Suivant la piste olfactive, le groupe composé de Vivienne, Sandy et Irina finirent par arriver face aux ruines d’une autre usine.
— Elle est là dedans ! s’écria Irina en se redressant et en prenant un air fier. Cu…ra…i… ? Ça veut dire quoi ce machin ?
L’usine devant laquelle s’était arrêtée Irina avait une enseigne avec un mot latin.
— Curae, la reprit Vivienne en repassant une mèche de cheveux derrière son oreille. C’est un mot latin qui signifier « soins ». Nous supposons qu’il s’agissait d’une usine de pharmaceutique.
— Ouais, elle existe toujours, ils l’ont reconstruite dans la nouvelle ville, confirma Sandy.
— Whaaa ! T’en sais des choses Vivi ! Bah, en tout cas, la camionnette est passée par ce trou dans le mur. On y va ?
Irina trépignait d’impatience,elle n’aurait sûrement pas accepté une réponse négative.
— Nous recommandons effectivement de ce faire. Nous ne sommes point venues ici pour repartir bredouilles, ne pensez-vous guère ? Oh, mea culpa, la réflexion n’est point votre fort, pauvre amie.
— Tu te moques encore d’elle…, marmonna Sandy mécontente.
Mais la concernée n’en avait cure, elle souriait à ses deux amies sans malice.
Sandy soupira et leva les épaules.
— Ça pourrait être dangereux. Cette fois, vaut mieux qu’on s’transforme toutes.
— NON !!! J’vous protège, c’est bon ! Allez, en avant, suivez-moi !!
Irina s’opposa immédiatement à cette idée. Au fond d’elle, par son instant presque animal, elle se doutait que laisser Vivienne se transformer dans son état instable du moment était aussi risqué qu’affronter des monstres.
Sandy se rendit compte que cette véhémence répétée dans son refus cachait quelque chose et rapidement se doutait qu’il y avait un problème avec la transformation de Vivienne. Au cours des précédentes affaires, elle avait pourtant vu la noble femme sous sa forme de combat… mais elle n’avait pas prêté prêté attention à son sadisme lors du combat contre Vrexuh.
Mis à part son attitude prétentieuse, elle n’avait d’autres mots pour la définir.
— Y a un souci avec ta transformation ? demanda-t-elle franchement en s’approchant de Vivienne.
Les filles s’étaient remises en marche, Irina en tête, elles étaient à l’intérieur de l’usine abandonnée.
— Mmmm ? Nous ignorons à quoi vous vous référez…
— Irina veut pas que tu te transformes pourtant.
— Il est fort possible qu’elle se sente indisposée et que son ego soit blessé par notre supériorité. Nous ne pouvons prétendre comprendre le cerveau animal de notre collègue.
Sandy fixa fermement Vivienne en plissant les yeux, elle ne mentait sûrement pas, mais elle cachait malgré tout quelque chose. Elle se tut et les suivit en empoignant son pistolet.
Les trois filles s’avancèrent dans ce lieu sombre, l’air était chargée de poussière et d’odeur de béton. Des points lumineux luisaient dans les ténèbres et les petits êtres cachés fuyaient à leur approche : des rats.
Vivienne se dispensa d’en faire part à haute voix, elle espérait qu’Irina n’ait pas remarqué les rongeurs. Par chance, même si elle avait dû apercevoir les reflets de leurs yeux, elle n’avait sûrement pas réalisé.
— Ce serait peut-être bien de l’avertir… N’est-ce point une forme d’irrespect que ce lui le cacher ? pensa-t-elle tout en conservant son air impassible.
Mais se remémorant le désastre que sa phobie avait engendré dans l’agence la fois où elles avaient découvert une minuscule souris, elle s’en dispensa.
— Heureusement qu’elle ne cherche pas à savoir…
Au sol, il y avait énormément de débris, la végétation avait commencé à pousser de-ci de-là entre les morceaux de béton et de verre.
Au-dessus de leurs têtes, le toit était effondré en partie, permettant par endroits d’apercevoir le ciel bleu et les nuages qui le traversaient.
Ce cadre dégageait une ambiance mélancolique. Le silence, interrompu uniquement par les semelles écrasant les morceaux de verre et les débris, était des plus tristes. Contrairement à l’actuel Los Angeles qui avait totalement effacé les traces de l’Invasion, en ce lieu on pouvait voir les désastres qu’elle avait causé, on pouvait deviner le monde tel qu’il était auparavant.
Finalement…
— Ah ! J’la vois ! Y a une odeur de sang dans le coin… et de magie aussi… J’fais quoi ?
— Tu peux réellement sentir tout ça ? demanda Sandy impressionnée.
— Yep ! Y’en a un peu partout au sol… droit devant…
Sur ces mots, Irina ramassa une pierre et la jeta dans la salle devant elle ; aucun piège ne parut s’activer, aucune présence ne réagit à l’impact, on entendit uniquement l’écho rebondir plusieurs fois contre les murs.
Irina se tourna vers ses collègues en levant les épaules.
— Rien qui pète. J’vais passer en première du coup. Tenez-vous prêtes.
— En effet, vous avez raison : vous ferez un parfait appât… euh, une parfaite éclaireuse.
— Encore ces insultes ? marmonna Sandy à basse voix.
— Nous ne comprenons vraiment point ce que vous voulez sous-entendre, chère amie.
Vivienne et Sandy échangèrent quelques regards, elle ne se distinguaient pas parfaitement à cause de l’obscurité, mais elles parvenaient à distinguer leurs yeux.
Irina les ignora et s’avança sur la pointe des pieds, elle semblait jouer bien plus qu’enquêter.
— Chttttt !!
Soudain, quelque chose se produisit : des éclairs montèrent du sol. Sous les débris, des marques magiques dissimulées se mirent à luire pour former un grand cercle ésotérique. À l’intérieur de sa circonférence, dix petits cercles avaient été dessinés : de chacun d’eux jaillit un éclair magique, formant des motifs d’étoiles au plafond.
Sandy et Vivienne ne perdirent pas de temps, elles se transformèrent aussitôt.
C’est alors qu’une dizaine de créatures apparurent : des êtres inhumains hauts de plus de deux mètres, bipèdes, minces, aux corps chitineux gris, sans visages. Sur leurs têtes, on pouvait distinguer trois paires de cornes ; ils avaient deux bouches garnies de crocs. L’extrémité de leur corps se terminait par une queue rappelant celle des têtards. Leurs jambes poilues étaient semblables à celles des diables du folklore chrétien et étaient munies de sabots.
Enfin, au niveau de leurs coudes, leurs bras se séparaient en deux avant-bras ; des griffes acérées étaient visibles au bout de leurs doigts puissants.
— J’le savais qu’y avait un piège ! Héhé ! J’avais bien capté un truc chelou…
Irina n’avait pas du tout l’air paniquée, bien qu’elle se trouvait au centre d’une dizaine de créatures hostiles.
— Votre truffe est digne de sa réputation, très chère. Je vous remercie du fond du cœur de ce modeste présent que vous me témoignez : écraser et démembrer ces enfants récalcitrants sera le meilleur moment de ma triste et pathétique journée. Hahahaha !
Au début, c’était un rire nerveux qui sortit de la gorge de Vivienne transformée. Elle cessa rapidement et se mit à observer le ciel à travers le trou qu’avait crée la brutale invocation.
Le rire de Vivienne reprit après quelques secondes, plus fort et menaçant qu’auparavant.
— Hahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahahhahahahahahahahha !!!
Ce rire dément fit frisonner aussi bien Irina, qui était habituée, que Sandy qui l’avait en un sens occulté de sa mémoire ; elle comprit soudain pourquoi Irina faisait tout pour l’empêcher de passer dans sa forme de combat.
— La voilà de retour… J’te conseille de t’éloigner, Sacchi.
— Gloups ! Pourquoi vous avez quelqu’un comme ça chez vous ? Sandy a peurrrrr !!!
Transformée, Sandy avait également une toute autre personnalité. Le rire de Vivienne lui glaçait le sang, ses jambes tremblotaient alors que ses oreilles de renard se baissèrent et que sa queue se coinça entre ses jambes.
— C’est Vivi. Certains l’appellent le boucher, d’autres la folle sadique… Tant qu’y a des monstres, ça devrait aller, mais si t’es sensible, vaut mieux boucher tes oreilles et fermer les yeux. En plus, elle était déjà vénère… ça risque d’être sauvage…
Même l’insouciante Irina avait une goutte de sueur sur le visage. Une toute autre qu’elle aurait été traumatisée par ce qu’elle avait déjà vu en combattant aux côtés de Vivienne. Honnêtement, on pouvait parfois prendre les Anciens en pitié.
— Qu’est-ce que vous avez à déblatérer, toutes les deux ? Les vilains garnement… euh, je veux dire les monstres n’ont aucun droits !
Dans la bouche de Vivienne, il n’était pas question d’éthique, mais simplement de droit pénal, comme si ce qui l’empêchait d’en faire autant avec les humains était la loi.
— Hiiii !!
Sandy s’en alla se jeter dans les bras d’Irina, non sans être passée par dessus les monstres qui l’entouraient d’un bond agile.
— T’inquiète, elle ne mord pas…, la rassura Irina en lui caressant les cheveux. Par contre, elle peut faire d’autre chose à ton corps qui t’empêcheront de te marier.
— HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!
Sandy agita sa tête entre les seins d’Irina qui se mit à rire. Ce n’était pas du tout l’ambiance qui correspondait aux prémisses d’un combat.
Les monstres, d’une certaine manière, s’étaient immobilisés, ne comprenant peut-être pas eux-mêmes cette situation.
Vivienne soupira et les observa attentivement. Il s’agissait de Vrag, un terme ukrytien qui signifiait « ennemi », mais il y avait également d’autres appellations connues. Par convention, on avait retenu celui-ci.
Cet Ancien n’avait pas été listé par Howard Lovecraft et ses adeptes, il n’apparaissait pas dans leur version du Mythe, et pour cause l’humanité l’avait découvert au cours de l’Invasion. Les Vrags avaient causé la chute de quelques anciennes cités russes et une des chercheuses de ce pays les avait ainsi nommés.
La légende voulait qu’elle avait été condamné par l’Empire d’Ukrytiye pour trahison et diffusion de secrets nationaux, mais elle serait parvenue à s’enfuir. Le nom de Sasha Vedernikov n’était plus à faire, il était aussi illustre que glorieux et apparaissent souvent sur la Toile ; parfois à tort, car nombre de scientifiques désireux de rester anonyme mais de valider leurs thèses l’utilisaient pour signer leurs découvertes.
La propriétaire de ce nom, si elle était encore en vie, n’avait jamais souhaité démentir ces fausses utilisations pour des raisons inconnues. Le mouvement du « Savoir Scientifique Humanitaire » la revendiquait à sa tête, il s’agissait d’un groupe informel de scientifiques sur le Dark Web qui mettaient en commun leurs recherches, faisant fi des contraintes et secrets politiques ; un savoir sans frontières. À leurs yeux, l’humanité devait faire front commun contre l’envahisseur, il n’était plus question de nations.
Quoi qu’il en fût, la survie de Sasha était fortement remise en doute.
