Chapitre 2

Nombre d’années auparavant, la veille de Noël…

Depuis trois ans, faisant suite au décès de sa famille, La jeune Gloria Baker résidait à l’orphelinat Saint-Thérèse.

Plus petite et vulnérable que les autres enfants, ses yeux marrons portaient une profonde tristesse qui ne pouvait être effacée par l’insouciance infantile. La majorité des résidents, après avoir porté son deuil quelques mois, s’était simplement adapté à sa nouvelle vie et attendait un adoption. D’une manière ou d’une autre, l’instinct de survie semblait toujours prévaloir.

Mais, ce n’était pas le cas de cette fillette taciturne qui n’arrivait pas à oublier.

C’était un dimanche. Elle jouait dans sa chambre en attendant le déjeuner, mais les heures s’était écoulées sans personne ne l’appela. Son ventre gargouillait, elle était affamée.

Elle avait bien entendu des sirènes au loin, mais âgée de seulement six ans, elle n’avait pas réalisé que ce son était porteur de mauvaises nouvelles. Elle voulait être une fille sage, on lui avait dit d’attendre, c’était ce qu’elle avait fait.

Gloria venait d’être abandonnée.

Six mois auparavant, ses parents s’étaient rapprochés de leurs voisins qui les avaient introduits auprès de l’organisation qui contrôlait officieusement le quartier résidentiel. Plus qu’une organisation mafieuse, il s’agissait plutôt d’une secte religieuse.

Bien sûr, Gloria ignorait tout de de leur existence.

On s’était bien targuée de lui apprendre que selon les croyances de cette secte, les Anciens pénétrait les esprits des enfants pour les transformer en monstres qui répandraient mort et destruction.

La paranoïa avait pris racine dans le quartier. Le cercle intérieur du culte était composé de personnes à la capacité de persuasion très forte, presque surnaturelle. Sans mal, leurs dogmes s’étaient propagés tel un virus sur les modestes citoyens environnants.

Ce qui avait finalement décidé la situation était l’achèvement d’un abri souterrain privé auquel seul les membres fidèles pouvaient accéder pour se réfugier lorsque le Désastre finirait par arriver. Dès lors, ce fut la course aux faveurs dans le quartier pour obtenir ce droit auprès de ces imminentes personnalités.

Lorsque l’alarme avait sonné pour signaler une intrusion d’Anciens, les parents de Gloria avaient suivi à la lettre les recommandations du culte : ils avaient abandonné tout leurs biens et s’étaient rendus dans l’abri. Et parmi ce qui devait être abandonné figurait Gloria.

Dans la nouvelle chambre de cette dernière, calfeutrées pour limiter le son au maximum, elle n’avait eu aucune conscience du monde extérieur. C’était plus facile de l’abandonner si elle ignorait ce qui se passerait et n’appellerait pas à l’aide.

Ce genre d’histoires sordides étaient malheureusement courantes aux US Reborn, la religion avait été chose importante même avant l’Invasion.

Le réel but de la secte avait été bien sûr de récupérer objets de valeurs et enfants abandonnés en simulant une fausse crise. L’abri était en réalité une prison pour ces pauvres crédules.

Mais, le projet ne se déroula pas comme convenu. Le hasard, voire le karma, avait rattrapé ces criminels et au lieu d’une fausse alerte, une réelle intrusion dimensionnelle eut lieu.

Les rues pleines de personnes se rendant à l’abri secret étaient devenue une scène de carnage, les Anciens avaient vu leurs proies venir à eux au lieu de sa cacher.

Puis, tout s’était calmé, laissant le quartier dans le silence de la mort.

— Je… je n’ai rien fait de mal… Pourquoi… ? Pourquoi… ?

Gloria s’était finalement décidée à ouvrir la porte de sa chambre. La faim qui la tiraillait l’y avait poussée.

Tout avait changé en seulement quelques heures. C’était un monde apocalyptique qu’elle retrouva dehors. Les secours étaient encore affairés plus loin dans le quartier, ils n’avaient pas encore pu atteindre le centre où se trouvait la jeune fille.

Sa peluche entre les bras, elle marcha au milieu des cadavres, ses pieds glissèrent sur les entrailles et le sang.

Lorsqu’elle vit les cadavres mutilés de ses parents, le calme qu’elle affichait malgré la situation se rompit. Elle s’évanouit pour se réveiller dans une maison qui n’était pas la sienne.

Un hôpital. Les secours à la recherche de survivants l’avaient finalement trouvée sur la place devant chez elle.

La suite ne fut guère plus positive. Une partie de sa famille qui vivait à Los Angeles refusa de prendre la garde de l’enfant et elle fut donc mise en orphelinat.

Lorsque l’esprit de Gloria se fut un tant soit peu calmé, elle avait cherché à comprendre comment son monde avait basculé aussi soudainement. Personne ne lui expliquait. Elle se rendait compte qu’on lui mentait.

Ses parents ne viendraient pas la chercher. Ils n’étaient pas partie en voyage d’affaires en la laissant à l’orphelinat.

Une nuit, elle s’infiltra dans le bureau de la directrice à la recherche de vérité. C’était la première fois qu’elle faisait quelque chose de mal, elle avait toujours été une petite fille sage et obéissante.

A la lueur d’une torche, elle consulta son dossier. Il y avait beaucoup trop de choses difficiles pour une enfant de son âge, mais Gloria était une fille à haut potentiel, elle savait déjà parfaitement lire et devinait nombre des mots complexes sur lesquels ses yeux se portèrent.

Le mensonge se dévoila à elle. Nombre de choses étranges dans le comportement de sa famille s’expliquèrent.

Pourquoi avait-on déménagé sa chambre au grenier ? Pourquoi les murs de cette dernière avaient été si étranges ?

Cette nuit-là, la vérité se révéla à elle.

Il lui fallut néanmoins quelques années pour appréhender toute l’ampleur de ces révélations : le monde était moisi jusqu’à la moelle.

Rien de toute ce qu’on lui avait inculqué dans son innocence d’enfant n’était vrai.

Gloria changea. De petite fille obéissante, elle devint muette et solitaire. Ce n’était que le début de sa métamorphose.

Elle ne croyait plus aucun mot qui sortait de la bouche d’un adulte et abhorrait l’ignorance des autres enfants. Puis, elle finit même par se demander pourquoi elle ouvrait les yeux chaque matin. Pourquoi n’était-elle pas morte ce jour-là ?

Tandis que les autres enfants trouvaient un à un une famille d’accueil, elle demeurait là, invisible. Mais, elle n’en avait cure.

De nouveaux parents ? La belle affaire ! Pensait-elle.

Elle entra dans l’adolescence sans réellement s’adoucir, au contraire, sa méfiance des adultes était devenu une raison de rébellion.

Finalement, son séjour à l’orphelinat Sainte-Thérèse, où elle était de moins en moins aimée par le personnel, prit fin la veille de Noël. Deux femmes, des agents du Gouvernement, vinrent effectuer une inspection à la recherche de potentielles recrues pour l’armée de magical wargirls.

Aux US Reborn, l’Eveil avaient lieu de 8 à 22 ans, même si la moyenne se situait plutôt autour de 12-13 ans.

Gloria fut remarquée et, c’est avec une joie non dissimulée, que les bonnes sœurs acceptèrent de s’en séparer en l’offrant à l’armée.

On ne lui offrait pas réellement le choix, les deux femmes étaient entrée dans le bureau de la directrice pour remplir les documents de décharge officiels.

C’est en comprenant la situation que Gloria décida de s’enfuir. Sans prendre ses affaires. Elle n’avait pas le temps, c’était sa seule occasion.

Tournant le dos à ses trois ans de vie dans cet endroit insignifiant, elle se mit à courir dans la neige. C’était un de ces Noël enneigé qui faisait le bonheur des gens.

Mais pour elle, ce n’était qu’un obstacle de plus vers sa liberté. La neige la faisait glisser, lui gelait les mains et les jambes. Elle ressentait même une douleur à la poitrine.

Elle ne s’arrêta pas pour autant. On avait trop décidé pour elle, il était temps de reprendre les choses en main.

Elle finit par arriver sur une grande route, puis une station d’essence.

Mouillée, gelée, elle fut séduite par l’appel des lumières qui sortaient du petit bar à proximité.

Elle entra. C’était la première fois, ce lieu était une découverte pour elle.

Les regards se tournèrent dans sa direction, elle n’avait vraiment pas sa place en ce lieu.

