour ne pas déranger la leçon.

En réalité, c’était des sujets qu’il aurait mieux valu taire en présence d’oreilles innocentes mais, comme l’avait déjà remarqué Maako, les adultes avaient souvent l’outrecuidance de penser que les enfants ne comprenaient pas les sujets difficiles.

Si c’était vrai pour une majorité d’entre eux, ce n’était pas le cas de Maako, un petit génie. Elle buvait les paroles des adultes, les analysait et les assimilait. Malgré son jeune âge, elle avait une idée précise de la situation dans laquelle se trouvait le monde.

Lorsque les adultes eurent achevé leur tâche, ils s’en allèrent, et Maako n’eut d’autre choix que de reporter son attention sur sa professeure.

Le temps s’écoulait si lentement. Maako finit par s’endormir et elle ne se réveilla qu’en fin d’après-midi.

Contrairement à une classe normale, sa professeure ne lui fit aucune remarque. Corriger une élève n’était plus à l’ordre du jour.

La leçon finie, les enfants étaient consignés à des devoirs personnels ou à d’autres tâches récréatives afin de les garder réunis au même endroit.

— Maako-chan elle dort en cours ! déclara un garçon en la pointant du doigt.

— Bouh !!! Maman elle dit que c’est pas bien ! continua un autre garçon.

— Papa il dit que les fainéants finissent à la rue. Tu vas devoir sortir, Maako !

Mais, même face aux réprimandes des trois garçons, l’intéressée resta impassible, leur accordant tout au plus un regard distrait. À ses yeux, ils ne valaient sûrement pas la peine de répliquer : ils ne comprendraient pas, de toute manière.

Calmement, elle se leva et essaya de sortir du réfectoire sans rien dire.

Néanmoins, avant d’atteindre la porte, une jeune fille aux cheveux coupés courts vint à sa rencontre et lui attrapa le bras.

— Maako-chan, ne les écoute pas. Reste avec nous !

C’était une phrase animée de bonnes intentions et accompagnée d’un regard bienveillant, mais l’expression faciale de Maako ne changea pas d’un pouce.

— Désolée, déléguée : je n’aime pas les enfants. Puisque c’est fini, je vais rentrer.

— Mais tu es une enfant aussi…

— Et alors ? Je n’ai pas dit que je m’aimais.

Ne sachant que répondre, la déléguée se tut et la relâcha.

Maako finit par sortir du complexe et se rendre à la serre numéro 2 où travaillait sa mère.

Les adultes qui la croisaient savaient qu’elle venait les aider, ce n’était pas la première fois qu’elle désertait la salle de classe pour venir leur rendre visite. Malgré les contestations initiales, on avait fini par l’accepter ; c’était toujours mieux que de ne pas savoir où elle se trouvait.

Elle ne dit mot et endossa l’équipement nécessaire. Puis elle commença à transporter les charges légères que ses petits bras lui permettaient de soulever.

— On devrait lui verser un salaire à cette petite, déclara Saito d’un ton bienveillant. Elle bosse comme nous autres au final.

— Elle n’est pas encore en âge pour ça, le réprimanda Ayaka. Puis, même nous on n’a pas de salaire, je te rappelle.

— C’était une blague ! Je sais ! Haha ! Mais t’as une bien gentille petite fille. T’as de la chance !

— Merci, Saito-san, le remercia Maako avec politesse. La situation est critique, tout le monde doit aider.

Elle s’inclina et porta le panier jusqu’à la réserve.

À son retour, Saito s’appuyait sur sa bêche et demanda à Maako en plaisantant :

— Elle est critique comment, la situation, selon toi ?

Maako le dévisagea, un peu surprise qu’on lui posât sérieusement la question, puis répondit :

— Suffisamment pour qu’un directeur des ressources humaines se retrouve à travailler la terre et que des tokyoïtes, habitués au confort de la ville, se retrouvent confinés dans un abri en montagne. Je n’ai pas de preuves mais la situation s’étend sûrement au monde entier. Les ressources manquent et le nombre de combattants ne parvient pas à se renouveler. Nous courons vers une défaite. Sûrement l’extinction du genre homo sapiens.

Saito resta littéralement bouche-bée. Il ne s’attendait pas à ce qu’une fillette eût une telle compréhension de la situation et qu’elle formulât une telle réponse. Il avait demandé sur le ton de la plaisanterie et pour la mettre à l’essai, mais elle dépassait toutes ses attentes.