Les Vrag étaient des créatures dont l’existence s’échelonnait sur une dizaine de dimensions existentielles simultanées. Du moins, c’était ce qu’indiquaient les données du docteur Sasha. Même si biologiquement les Vrag étaient assez proches des Vagabonds Dimensionnels, au point d’en chercher une affiliation, ils différaient malgré tout énormément. Néanmoins, à l’instar de ces Vagabonds, les dégâts conventionnels, c’est-à-dire ceux issus d’armes physiques uniquement, n’étaient pas efficaces sur eux. Seuls les pouvoirs magiques des mahou senjo permettaient d’en venir à bout.
Inutile de dire qu’ils étaient très malveillants et avaient goût à la destruction et au massacre ; communiquant dans une langue imprononçable par des cordes vocales humaines, il n’y avait jamais eu de négociation avec les deux espèces.
D’ailleurs, les Vrags se mirent à communiquer entre eux, tandis que le rire de Vivienne s’acheva et qu’elle fit apparaître sa rapière dans sa main.
— Il est temps de partir…
Irina prit la main de la fille-renarde et bondit en direction d’un coin de la pièce, le plus opposé à la position de Vivienne.
Les monstres réagirent, pensant qu’elles prenaient la fuite, la moitié les poursuivirent et les acculèrent.
— Si j’étais vous, j’me barrerais fissa ! Ch’suis sérieuse ! Si Vivi est en rogne, ça va… gicler…
Irina se mit en position de combat, à ses côtés Sandy fit de même. Elles étaient toutes les deux des pratiquantes d’arts martiaux, mais de styles différents. L’une pratiquait la boxe anglaise, tandis que l’autre un mélange de divers styles.
Les dix monstres pensaient avoir l’avantage de nombre, elles n’étaient que trois, mais ils ignoraient qu’en face d’eux ce n’était pas des débutantes, mais des rangs A, voire supérieur. En tant qu’Ancien de niveau de menace moyen, l’issue était déjà déterminée.
Vivienne observa ses cinq adversaires qui allaient passer à l’attaque, elle rougit en posant une main sur la joue :
— Dans cette journée exécrable, votre présence m’apporte quelque réconfort. Aaaaah ! Si vous saviez, mes vilains garnements comme votre Vivienne-adorée est contente de vous voir ! Je suis tellement ravie que mon corps bout de l’intérieur et que mes bras sont prêts à s’ouvrir pour vous accueillir. Je vais vous témoigner tout mon amour, approchez donc !!
Deux des Vrag tendirent leurs mains et tirèrent des rayons magiques : l’un de foudre, l’autre de lumière. Vivienne n’esquiva pas, elle n’interposa pas de barrière végétale. Elle savait que ces tirs n’étaient pas destinés à la tuer, mais à lui faire peur ; les créatures avaient le même genre de désirs qu’elle, elles voulait s’amuser, mais elle ignoraient que les chasseurs deviendraient les proies.
L’un des rayons lui laissa une estafilade sur la joue. Elle passa son doigt sur la blessure puis le mit en bouche.
— Mon sang est tellement bon, ne saviez-vous pas que nous autres nobles en avons un bien meilleur que celui des roturiers ? Et ne parlons même pas de le comparer à celui des monstres… Sur ce, que la danse commence ! Rubus Capilla !
Sur ces mots, ses cheveux se transformèrent en tentacules végétaux qui se mirent à fouetter l’air autour d’elle, cependant qu’elle dégaina sa rapière végétale.
Les trois Vrags qui n’avaient pas lancé de sorts, disparurent tout d’un coup et réapparurent tout autour de Vivienne. À l’instar des Vagabonds Oniriques, ils avaient la capacité de se téléporter en changeant de dimension et en réapparaissant à l’endroit désiré. Même s’ils ne pouvaient parcourir de longues distances de la sorte, au cours d’un combat c’était un pouvoir très pratique.
Vivienne n’était pas sans l’ignorer, c’est pourquoi elle avait estimé toute tentative de les enchevêtrer inutile. Contrairement à Shizuka, elle n’avait pas la possibilité de dresser de barrière dimensionnelle pour les empêcher de fuir.
Mais, peu importait, ils n’étaient pas des menaces à ses yeux, juste des amusements. À peine apparurent-ils qu’ils abattirent sur elle leurs longues griffes, capables d’éventrer des chars d’assaut dernière génération. Aussitôt, les cheveux-tentacules de Vivienne les fouettèrent et les obligèrent à se défendre.
— Oui, oui ! C’est cela, mes mignons ! Souffrez ! Criez ! Versez jusqu’à la dernière goutte de votre sang ! Je vous accepterai aussi laids que vous soyez ! Hahahaha !
Tout en s’esclaffant, elle fit face à l’un d’eux. La créature qui était déjà aux prises avec trois tentacules qui l’obligeaient à reculer ne parvenait à passer à l’offensive, ils étaient bien trop rapides. D’horribles entailles commençaient à se dessiner sur son corps ; tels des fouets, les cheveux de lierre arrachaient ses chairs.
La pointe de la rapière s’enfonça dans son épaule avant même qu’il ne pût réagir. Devant lui se tenait une femme au large sourire sadique. Ignorant la douleur, le monstre essaya en vain de la frapper en retour, utilisant ses deux mains simultanément.
Pendant ce temps, deux autres Vrag disparurent, n’étant pas capables d’approcher leur cible, ils décidèrent de changer de stratégie. Quant aux deux autres restés en retrait, ils projetèrent à nouveau des rayons qui sifflèrent dans l’air, mais un mur végétal les bloqua et dissimula le combat qui se déroulait derrière.
« Alba Rosa – Rose de la Paresse. »
Le monstre sentit la pointe de la rapière s’enfoncer dans sa jambe tandis que les grands yeux injectés de sang de Vivienne le fixaient ; elle riait aux éclats ; son visage brillait d’une joie sadique.
Bloquant les bras de son adversaire, Vivienne retira la lame et l’enfonça à plusieurs reprises dans les jambes du Vrag : elle n’avait aucune intention de le tuer, simplement de le faire souffrir. Finalement à bout, après avoir poussé un hurlement strident, le monstre se téléporta pour se libérer.
Mais, à sa grande surprise, il se retrouva paralysé à son point d’arrivé. Le poison des roses blanches de Vivienne faisait effet.
Les quatre Vrag restants tirèrent conjointement sur la barrière de Vivienne, elle vola en éclats.
— Ah là là là ! Mes chers enfants ! Dégrader les biens d’autrui, c’est très très vilain, vous savez ? Je déteste les vilains garnements, ne vous l’ai-je pas dit ? Hahahaha !
Elle se tordit de rire alors que deux rayons l’atteignirent. Des courants électriques parcoururent entièrement son corps mais elle continuait de rire affreusement.
Elle s’avança vers l’un des monstres d’un pas lent et déterminé. Les Vrag échangèrent quelques paroles dans leur langage inhumain, puis se téléportèrent et apparurent tout autour de leur ennemi ; simultanément, ils projetèrent un puissant rayon de lumière.
Mais, leur attaque croisée n’eut pas le succès escompté : leur cible venait de disparaître.
L’un d’eux remarqua trop tard que derrière lui se trouvait une silhouette humaine. Une fine lame ressortit de son torse alors qu’une voix lui susurra à l’oreille :
— N’espérez même pas échapper à votre punition. Hohoho !
Tout en utilisant le corps de sa victime comme bouclier, Vivienne allongea sa rapière qui siffla telle un serpent et la plongea dans le cou d’une seconde créature. Sentant le poison se répandre dans son corps, la première victime se téléporta pour se dégager.
Les Vrag ne disposaient pas d’une anatomie humaine, la rapière n’avait pas atteint aucun de leurs organes vitaux, mais le poison raidissait déjà les membres de ceux blessés.
Les trois autres se téléportèrent pour relancer une nouvelle attaque : ils visèrent cette fois les tentacules de lierre sur la tête de la guerrière.
Même empoisonné, celui blessé au cou frappa maladroitement. C’était donc douze bras qui tranchèrent de concert l’ensemble des tentacules ; l’un d’eux parvint même à trancher des os : la tête de Vivienne pendait en arrière attachée au cou uniquement par un morceau de chair ; son sang acide giclait telle une fontaine par le cou tranché.
Un soulagement emplit le cœur de ces êtres malfaisants, Vivienne s’était révélée être une adversaire coriace, mais c’était fini à présent. Il ne leur restait plus qu’à prêter main-forte à leurs collègues, tuer Irina et Sandy et ensuite ils pourraient partir massacrer les humains habitant dans les environs.
Mais, contre toute-attente, un rire hautain et méprisant résonna à nouveau : les bras de Vivienne redressèrent la tête et la replacèrent sur le cou.
— C’est tout ? Je vous pensais bien plus coriaces. Haha haha haha haha !
Deux des créatures eurent un mouvement de recul, l’une d’elle ne pouvait plus bouger. Soudain, le corps de Vivienne se métamorphosa, elle se transforma en une énorme rose de quatre mètres de haut avec des milliers de tentacules de lierres qui lui servaient de jambes.
Lorsque les pétales s’ouvrirent, une gueule énorme pleine de crocs suintant du poison se dévoila. Avant que les Vrags ne pussent réagir, ils furent complètement enserrés par les tentacules, même leur téléportation ne leur permit pas de s’échapper de cette funeste étreinte.
L’un d’eux fut entraînée dans la bouche de cette créature.
* scrontch scrontch*
Même s’ils s’agissait de simples monstres aux yeux des humains, les Vrag avaient une culture et une psyché complexe, voir l’une des leurs être mâché et hurler de douleur les remplit d’effroi. Ils hurlèrent en chœur, tandis que Vivienne gloussait de rire et s’apprêtait à en avaler un second.
Comme si cette vision d’horreur n’avait été qu’une chimère, la rose monstrueuse géante disparut et l’un des Vrag, au sol, observa la scène autour de lui : Vivienne riait aux éclats, elle n’était pas une rose géante, mais une femme fort élégante qui fouettait les corps mutilés, étendus au sol, de ses compagnons. Ils étaient sûrement déjà morts.
Que s’était-il passé au juste ?
Lui-même avait subi nombre d’entailles, il lui manquait un bras et il saignait. Face au visage de l’horreur, il fit un choix : celui de vivre. Sans demander son reste ou essayer de sauver ses compagnons, il sacrifia sa chance d’envahir ce monde et revint dans sa dimension natale.
Ce qu’il venait de vivre était une expérience traumatisante qui aurait pu soulever des interrogations quant aux droits des Anciens, mais ce n’était pas Vivienne qui amènerait une telle réflexion.
Au moment où le combat avait commencé, Vivienne n’avait pas utilisé son sortilège de « Rubus Capilla ». Elle connaissait fort bien ces créatures, elle était une mahou senjo instruite, et savait que la force seule était incapable d’assurer la victoire face à des êtres capables de se téléporter.
Cette capacité était un réel problème, elle ne pouvait convenablement s’amuser face à des ennemis capables de lui échapper à tout instant.
Aussi, elle avait opté pour le sort de « Centum Cadavera Aroma ». Par son biais, elle avait répandu autour d’elle un nuage de spores et pollens hallucinogènes particulièrement puissant.
Grâce aux différentes recherches qui circulaient sur la Toile, Vivienne savait que même s’ils n’avaient pas de nez, ces créatures respiraient par leur peau chitineuse ; aussi, ils étaient vulnérables au « Centum Cadavera Aroma ».