Le barman inquiet allait venir à sa rencontre en quittant le comptoir lorsqu’une voix s’éleva derrière elle :

— Cet endroit pourrait sûrement accueillir une âme abandonnée comme toi, petite. Mais je préférerai te savoir loin d’ici quand même. Et si je te proposais d’aller manger quelque chose de chaud à la place ?

Elle se retourna et découvrit avec horreur une des deux recruteuses de l’armée. Elle était en uniforme, mais Gloria était incapable de discerner son rang. Elle ne lui parut pas méchante, mais c’était une adulte et donc une menteuse.

— Je comprends que tu as peur, mais tu penses pouvoir continuer de vivre comme ça le restant de tes jours ?

Gloria ne répondit pas.

— Ne t’inquiètes pas, ce n’est pas si terrible, tu verras. En plus, tu pourrais même te trouver des amies. Tu ne veux pas essayer ?

Gloria savait qu’elle ne pouvait pas gagner. Le monde était moisie et dirigé par des menteurs et des truands.

Elle ne pouvait tenir tête aux adultes, elle le savait. Des cris, des petites crises de caprice ne changeraient pas la situation. Son interlocutrice n’était pas une des naïves éducatrices, mais une militaire. Peut-être même une de ces magical wargirls que Gloria avait vue dans les films.

Elle se contenta de baisser la tête et de la suivre. La femme lui prit la main et s’excusa auprès du barman.

Malgré toutes les tentatives de cette jeune femme de la rassurer et de sociabiliser, Gloria refusa de parler et de sociabiliser. La soldate tint promesse : elle amena Gloria manger une dinde meilleure que celle de l’orphelinat, ce fut sa dernière dinde de Noël avant un long moment.

Gloria fut amenée à la caserne de Phoenix. La soldate qui avait été prise de pitié par la fugue, puis par la résignation de Gloria, s’appelait Sarah Walstein. Elle s’occupa d’elle pendant quelques temps même si ce n’était pas son travail.

Malgré les réticences, Gloria fut touchée par sa gentillesse et commençait à s’ouvrir à elle. Mais Sarah fut mutée avant que les portes ne soient grandes ouvertes…

***

Suite à leur déjeuner, les filles se rendirent au très célèbre : Hollywood.

Reconstruit à l’identique de l’ancien quartier cinématographique éponyme, c’était le centre de production de la plupart des films reborniens. Après l’Invasion, les différents studios avaient collaborés le gouvernement pour remettre sur pied un des symboles forts de la culture américaine devenue rebornienne.

Malgré les temps difficiles, l’industrie du divertissement n’avait presque pas subi. Sûrement pour compenser les horreurs quotidiennes du monde, le public consommait encore énormément d’œuvres de fiction et les films reborniens étaient en tête des ventes.

Le pari d’investir de l’argent dans cette industrie s’avéra prolifique, d’autant qu’un nouveau genre de film avait vu le jour : les films de magical wargirls.

En appliquant toutes les techniques d’effets spéciaux du vingt-et-unième siècle et en les mélangeant à des pouvoirs et faits réels, des films montraient le combat de ces pauvres jeunes femmes contre les monstres. Bien sûr, c’était bien plus romancé que la réalité, ce qui expliquait leur succès.

Dans ces films, en général, le gouvernement tenait un beau rôle et les gentilles filles finissaient par gagner. Les US Reborn y étaient montrées comme puissantes et en position avantageuse, à tel point que certaines personnes qualifiaient ces films de propagandes. Ce qui ne les empêchait pas d’être des succès internationaux.

Les filles visitaient le Musée du Cinéma d’Hollywood. On pouvait y voir non seulement trouver des répliques de plateau de tournage, mais également une flopée de boutiques destinées aux visiteurs et remplis de goodies et autres.

Bien sûr, certains proposaient les répliques des costumes de célèbres magical wargirls de films, certains autres proposaient même à des prix exorbitants les originaux portés pendant les tournages.

— J’y crois pas de pouvoir être ici ! s’écria Shizuka les yeux pétillants de joie.

— Je suis ravie que cela te plaise, Shizuka-chan.

Hakoto sourit délicatement en joignant les mains devant elle. Elle connaissait bien son amie d’enfance, elle était depuis longtemps fan de mahou senjo. Que ce fut à travers les anime, les mangas, les reportages, les magazines ou les films reborniens, elle couvrait tous les supports médiatiques.

Et de fait, elle avait toujours voulu visiter Hollywood et ses boutiques de magical wargirls.

— Bah, j’vois vraiment pas ce que tu trouves de spécial à cet endroit…, dit Sandy.

— Arrête d’essayer de détruire la magie du moment ! lui reprocha aussitôt Hakoto.

Sandy leva les épaules et garda le silence. Seule Hakoto avait réellement notifié sa remarque, les filles de Tentakool étaient occupées à découvrir les décors exposés.

— Ce kiosque… Ne serait-il point celui du film « Attack on Chtulhu Base » ? demanda Vivienne.

Elle se référait au petit kiosque à livres typique qui se trouvait à quelques mètres d’elle. On pouvait également y voir de faux journaux et magazines, les mêmes utilisés dans le film.

— Oui !! C’est le même ! s’écria Shizuka enthousiasme.

— Dis, j’peux monter sur la statue pour une photo ? demanda Irina en désignant la statue en bronze d’un soldat.

— Désolée, Irina-san, cette réplique n’est pas faite pour cela. Je doute même que ce soit réellement du métal en réalité, répondit Hakoto.

— Ce serait ironique que la statue de « Iron Chtulhu III » ne le soit pas ?

Shizuka plissa les yeux pour inspecter la statue, elle ne pouvait pas le toucher pour confirmer puisqu’il y avait un cordon tout autour en interdisant l’accès. Ce qui n’avait pas empêcher Irina de poser malgré tout la question.

— Héhé ! Et oui, c’est bien elle, dit fièrement Hakoto.

— C’est nul ! J’voulais faire comme dans le film et monter sur sa tête… « Personne ne passera ! Ch’suis la mahou senjo qui défend le peuple ! Ouaaaaaahhh !!! »

Irina imita la scène du film (en version japonaise) en prenant la pose et en criant. Quelques visiteurs applaudirent pour sa prestation. Irina leur fit des signes de victoire en répétant : « Thank you ! » et en riant.

Shizuka rougit d’embarras, il y avait à présent trop de regards tournés vers elles. Mais l’ambiance légère et positive finit par la rassurer et l’expression sur son visage devint plus sereine.

La visite finit par se poursuivre dans les incontournables boutiques de goodies. Hakoto, qui était venue de nombreuses fois dans ce musée (pour un jour y amener Shizuka) faisait la visite.

— Elles ont l’air de s’amuser au moins…

Sandy profita d’un moment où les Tentakool étaient dans un rayon un peu plus loin pour parler avec Hakoto.

— Shizuka est si belle~ !

— T’es vraiment flippante comme fille… En tout cas, c’est super louche de te dire des trucs positifs sur ce pays…

Pendant sa visite, Hakoto avait montré les bons aspects de la culture rebornienne en les mettant en parallèle avec ce qu’on voyait dans les films. Sandy n’avait pu qu’être surprise, Hakoto n’agissait jamais comme cela.

— Ce n’est pas vrai, je n’en dis pas que du mal. Je ne vois pas d’où te vient cette idée…

Sandy ne répondit pas, elle se contenta d’observer son kimono.

— Ouais, ch’sais pas…

Hakoto allait se défendre lorsque Shizuka s’approcha d’elle :

— Hakocchi ! Tu te souviens de la fois où on a regardé ce film ensemble ?

— Bien sûr ! C’était trop drôle ! Il faudrait qu’on remette ça, juste toutes les deux…

— Quand tu veux !

Le sourire sur le visage de Shizuka était si sincère que le cœur d’Hakoto bondit dans sa poitrine. Elle aurait pu mourir heureuse en scrutant ce petit visage souriant.

Mais, soudain, elle aperçut le regard impassible de Vivienne au-dessus de l’épaule de Shizuka ; Hakoto crut y lire jalousie et colère.

Irina rejoignit le groupe avec un panier bien chargé.

— Eh ! Hako-chan ! Y a pas plus gros ? J’ai pas fini de tout prendre…

— Tu vas acheter tout ça ?! s’écria Shizuka.

— Bah, ouais ! Ch’sais pas si j’reviendrais un jour, autant tout acheter maintenant…

— Comment tu vas transporter tout ça ? Et t’as l’argent au moins ? On va pas laisser Jessica tout payer quand même…

— Bah, on foutra tout dans l’avion. Et j’ai la thune, t’inquiètes !