— Si j’en crois les rumeurs et mes prévisions, la défaite arrivera dans les cinq prochaines années, continua Maako. Sauf si quelque chose d’encore pire arrive, ce qui est fort possible puisque nous sommes actuellement à la troisième génération d’Anciens.

— Que… que… Comment… ?

— C’est facile, il suffit de noter sur un calendrier les attaques avec le nombre de morts. Cela permet de déduire une fréquence et d’établir une moyenne de décès qui révèle les différentes vagues et la puissance des monstres. C’est approximatif, par contre.

Sur le visage de Saito, des gouttes de sueur se mirent à couler. Il n’avait pas été juste battu à son propre jeu, cette fillette disposait d’une compréhension qui lui manquait, à lui, l’adulte de la conversation. Comment pouvait-elle être aussi intelligente ?

À cet instant, alors que Saito balbutiait, effrayé par le petit monstre qu’il avait devant les yeux, Ayaka intervint :

— Maako-chan, ne sois pas aussi pessimiste ! Dire des choses aussi horribles, je te jure… Je suis sûre que le gouvernement va nous aider et que nous serons bientôt tirés d’affaire. En tout cas, je t’avais prévenu, Saito-san, elle est intelligente ma petite Maako, il faut pas la sous-estimer !

La fillette scruta le visage de sa mère sans comprendre ses motivations. Pourquoi la trouvait-elle pessimiste alors qu’elle ne faisait que dire la vérité ?

La défaite de l’Humanité était évidente.

Ses recherches sur les réseaux sociaux, en se faisant passer pour une adulte, lui avaient révélé que les livres d’Howard Phillips Lovecraft décrivaient des Anciens encore plus puissants que ceux apparus jusqu’à présent. Si l’auteur avait raison, la victoire était impossible.

— Ah, c’est bien vrai ! Le gouvernement travaille déjà sur la situation ! On va bientôt pouvoir revenir à nos anciennes vies, dit Saito en riant bêtement pour se persuader.

Maako soupira intérieurement :

— Le monde est déjà mort. Tu ne retrouveras jamais ta vie d’avant…, pensa-t-elle en repartant dans la réserve pour amener un nouveau panier.

***

Finalement, le soir arriva et les activités agricoles s’achevèrent à leur tour.

La mère et la fille se rendirent aux bains de l’abri pour se décrasser, puis s’en allèrent manger avec tout le monde au réfectoire. C’était en tout point une soirée comme une autre, rien de particulier.

Au menu, il y avait du nikujaga, des tempuras et du riz. Les lumières de l’abri éclairaient faiblement afin d’économiser le carburant des groupes électrogènes.

Mais soudain, un cri retentit dans la pièce. Il fut suivi d’un autre : un dard sortait de la poitrine d’une des femmes qui apportaient la nourriture à table. Le sang giclait abondamment.

Sous les yeux horrifiés des personnes alentour, des griffes acérées finirent par la mettre en pièces.

Le coupable était une créature bipède, au corps entièrement noir comme la nuit. Il avait des griffes ensanglantées, une paire d’ailes membraneuses et une longue queue pleine d’ergots. Son visage n’avait ni bouche ni yeux.

— Un Nightgaunt…, marmonna Maako.

Il n’était pas seul. D’autres silhouettes du même genre apparurent dans le réfectoire.

Le brusque passage d’une scène de vie quotidienne à l’horreur avait provoqué la paralysie générale mais, aussitôt que les personnes présentes prirent conscience de la menace, elle laissa rapidement sa place à la panique.

Des cris atroces s’élevèrent de-ci de-là. Tout le monde courait sans aucun ordre établi ni aucune considération pour les autres, écrasant, bousculant les personnes même avec qui ils vivaient depuis de nombreuses semaines.

Maako sentit les bras de sa mère l’emporter avant qu’elle ne pût réagir. Ses yeux avaient comme été charmés par la créature inhumaine.

Contrairement aux autres enfants, et même aux adultes, elle ne pleurait pas. Son regard passait d’une scène de massacre à l’autre, tandis qu’elle courait, emportée par Ayaka. Son cœur pleurait mais rien n’échappait de ses yeux.

Peut-être était-ce parce qu’elle savait, elle savait que dans ce genre de situation, les cris et les pleurs ne résolvaient rien. Ceux qui survivaient étaient ceux qui gardaient leur sang-froid. Même sa mère ne pleurait pas, elle était complètement absorbée par l’idée de sauver sa petite fille.