Une fois sous l’effet de ses hallucinogènes, ils s’étaient entretués. Incapables de déceler le vrai du faux, ils n’avaient pas été capables de la toucher une seule fois. Elle avait simplement profité du spectacle, en les observant se téléporter un peu partout autour d’elle.
Au bout d’un moment, se pensant pris au piège de Vivienne, les Vrag s’étaient auto-persuadés de ne plus être capables de se téléporter et c’est à cet instant que le festival de douleur et de torture avait réellement commencé.
Le seul qui venait de se libérer de ses hallucinations portait un regard confus à la mahou senjo qui grimaça contrariée, puis, l’instant qui suivit, la tête du Vrag roula au sol.
— Dire que j’ai perdu un jouet. Tsssss !!
Vivienne était couverte de sang, comme d’habitude…
***
De l’autre côté du hangar se déroulait un tout autre combat.
Les Vrag n’avaient bien évidemment pas tenu compte des avertissements d’Irina, à leurs yeux ils appartenaient à une race supérieure, ils avaient certes entendu parler du fait que les humains avaient des pouvoirs magiques, mais cela les rendait-ils moins médiocres ?
Ils ne savaient pas encore, ils n’étaient pas préparés à faire face à trois mahou senjo de rang A+.
Utilisant la même stratégie de groupe que contre Vivienne, deux Vrag se tinrent en retrait et pointèrent leurs mains vers leurs deux ennemis : des rayons d’électricité et de lumière en jaillirent.
« Inertial Shield ! »
Sandy opposa immédiatement son mur composés de différentes strates de gravité et les bloqua.
Les trois autres Vrag se téléportèrent à l’intérieur de la demi-sphère créée par l’Inertial Shield et portèrent chacun une attaque-surprise sur les deux filles.
Du moins, c’était leur intention, mais à peine apparus, l’un d’eux fut heurter par un coup de poing si violent qu’il fut projeté tel un projectile contre les parois du bouclier ; en le traversant, il se fit écharpé en partie par cet étrange mur qui fonctionnait bien plus comme une broyeuse. Le Vrag termina sa route en s’enfonçant dans un mur, couvert de blessures.
Quant aux deux autres, leurs attaques ne touchèrent aucune de deux filles, elles avaient réagi bien trop vite.
— Y sont faibles…
— Sandy le pense aussi. Allez, hop !
Sandy arma son poing en arrière et le projeta en avant pour frapper l’adversaire le plus proche. En même temps, Irina porta un coup de pied sauté ascendant en direction de la tête de son monstre.
Mais l’un comme l’autre se téléportèrent pour esquiver les contre-attaques.
— Héhé ! Y ont au moins esquiver ça.
— Oui ! Mais le combat n’est pas encore fini ! Yeah !!!
Aucune des deux ne semblait inquiète. Par contre, lorsque leurs yeux virent plus loin le spectacle qu’offrait Vivienne, elles frissonnèrent et se demandèrent si elles n’allaient pas défendre leurs ennemis…
Les quatre Vrag se concertèrent, leur stratégie semblait compromise par ce dôme de gravité qui arrêtait facilement les rayons, mais ils pouvaient encore compter sur la surprise.
Soudain, ils se téléportèrent à nouveau tous les quatre, leur stratégie était fort simple : deux par fille et en tenaille. Même si elles étaient rapides, elles ne pourraient esquiver les deux séries d’attaques, l’une toucherait forcément.
Mais, une fois de plus, ils sous-estimèrent le potentiel humain.
À peine apparus, les deux filles aux réflexes incroyables, frappèrent l’ennemi derrière elles d’un coup de poing presque simultanée, puis bloquèrent les attaques de celui de derrière. Effectivement, elles ne pouvaient esquiver et frapper en même temps, mais elles étaient assez rapides pour enchaîner les deux.
Les Vrag qui avaient été percuté furent projetés à travers la barrière, tandis que les deux autres esquivèrent en se téléportant.
— Vous pensez gagner, vraiment ? demanda Irina en souriant. Vot’pouvoir de pouf pouf est cool, bien utile, mais à part ça vous’êtes quand même des mauviettes. Vous êtes pas assez résistants et vot’tactique est moisie…
— Apparaître dans le dos de Sandy et Irina, c’était facile à deviner.
En effet, nul besoin de voir l’avenir pour deviner une telle tactique. On pense souvent que les plans les plus simples sont les plus efficaces, mais cela dépend avant tout de la situation. Face à deux filles aux mentalités simplistes et physiquement supérieures, c’était inefficace.
Mais les Vrag n’avaient pas dit leur dernier mot. Les deux encore debout observèrent les corps étendus de leurs compagnons plus loin, ils savaient qu’ils n’étaient pas morts, ils jouaient la comédie ; ils attendaient une bonne opportunité pour revenir dans le combat par le biais d’une attaque-surprise.
Les deux Vrags restants se mirent à tirer des rayons pour provoquer une opportunité d’attaque à leurs compagnons, mais alors que leur offensive était détruite par cette barrière-broyeuse infranchissable, ils virent Irina sortir de la zone protégée par un trou qui y était apparu.
Elle courut vers un des Vrag au sol et avant qu’ils ne pût réagir, elle abattit son pied dans son torse : il s’enfonça dans ses chairs en produisant un horrible craquement et en faisant gicler du sang partout.
Attaquer un ennemi censé être mort, les Vrag ne s’attendaient pas à un tel acharnement de la part des mahou senjo.
— C’est ce que je pensais, t’étais pas encore mort !
Le cadavre du monstre se décomposa à vive allure et même son sang disparut alors qu’il repartit dans son plan d’origine en franchissant la barrière naturelle des dimensions. S’agissant d’Anciens invoqués par magie, c’était un phénomène normal. Et à cause de lui, les Vrag ne pouvaient pas tromper les deux mahou senjo.
Les deux Vrag encore intact grommelèrent, on pouvait comprendre leur dépit ; ils pointèrent leurs mains vers Irina et s’apprêtaient à faire feu contre la malheureuse qui avait quitté la zone de protection lorsque…
« Gravity up ! »
Ils s’enfoncèrent soudain dans les gravats au sol sous l’effet d’une très forte gravité.
Comprenant la situation désespérée, les deux Vrag qui jouaient la comédie au sol se téléportèrent soudain, ils tentèrent tous les deux d’attaquer Sandy, mais…
« 100 t punch ! »
— Oooooh !!
Dans une parfaite stratégie d’équipe les deux filles attaquèrent chacune une des cibles. Irina avait porté un coup de pied sauté, tandis que Sandy un uppercut dans le ventre. Suite à ces coups d’une violence inouïe, les deux Anciens disparurent.
Considérant la situation désespérée, les deux derniers Vrag décidèrent qu’il serait préférable d’aider leurs compagnons à tuer Vivienne, ils misèrent sur cette possibilité plutôt que d’affronter ces deux monstres. Aussi se téléportèrent-ils sans vraiment observer et échappèrent à la zone de gravité de Sandy.
Mais, aussitôt Vivienne vit-elle leurs silhouettes proche d’elle qu’elle les découpa en deux.
— Quelle erreur… Ils sont vraiment trop cons !
— Aïe ! Sandy a eu mal pour eux. Euh… Irina-chan ? On se fait la malle aussi ?
— Plutôt deux fois qu’une ! Vaut mieux pas s’éterniser ici. Lorsqu’elle aura fini de jouer, elle va nous faire des choses horribles : j’la connais, elle est folle !
Sans demander leur reste, les deux mahou senjo quittèrent la zone de combat. Raisonner Vivienne était actuellement impossible…
***
Quelques minutes plus tard, une fois le dernier monstre disparu.
— Eh oh ! T’es calmée, Vivi ?
— Je ne vois guère à quoi vous faites allusion, chère collègue. Nous sommes toujours calme.
Sur ces mots, Vivienne apparut dans le champ de vision des deux filles qui attendaient à l’extérieur et écoutaient les coups de fouets, les coups de rapière, les bruits horribles d’os brisés et les suppliques d’agonie.
— Moi j’vois très bien… Bah, vu que c’est fini, allons jeter un œil dans la camionnette et aux odeurs que j’sens un peu partout. J’ai l’impression qu’y a des maccabs dans l’coin…
— Les monstres ? demanda Vivienne en passant les mains dans ses cheveux.
— Nope, d’autres… Puis les monstres y sont rentrés chez eux, non ?
Vivienne se dispensa de réponse.
— Sandy est impressionnée ! C’est Sandy le renard, mais Irina-chan a un odorat bien meilleur.
— Héhéhé !
Irina fit un signe de victoire avec chacune de ses mains, tandis que Vivienne lui porta un regard hautain et méprisant. À présent qu’elle avait un déchargé sa colère, elle était moins enclin à s’en prendre verbalement à sa collègue. Elle laissa passer cette occasion de rebondir sur sa remarque.
Ensemble, elles revinrent à l’intérieur de la salle en ruines où se trouvait la camionnette manifestement abandonnée pour servir de piège. Vivienne ne s’attendait pas à trouver grand-chose comme indice, si elle avait été laissée là, à l’abandon, c’était bien parce qu’elle était devenue inutile.
— L’odeur de magie a disparu, mais j’sens toujours les maccabs dans le coin.
— Sandy va l’ouvrir…
À peine Sandy ouvrit-elle la portière, sans attendre l’autorisation de ses deux alliées, qu’un *clic* se fit entendre et immédiatement la camionnette explosa.
Étant juste à côté, les trois mahou shoujo furent prises par les flammes, les débris et le souffle. Une voiture n’aurait pas explosé de la sorte normalement, même si on l’avait enflammé, on y avait mis de vrais explosifs.
La détonation fut telle que le bâtiment s’effondra entièrement, il était déjà des plus insalubres et branlants.
Quelques instants plus tard, les débris s’envolèrent comme sous l’effet de l’apesanteur et les trois filles s’extirpèrent des débris et du nuage de poussière.
— Whaaaa ! C’était quoi ça ? Je m’y attendais pas du tout !
— Sandy non plus !
— Si un panneau l’avait indiqué, il n’aurait plus été un piège, expliqua Vivienne en se dépoussiérant. Toutefois, remarquons que si Jessica-san avait poussé la poursuite hier nuit, empoisonnée par la drogue qui lui avait été injectée, elle n’aurait guère réussi à s’en sortir indemne.
En effet, même si cette explosion n’avait aucune chance de les tuer toutes les trois, avec le poison de Cassidy dans les veines, il n’y avait pas d’assurance qu’elle s’en serait sortie. L’explosion n’était pas enchantée, mais à bout portant une mahou senjo faible aurait pu être blessée. D’autant que pour y avoir accès, il fallait se battre contre les dix Vrags, affaiblissant encore plus les forces des curieuses.
Mais le pire aurait sûrement été de reprendre sa forme normale pour enquêter. Le piège aurait été irrémédiablement fatal dans ce cas-là. Les trois filles avaient failli d’ailleurs commettre cette erreur, ce qui les avait préservé était surtout le fait qu’Irina avait gardé sa transformation pour disposer d’un meilleur odorat. Les deux autres avaient suivi l’exemple sans trop y penser.
Malheureusement, on ne formait pas les mahou senjo à penser aux traquenards ordinaires, affectant leur forme normales ; elles étaient créées pour combattre les Anciens et leurs séides, après tout. Rares étaient les cultistes à se fier plus à ce genre de méthodes qu’à leur magie.