Hakoto observa le panier qui débordait littéralement de produits, quelques gouttes de sueur apparurent sur son visage. Elle ne s’était pas attendue à un tel entrain, malgré tout.

— Je… je vais demander plus gros. Attends un moment…

Elle s’éloigna et s’en alla faire sa demande à une vendeuse. Pendant ce temps, Sandy demanda à Irina :

— J’pensais que t’étais une otaku. J’savais pas que t’aimais ces trucs-là aussi…

— Bah, en fait j’aime aussi. Ch’suis plus du genre anime c’est vrai, mais j’aime aussi les films. Pis, j’suis étonnée : ils ont des goodies destinés au marché rebornien. Tiens, comme celui-là… La baguette de « Mero Mero Meroko-chan ! ».

Elle tira un jouet du panier : une baguette magique de mahou shoujo issu d’un dessin animé pour enfants. Shizuka la reconnut immédiatement, même adulte elle était toujours fan de la série qui continuait encore, d’ailleurs.

— Quoi ? Ils ont le « Meteor Prism » ? Je voulais l’acheter quand j’étais petite, mais il était si populaire qu’il s’est rapidement retrouvé en rupture de stock…

— Ouais, ch’sais ! J’le voulais aussi quand j’étais gamine. En tout cas, y a tout un rayon anime/manga là-bas, cours-y Shi-chan !

— Je te prends au mot, Irina-senpai ! Guide-moi à travers cet endroit magique !

Lorsque Hakoto revint avec un second panier, faute d’en avoir un plus large, elle fut entraînée par Shizuka et Irina dans le rayon « kibanimation » du magasin.

Sandy les regarda s’éloigner en soupirant et en murmurant :

— Elle est encore plus otaku que j’le pensais…

— Irina-san est une enfant dont le corps seul a mûri, expliqua Vivienne restée sur place. Nous vous serions gré de ne point avoir cure de son attitude.

Sur ces mots, elle s’inclina légèrement pour s’excuser à la place de sa collègue. Naturellement, la conversation entre les deux s’était poursuivie en kibanais.

— Bah, t’inquiète, j’trouve ça plutôt amusant en fait. Euh… enfin… j’veux dire, c’est normal pour une idiote comme elle, non ?

Remarquant ses propos trop honnêtes, Sandy s’était ressaisie et avait repris son attitude habituelle.

— Tu ne vas pas les rejoindre ?

— Nous n’avons point fini nos emplettes privées. D’ailleurs, c’est un aubaine pour nous qu’elles soient parties. Pourriez-vous nous rendre un service ? Pourriez-vous payer à notre place cet article et le garder cacher aux yeux de Shizuka-san ?

Vivienne lui tendit un écrin où se trouvait un collier avec une pierre précieuse étincelante. Il était accompagnée d’une pile de billets.

— J’suppose qu’il faut que j’demande un paquet cadeau… ? Hakoto va m’en vouloir, mais bon j’préfère rester neutre dans vot’conflit…

Elle prit l’article des mains de Vivienne, qui la remercia respectueusement, puis se dirigea vers la caisse.

Lorsqu’elles quittèrent finalement le magasin, Irina avait deux gros sachets remplis d’achats, tandis que Shizuka n’en avait qu’un seul bien plus modeste. Pour sa part, Vivienne n’avait acheté qu’une robe, la réplique d’un personnage qu’elle appréciait.

— Est-ce que vous avez envie d’aller voir les vrais studios ? En tant que mahou senjo, on a le droit de visiter les plateaux de tournage…

Hakoto lança cette proposition avec un ton de voix détachée, mais elle se doutait des réponses passionnées qu’elle recevrait.

— Vraiment ? C’est trop fou ! Je veuuuuuuuuuuuuxx !! répondit Shizuka.

— On pourra serrer la paluche aux actrices ? demanda Irina.

— Je n’irais pas jusque là…, répondit Hakoto. Mais, s’il y a un tournage, nous pourrons assister aux scènes en live. Vous êtes intéressées ?

Évidemment, Shizuka hocha frénétiquement de la tête. C’était un de ses rêves d’enfance.

Néanmoins, le visage de Shizuka s’assombrit d’un coup, elle baissa la tête et dit d’une petite voix :

— Désolée, Hakocchi. Je ne me sens pas très bien à l’idée de laisser Gloria seule plus longtemps.

L’ambiance s’assombrit d’un seul coup, Shizuka n’était pas la seule perturbée par l’état mental de Gloria. Elle n’avait pas voulu les suivre, elle était restée en voiture. Ses collègues savaient qu’il était inutile d’insister dans ce genre de cas, elles lui avaient simplement confié les clefs.

Shizuka ne pouvait pas effacer de son esprit ce qui s’était passé. Même en s’amusant dans cet endroit qui accueillait toute la magie de son son enfance et adolescence, elle avait porté ce fardeau dans un coin de son esprit. Son cœur avait fini par le reprendre à sa charge.

— Je comprends…

Hakoto baissa le regard se sentant coupable d’avoir posé la question.

— N’y a t il pas un endroit où nous pourrions aller toutes ensembles ?

— Laisse-moi réfléchir…

— Quand Gloria est comme ça, c’est difficile de la rendre coopérative, dit Sandy.

— On va trouver un truc…

Hakoto ne voulait pas se laisser décourager. Elle avait imaginé des centaines de fois le jour où elle ferait visiter Los Angeles à Shizuka, elle ne voulait pas que cette journée se finisse par de mauvais souvenirs.

Au fond, une partie d’elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à Gloria : à cause de son caractère, elle avait gâché le plaisir de Shizuka, mais Gloria était son amie également, elle l’appréciait sincèrement. Aussi, cette rancœur s’était aussitôt cachée au plus profond d’elle.

— J’ai une idée. V’nez, on y va ! Faites-moi confiance !

Sans donner plus d’explications, Sandy mit les mains dans les poches et se dirigea vers la sortie du musée. Les filles s’observèrent interloquées, mais à défaut d’avoir une autre idée et désireuses de revoir Gloria, elles la suivirent.

***

Après son éveil à l’âge de 12 ans, les choses changèrent.

Gloria fut contrainte de prendre part à des missions de terrain et elle put voir un nouveau visage de l’horreur.

Même si les Anciens commettaient des crimes, à ses yeux ses congénères humains étaient pires encore. Le premiers étaient surtout brutaux, mais la réelle cruauté émanait très souvent de leurs fidèles humains. Si pour tous les cultistes étaient des fous se vendant à l’ennemi, pour Gloria ils n’étaient rien d’autre que la véritable face de l’humanité dans toute sa laideur.

Gloria avait eu un pic de motivation tant que Sarah se trouvait auprès d’elle, mais suite à sa mutation elle ne fit qu’enchaîner des combats sans réellement savoir pourquoi et pour qui elle se battait. Parfois, elle avait même envie d’aider les Anciens au lieu de les affronter. Au moins mettraient-ils fin à cette ignominie qu’était le genre humain.

C’est par ennui au début qu’elle s’intéressa à l’informatique. Ceux qui ne passent pas du temps à sociabiliser avec leurs paires disposaient plus de temps pour eux, se disait-elle. Elle utilisait ce temps pour apprendre divers langages informatiques et peu à peu découvrir comment contourner les sécurités des systèmes.

Intelligente et méfiante, elle se dispensa bien de laisser les autres découvrir son talent.

— S’ils le découvrent, ils me donneront plus de travail encore…, se disait-elle.

Finalement, allant toujours plus loin dans son passe-temps, elle se mit à pirater les serveurs intranet de la base. Lorsqu’elle se découvrit la capacité de ce faire, elle s’attaqua à d’autres bases encore et finit par prendre goût.

Elle ne le faisait ni pour l’argent ni pour la gloire, juste pour se prouver à elle-même en être capable.

C’est dans un second temps, alors qu’elle grandissait encore, qu’elle se rendit compte que ce talent pouvait perdre bien des choses.

— Si l’Humanité tombe pour si peu, c’est qu’elle est encore plus misérable que je ne le pensais et elle mérite de disparaître pour de bon.

Elle finit par répandre diverses informations confidentielles qu’elle avait récolté sur les réseaux de l’armée, au grand profit des journalistes bien sûr.

Son humeur se dégradait de plus en plus, de même que sa discipline militaire. Puisqu’elle avait quand même des évaluations positives en combat et qu’elle n’agissait jamais ouvertement, personne ne la suspecta et les officiers passèrent l’éponge sur les petites infractions qu’elle commettait et qui révélait juste de la crise d’adolescence.