L’éventualité d’une attaque avait toujours pesé sur la communauté, on savait qu’un jour ou l’autre une intrusion se produirait.

Conformément au protocole, Ayaka se dirigea vers la sortie d’urgence. La procédure voulait que si un ennemi apparaissait à l’intérieur du complexe, il fallait se rendre à l’extérieur et verrouiller complètement l’endroit le temps que les militaires prennent le relais.

Tout d’un coup, Maako se sentit en pleine chute. La fille et la mère étaient à présent dans un couloir en béton qui menait droit à la sortie. Quelqu’un venait de les bousculer et elles avaient perdu l’équilibre.

Alors qu’Ayaka essayait de se relever, elle sentit une forte douleur à sa jambe et constata qu’elle avait gonflé. Le responsable de sa blessure ne se retourna pas, il se fraya un chemin jusqu’à la sortie. Le respect et l’entraide étaient mis à rude épreuve lorsqu’il s’agissait de survivre.

— Ça va aller, Maako-chan, affirma Ayaka en retenant ses larmes de couler.

— Je peux marcher, maman. Pose-moi.

Traînant la jambe, Ayaka prit la main de Maako et toutes deux poursuivirent : la sortie n’était plus très loin.

Derrière elles, dans le réfectoire, des coups de feu et un tintamarre métallique se firent entendre, mais elles ne se retournèrent pas.

— Quoi ?! Vous fermez déjà ? s’écria Ayaka avec stupeur. Laissez-nous sortir au moins !!

Devant elles, à quelque trente mètres, les lourdes portes métalliques étaient en train de se fermer. Dans la panique, quelqu’un avait sûrement appuyé sur le bouton d’urgence sans prendre en considération les personnes qui pouvaient encore être sauvées.

— Maako, vas-y ! Je te rejoins !

— Tu mens, je le sais. Tu as une jambe blessée. Si je pars devant, ce sera la dernière fois que je te verrai.

— Tsss ! Pourquoi faut-il que tu sois si intelligente à chaque fois ? Si tu me comprends si bien, tu sais que tout ce qui compte pour moi, c’est ta vie. Pars !!

— Inutile. Avec mes petites jambes, je ne peux pas y arriver à temps. Regarde, c’est presque fermé.

Ayaka remarqua avec dépit que sa fille avait malheureusement raison. Les lourdes portes ne tardèrent pas à se fermer complètement, condamnant mère et fille à une mort certaine.

— Maman, nous sommes perdues.

— Maako-chan ! Comment tu peux dire une chose aussi horrible ? Nous pouvons nous cacher, si on tient suffisamment longtemps, les militaires nous sauveront, c’est sûr !

Maako considéra les environs. Elle savait que ce serait inutile mais elle savait également qu’attendre dans ce couloir dégagé était parfaitement stupide.

Elle repéra un local technique de maintenance, aida du mieux qu’elle put sa mère, et elles s’y rendirent toutes les deux. Théoriquement, puisqu’il se situait proche de l’entrée, ce serait le premier endroit à être secouru.

La pièce était encombrée de divers objets et d’armoires, elle était dans un désordre si effroyable qu’en temps normal, elles auraient hésité à y pénétrer, mais elles pouvaient tirer profit de ce chaos pour atteindre leur but.

Pendant quelques minutes, elles entendirent des coups de feu dans la base, mais à mesure que le temps s’égrenait, ils devenaient de plus en plus espacés et rares et, enfin, le silence imposa son règne.

La mère et la fille se cachaient dans le désordre de la pièce, elles étaient silencieuses et retenaient autant que possible leur respiration et leurs mouvements. Elles étaient dans les bras l’une de l’autre.

Un temps inestimable s’écoula, la lassitude et la fatigue les menacèrent.

C’est là qu’elles entendirent des pas dans le couloir, sûrement pas ceux d’éventuels militaires venus les sauver.

Elles ne faisaient aucun bruit, pourtant, qu’est-ce qui avait pu les attirer ?

On martela la porte. Pourquoi le monstre ne l’ouvrait-il pas, tout simplement ?

Les Nightgaunts n’étaient pas des animaux, ils avaient un langage et savaient utiliser des poignées de porte.