— Pouahh ! Ça fait de la fumée en tout cas… J’vois que dalle !
— Difficile de trouver d’autres indices, soupira Vivienne. On peut résolument dire que cette piste est froide à présent. Nous devrions probablement rentrer.
— Sandy n’est pas d’accord, il faut continuer de chercher.
— Si notre ennemie est un tant soit peu intelligente, elle aura tôt fait de faire disparaître les preuves dans cette explosion. Nous perdons notre temps, croyez-moi s’il vous plaît.
Mais Irina ne les écoutait plus, elle enjamba les ruines fumantes où quelques foyers de flammes avaient commencées à prendre et s’éloigna en direction d’un bâtiment voisin. Les deux mahou senjo laissée en arrière remarquèrent vaguement sa silhouette au sein de ce nuage de fumée et de poussière et la suivirent.
En entrant dans ce nouveau bâtiment en ruines où la fumée et poussière avaient commencé à s’engouffrer, elles montèrent de deux étages, puis Irina s’immobilisa devant un appartement.
— L’odeur de maccabs vient de là ! Mais j’commence à avoir du mal à bien renifler… kof kof… Y a trop de fumée !
— Vous venez d’utiliser la parole renifler, n’est-il point ? Auriez-vous par le plus heureux des hasards accepté le fait que vous apparteniez à la race canidée ?
— Kon kon, renifla à son tour Sandy. Bizarre, Sandy ne sent rien. Les cadavres, ça pue non ?
Mais à la place de donner une réponse, Irina frappa du pied la porte qu’elle délogea de ses gonds.
C’était un appartement résidentiel abandonné, il restait des affaires pêle-mêle, les anciens occupants s’étaient enfuis en laissant derrière eux tout ce qu’ils n’avaient pu emporter.
Dans le salon, il y avait les restes d’un rituel : des bougies consumées et éteintes et une quantité importante de flaques de sang coagulées.
Irina traversa l’appartement sans s’en préoccupé et s’en alla dans la cuisine où se trouvait une énorme congélateur. Ce dernier n’était bien sûr plus relié au réseau électrique, mais il demeurait suffisamment hermétique pour empêcher une partie des odeurs de s’en échapper. En l’ouvrant, l’odeur infecte de sang et de cadavres putréfié frappa les narines des trois femmes.
À l’intérieur, elles trouvèrent une demi-douzaine de cadavres humains, débites en morceaux. À l’exception d’un seul caucasien, ils semblaient originaires d’Amérique latine. Ce cadavre était le seul à porter encore des vêtements, bien que déchirés.
— J’vous l’avais dit ! Ch’sais pas ce qui s’est passé ici, mais ça pas un indice ça ?
Elles inspectèrent ce spectacle d’horreur un instant, puis Vivienne se décida à tirer le torse du cadavre caucasien hors du congélateur. Il portait des vêtements civils gorgés de sang sec.
— Il ne faisait pas partie du groupe, c’est un fait presque avéré. Les cinq autres étaient sûrement des cultistes à en juger par leurs scarifications, mais cela ne semble point être son cas. Voyons voir si nous trouvons son origine…
Il était plus gonflé et décomposé que les autres, il était mort depuis plus longtemps selon Vivienne. Aucune des trois filles n’était réellement dégoûtée, elles y étaient en quelque sorte habituées. À moins que ce ne fût leur transformation qui renforçait leurs esprits et les rendaient insensibles.
Dans la poche de la chemise du cadavre, Vivienne trouva le portefeuille de la victime, à l’intérieur ses documents. Elle sourit avec amusement en montrant aux deux autres filles une carte d’accès estampillée du nom de la corporation ChangeLife.
Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait ce nom et, pour cause, Jessica leur en avait parlé dans le compte-rendu matinal.
***
Après avoir quitté l’académie Miskatonic, Shizuka et Hakoto s’étaient dirigé vers les quartiers pauvres de la ville, c’est-à-dire les ghettos (artificiels) désirés par la population de Los Angeles dans le cadre d’une ville crédible du passé.
Même si cette pauvreté avait été introduite volontairement dans la nouvelle ville, elle n’en restait pas moins véritable en un sens. Les personnes qui vivaient sous ce dôme pouvaient certes s’estimer heureuses d’être dans la plus luxueuse ville au monde, mais ils n’en demeuraient pas moins pauvres et nombres mourraient dans des guerres de gang, de malnutrition ou de manque d’hygiène.
C’était les sacrifices attribués à l’autel de la politique rebornienne, ceux destinés à faire croire que l’Invasion n’avait jamais eu lieu et que la société inégale était toujours identique.
En marchant dans le quartier, Shizuka sentit les regard braqués sur elles. Elle ne put s’empêcher de frissonner et de se coller à son amie d’enfance.
— Ne t’inquiètes pas, Shizuka-chan.
— Mer…ci… Pourquoi ils nous regardent comme ça ? On ne leur veut pas de mal, pourtant.
— C’est parce que tu es trop jolie.
Elle le pensait vraiment.
Hakoto n’était pas mécontente de la situation, avoir sa bien-aimée accrochée à son bras, sentir sa délicate poitrine appuyée contre son biceps, son odeur de shampoing lui remonter aux narines, il ne lui en fallait pas plus pour être heureuse.
Une pensée malveillante lui traversa l’esprit, elle défia mentalement Vivienne : « Tu as vu ?! C’est ça le pouvoir d’une amie d’enfance ! Hohohoho ! »
Dans ses pensées, Vivienne était son éternelle rivale dont elle se moquait à cet instant.
Mais, Shizuka n’était pas réellement convaincue par sa réponse, elle furetait aux alentours en prenant conscience de l’état miséreux de certaines personnes et de certains bâtiments. Elle était loin de se douter de la triste vérité de la cité, elle pensait simplement que Los Angeles les avait accepté pour les protéger des dangers de l’extérieur. Bien naïve était Shizuka en ces temps là.
— C’est gentil, Hakocchi, mais je ne pense pas que ce soit vraiment le cas.
— À mes yeux, tu es toujours la plus belle.
Hakoto lui lança un sourire radieux qui fit rougir Shizuka. Malgré leur séparation et les années écoulées, Hakoto arrivait encore à dire de pareilles choses sans paraître embarrassée, Shizuka ne pouvait que se demander :
— Est-ce qu’elle m’aime toujours autant ?
Soudain, elle se remémora le passé…
***
Enfant, Shizuka n’avait pas d’amis. Tous à Nagaoka la fuyaient, mais une seule personne s’était rapprochée de ce petit canard noir qui était décrié et pointé du doigt par tous : Hakoto Yamagata.
Lors de leur première rencontre, c’était elle qui avait suivi Shizuka jusqu’à chez elle en essayant d’engager la conversation. Shizuka ne lui avait donné aucune réponse tout au long du chemin, mais pourtant, le jour suivant, sans en demander l’autorisation, Hakoto l’avait attendu devant chez elle et avait reprit la discussion unilatérale de la veille.
Le « canard noir » faisait semblant de ne pas l’entendre, de ne pas la voir, mais Hakoto ne se laissait pas décourager.
Pendant une semaine, ce rite se poursuivit. Hakoto la retrouvait systématiquement à l’école où qu’elle se cachât — couloirs déserts, salle de classe vide, elle semblait la suivre à la trace. Elle lui posait des questions, mais n’attendait aucune réponse. Elle ne reprochait même pas à cette fille solitaire de l’ignorait, elle lui parlait simplement de son quotidien, de ce qu’elle aimait, comme si elles avaient déjà été des amies.
Shizuka continuait de l’ignorer, non pas parce qu’elle n’était pas intéressée par elle, mais simplement pour ne pas lui attirer d’ennui. Ayant toujours été persécutée, elle avait peur que sa mauvaise réputation n’entraînât la pauvre Hakoto qui essayait pourtant d’être gentille avec elle.
Ce qui devait arriver arriva : après cette semaine où tous se demandaient pourquoi Yamagata, issue d’une famille ancienne et prestigieuse, parlait avec le rebut de leur école—certains pensaient à une sorte de nouveau jeu pour se moquer d’elle—, deux filles vinrent se placer devant Shizuka et Hakoto. Elles affichaient toutes deux des regards moqueurs.
— Eh, Yamagata ! Qu’est-ce que tu fais avec la vilaine ?
— Maman a dit que si tu restes avec elle, tu vas finir par attraper sa maladie.
Shizuka n’était pas malade, mais aux yeux des autres, cela ne faisait pas de différence : elle était un être indésirable, une chose à éviter, un peu comme la peste ou une autre maladie contagieuse.
Évidemment, les enfants ne faisaient que suivre la haine et la discrimination de leurs parents, autrement ils n’auraient jamais vu de différence entre eux et cet enfant rejetée.
Shizuka se mit à pleurer. Elle avait beau être habituée à ce genre de comportement, c’était toujours aussi douloureux. Hakoto s’arrêta et observa avec suffisance les deux filles. Elles étaient toutes les deux ce qu’il y avait de plus normal, des élèves soignées qui recevaient souvent des compliments de leurs professeurs et faisaient la fierté de leurs mères.
— Alors ? Yamagata ? Tu ne réponds pas ?
— Si ça se trouve, elle est déjà contaminée ! Beurk !! On devrait s’en aller, tu penses pas ? Haha !
Les deux filles se mirent à glousser de manière détestable, déjà à cette âge elles avaient appris à faire mal par les mots. Shizuka posa sa main sur la poitrine, elle avait mal au cœur. Ses yeux étaient devenus des torrents de larmes. Elle passa à côté d’Hakoto et s’enfuit vers les toilettes, le seul endroit où elle pouvait se réfugier.
Mais, une main lui saisit le poignet.
C’était la première fois qu’Hakoto interagissait physiquement avec elle, elle ne l’avait jamais touchée.
— Oh ! Tu l’as touchée ! Tu es folle ! Maman dit que tu vas avoir le cœur noir et que tu vas vomir !
— Peut-être qu’elle va vomir des vers longs comme des cheveux. Beurk !!
Shizuka tremblait, elle n’avait pas la force pour se dégager de cette étreinte, elle avait réuni tout son courage pour prendre la fuite, en vain. Elle tomba à genoux, s’attendant à ce qu’Hakoto vint rajouter une couche supplémentaire à son humiliation.
Une fois de plus, tout cela arrivait à cause de son physique disgracieux, pensait-elle.
En effet, Shizuka à cette époque avait un certain surpoids qu’elle pensait être la raison de son rejet par les autres enfants.
Elle avait voulu maigrir, mais son corps s’y refusait et, désespérée de ne pas être acceptée par les autres, elle ne faisait que manger plus encore.
— Taisez-vous, espèce de corneilles pinailleuses ! Qu’est-ce que vous savez d’elle ? Vous lui avez parlé ? Vous ne faites que dire « maman a dit ça », « maman a dit ça », mais au final vous savez rien ! À mes yeux, elle est mille fois plus intéressante que vous, même lorsqu’elle se tait !
Le regard d’Hakoto à cet instant était noir comme les ténèbres. Même si elle n’avait que six ans, elle avait grandi rapidement et ses parents s’étonnaient sans cesse de sa maturité émotionnelle. Il fallait dire qu’elle venait d’une famille à l’éducation très stricte et rigoureuse, elle n’avait jamais pu perdre de temps à jouer comme les autres enfants.