En réalité, tout comme à l’orphelinat, son entourage avait échoué à l’assister et avait juste fini par l’oublier.

Aussi, puisqu’elle ne subissait pas de punitions et n’existait plus réellement, elle alla plus loin dans ses activités : elle se mit à faire commerce d’œuvres immorales et de stupéfiants au sein du corps militaire.

Et finalement, comme elle s’en était sûrement elle-même doutée dans son for intérieur, un soir deux soldates vinrent lui rendre visite dans sa chambre :

— Veuillez nous suivre sans faire d’histoire, Gloria Baker. Vous êtes appelée à comparaître en cour martiale. Nous vous déconseillons toute forme de résistance.

Gloria n’avait pas l’intention de ce faire. Étrangement, elle sourit et les suivit.

Son procès dura quelques semaines, le temps de rassembler les preuves. Le tribunal ne parvint pas à prouver sa culpabilité dans les affaires de hacking, elle avait été trop douée pour effacer ses traces. À la place, elle fut condamnée pour ses divers trafics. Gloria ne chercha nullement à se défendre des accusations, au contraire elle fut déçue de l’issue du procès.

Une fois de plus, le système prouvait son inefficacité.

Elle accepta sans sourciller les quelques mois de prison d’incarcération et, à sa sortie, sûrement furieux de ne pas avoir pu prouver ses réels crimes, le hacking des serveurs de l’armée, ses supérieurs trouvèrent des prétextes obscurs pour la renvoyer.

Une fois de plus, elle ne se défendit pas, cela prouvait une fois de plus les travers de l’humanité.

Sans emploi, elle survécut quelques années sur ses économies.

Travailler lui déplaisait. Sortir lui faisait horreur. Se mêler à d’autres humains la répugnait.

Elle refusa toutes les agences qui vinrent la démarcher. Elle se contenta de rester chez elle devant son ordinateur sans jamais le quitter. Même pour ses repas, elle passait par divers services de livraison.

Voyant ses comptes s’approcher du zéro, elle ne s’inquiéta pas. Elle attendit paisiblement la fin : elle qui était invisible, allait juste naturellement disparaître. C’était dans l’ordre logique des choses.

Mais, un matin, en ouvrant sa messagerie, elle trouva un courriel provenant d’une certaine Jessica Whitestone qui lui proposait de rejoindre son agence.

Ce n’était pas le premier message du genre qu’elle recevait, elle l’aurait normalement supprimé, mais ce nom… il lui évoquait quelque chose.

C’est sans aucune difficulté qu’elle recueillit des informations sur cette riche et puissante magical wargirl. Son nom était apparu sur divers dossiers militaires qu’elle avait autrefois piraté.

Elle n’était pas intéressée, cependant. Elle ignora donc le message… ainsi que les suivants.

Pendant près de trois semaines, tous les jours un nouveau message arrivait. Gloria aurait pu signaler le destinataire comme du spam, mais elle n’en fit rien. Une part d’elle voulait voir jusqu’où cette riche Jessica était prête à insister pour l’engager.

Bien sûr, c’était plus du jeu qu’autre chose, en réalité, elle voulait qu’on la laisse en paix. Gloria finit par répondre par la négative, ce qui n’empêcha pas Jessica de poursuivre.

Afin de se faire bien comprendre, Gloria décida qu’il était temps d’attaquer : elle pirata l’ordinateur de Jessica par vengeance.

Elle pensait l’affaire réglée et retourna à son monotone quotidien où les jours étaient parfaitement identiques.

Après quelques jours, quelqu’un toqua à sa porte.

— Je n’ai rien commandé, pensa-t-elle.

Elle se dirigea vers la porte une couverture sur la tête.

Sans qu’elle ne s’en rendît compte, il avait commencé à faire froid : les fêtes de fin d’année approchaient.

Elle ne connaissait pas cette personne dont elle voyait la silhouette derrière son œil de bœuf. Mais sa mémoire ne mit pas longtemps à reconnaître Jessica qu’elle avait vue en photographie sur internet.

— Va t’en ! J’ai déjà dit que je refusais ! cria-t-elle sans ouvrir la porte.

— Gloria Baker ? Je suis contente de vous savoir à la maison. Pourriez-vous me laisser entrer ? Je suis certaine de parvenir à vous faire changer d’avis…

— Je refuse.

— Pourquoi ?

— Parce que ! Fichez-moi la paix, espèce de harceleuse !

— Vous avez été destituée de votre poste il y a deux ans, vous n’avez mené aucune activité depuis lors. Je me suis laissée entendre que vous aviez refusé toutes les offres des autres agences. Pourriez-vous m’en expliquer la raison ?

Gloria s’adossa à la porte, elle l’écoutait mais l’ignora à partir de cet instant. Jessica continuait de poser des questions sans obtenir de réponses.

Finalement, elle se tut un instant et laissa un long silence entre elles.

— T’as fini ? Tu es partie ? demanda Gloria après une bonne dizaine de minutes.

— Non, je n’ai pas fini et je suis toujours là. J’en ai assez de parler à ta porte. C’est malpoli…

— Je t’avais dit de dégager, c’est ta faute !

— C’est toujours la faute des autres, pas vrai ? Écoute-moi bien, Gloria, je pensais simplement venir ici pour en savoir plus. Mais, à présent, je sais que de l’autre côté se trouve une enfant au cœur brisé. Tu veux de l’aide, mais tu ne sais pas comment le demander. Si je m’en vais aujourd’hui, ce sera sûrement notre dernière rencontre, j’en suis persuadée. Et, désolée, je ne peux pas t’abandonner comme ça.

— Tu racontes n’importe quoi ! Je… je veux juste qu’on me laisse tranquille !

— Si tu le voulais vraiment tu ne serais pas restée une heure à m’écouter parler dans le vide…

Malheureusement, Jessica avait raison. Gloria ne savait que répondre face à cette remarque, elle était un peu étonnée de son propre comportement.

Jessica se leva et elle déclara :

— Si j’échoue, j’accepterai de te présenter mes excuses. Tu ne me laisses pas vraiment le choix. Écarte-toi de cette porte !

Sur ces mots, la porte vola en éclats.

Gloria tomba en arrière, s’étala au sol, en sous-vêtements, une couverture la couvrant en partie.

Jessica entra dans le petit appartement et ne put réprimer une grimace de dégoût : c’était sale, l’odeur y était infecte et tout était en désordre.

Elle était plus persuadée que jamais qu’elle devait agir.

— Viens avec moi sans faire d’histoires, Gloria ! Je vais te montrer un autre monde dans lequel tu pourras t’épanouir. Tu n’auras plus à subir les règles de vieux croulants qui nous exploitent jusqu’à la mort pour leurs propres intérêts. Tu trouveras enfin des sœurs d’armes qui t’aimeront et qui te protégeront, je te le promets !

Elle tendit la main à Gloria pour l’aider à se relever, mais cette dernière grogna et la repoussa. En boule, elle se mit à pleurer.

— Dégage ! Dégage, je te dis ! Pourquoi tu ne veux pas m’écouter, bon sang ?!

Elle tira la couverture sur sa tête pour sa cacher complètement.

Le visage de Jessica s’empourpra, elle sentait la colère monter. Ce n’était pas envers cette fille qu’elle s’énervait mais envers la société qui avait laissé une telle chose se produire.

Pourquoi personne n’avait tourné son regard sur elle ? Pourquoi personne ne l’avait aidée ?

Il y avait bien eu Sarah, mais son influence avait depuis longtemps disparue.

Jessica saisit Gloria par le col et la souleva de terre.

— Je te le demande pour la dernière fois, qu’est-ce que tu veux ?!

Elles se fixèrent un long moment.

Gloria finit par se transformer et un violent affrontement s’ensuivit.

L’appartement fut totalement ravagé et les forces de l’ordre finirent même par encercler l’édifice. Jessica prit facilement l’avantage sur cette magical wargirl rouillée.

— Qu’est-ce que tu veux vraiment, Gloria ?! RÉPONDS !!!

Elle n’avait cessé de répéter cette même question pendant leur combat. Elle voulait une réponse. Elle la voulait absolument !

Gloria fonça sur elle et une fois de plus Jessica l’étala d’un coup de poing.

Finalement, à bout de force, Gloria reprit sa forme normale et se mit à pleurer. Une fois sanglotante quitta ses lèvres :

— Qu’on… qu’on me voit…

— Gloria ! Qu’est-ce que tu veux vraiment ? Je n’ai pas entendu !

— Je… je… j veux qu’on me voit !!!!!!!!!!!!!!!!!