— Maako, cache-toi là-bas derrière ! Ne pose pas de questions, sois une enfant obéissante pour une fois ! Je t’aime, je t’aime plus que tout, ne l’oublie jamais !

La fillette n’avait pas envie de suivre cet ordre. Elle savait déjà qu’une horrible mort attendrait sa mère et sûrement qu’elle-même mourrait tout de suite après.

Mais… mais que pouvait-elle faire d’autre ?

Son cœur pleurait. Ses membres tremblaient face à cette situation insurmontable. Elle avait beau être calme et froide, elle restait une enfant.

Ayaka savait que Maako était attachée à elle plus que tout, qu’elle se souciait d’elle sûrement plus que de sa propre personne, mais c’était également son cas.

Elle l’enlaça aussi fort qu’elle le put et l’embrassa plusieurs fois sur le visage en pleurant.

— Tu ne peux pas me faire ça, Maako ! Vis pour moi ! Souris et montre à ce monde la magnifique fille à qui j’ai donné la vie ! Je t’en supplie !

— Maman… Je… t’…

— Je sais !

Ayaka souleva une armoire métallique pour permettre au petit corps de sa fille de passer en dessous, puis la laissa retomber pour en condamner l’accès.

Lorsque Maako se retourna, elle assista aux derniers instants de celle qu’elle aimait plus que tout.

Le sang gicla partout. Des morceaux de chair et des organes également.

Elle se pétrifia, couverte du sang de sa mère. Elle ne pouvait plus bouger. Elle était tiraillée par la peur et la tristesse.

Les dernières paroles d’Ayaka résonnèrent en boucle dans sa tête : « Vis pour moi ! ».

Elle n’avait jamais eu autant envie de pleurer, même la nouvelle du décès de son père ne l’avait pas mise dans cet état. Mais elle devait se retenir. Elle devait honorer la dernière volonté de celle qui s’était sacrifiée.

Son visage resta de marbre alors que les flots de larmes coulaient en elle.

Après quelque temps, le Nightgaunt repartit dans le couloir.

Pour des raisons qu’elle ne s’expliquait pas, il ne l’avait pas aperçue. Quelles étaient les limites de sa perception au juste ?

Elle resta là sans bouger, sans pleurer, retenant autant ses fonctions biologiques qu’émotionnelles. Sa survie en dépendait.

Combien de temps s’écoula encore ?

Des heures ? Des jours ?

À ses yeux, c’était un temps interminable rempli de doutes et de souffrances.

À un moment donné au cours de son attente, les lumières s’éteignirent. Les systèmes d’aération finirent par faire de même.

— Ils nous ont abandonnés, se rendit-elle compte. Pourquoi l’armée viendrait sauver des personnes qu’elle sait déjà mortes ? Les portes métalliques, c’est juste un moyen de nous jeter en pâture.

Malgré son âge, elle avait déjà perdu confiance dans le gouvernement et ceux qui dirigeaient le pays. Avec cette expérience, elle venait de perdre sa mère, ses émotions et le peu d’insouciance enfantine qui restait en elle.

Cependant…

À mesure que le temps passait et que ses forces diminuaient, un sourire finit par s’afficher sur son visage. Elle allait sûrement mourir de soif, il n’y avait plus rien à faire pour s’en tirer. Elle avait essayé de respecter la volonté d’Ayaka, ce n’était pas sa faute si elle allait mourir.

Bientôt, elle se consola à l’idée de la rejoindre et que sa douleur prendrait fin. Elle n’avait que dix ans, mais la fatalité la frappait de plein fouet.

Cela devait faire plus d’une journée qu’elle se terrait dans cet espace réduit : elle avait faim et surtout soif. Sa gorge était si sèche.

Mais l’ennemi était toujours là, elle l’entendait passer parfois dans le couloir, déambulant à la recherche d’elle ne savait quoi.

Peut-être ne cherchaient-ils rien. Au fond, ils étaient aussi prisonniers qu’elle ne l’était de cet endroit. Ils dévoraient les cadavres. Ayaka n’avait pas encore été mangée, mais l’odeur infecte de sa mort emplissait la salle de maintenance.

Maako espérait mourir de soif avant qu’un de ces monstres ne vînt se repaître d’elle. C’était devenu son seul souhait. Elle ne voulait pas entendre les bruits de cet immonde dîner.

Une voix. Dans sa tête. Puis une paire d’yeux fendus brillèrent devant elle, au sol.

Venait-elle de mourir sans s’en rendre compte ?