Les yeux des deux filles s’écarquillèrent, puis devinrent humides. Elles s’enfuirent sans demander leur reste. Elles furent à ce point effrayées par Hakoto qu’elles s’en plaignirent auprès de leurs parents, qui vinrent répercuter la plainte auprès de ceux de cette dernière.
Pendant quelques semaines, elle n’approcha plus Shizuka. Cette dernière était reconnaissante de l’avoir défendue. Dans son cœur meurtri et abandonné était entré enfin un sentiment chaud qui ne venait pas de sa famille.
— Je… je devrais lui parler quand même…, avait-elle pensé en rentrant chez elle, le jour de cet incident.
Mais, alors qu’elle avait pris la résolution d’accepter cette amitié, puisque Hakoto la désirait à ce point —il y avait évidemment aussi des raisons égoïstes derrière cette décision, Shizuka n’était qu’une enfant de six ans— cette dernière ne l’approcha plus.
Shizuka comprit qu’elle avait été découragée, elle avait dû prendre conscience de ce qu’il impliquait sa fréquentation.
Mais quelques jours après, quelle ne fut pas la surprise de Shizuka lorsqu’elle vit Hakoto lui rendre visite pour lui apporter les devoirs. En effet, Shizuka avait dû rater l’école à cause d’une maladie.
Hakoto n’avait demandé ni la permission à ses professeurs, ni à ses parents : elle avait simplement décidé qu’il était normal qu’elle les lui apportât.
Shizuka avait passé toute la visite cachée sous ses couvertures, n’osant même pas l’observer, mais Hakoto avait fait comme toujours, elle avait parlé sans attendre de réponse.
Finalement, avant de partir, elle s’était approchée des couvertures et avait posé sa main sur la tête de Shizuka :
— Ne t’inquiètes pas, je repasserai te voir encore et encore. Personne ne m’arrêtera, Shizuka-chan. À bientôt !
La mère de Shizuka l’avait raccompagnée jusqu’à la sortie, laissant sa petite fille interdite dans son lit.
Quelques jours plus tard, sans crier gare, Shizuka reçut un appel : il s’agissait d’Hakoto.
Ayant été réprimandée une fois de plus parce qu’elle était allée voir Shizuka, elle avait pris le partie de la contacter à présent par téléphone. C’était une fillette déterminée et obstinée, elle ne baissa pas les bras.
À force d’insistance, elle obligea peu à peu ses parents à accepter Shizuka et cette dernière à lui ouvrir son cœur.
C’était ainsi qu’elles étaient devenues amies et que Shizuka lui avait transmis sa passion des mahou senjo.
La famille Yamagata n’accepta jamais réellement cette amitié entre elle, mais ils cédèrent à leur fille particulièrement mature et têtue.
Grâce au prestige familial et la présence d’Hakoto, les moqueries visant Shizuka s’estompèrent : personne ne l’approchait certes, mais plus personne ne venait lui jouer des tours ou l’insultait. Seule Hakoto s’était abrogé ce privilège.
Les adultes pensaient que son intérêt pour Shizuka passerait, qu’elles finiraient naturellement par s’éloigner l’une de l’autre en grandissant, mais ce ne fut point le cas.
Ce couple d’amies était telles la Belle et la Bête : l’une était belle, élégante et radieuse, l’autre était renfermée, peureuse et laide.
Mais, un événement grave vint les séparer une nouvelle fois contre leur gré. Au cours d’un voyage à Tokyo, les Yamagata amenèrent avec eux la jeune Shizuka.
C’était l’hiver de leurs dix ans : à Nakano, Hakoto avait failli mourir pour sauver son amie.
Shizuka lui avait été reconnaissante, son attachement pour elle n’avait fait que grandir encore mais la famille Yamagata interdit cette fois pour de bon cette relation dangereuse qui avait failli leur coûter leur fille unique.
Bien sûr, cela n’avait pas suffit. Même si quatre ans s’étaient écoulés, Hakoto n’était pas devenue moins déterminée. Elle obéissait habituelle aux ordres de ses parents, mais lorsqu’il s’agissait de Shizuka elle était intraitable. Elle était encore trop jeune pour le comprendre, mais Shizuka représentait sûrement à quelque part l’affirmation de sa personnalité face à son éducation stricte ; Shizuka était la voie qu’elle avait choisi d’elle-même, sans les ordres de ses parents.
Après être sortie de convalescence, une fois de plus, c’était Hakoto qui avait pris l’initiative de la revoir en cachette. Elle pensa des astuces pour contourner l’attention de ses parents et passer outre leur interdiction.
Pendant deux ans, elles se rencontrèrent en cachette. Leurs liens se tissaient chaque jour un peu plus.
Même si Shizuka n’était pas à l’aise avec cette relation clandestine, Hakoto ne lui laissait pas le choix. Elle s’imposa de manière égoïste, une fois de plus, ce qui n’était pas pour déplaire Shizuka qui n’avait d’autres amis.
Un soir, quelqu’un vint dénoncer Hakoto auprès de ses parents : une de ses camarades de classe les avait surprises et en avait parlé à ses parents, qui, ayant entendu l’histoire survenue à Nakano, s’étaient empressés —en toute bonne foi, évidemment— d’en parler aux Yamagata « pour le bien de la petite Hakoto ».
Bien sûr, les véritables raisons étaient bien moins louables.
Suite à cet appel, une grande dispute éclata dans leur foyer : Hakoto, âgée de douze ans, déclara clairement qu’elle ne suivrait aucunement leurs ordres concernant sa précieuse amie. Pendant quelques temps, les parents ne savaient plus que faire, ils avaient interdit cette relation maintes fois, mais ils n’avaient jamais réussi à la faire respecter. Ils se rendaient compte que le problème était bien plus grave que ce qu’ils avaient pensé, que ce n’était pas un simple caprice de petite fille.
Aussi, ils prirent leurs dispositions. Le père décida d’accepter une proposition de travail alléchante qui lui avait été faite et intégra une équipe collaborative kibanaise-rebornienne à San Francisco. Initialement, il aurait préféré rester à Kibou, mais considérant le contexte, ce contrat de cinq ans tombait à pic.
Le départ devait se faire l’année suivante, aussi ils n’abordèrent plus du tout le sujet de Shizuka avec leur fille, ils la laissèrent la voir à son bon vouloir sachant qu’elle ne pourrait plus jamais le faire une fois en territoire rebornien.
Le départ fut finalement programmé pour le jour de Noël à bord d’un navire marchand qui acceptait également des passagers.
Hakoto avait essayé de trouver un moyen de rester, elle avait rapidement compris la fourberie de ses parents ; jusqu’au dernier instant, elle ne révéla rien à Shizuka, comme si en parler rendrait la chose réelle.
Mais, finalement, elle n’avait trouvé aucune solution. Les cartons avaient été embarquées dans les soutes du navire, tout était prêt pour son départ.
L’ambiance à la maison s’était envenimée depuis l’annonce. Hakoto avait eu espoir un moment qu’ils l’aient comprise, mais ce coup de couteau dans le dos était une pure traîtrise. Même si elle n’avait que 13 ans, elle n’était pas stupide au point de ne pas avoir compris : ils auraient pu la laisser à Kibou en la confiant à une de ses nombreuses tantes, mais ils la forçaient à les suivre aux US Reborn.
La veille du départ.
Shizuka et Hakoto passèrent la matinée au centre commercial, choisissant et essayant diverses tenues. Puis elles s’en allèrent déjeuner dans un restaurant à l’intérieur du centre.
Cette journée était comme les autres aux yeux de Shizuka. Pourtant, c’était la dernière fois.
Cacher ce qui allait se passer était incroyablement difficile, Hakoto porta en elle cette douleur au cœur sans rien laisser paraître, elle le devait jusqu’au bon moment. À ce stade, elle ne pourrait plus rien faire, il ne restait qu’à lui l’annoncer, mais si elle le faisait trop tôt, elle gâcherait l’ultime journée.
Hakoto avait tout prévu, y compris le moment idéal.
L’après-midi touchait presque à sa fin. Le moment fatidique approchait.
En ressortant d’une pâtisserie française, les deux filles se dirigèrent vers le château de Nagaoka, un célèbre lieu touristique non loin.
Elles s’installèrent sur un banc en route, Hakoto prit la main de son amie dont le visage se tourna vers elle.
— Un problème, Hakocchi ?
Shizuka interrompit sa collation, elle mangeait des biscuits à la française.
— J’ai quelque chose d’important à te dire, Shizuka-chan.
— Tu me fais peur, Hakocchi… C’est grave ? Tu ne te sens pas bien ? Je… je…
Hakoto déglutit et baissa le regard, elle avait peur des conséquences que pourraient avoir ses paroles, elle prendrait vraiment son amie de court. Puis, la seule pensée que le lendemain à la même heure elle ne pourrait plus lui tenir la main et observer son visage comme elle le faisait…
— Shi… Shizuka-chan… je… je… Depuis le premier jour, je t’aime !
C’était finalement une autre déclaration qui quitta ses lèvres, à sa grande stupeur.
— Euh… Merci, Hakocchi, mais je le savais. C’est toi qui a toujours tout fait pour être avec moi. Je t’ai déjà dit un bon millier de fois à quel point je t’aimais aussi, non ?
Bien sûr, Shizuka était à mille lieues d’envisager le type d’amour auquel se référait son amie.
Cette réponse naïve et maladroite permit à Hakoto de se remettre de sa propre surprise :
— Les dés sont lancés. Au fond, ce n’est pas plus mal comme ça…
Elle remit de l’ordre dans ses idées et serra encore plus fort la main de Shizuka. Puis, elle s’approcha d’elle tandis que ses yeux devenaient humides. Elle la fixa droit dans les yeux, Shizuka lui renvoya une expression perplexe. Elle ne comprenait nullement la situation.
Hakoto inspira et, afin d’éclaircir les choses, mais peut-être aussi assouvir un désir égoïste, colle ses lèvres à celle de son amie. Après cela, elle serait forcée de comprendre.
Bien sûr, les yeux de Shizuka s’écarquillèrent. Leur échange physique ne dura que quelques secondes. En soi, il n’était pas désagréable, au contraire, mais tout simplement choquant.
Shizuka ne la repoussa pas, c’est naturellement qu’ Hakoto se sépara d’elle alors que les larmes se mirent à couler. Un peu en retard, Shizuka commença à balbutier et fit tomber son biscuit :
— Qu’est-ce que… que… ? Je… je…
Quel choc !
Elle n’avait jamais pensé à Hakoto de cette manière-ci ! Elle ne savait pas ce qu’elle ressentait pour elle à ce moment précis, de l’amitié pour sûr, mais…
Elle n’eut pas besoin de donner de réponse, Hakoto sourit amèrement et déclara :
— Je vois… J’ai été maladroite. Je te prie de m’excuser. Tu es et seras à jamais ma meilleure amie que je chéris plus que tout, souviens-toi en ! Je suis désolée, je… je vais rentrer. À bientôt !