C’était la première fois qu’elle criait si fort de toute son existence. C’était la voix de son coeur, le même qui s’était assombri au point de désirer la destruction du monde.

Jessica esquissa un sourire tandis que quelques larmes s’écoulèrent malgré elle de ses yeux. Elle s’empressa de les sécher, puis elle reprit sa forme normale et tendit à nouveau la main à Gloria.

— Moi je te vois. Tu n’es pas insignifiante ! Tu deviendras ma précieuse employée. Allez, viens, on ne va pas passer le Réveillon dans cet appartement miteux, non ? J’ai une bonne dinde qui attend à la maison… dans ta future maison.

Gloria attrapa la main sans être réellement convaincu. Sa tête fut entraînée dans la douce et large poitrine de Jessica.

Pour la première fois depuis qu’elle était née, elle laissait les larmes couler en torrents. Elle ressentit un peu le poids qui reposait sur ses épaules s’alléger.

***

En sortant de voiture, les filles étaient à Little Tokyo. C’était là que Sandy les avait amenées sans explications.

Avant l’Invasion, ce quartier de Los Angeles était l’un des trois Japantowns des États-Unis, mais à présent il était devenu le seul.

L’architecture du lieu était bel et bien rebornienne mais les boutiques et les panneaux présentaient des écritures à la fois en japonais et en anglais. Quelques décorations également évoquaient bien plus l’ancien Japon que l’actuel Kibou, le tout se mélangeant avec l’occidentalisme rebornien. Avant l’Invasion, l’imagerie traditionnelle japonaise s’était fortement exportée.

Pour des kibanaises ayant vécu toute leur vie à Tokyo, cet endroit générait à la fois de la nostalgie et de la curiosité. On aurait dit un nouveau quartier de la capitale dont elles auraient juste entendu parler. Elles auraient même pu oublier être à Los Angeles.

— Whaaaa ! Y a une boutique otaku ici aussi ?! s’écria Irina.

Sandy avait eu l’idée de les amener là en considérant les courses d’Irina.

Ce n’était pas une grande boutique et il n’y avait pas tout le choix d’Akihabara avec ses rayonnages surchargés, mais il y avait malgré tout pas mal de produits. Le magasin, où elles ne tardèrent pas à entrer, était divisé en deux étages : le rez-de-chaussée était tout public, tandis que les œuvres pour adultes étaient au premier étage.

— C’est la première fois que je vais dans une boutique du genre…, expliqua Shizuka en observant les alentours. Dire que c’est même pas à Kibou, ma première fois…

— Tu te trompes, Shizuka-chan, objecta Hakoto. Nous y sommes même allées ensemble, tu ne te souviens pas ? Les boutiques où tu achetais tes goodies de mahou senjo en étaient…

— Elles ne comptaient pas comme des boutiques d’otaku, si ?

— Plutôt oui. Tu as de mauvais souvenirs et, il faut dire, tu ne regardais rien d’autres que les produits. Mais je t’assure que ce n’était pas des magasins normaux.

— Oui, c’est vrai que je n’ai pas beaucoup de souvenir des autres rayons…

Shizuka se gratta la joue un peu honteuse d’avoir tout oublié.

Pour des petites filles normales fan d’anime de mahou senjo à leur destination, des boutiques de jouet voire même des supermarchés avaient des produits pour les satisfaire, mais déjà enfant Shizuka était une puriste, une fan pointilleuse, aussi elles étaient allées en douce dans des magasins spécialisés.

— En tout cas, ça me rend vraiment nostalgique.

Elle se tourna vers la fille qui se trouvait non loin d’elle.

— Tu vas bien, Gloria ? Fine ? OK ?

Cette dernière paraissait abattue, mais elle acquiesça quand même. Puisque cet endroit était moins bondé que Hollywood, elle avait accepté de les suivre. Mais elle refusait depuis lors de se séparer de Shizuka dont elle tenait la main.

— I’m fine. Thank you, Shizuka…

Il fallut attendre un peu qu’elle formule sa réponse à l’oral. Considérant sa timidité, l’attention particulière que lui témoignaient les filles depuis leur retour d’Hollywood ne devait pas facilité sa prise de parole.

— Nous ne sommes guère à l’aise dans ce genre d’endroit, serait-ce parce qu’il s’agit d’un des territoires d’Irina-san ?

— Ouais ! C’est un château de vampire otaku ! Héhé Héhé !

— Je plains les pauvres résidents de ce château. Avec un seigneur aussi inattentif, la charge de travail doit être conséquente.

— Héhé !

— Ce n’était pas un compliment, Irina-senpai…

Les vendeurs, qui comprenaient le kibanais, ne purent s’empêcher de sourire en écoutant ce sketch comique involontaire. Bien sûr, Irina n’en avait cure, elle continuait de rire, tandis que Vivienne levait les épaules et soupirait.

Remarquant la réaction des vendeurs, Shizuka demanda :

— Vous parlez kibanais ?

— Oui, chère cliente.

Le vendeur avait un phénotype asiatique, mais présumer qu’il parlait la langue aurait pu être une erreur. Le second vendeur au comptoir était un métisse, mais il semblait comprendre également.

— Ouf ! Moi j’cause pas l’anglais. Bah, j’vais pouvoir vous demander des tas de trucs ! Mais d’abord : vous avez de gros sachets ? J’pense acheter par mal.

— Bien sûr, chère cliente. Permettez que je vous fasse la visite.

— OK~ !

Irina suivit le vendeur, les bras derrière la tête, satisfaite. Elle était en total contraste avec l’humeur morose de Gloria.

Vivienne passa sa main dans ses cheveux soyeux et dit :

— Il n’y a décidément aucune attente à avoir envers cette fille désespérante. Reprenons nos activités, voulez-vous ?

Elles commencèrent la visite sans Irina. Shizuka se rendit rapidement compte qu’elles étaient regardées. Peut-être était-ce à cause de l’attitude bruyante d’Irina en entrant. Mais elle finit par se rendre compte finalement qu’elles étaient juste regardées parce qu’elles étaient des filles. Autour d’elle, la clientèle était majoritairement masculine.

Gênée de ne pas se sentir à sa place, Shizuka allait prendre congé et les attendre à l’extérieur, lorsque Hakoto prit la parole :

— Eh, Shizuka-chan ! Regarde ! Le rayon mahou senjo… on y va ?

— Iku ?1 demanda timidement Gloria en kibanais.

Bien sûr, Vivienne et d’Hakoto fulminaient de jalousie. Mais avec ce qui s’était passé à la plage, elles ne pouvaient se permettre de demander à Gloria de s’écarter de Shizuka. Ce manque d’empathie pourrait leur coûter l’affection de leur tendre bien-aimées, estimaient-elles.

— D’accord, allons-y ! Voyons voir les produits des mahou senjo reborniennes !

Une fois dans le rayon, Shizuka se rendit rapidement compte qu’il s’agissait pour la majorité de produits qu’elle connaissait déjà. Il y avait les mêmes que dans les boutiques kibanaises.

— Oh ? Ce single je l’ai acheté l’an dernier, dit-elle en passant devant un CD.

Certaines mahou senjo qui avaient de belles voix étaient parfois démarchées par les maisons de disques, mais le plus souvent il s’agissait de single chantés par les seiyuu d’anime. À Kibou, il existait notamment une super agence connue pour ses idol : Red Firmament. En plus d’être considérée comme le top des mahou senjo, elles se produisaient sur scène. Les agences normales n’avaient certainement pas une telle médiatisation.

— T’aimes vraiment les mahou senjo, toi ? demanda Sandy.

— Oui, j’adore ! Enfin… un peu moins maintenant, mais bon…

— La réalité et la fiction ne font pas bon ménage, c’est ça ?

Shizuka acquiesça. Sandy pouvait comprendre ses sentiments, même si elle n’avait jamais admiré le milieu. La froide et cruelle réalité, elle connaissait plutôt bien, par contre.

— Tu devrais voir si tu trouves des produits inédits… tu veux que j’appelle le vendeur ?

— Non, c’est bon, je vais chercher. Fouiller fait partie du plaisir. Puis, ici ils parlent kibanais.

Remarquant les grands yeux ronds de Gloria accrochée à elle, Shizuka demanda à Sandy de traduire.

— Ganbare !

Sans lui lâcher la main, Gloria encouragea Shizuka avec le peu de kibanais qu’elle connaissait. Elle l’aida à fouiller les rayons, compensant un peu la main qu’elle occupait.