— Tu tiens à honorer cette promesse, pas vrai ?

La voix faisait siffler les -s- de manière serpentine.

— Qui es-tu ? pensa-t-elle, incapable d’ouvrir la bouche.

— Est-ce le plus important actuellement ?

Il avait réussi à entendre sa question, c’était donc une forme de lecture de la pensée ou de télépathie.

— Cela dépend. Je sais qu’il y a des choses pires que la mort. J’ai lu des livres…

— Tu es vraiment une petite fille sérieuse. Écoute, je vais jouer franc-jeu puisque tu es si intelligente. J’appartiens à un peuple qui est opposé aux Anciens depuis très longtemps. Je peux tenter de te sauver, mais il y a un prix.

— Je m’y attendais… Rien n’est gratuit, pas vrai ?

— Tu es déjà tellement cynique à ton âge ? Tu devrais apprendre à faire plus confiance. Je parle de prix, mais disons plutôt qu’il s’agit d’une contrepartie. Tu deviendras une guerrière aux pouvoirs surpassant ton imagination et je deviendrai ton familier. Je t’offre la clef, ce sera à toi de saisir l’opportunité de franchir la porte.

— Au-delà de mon imagination ? Je pourrai faire exploser la Terre ou alors détruire toutes les créatures d’un coup ?

— Bon, d’accord, un peu moins que ton imagination, mais tes pouvoirs dépendront uniquement de toi. Je ne deviendrai que le bouton qui te permettra de les activer. Si tu es d’accord, il te suffit de me répondre par un « oui ». M’acceptes-tu en tant que familier ?

— Comme si j’avais réellement le choix. Maman m’a demandé de sourire et de montrer que je suis une bonne personne. Donc oui ! Faisons-le, je n’ai plus grand-chose à perdre de toute manière.

— Entendu ! Mais il faut vraiment que tu travailles ton caractère, tu sais ? Une fillette qui dit ce genre de choses est réellement difficile à entendre.

La silhouette invisible se rapprocha, Maako découvrit un serpent ailé avec de la fourrure et des cheveux en crête. Il paraissait plus mignon que terrible.

Puis, pendant quelque temps, tout devint confus.

Elle perdit le contrôle de son corps pendant près de vingt-quatre heures et lorsqu’elle émergea à nouveau de sa torpeur, les flammes noires tournaient autour d’elle et suivaient ses ordres. Dans son esprit s’inscrivirent nombre de sortilèges.

Ailleurs dans le monde, plus ou moins au même moment, d’autres mahou senjo s’éveillèrent grâce à l’aide des dieux. Elin serait la première mahou senjo reconnue au Japon, et deviendrait en quelque sorte l’Ève de toutes les mahou senjo kibanaises.

Reprenant ses esprits, elle quitta enfin sa cachette. Son corps était très affaibli.

Les Nightgaunts ne tardèrent pas à la repérer et la prendre pour cible, mais ils firent aussitôt connaissance avec la puissance de ses flammes noires comme les ténèbres.

Sans aucune difficulté, Maako vint à bout de ses ennemis et vengea la mort d’Ayaka. Elle n’éprouvait aucune satisfaction, la vengeance ne ressusciterait pas les morts.

Elle déplora l’absence de survivants. Il n’y avait plus qu’elle dans cet abri qui avait accueilli quelques jours auparavant des milliers d’individus.

À l’extérieur, elle fut recueillie par l’armée qui disait attendre les ordres pour passer à l’action. Évidemment, ce n’était qu’un mensonge, mais pouvait-on les blâmer de vouloir rester en vie ?

Les armes qu’ils utilisaient étaient insuffisantes contre les Anciens, chaque combat voyait de nombreux soldats périr.

Mais cet événement venait de changer la donne.

Levy-kun, le familier serpentin, et quelques autres dieux se rassemblèrent et expliquèrent la situation au gouvernement japonais. Ils proposèrent leur aide pour affronter leurs ennemis ancestraux, tout ce dont ils avaient besoin étant de jeunes filles volontaires en qui ils pourraient réveiller d’incroyables pouvoirs.

La contre-attaque de l’espèce humaine allait pouvoir commencer. Bientôt, la véritable guerre allait démarrer, celle qui verrait la disparition du Japon et la naissance de Kibou. Et celle qui marquerait l’avènement des mahou senjo.

Lire la suite – Chapitre 1