Sur ces mots mensongers, Hakoto la salua et s’enfuit en courant. Shizuka tendit la main vers elle, mais sous choc elle n’eut pas la force de la poursuivre. Elle avait fait pleurer sa meilleure amie. Elle ne comprenait plus quoi faire, comment l’aborder, comment lui parler à présent…
D’ailleurs, avait-elle réellement envie de la repousser ? Qu’éprouvait-elle pour Hakoto ? Cette douce sensation qui restait collée à ses lèvres, était-ce le genre de sentiment que son amie nourrissait envers elle ?
Shizuka enfouit sa tête dans les bras en repliant les jambes. Assise sur ce banc, elle se perdit dans mille pensées…
Ce fut la dernière fois qu’elle la vit jusqu’à leur rencontre, des années plus tard, dans l’hôpital abandonné de Numabukuro.
Hakoto n’avait jamais expliqué à personne l’intention qu’elle avait eu au moment de sa déclaration, qui aurait pu paraître futile, sachant son départ le lendemain. Si Shizuka avait répondu positivement, Hakoto comptait s’enfuir avec elle afin de ne pas avoir à monter sur le navire.
C’était une occasion unique, soit ses parents seraient partis sans elle, soit il serait restés et n’auraient eu d’autres choix que de continuer à vivre à Kibou.
Mais, même si Shizuka avait répondu positivement quelques minutes plus tard, ce n’était pas suffisant pour elle. Ce qu’elle s’était apprêtée à faire était une révolte contre l’ordre établi, les conséquences auraient été graves. Il fallait que Shizuka l’aimât au moins autant qu’elle. Une demi-réponse ou une molle acceptation ne suffirait pas.
C’était pourquoi, elle s’était enfuie. Shizuka avait pris trop de temps…
***
De retour dans le présent, Hakoto réalisa que Shizuka, accrochée à son bras, l’observait en penchant la tête de côté. Hakoto lui fit un beau sourire, son amie le lui rendit avant de lui demander :
— Tu penses qu’ils sont fâchés parce qu’on est kibanaises et parce qu’on ne parle pas anglais ?
Shizuka se référait encore aux autochtones, les habitants de ce quartier pauvre.
— Mais non ! Je te dis que tu es séduisante, c’est tout ! Je devrais peut-être faire attention, on risque de vouloir te séquestrer.
— Parle pas de malheur, Hakkochi…
Le visage apeurée semblable à un petit animal de Shizuka était adorable à ses yeux, il n’y avait sûrement rien de plus adorable que ce visage-ci. Comparée à l’époque où elles s’étaient séparées, Shizuka était devenue encore bien plus séduisante : elle avait maigri, mûrit et son visage était devenu si mignon.
Toutes les deux étaient entrées dans ce quartier dangereux pour se rendre visite à la personne qu’on leur avait indiqué : Angat.
Elles savaient peu de choses sur elle si ce n’était qu’elle vendait ses services de sorcellerie vaudou aux habitants du coin. Elle devait certainement avoir des contacts avec les cultistes mexicains qui avaient, probablement, un lien avec la vierge de fer utilisée pour piéger Jessica.
Malheureusement, il n’y avait aucun certitude que cette piste soit la bonne. L’intuition d’Hakoto lui laissait cependant penser qu’il y avait bon espoir de trouver quelque chose.
Elles finirent par arriver devant un bâtiment à l’enseigne maladroitement clouée. Dessus était écrit en espagnol quelque chose que les deux filles n’arrivaient pas à comprendre, mais le nom « Abat » y figurait pour sûr.
— C’est ici ?
— Oui, il semblerait. Reste derrière moi. S’il y a un problème, n’hésite pas à te transformer.
— Oui !
Shizuka était de moins en moins rassurée, elle saisit sa baguette magique entre ses mains et expliqua d’une voix tremblante à Yog-kun :
— Yog-kun… ? Tiens-toi prêt, il se peut que je doive me transformer…
— Hein ? T’es où ou juste ?
— Je suis encore à Los Angeles, idiot !
— J’allais me coucher et toi tu me déranges…, expliqua-t-il en bâillant.
— Tssss ! Tu pourrais être un minimum sympa. Jéai dépensé une fortune pour te remplir l’appartement de chips et de cola et je t’ai laissé de l’argent pour acheter des pizzas aussi. En plus, le ménage sera sûrement pour ma pomme à mon retour.
— Ouais, c’est sûr que j’vais pas nettoyer…
— Tssss ! Sale parasite !
— Je pourrais venir t’aider si tu le souhaites, proposa Hakoto en mettant la main sur la poignée de la porte.
Le bâtiment paraissait vieux, datant probablement du début du vingtième siècle ; ses briques grises étaient noircies par le temps. Mais, en réalité, il n’avait été reconstruit que vingt ans auparavant ; la ville l’avait recomposé avec la même usure que le bâtiment d’origine. Quelqu’un comme Elin n’aurait pas manqué de faire remarquer qu’accorder tellement d’efforts à un bâtiment qui n’avait rien de spécial, simplement pour dissimules les affres de la guerre d’Invasion était remarquable, presque de l’art.
En effet, il ne s’agissait que d’un simple immeuble résidentiel, tout ce qu’il y avait de plus banal.
— Oh ! Ce serait une bonne idée ! J’aurais autre chose à voir pendant le raffut du ménage, dit Yog-kun d’une voix fatiguée.
— Tu es en train de parler de ce que je pense ? Espèce de parasite pervers méprisable ! Parle pas comme ça de ma meilleure amie !
Hakoto sursauta un instant, le bonheur l’emplit lorsqu’elle entendit ces mots, même si elle ne comprenait pas très bien le sous-entendu du familier.
Même après toutes ces années, Shizuka la considérait de cette manière… Elle en avait les larmes aux yeux.
— Tsss ! T’es pas drôle de toute façon. Apprends à te décontracter, Shi-chan. Bah, j’vais me faire quelques quêtes journalières en attendant, puis j’vais me coucher.
— Je suppose que je devrais te remercier, mais j’ai un peu de mal à m’y résoudre… Bref, je compte sur toi, Yog-kun le fainéant pervers !
— Ouais, ouais…
Shizuka reporta son regard sur Hakoto qui était figée depuis quelques instants et lui demanda en penchant la tête sur le côté :
— Tu vas bien ?
— Ah ? Euh… Oui ! Allons-y !
Sur ces mots, elle ouvrit la porte sans passer par l’interphone, la serrure étant brisée de longue date, elle ne se fermait plus correctement. Bien sûr, personne n’avait daigné la réparer.
Les pas des deux filles résonnèrent dans la cage d’escalier qui succéda au couloir d’entrée, Shizuka n’était pas très rassurée par cette ambiance digne d’un film d’épouvante rebornien. Des étranges senteurs flottaient dans l’air, elle n’arrivait pas à reconnaître ce que c’était.
— On dirait un peu du tabac, pensa-t-elle. Même si c’est un peu différent…
Elle cessa d’y faire attention et la reporta sur les voix qu’elle entendait. Elles parlaient en espagnol et étaient plutôt animées.
Ignorant à quel étage se trouvait Angat, Hakoto prit la tête et s’engagea dans l’escalier, suivi de très près par Shizuka qui serrait dans sa main sa baguette magique.
En passant, à côté du groupe de trois individus qu’elles étendaient depuis leur entrée, elles remarquèrent que l’odeur venait de leurs cigarettes roulées. Ils ne manquèrent pas de dévisager avec surprise les deux femmes et, prenant son courage à deux mains, Hakoto leur demanda poliment en anglais où se trouvait Angat.
Les deux hommes et la femme se regardèrent l’un l’autre pendant quelques instants, ils ne répondirent pas de suite. Finalement, l’un des hommes lui indiqua le chiffre « 3 » de la main. Après les avoir remercier, elles poursuivirent leur route, cependant que la discussion en espagnol reprit, plus animée encore.
Au troisième étage, elles n’eurent aucun mal à deviner quel était l’appartement qu’elles cherchaient : la porte était grande ouverte et un rideau noir faisait office d’entrée. À l’extérieur, un encensoir se balançait dans le couloir, il diffusait une odeur différente de celle des cigarettes et bien plus âpre.
— Nous nous permettons d’entrer, annonça Hakoto en écartant le rideau.
Aucune réponse n’arriva à leurs oreilles.
Face à elles, un couloir avec deux portes fermées à gauche et à droite, mais au fond une nouvelle porte grande ouverte. Au sol, une ligne de bougies usées brûlait et faisait office d’éclairage.
Dans la nouvelle pièce, elles trouvèrent une table recouverte d’une nappe noire, ainsi que des bougies, tout aussi sombres, disposées dessus. Divers objets étranges et inquiétants s’y trouvaient également. Les murs, pour leur part, étaient tous tapissés de rideaux noirs similaires à celui de l’entrée. Deux encensoirs diffusaient une odeur encore plus forte que dans le couloir, elle était étouffante. Enfin, des os d’animaux pendaient du plafond et finissaient de rendre l’endroit lugubre.
Il n’y avait personne.
— C’est quoi cet endroit ?
— Il n’y a personne ? C’est curieux…
Hakoto ressentit soudain un courant d’air entre ses mollets, son instinct lui faisait dire qu’il y avait eu récemment encore quelqu’un dans la pièce.
Soudain, elle réalisa.
Cherchant l’origine du courant d’air, elle s’en alla tâter les murs et finit par s’écrier :
— Elle s’est enfuie ! La fourbe !
Sur ces mots, elle écarta une des tentures murales et dévoila une fenêtre ouverte juste derrière ; elle ne donnait pas sur le vide, mais sur un escalier de sortie de secours métallique où Hakoto entendait des pas résonner.
— Hein ? Mais pourquoi… ?
— Poursuivons-la, Shizuka-chan !
Immédiatement, le corps d’Hakoto se mit à luire, son kimono se dématérialisa et laissa place à une tenue de miko. Elle était à présent sous sa forme de combat.
Elle enjamba le rebord de la fenêtre, lança une feuille de papier qui se transforma en tapis volant et piqua vers le sol.
Shizuka, qui avait un retard sur elle, utilisa son « Silver Cloud » et la suivit.
Angat n’avait aucune chance de semer deux poursuivants capables de se déplacer dans les airs, elle fut rapidement acculée dans une ruelle voisine au bâtiment.
Elle ressemblait réellement à l’image stéréotypée d’une sorcière vaudou : sa peau de métisse était marquée de symboles ésotériques, ses longs cheveux étaient attachés en tresses ou dreadlocks et elle était vêtue d’une robe noire avec divers accessoires macabres accrochés dessus.
— ¡Me rindo! ¿Qué quieres de mí? dit-t-elle en espagnol en levant les mains et en observant les deux filles avec colère.
— Nous ne parlons pas espagnol… Vous ne parleriez pas anglais ? demanda poliment Hakoto en faisant signe à Shizuka d’attendre.
En réalité, cette dernière était surtout perdue, elle ne savait réellement pas quoi faire. Elle tenait sa baguette bien fermement alors que son regard devint fuyant et que des gouttes de sueur apparurent sur son visage.
La présence d’Hakoto était un appui indéniable, Shizuka se sentait encore moins à l’aise que sur son propre territoire.
— No hablo inglés. Desaparece, burguesa!
— Tu me comprends très bien. La preuve, tu viens de me répondre. Et si tu arrêtais de jouer les idiotes, à l’origine nous sommes venues en paix…
En effet, même si Hakoto ne parlait pas espagnol, elle avait vécu aux US Reborn des années : elle savait que « no hablo inglès » signifiait « je ne parle pas anglais ». C’était la réponse à sa question et la preuve qu’elle la comprenait parfaitement.