Vivienne et Hakoto, un peu en retrait… :

— Dites-moi, Vivienne-san, vous ne penseriez pas comme moi qu’elle abuse de la situation ?

— Nous ne saurions penser autrement.

— C’est ce que je craignais. Gloria-chan es plus fourbe que je ne le pensais.

— La fourberie va de paire avec la quantité de lipides accrochée à la poitrine d’une femme.

— Tssss !! Vous pouvez me répéter ça ?

— Nous pensons que vous avez fort bien entendu mais, usant de toute votre fourberie, vous cherchez à nous faire répéter nos propos. Nous vous prions de ne point employer de tels procédés.

— J’ai eu tort de penser que nous puissions parvenir à une trêve ! La guerre recommence ici-même !

Sur ces mots, Hakoto furieuse jeta un regard noir à Vivienne impassible.

Shizuka, Gloria et Sandy finirent par mettre la main sur des fanarts et des doujins tout public d’artistes locaux.

— Oh, ça à l’air chouette ! Le dessin est propre et on sent qu’il connaît bien la série, dit Shizuka en connaisseuse. Tu me feras la traduction, Sandy ?

— Je te la ferais !

Hakoto débarqua abruptement entre les deux filles. Sandy leva les épaules, soupira, puis recula et lui laissa la place.

— Ah euh, merci Hakocchi. C’est vrai que Sandy n’est peut-être pas habile à l’écrit…

Shizuka espérait ne pas l’avoir offensée. Le système des kanji posait beaucoup de problèmes aux étrangers, même les japonais s’y perdaient. Même si elle parlait bien, Sandy devait avoir du mal à l’écrit, avait-elle estimé.

— T’inquiètes, j’m’offense pas pour ça. En plus, c’est vrai, vot’système d’écriture est un enfer. Hako sera meilleure pour ça.

— Si tu veux je t’apprendrais un jour… et à Gloria aussi… Ce serait bien de pouvoir lui parler directement…

— Je t’aiderais à leur faire cours, se proposa à nouveau Hakoto.

— Merci, Hakocchi. J’avoue que je risque d’avoir besoin de ton aide. Haha !

Shizuka se mit à rire nerveusement, elle n’avait jamais pensé donner des cours de langue un jour. Hakoto riait intérieurement d’avoir pris de l’avance sur sa rivale, lorsque cette dernière objecta :

— Plutôt qu’une native de Kibou, il serait plus avisé pour seconde Shizuka-san d’avoir à ses côtés une personne issue de culture occidentale. Nous serions sûrement plus à même de vous seconder dans cet admirable projet, chère kouhai.

— Oh ! Je vois ! Vous avez raison, Oneesama… Je n’y avais pas pensé.

Hakoto cacha sa colère derrière son expression affable, mais elle fulminait intérieurement. Alors qu’elle allait contre-contre-attaquer, Irina revint dans le groupe avec deux gros sachets.

— Ch’suis là !!! J’ai raté un truc ?

Tous les regards se portèrent sur elle. Avait-elle tellement d’argent de côté pour acheter tellement ? C’était sûrement la question qui passait par l’esprit de ses collègues.

— Quoi ? J’ai fait un truc de mal ?

— Non, ce n’est pas vraiment ça, Irina…, expliqua Shizuka. C’est juste que…

— C’est impressionnant…, murmura Hakoto. Il y a tellement de choses qui t’intéressent dans cette ville pou… cette ville ?

Sa langue avait failli se délier malgré elle.

— Où comptez-vous mettre toutes ces affaires, Irina-san ? demanda poliment Vivienne. La dernière fois que nous avons vu votre chambre, il ne semblait plus y avoir de place.

— Is thisa real otaku girl… ?

— Le coffre est gros, y a encore de la place si tu veux acheter des trucs. Te prive pas.

Seule Sandy ne paraissait pas foncièrement surprise.

Lorsque les regards des autres filles se braquèrent sur elle, elle comprit qu’on attendait une explication de sa part :

— Vous n’avez jamais fait les courses avec Jessica. Dès fois, elle est horrible…

L’expression qu’elle afficha témoignait d’un traumatisme dont elle ne voulait pas vraiment parler.

— Elle m’a jamais fait ça…, dit Hakoto.

— Normal, elle te voit pas porter les sacs avec tes petits bras. Et Gloria ne sort jamais l’accompagner faire les magasins. En plus, elle veut à chaque fois tout faire entrer dans la caisse au lieu de se faire livrer. Elle veut pas gêner les livreurs et leur faire gaspiller de l’essence… Elle a parfois le souci de certains détails à la con…

Shizuka cligna des yeux à répétition : Jessica était pleine surprises.

— En tout cas, t’es vraiment une pote Sandy. Je t’aimeee !

Irina, malgré ses mains prises, vint faire une accolade à Sandy qui rapidement chercha à la repousser.

— Tu prends que ça, Shi-chan ? s’étonna Irina pendant que Sandy la poussait.

— Oui… Je pense que c’est suffisant. Je ne vais pas abuser de la gentillesse de Jessica-san…

— J’ai tout payé moi-même ! Jess est sympa, mais en tant que fan faut que j’utilise mon pognon, sinon ça serait pas pareil.

— Tu vas dégager, oui ! C’est bon j’ai pigé que t’étais contente !

Sandy cherchait surtout à se défaire d’elle, mais Irina avait malheureusement plus de force et avait décidé d’insister.

— En tant que fan… ? répéta Shizuka en cherchant à en comprendre la logique.

Elle ne tarda pas à la comprendre, elle connaissait ce sentiment de satisfaction d’acheter ce qu’on aime par ses propres moyens. Les cadeaux faisaient plaisir certes, mais c’était différent d’avoir travailler pour ce qu’on désire.

— Je vois. Tu as bien fait, Irina-senpai.

— Nous craignons de constater l’influence de cette sauvage sur vous, chère Shizuka. Veuillez ne point réfléchir aux paroles inconsidérées qui sortent de sa bouche, s’il vous plaît.

— Elle ne dit pas que des choses stupides…, dit Shizuka à basse voix en détournant le regard.

— Shi-chan, t’es ma pote de goodies ! Même Elieli elle pige pas le plaisir d’en acheter. Elle, c’est ma pote de jeu et d’anime.

— Ça me fait… vraiment plaisir…

Shizuka grimaça. Il y avait plus flatteur comme titre, malgré tout. Mais Irina était Irina, il n’y avait pas de méchanceté derrière ces mots.

— Y a plein de trucs ici qu’on ne trouve plus chez nous. C’est un peu comme être revenue dans le temps. Héhé !

— Vous voulez dire qu’ils sont en retard dans l’achat de leur produit, Irina-san ? demanda Hakoto.

— Les échanges se font par navire, ça prend parfois du temps, expliqua Sandy.

— J’pense qu’y a aussi le fait que les goûts sont différents. Et y a plus d’otaku chez nous. Parfois les figurines et goodies sont sold out à la sortie, il faut les réserver pour en chopper. D’ailleurs, Shi-chan, tu d’vrais prendre cette figurine, elle est collector chez nous, t’sais ?

Elle pointa du doigt une figurine qui se trouvait sur l’étagère à côté de Shizuka. C’était un personnage d’anime, une mahou shoujo aux demeurants typique.

— Vraiment ?

— Yep, j’les vu à 10 fois ce prix… et même une fois, elle dépassait les 100 000 yens.

— Quoi ?! T’as raison ! Je vais la prendre ! Merci Irina-senpai !

Shizuka s’empressa de la prendre et d’aller la payer.

Le rôle d’un senpai était de guider et de conseiller ses kouhai. C’était bien la seule fois qu’Irina avait tenu ce rôle, même si c’était juste pour une figurine…

Une fois ressortis du magasin, les filles déposèrent leurs affaires dans le coffre de la voiture, puis décidèrent de faire une petite promenade.

C’est là qu’une interrogation traversa l’esprit de Shizuka :

— Irina-senpai ? Tu habites bien à l’étage, pas vrai ?

— Yep ! Pourquoi ?

— Je viens de remarquer que j’avais jamais vu ta chambre… Juste ton bureau.

— La raison est simple : c’est bien plus un débarras qu’une chambre, expliqua Vivienne à la place d’Irina.

— C’est vrai ?

— Ouais, j’ai un peu trop d’affaires. Héhéhé ! Du coup, j’ai plus de place pour un futon, donc j’dors dans la salle de repos en général, ou dans le bureau. En vrai, c’est vachement plus pratique comme ça. Dès que j’me réveille, on peut de suite passez aux choses sérieuses avec Elieli.