La sorcière Angat grimaça et finit par cracher au sol avant de demander avec colère :
— Qu’est-ce que tu me veux, la sorcière bourgeoise ?
Hakoto sourit légèrement, puis répondit avec calme :
— Nous venons chercher des informations sur les cultistes mexicains du quartier, ceux qui auraient une vierge de fer. Vous voyez de quoi je parle, non ?
Angat grimaça davantage, puis jeta un œil derrière elle pour confirmer qu’elle était bel et bien prise en tenaille. Shizuka bloquait la voie, même si elle ne comprenait absolument rien à ce qui était en train de se tramer, elle était prête à agir.
— Si je parle, je suis morte.
— Vous êtes une sorcière, non ? Vous craignez vraiment les cultistes ?
— Tssss ! Mes pouvoirs… c’est pas des vrais… Par contre les leurs…
Hakoto s’en doutait : même dans ce quartier, une vraie sorcière ne vendrait pas ses services au grand jour, la vraie magie, accordée par les prières aux Anciens était dangereuse, il était peu probable d’en faire étalage, surtout pour quelques piécettes.
Angat comprenait à quel point sa situation était désespérée. Elle était doublement prise au piège : dans l’immédiat, si elle ne répondait pas de manière satisfaisante, les deux mahou senjo pouvaient la tuer, mais si elle dénonçait des cultistes du quartier, ses jours étaient tout de même comptés.
Ce n’était pas une situation enviable et il lui était préférable d’avouer son charlatanisme.
— Je me doutais de cette réponse, dit Hakoto en soupirant. Écoutez, je vais être franche : votre situation est fâcheuse. Tout le monde nous a vu passer dans le quartier, que vous parliez ou non, il y a de fortes chances que les cultistes s’en prennent à vous. Si vous nous aidez, nous pourrons nous occuper d’eux et vous aurez la vie sauve.
La sorcière ne semblait pas encore réellement convaincue, même si elle savait qu’Hakoto marquait un point. À ce stade, la présomption de dénonciation suffirait à la condamner à mort, qu’elle fût juste ou non importait peu.
Hakoto lut facilement le doute sur le visage de son interlocutrice.
— Ce que je vous propose, c’est que vous nous donnez les informations sur eux et, en échange, je préviens ma chef. Elle est riche et a nombre de contacts. Plutôt que vous placer sous la protection de la police qui vous renverra ici une fois l’affaire résolue, je vous propose une nouvelle vie. Elle peut être ici, à Los Angeles, ou ailleurs, à votre guise. L’argent accorde les pleins pouvoirs, vous savez ?
Difficile de nier les propos d’Hakoto : même dans ce monde en guerre, l’argent était encore tout-puissant.
L’idée de recommencer une nouvelle vie plaisait à la sorcière même si elle la déplorait tout autant : jusqu’à ce jour, elle avait bien vécu dans ce quartier à jouer les devin. Si ces maudites magiciennes n’étaient pas venues !
— Vous ne pensiez quand même pas que votre affaire durerait éternellement, si ? demanda Hakoto comme si elle avait lu les doutes dans le cœur de son interlocutrice. Se faire passer pour une sorcière et le crier sur tous les toits, ce n’était vraiment pas la meilleure des idées. En réalité, je dirais même que vous avez de la chance d’être encore en vie ; entre les cultistes, les magical wargirls zélées et les insatisfaits, votre survie tient du miracle. Revenir en arrière n’est cependant plus possible.
Hakoto ne mentait pas, Angat le savait bien. Au début, elle avait pensé que cette affaire était un moyen facile et efficace de gagner de l’argent. Dans un contexte où tous savent la magie réelle, il y avait bien moins de personnes pour douter de ses prétendus pouvoirs.
Mais, un mois auparavant, en pleine la nuit, quelqu’un s’était faufilé dans sa maison pendant qu’elle dormait. À son réveil, l’intrus avait disparu en laissant tout en désordre. Au début, elle avait pensé à un simple cambriolage, ce n’était pas rare dans le quartier, mais le profit s’était vite avéré hors propos.
Seul son bâton de sorcière avait disparu, un objet qu’elle avait elle-même fabriqué et qui n’avait aucune valeur. Rapidement, elle avait statué qu’il avait dû s’agir d’un vrai cultiste venu confirmer ses pouvoirs.
Si on l’avait laissée en vie, c’était uniquement parce que les éminences de l’ombre la savaient sans valeur. Suite à l’incident, elle avait pensé cessé son activité, mais puisqu’elle n’avait pas d’autre moyen de gagner sa vie et qu’à ce stade avouer ses mensonges aurait pu la mettre en danger…
— Je…
Hakoto se contenta de tendre la main. Elle n’était pas voyante mais elle lisait clairement sur ce visage une vie difficile et l’hésitation. La fausse sorcière, les larmes aux yeux, tendit la main et accepta l’accord qui lui était proposé.
Une bonne heure plus tard, après avoir procédé à la fausse arrestation d’Angat et avoir contacté Jessica, la secrétaire de l’arcologie envoya une voiture récupérer la sorcière et en prendre soin. Angat leur avait transmis tout ce qu’elle savait et c’est en volant que Shizuka et Hakoto faisaient à présent route vers le quartier général des cultistes qu’elles recherchaient.
En pleine journée, tous virent passer les deux femmes. Plutôt que miser sur la discrétion, dans un quartier qui n’était pas le leur et qui avait des yeux et des oreilles à la botte de l’ennemi, elles préférèrent parier sur la vitesse d’intervention.
Shizuka n’était vraiment pas rassurée, elle n’avait pas beaucoup d’expérience de combat contre les cultistes et même à Kamakura, lors de l’opération où elle avait suivi les filles de NyuuStore, elle ne s’était pas confrontée directement aux cultistes.
À ses yeux, quand bien même étaient-ils dangereux, ils restaient humains. Dans ces circonstances, pouvait-elle vraiment aider Hakoto ?
Son amie d’enfance n’était pas insensible au point d’ignorer ses doutes, elle lui proposa de rester simplement en soutien, comme elle l’avait fait à Kamakura.
Les cultistes priaient Shub-Niggurath sous le nom de Pomba-Gira Maria Mulambo. Dans les croyances de la religion quimbanda, originaire du Brésil puis propagée dans toute l’Amérique, les pompa-gira étaient des exu féminins, des esprits de prostituées. C’était en rapprochant la fécondité aberrante de l’Ancienne Shub-Niggurath à cette profession qu’ils l’avaient associée à l’exu le célèbre de cette religion.
Ce n’était pas la seule religion à avoir prier les Anciens sans le savoir, les démons chrétiens avaient des similitudes avec ces derniers.
— Hakocchi, je me demandais…
— Oui ?
— Pourquoi personne n’a éliminé ce culte avant ? Je veux dire, les gens du coin semblent savoir qu’il est là, non ?
Tout en volant au-dessus du quartier, Shizuka fit part de ses interrogations à son amie.
Les traits d’Hakoto devinrent soudain distants et durs, avant de reprendre leur normalité :
— On peut se poser la question… Nous en reparlerons plus tard, nous sommes arrivées.
Sous leurs pieds se trouvait un vieux bâtiment : une poissonnerie. À l’époque de l’ancienne Los Angeles, l’entreprise avait fait faillite et les locaux abandonnés, ce qui n’avait pas empêché les architectes de la nouvelle ville de l’inclure au paysage urbain.
— J’y vais. Je compte sur toi pour me couvrir.
Sur ces mots, elle se posa sur le toit en tôle.
Faisant disparaître la feuille de papier qui lui servait de tapis volant, elle sauta dans un trou du toit et entra dans le bâtiment. Shizuka resta stationnaire au-dessus, elle avait pour consigne de s’occuper de ceux qui fuiraient et de venir en renfort si besoin.
Elle serra avec vigueur sa baguette et pria intérieurement que tout se déroule sans problèmes.
À l’intérieur, Hakoto fut surprise de ne trouver qu’une demi-douzaine de personnes.
— Je suis une magical wargirl de l’agence NyuuStore. Je vous somme de cesser vos activités illégales et de vous rendre sur le champ ! Toute tentative de résistance pourra entraîner votre mort !
La voix autoritaire et décidée de la jeune femme fut appuyé par l’apparition d’un dragon asiatique en origami sur la tête duquel elle se tenait les bras croisés.
Contrairement à Shizuka, elle n’avait pas le cœur tendre à oublier que ces personnes étaient dangereuses, des ennemis de l’Humanité, semant le malheur et la souffrance. Elle ne tirerait aucune joie de s’en débarrasser, mais si elle était contrainte de le faire…
Comme toujours, elle leur offrait le choix de la reddition, sachant que leur peine légale ne serait guère plus enviable.
Dévisageant les six hommes, elle observa les alentours : il y avait des traces de combats, du sang séché à divers endroits et même quelques cadavres en décomposition.
Que s’était-il passé dans cet endroit ?
— Que… ? Co… ?
— ¡Mata a esta perra! cria l’un des six qui semblait être le chef.
Hakoto soupira, frappa du talon la tête du dragon et immédiatement un souffle éléctrique jaillit de sa gueule. Le rayon produisit une lueur bleutée à l’intérieur de la bâtisse, il frappa de plein fouet le chef qui n’eut que le temps d’interposer une barrière magique.
Les cinq autres cultistes furent surpris par cette attaque soudaine : ils étaient habitués à inspirer la peur, personne les attaquait ainsi de but en blanc. L’un des cultistes vint aider son chef et adjoignit ses forces pour renforcer la barrière magique, tandis que les quatre autres s’éloignèrent et se mirent à lancer des sortilèges offensifs.
« Nwnglui ot uh’eog ot ot ch’ mglw’nafh, lllln’gha y…. »
— Vous êtes trop lents !
C’était des incantations en r’lyehien. Hakoto ne leur laissa pas le temps de finir, elle lança des feuilles de papier au-dessus de sa tête et une demi-douzaine de grues en origami apparurent, puuis déferlèrent aussitôt sur ses adversaires.
Les cultistes furent interrompus : deux eurent leurs gorges et leurs torses tranchés, ils s’écroulèrent morts. Les deux autres perdirent chacun un membre et se mirent à crier de douleur.
Pendant ce temps, le rayon électrique n’avait cessé, même à deux les cultistes ne parvenaient pas à le repousser. Hakoto délaissa les deux blessés et, d’un mouvement de main, elle ordonna à ses grues d’attaquer le chef.
Contournant la barrière, les six origami couvertes de sang foncèrent à pleine allure sur leur proie qui n’eut d’autre choix que de tenter d’interposer une seconde barrière magique. C’était une stratégie d’urgence qui avait peu de chances de fonctionner. Malheureusement, le miracle ne se produisit pas : s’il parvint à éviter d’être découpé par les grues, la barrière qui s’opposait au rayon électrique se brisa.
Au dernier moment, Hakoto dévia le rayon afin de ne tuer que le chef, laissant en vie le dernier des cultistes, terrorisé. Ce dernier observa avec des yeux emplis de terreur le corps carbonisé à ses côtés, il lui semblait qu’il convulsait légèrement. Il ne triompherait pas de cette ennemie, aussi il prit ses jambes à son cou.