— T’appelles ça des « choses sérieuses » ?! objecta Shizuka en haussant la voix. C’est donc pour ça que tu dors dans la salle de repos… Et les vêtements ?

— Plus de place ! répondit Irina. Ça prend de la place ces machins-là.

— Mais du coup… Tu as quoi dans ta chambre ?

— Ma collection de bluray, de jeux, de figurines, de manga, de doujin et de goodies.

— Sérieux ?

— Yep, j’mens pas.

Shizuka grimaça alors que des gouttes de sueur apparurent sur son visage. Même si elle aimait les goodies et tout ça, elle ne pourrait pas se passer d’une garde-robe ou d’un futon… Irina méritait sûrement bien son titre d’otaku.

— Vous devriez louer un appartement plus grand pour avoir plus de places pour vos affaires, non ?

La remarque d’Hakoto était normale, même si sa considération envers cette otaku qui paraissait à son opposée était surprenante.

— Pas envie… Les formulaires sont chiants. Puis, si j’m’en fais faudra que j’fasse la route tous les jours. A coup sûr, j’vais avoir la flemme et j’vais rester à l’agence…

— En effet…

Shizuka voyait mal Irina venir à l’heure, voire simplement venir à l’agence tous les jours si elle habitait loin.

— Un entrepôt pour vos affaires peut-être ? proposa Hakoto. Je sais que certaines personnes le font.

— Peut’et qu’un jour j’ferais ça… Ce serait plus simple si Elieli me laissait squatter le bureau aussi. Vous pourriez peut’et m’aider toutes les deux. Si on s’y met à trois, Elieli va sûrement accepter.

Shizuka se souvint que le premier jour de son intégration, elle avait vu le bureau d’Irina. Contrairement à ce qu’elle disait de sa chambre, il était vide.

Avant qu’elle n’ait pu poser la question, Vivienne donna la réponse :

— Elin-san, dans sa grande sagesse, souhaite éviter d’avoir un second débarras. Elle a interdit à notre otaku vampire sans cervelle d’y entreposer ses affaires personnelles dedans.

— Eh oh ! J’ai une cervelle ! Mais oui, c’est nul !! Du coup, elle sert à rien cette piaule. Shi-chan, tu vas m’aider ? Et Ha-chan ?

— Hein ? Pourquoi je devais plaider en votre faveur ? Je ne suis pas dans votre agence…

— Ouais, mais t’as une putain de classe et tu parles bien. J’sais qu’Elieli t’écoutera plus que moi.

— Ah bon ?

Hakoto parut gênée par ces compliments. Elle gardait encore une certaine distance avec Irina, mais peut-être l’avait-elle mal jugée.

— Puis, ça te concerne forcément un peu. Ch’suis la senpai de Shizuka.

— Et ? Quel est donc son rapport avec vous ? demanda Vivienne à la place d’Hakoto.

— Bah, Ha-chan c’est la pote d’enfance de Shi-chan. C’est déjà un lien. Puis si un jour, elles se marient, ça deviendra sa femme. Ce sera la femme de ma kouhai, y a un lien. Faut qu’elle m’aide aussi !

— Voyez-vous ça…

Hakoto rougit immédiatement et se retint à un réverbère pour ne pas tomber. Ces paroles l’avaient mouchée totalement. Le groupe s’arrêta pour l’observer.

— Hakocchi, tu vas bien ?

— Irina-san… vous… vous êtes une bonne personne… Je plaiderai en votre faveur… Au pire, je vous prêterais un peu d’espace dans mon appartement… Han… han…

Elle se tenait la poitrine, son cœur menaçait de s’en extirper.

— Whooo ! T’es vraiment une chic fille ! Limite faudrait que je t’épouse à la place de Shi-chan.

— Sans façon.

Hakoto reprit son calme et son sérieux uniquement le temps de refuser sa demande, puis elle se remit à haleter.

Gloria tourna sa tête vers Shizuka, comme si elle voulait qu’on lui explique la situation. Cette dernière se gratta la joue embarrassée et dit :

— Wedding…

— With me ? Seems to soon, but why not ?

Sandy se prit le visage dans sa main, lorsque Vivienne et Hakoto débarquèrent en trombe pour séparer Gloria de Shizuka. Cette dernière n’était pas sûre d’avoir tout compris, mais la véhémence des réactions de ses amies lui donna un indice sur les paroles de Gloria.

Les trois se mirent à discuter en anglais sous les regards d’Irina et Shizuka qui ne comprenaient plus.

— J’ai dit une connerie ?

— Pourquoi il faut toujours que ça finisse comme ça… ?

***

Après avoir mangé dans un restaurant d’okonomiyaki dans le quartier de Little Tokyo, le groupe décida de faire un dernier tour à l’Observatoire de Griffith avant de rentrer.

Ce bâtiment à l’architecture de style art déco et égyptien, très particulier dans son style, se trouvait comme autrefois en face du Mont Hollywood, dans le Griffith Park. Situé à trois cent mètres d’altitude, il était très célèbre pour ses expositions, son planétarium et son panorama dominant la région.

Toutefois, il ne s’agissait plus du même édifice, ce n’était qu’une reproduction à l’identique. Le panorama, pour sa part, était complètement artificiel : la ville n’était plus la même, il y avait ces grands dômes, et elle n’était même plus à la même position qu’autrefois. Les écrans du dôme où se trouvait le Griffith Park avaient été programmés pour donner cette illusion.

Il n’en demeurait pas moins qu’il s’agissait d’un paysage magnifique.

Le soleil était en train de se coucher lorsqu’elles arrivèrent sur la colline. Lui aussi était factice. Mais sa lumière vacillante, orangée, au-dessus des bâtiments de cette glorieuse cité ne laissait pas indifférents.

— Whaaaaaa ! C’est trop beau !! s’écria Shizuka. Comme dans les films !

— Ça pète grave !

— Nous devons bien reconnaître un certain charme à ce spectacle. Bien sûr, cela ne vaut pas la vue nocturne de Paris malgré tout.

Cette fois, c’était au tour de Vivienne de faire preuve de patriotisme.

— Je suis sûre qu’en plus vous n’avez jamais habité en France…, marmonna Hakoto.

— Plaît-il ? Nous vous serions grée de répéter.

— Non, c’est rien… Tu sais, Shizuka-chan, la vue de Tokyo la nuit est redoutable aussi. Personnellement, je la préfère.

Ces propos n’étonnèrent personne, Hakoto avait été toute la journée en kimono.

— Je veux bien te croire, Hakocchi… Faudrait un jour que je monte sur la SkyTree pour voir ça.

— Nous pourrions y aller ensemble.

— Ch’suis de la partie ! s’invita Irina. À part pour une mission, j’y suis jamais allée en plus.

— Nous vous remercions de votre sollicitude, Hakoto-san. Nous ne saurions refuser une telle invitation.

Le regard d’Hakoto ne manifestait pas vraiment la joie de cette auto-invitation de sa rivale, mais elle s’empressa d’enfouir en elle sa colère et de la remplacer par un sourire de circonstance.

— Ce serait bien d’y aller toutes ensemble, en fait, dit Shizuka. Ce serait un peu… comment dire, le pendant kibanais de notre journée d’aujourd’hui. Vous accepteriez de venir ?

Shizuka croisa les doigts avec délicatesse pour appuyer sa demande. Elle s’était tournée vers Sandy.

Cette dernière croisait ses bras et se tenait derrière le groupe, elle était certes émue par le spectacle crépusculaire de Los Angeles, mais elle ne voulait pas ternir son image en l’affichant publiquement. Elle acquiesça puis détourna le regard.

— Oh, chouette ! Faut demander à Gloria-san aussi.

Hakoto soupira, elle avait initialement pensé à une sortie « en amoureuse »…

Elle se chargea néanmoins d’expliquer la situation à Gloria. C’était trop tard de toute façon.

Gloria leva le pouce pour accepter l’invitation.

—  C’est donc décidé, dit Hakoto. Une fois de retour à Tokyo, on organisera ça… Tant qu’on y est, autant inviter Jessica et Elin-san aussi, non ?

— Oui ! J’veux qu’Elieli !

— Nous n’y voyons guère d’objections, dit Vivienne en lançant un regard victorieux à sa rivale.

— Ça va être super ! s’enthousiasma Shizuka.

La brise fraîche leur caressa le visage à cet instant, comme si Los Angeles voulait leur rappeler qu’il était là, devant leurs yeux et qu’il fallait l’admirer.

Pendant quelques temps, elles se contentèrent d’observer le paysage dans le calme, s’imprégnant de ces souvenirs.

Sandy fut la première à rompre le silence :

— Je retourne à la caisse m’en griller une.

— J’viens aussi ! C’est cool le paysage, mais j’commence à m’ennuyer !

— De toute manière, je pense qu’il est l’heure de rentrer, dit Shizuka. Laissez-moi juste le temps de passer aux toilettes, s’il vous plaît…

— D’accord, j’mets le moteur en route…

Sandy s’éloigna en faisant tourner la clef autour de son index.

— Dis dis ! On pourra mettre de la musique super fort au retour… Genre du métal ? demanda Irina en la suivant.

— Pourquoi faire ?

— J’vais t’expliquer…

Les voix des deux filles s’éloignèrent, Gloria les suivit, soulagée de pouvoir revenir dans un espace confinée loin de la foule qui occupait la colline.

— Je te suis, Shizuka-chan. J’ai trop bu dans notre dernier restaurant…

— D’accord, Hakocchi. À tout de suite, Oneesama !

Shizuka la salua de la main et s’éloigna avec son amie d’enfance en direction des toilettes.

Une fois seule, le regard de Vivienne devint distant et mystérieux tandis que sa chevelure s’agitait sous l’effet du vent. Elles n’étaient pas seule à l’Observatoire, mais son élégance et son charme naturel la rendaient captivantes : certains se demandaient si elle était une actrice.

La mélancolie qui émanait du paysage illuminé et factice envahi la jeune femme qui se perdit dans ses pensées.

En ressortant des toilettes, qui se trouvait dans un édifice voisin, Hakoto et Shizuka repassèrent au même endroit où elles avaient laissée Vivienne. Cette dernière n’était plus là.

— Quoi qu’on en dise c’est magnifique, pas vrai, Hakkochi ?

— Oui, il est magnifique ! Lorsque les humains ne passent pas leur temps à s’entretuer, ils sont capables de belles choses.

Shizuka rajusta ses cheveux derrière ses oreilles, le vent soufflait plutôt fort.

— Ça va ? demanda Hakoto.

— Hein ? Pourquoi tu me demandes ça ?

— Ne crois pas tromper ta meilleure amie, Nagasawa Shizuka. Je connais parfaitement tes yeux, tes expressions et ta voix…

Hakoto lui toucha le bout du nez avec son index.

— Hakocchi… Tu…

L’expression changea d’un coup. C’était comme si son amie avait fait fondre le masque qu’elle avait posé sur son visage. Ses yeux s’emplirent de larmes mais elle les retint.

— Ma Shizuka-chan aurait explosé de joie normalement. Il y avait tellement de références à des films que tu adores. Qu’est-ce qui te vaut ce visage triste ? Tu ne veux pas m’en parler ?

Hakoto se rapprocha d’elle et prit ses mains entre les siennes. Ce fut le signal qui fit s’écouler les larmes de son amie qui n’arrivait plus à se retenir.

Hakoto finit par la prendre dans ses bras et lui caresser la tête.

— Ouiinnnnnn !!

Comme une enfant, Shizuka se mit à sangloter dans les bras d’Hakoto, sur sa poitrine. Il fallut quelques minutes avant qu’elle ne retrouve son calme et ne puisse s’expliquer. Les séparations et disputes de couple n’étaient pas rares sur cette colline au panorama imprenable, les passants ne prêtaient pas attention à elles.

— Je… je… je n’en peux plus !! dit Shizuka péniblement. Je… je pense être dégoûtée de ce monde… surtout des mahou senjo. Je… de plus en plus… Je me dis que j’aurais mieux fait de ne jamais en devenir une…

— … et de continuer à rêver, c’est ça ?

Shizuka hocha de la tête.

— J’étais sûre que c’était ce que tu ressentais. Le choc a été trop brutal pour la fille sensible que tu es. Et les filles de ton agence ne semblent pas t’avoir fait de cadeaux.

— Je… je… ne leur en veux pas… Nous sommes en guerre contre les Anciens, c’est… moi le problème… je ne suis pas faite pour ça… Je m’en suis rendue compte aujourd’hui. Pendant que nous nous amusions…

— La joie a parfois l’effet pervers d’accentuer la souffrance et la rendre plus évidente. Je pense que les filles à la plage y jouent aussi un rôle…

— Pas seulement elles… Firmament Rainbow aussi… Il y a un tas de filles qui ne font que vouloir du pouvoir… On nous utilise. Hakocchi ? Tu penses que c’est moi qui exagère ? Que c’est moi qui suis cassée ? Je… je… je commence à mépriser de plus en plus le monde des mahou senjo… ça… me fait tellement de mal…

Hakoto la laissa décharger son fiel contre sa poitrine sans répondre. En fait, elle savait bien ce qu’elle vivait, elle avait connu aussi ce choc. Mais dans son cas, c’était la pensée de plaire et de revoir Shizuka qui l’avait aidée à aller de l’avant.

Le problème de Shizuka s’était aggravé de jour en jour, ce n’était pas le caprice d’une enfant désillusionnée elle le savait. Mais l’Éveil était un état irréversible. On ne pouvait plus revenir en arrière et ignorer la réalité du monde. Il ne s’agissait pas seulement d’un éveil de pouvoirs, mais d’un éveil de conscience également.

Contrairement à Shizuka, Hakoto était une pièce rajoutée. Devenir une mahou senjo n’avait toujours été qu’un moyen et non un but. Shizuka, à l’opposé, avait toujours visé cet objectif, malgré les mises en garde de son entourage, la déception n’était que plus profonde encore.

— Non, tu n’exagères pas. J’aimerais te dire que tu as tort, mais malheureusement c’est vrai. Ce monde est loin d’être rose…

— Comment faire… pour aider Gloria ?

Même dans son état, elle se préoccupait de Gloria. C’était une des nombreuses qualités qu’Hakoto trouvait à Shizuka. Elle avait une sincère bonté. Mais existait-il réellement un moyen de sauver Gloria ? De la débarrasser de sa misanthropie ?

— Shizuka-chan, il y a du bon et du mauvais en tout. C’est vrai aussi pour ce milieu. Les filles qui nous ont aidées lors de l’opération étaient de bonnes personnes. Les filles de ce matin aussi, non ?

— Oui…

— Tu pourrais devenir comme Gloria si tu te laisses aller à ce mépris. C’est une fille très gentille aussi, ne méprends pas mes paroles, mais son cœur a plongé dans les ténèbres. Elle me fait peur parfois. Au début, elle était pire encore. C’est la bienveillance de Jessica, puis les nôtres, qui l’ont changée. Regarde comme elle t’a facilement acceptée.

Shizuka leva la tête pour la croiser le regard humide d’Hakoto. Leurs cœurs battaient à l’unison.

— Ne te concentre pas sur ce qui est mauvais, c’est une erreur. Il y aura toujours de mauvaises choses, quoi que tu fasses. Ne regarde que les bonnes choses, d’accord ? Tu n’as pas besoin de devenir super forte, tu n’as pas besoin de sentir de pression. Avance à ton rythme, à ta manière. Tu n’es pas seule… Contrairement à Gloria autrefois.

Shizuka plongea une nouvelle fois dans les bras de son amie. Tout était confus, elle devrait réfléchir à tout ça, mais elle sentait mieux. Elle n’était pas seule à trouver ce monde horrible. D’autres en souffraient également et faisaient de leur mieux. Elles restèrent encore quelques minutes ainsi, faisant attendre leurs collègues et amies.

Quelqu’un se tenait dans les ténèbres et avait espionné la scène. Lorsque Vivienne les avait vues revenir, elle avait d’abord voulu aller à leur rencontre, mais l’ambiance l’avait fait se raviser. Ce n’était pas quelque chose de logique et de quantifiable, juste une impression.

Elle s’était donc cachée à l’angle d’un bâtiment. Elle ne voulait pas les espionner, mais elle avait malgré tout entendu.

Elle n’avait tout compris, mais…

—  Ce n’est pas auprès de nous qu’elle a décidé de se confier…, pensait-t-elle en baissant le regard.

Ses yeux se fixèrent sur le cadeau qu’elle avait acheté en secret pour Shizuka. Elle l’avait sorti de sa poche en contemplant le paysage, comme s’il avait été un substitut de la personne qu’elle avait voulu à ses côtés.

Reprenant une expression placide de convenance, elle le remit dans la poche de son manteau et se dirigea vers le parking plongé à présent dans la pénombre.

Lire la suite – Chapitre 3

1En japonais, « iku » signifie « aller ».