— La fuite est interdite !
Hakoto jeta dans sa direction une petite feuille de papier qui se transforma en un cube et l’emprisonna.
— Interdiction que je fasse subir ça à Shizuka, grommela-t-elle en se mordillant la lèvre inférieure. Elle a déjà assez subi, ma pauvre amie…
Shizuka n’avait pas encore la force de caractère pour affronter des cultistes, pensait-elle, il y avait beaucoup trop de bonté et d’innocente en elle. C’était à Hakoto de la protéger de toutes ses forces.
Lorsqu’elle se déplaça vers son prisonnier, Hakoto remarqua que le corps du chef commençait à muter : sa chair se tordait et des tentacules commençaient à sortir de ses membres inférieurs. Elle avait une idée de ce qu’il avait pu faire, il avait utilisé un rituel pour accueillir un Ancien dans son corps de manière post-mortem. Certains cultistes le faisaient, mais puisque nombreux craignaient de condamner ainsi non seulement leur corps mais aussi leur âme, ces derniers étaient des cas rares.
Hakoto fit claquer sa langue et, avant que la mutation ne fut complète, elle tira un nouveau rayon électrique plus puissant encore. Le cadavre fut réduit à l’état de flaque organique calcinée, tandis que des arcs électriques parcouraient encore les environs.
Après avoir soupirer longuement, elle retourna à sa première tâche et s’approcha du prisonnier qui hurlait et lançait des sortilèges dans l’espoir vain de se libérer.
— Calmez-vous, voyons ! Si vous ne voulez pas mourir, je vous offre une dernière chance. J’ai besoin d’informations, si vous parlez je plaiderai en votre faveur devant la justice.
Malheureusement, elle mentait. S’il détenait la magie des Anciens, peu importerait son plaidoyer, sa peine serait sévère. Au mieux, il pouvait éviter la peine de mort pour la perpétuité dans une cellule spécialement prévue contre la magie et sous drogue débilitantes. Honnêtement, ce n’était guère mieux.
— C’est bon ! J’me rends !
Hakoto s’assit sur la cage de papier tout en cousant ses jambes et en faisant disparaître son dragon. Elle commença à lui expliquer qu’elle désirait des informations sur la vierge de fer qui avait été amenée dans l’ancienne ville, ainsi que sur ce qui s’était passé dans l’immeuble où ils se trouvaient.
— C’est cette femme ! Maudit soit le jour où nous avons accepté de nous associer à elle !!
— Quelle femme ? demanda Hakoto interloquée.
L’homme commença à tout lui expliquer en détail : leur cellule faisait partie d’un plus grand groupe d’adorateurs de Pomba-Gira Maria Mulambo, ils étaient à l’origine une trentaine et vivaient dans cette usine désaffectée.
Ils avaient effectivement eu des vierges de fer, mais, un soir, une femme rousse à la longue chevelure était entrée seule dans leur quartier général. Il s’agissait d’une magical wargirl. Sans présentations, mais d’un air affable, elle leur avait demandé de l’aide pour ouvrir des portails et d’autres sortilèges d’invocation.
Puisqu’il s’agissait d’une ennemie, leur chef refusa le marché, évidemment. Elle ne parut pas offusquée et repartit sans contester. Ils pensaient l’affaire réglée et s’étonnaient qu’une magical wargirl leur ait adressé une telle demande. Supposant un piège, ils décidèrent de déménager.
Ils n’eurent pas le temps de s’y atteler : quelques minutes plus tard, la mystérieuse femme revint avec plusieurs collègues et séquestrèrent une partie de la cellule et éliminèrent les autres. Parmi les six survivants, le prisonnier d’Hakoto était le seul à avoir tout vu ; les cinq autres avaient eu la chance de ne pas être au quartier général au moment de l’attaque.
Il avait fait le mort et avait vu la rousse changer d’apparence et prendre la même que sa collègue aux cheveux noirs. Les magical wargirls avaient d’abord emmené les prisonniers, puis étaient revenues prendre les vierges de fer possédées par la cellule. À ce moment-là, le prisonnier d’Hakoto avait déjà filé, il n’avait pas vu ce qui s’était réellement passé.
Fort de toutes ces informations, Hakoto contacta les autorités pour venir récupérer le prisonnier, puis ressortit rassurer Shizuka.
— Auparavant, tu m’as demandé pourquoi la cellule de cultiste n’avait pas été déjà démantelée…, commença Hakoto avec une expression triste. Je dirais que les causes sont l’hypocrisie et la peur. Les habitants du coin savaient tous où les trouver et ce qu’ils faisaient, mais ils avaient trop peur pour les dénoncer. Et ils savent tous également que le système judiciaire ne les protégera pas : ils sont trop pauvres et insignifiant pour elle.
— Hakoto… tu…
Le visage d’Hakoto passa de la tristesse au dégoût, elle se reprit rapidement mais son amie d’enfance n’avait pas manqué de voir transparaître ses réels sentiments.
— Les autorités, quant à elles… Elles jouent la stratégie de l’autruche. Elles savent très bien que ce genre de sectes existent dans les quartiers les plus pauvres, trouvant un appui involontaire au sein de la population, mais sans aucune plainte ils font semblant que le problème n’existe pas. Même quand il remonte jusqu’à eux, parfois, le coût d’intervention est jugé trop élevé et aucune action n’est entreprise. Dans le meilleur des cas, on envoie l’OSAC enquêter, mais généralement cette division préfère protéger ceux qui sont susceptibles de leur offrir de généreuses donations. Au sein de l’armée, les filles seraient prêtes à intervenir, mais, sans ordres, elles ne peuvent pas agir. Quant aux agences, mercenaires et corporations…, dit-elle en marquant une brève pause. Tant qu’il n’y a pas un enjeu financier derrière, elles n’ont aucune raison de s’en mêler. Voilà, tu connais le vrai visage des US Reborn, la terre où l’argent est dieu et où on fait semblant de ne pas voir la menace en espérant qu’elle disparaisse.
Le devoir d’intervention des mahou senjo était quelque chose que Hakoto et Jessica affectionnaient dans les lois de Kibou. À leurs yeux, c’était une vraie mesure face aux cultistes. Mais aux US Reborn, les magical wargirls n’avaient pas de telles obligations, elles pouvaient passer à côté d’un local détenu par les séides des Anciens sans s’en occuper. Voire pire, il leur était plus profitable de ne pas intervenir puisqu’elles avaient à cet égard aussi peu de droits qu’un citoyen normal. Ignorer le problème leur évitait des complications légales et administratives.
— Même Jessica ne peut rien y faire. Combien de fois je l’ai entendue pester dans son bureau, se pensant seule, loin de nos regards ? Même si elle est consciente d’une menace, légalement elle ne peut intervenir. On pourrait penser qu’être un bon samaritain et offrir ses services gratuitement aux plus démunis serait une bonne chose, mais en réalité ce n’est pas le cas. À cause des enjeux politiques, de ses relations avec la concurrence, même Jessica a abandonné l’idée il y a bien longtemps. À la place, elle établissait les honoraires en fonction de la richesse de son client, ce qui rendait notre agence une des plus abordables du pays pour les pauvres. Malgré ça, tellement de citoyens de ce genre de quartiers pauvres ne venaient pas nous voir, nous ne pouvions rien faire. C’est tellement frustrant…
Les yeux de Shizuka s’écarquillèrent puis se fermèrent : plus elle en apprenait sur ce pays, plus il y avait de choses qui la choquaient. Elle avait souvent pensé que Kibou avait des problèmes, mais si elle les comparait à ceux rebornien, son pays prenait des airs plus enviables.
— Bah, assez parlé de choses ennuyeuses. Allons informer les autres de nos avancées.
Hakoto préféra changer de sujet, elle était comme Jessica, voir de telles injustices la rendait furieuse. Elle était devenue patriote suite aux années de séjour aux US Reborn. Jessica lui avait assuré qu’il y avait également de mauvaises choses à Kibou, mais pour la jeune femme la comparaison tournait à l’avantage de son pays natal.
C’est sur ces tristes constatations que les deux filles entendirent la sirène de police se rapprocher.
***
Les pneus de l’imposante et élégante voiture de Jessica crissèrent ; elle s’empressa de se garer dans le parking voisin au bâtiment qui était sa destination.
Le trajet n’avait pas réussi à la calmer. Furieuse, elle descendit du véhicule, suivie par Gloria, et se dirigea vers l’entrée du modeste immeuble. C’était un quartier classe moyenne, des appartements résidentiels tout ce qu’il y avait de plus normal.
— Jessica… calme-toi…
— Comment tu veux que je me calme, Glory ?! Elle m’a eu jusqu’au trognon ! Jje n’ai rien vu venir ! La prochaine fois que je la vois…
— Ce n’est pas ta faute. Tu es trop gentille et tu fais confiance. La prochaine fois que je la croise, je vais… la mettre en pièces pour te venger.
— Je suis pas morte ! Pas la peine de me venger ! rétorqua Jessica en se tournant vers Gloria. Que ça te serve de leçon : aussi fort soit-on, on peut se faire avoir par ses sentiments. Fallait que ça arrive un jour…
Le visage de Jessica était rempli de regret et de colère. Elle se demanda à cet instant si Elin aurait commis une telle erreur. Elin était froide et analytique, impossible qu’elle puisse tomber dans le même genre de piège, pensa-t-elle.
Reprenant un peu son calme, elle caressa la tête de Gloria, elle ne pouvait pas l’inquiéter plus encore. Gloria manqua de ronronner comme un chat, elle adorait ces caresses.
Reportant son attention sur la porte d’entrée du bâtiment, Jessica sonna chez le concierge afin qu’on vienne lui ouvrir. Mais la réponse tarda, après quelques minutes d’attente et toujours aucune réponse. Elle commençait à s’impatienter et à frapper du pied au sol.
— Faites-moi attendre une minute de plus et je défonce cette porte, grommela-t-elle en croisant les bras.
Gloria l’observa avec tendresse, elle aimait le visage impatient et colérique de sa chef : il s’en dégageait un charme qu’elle appréciait sincèrement. Mais, elle aimait encore plus lorsqu’elle la félicitait et lui prouvait son affection. Aussi, elle trouva la solution au problème : elle appuya tous les boutons des sonnettes, dérangeant de fait tous les occupants en même temps, et la porte s’ouvrit miraculeusement.
— Il… il y a toujours quelqu’un qui ouvre sans vérifier. Les humains sont stupides et font plein d’erreurs…
En tant qu’informaticienne, elle ne pouvait que comparer l’attitude incohérente des humains à la rigidité de la programmation des machines. Une machine n’aurait jamais ouvert sans procéder à une vérification d’identité, pour la simple raison qu’elle était programmée pour ce faire ; un humain pouvait s’abroger le droit d’outrepasser les consignes selon son jugement et son envie du moment.
Jessica grommela, soupira, puis entra en remerciant Gloria.
Après être montées au bon étage, elles s’arrêtèrent devant la porte d’entrée de l’appartement ciblé. Jessica jeta un coup d’œil à Gloria, puis se transforma et défonça la serrure d’un coup de pied :
— Jessica Whitestone de l’agence Nyuustore ! Cassidy, si tu es là, rends-toi !
Elle balaya de son imposant revolver la pièce qui s’offrit à elle, mais elle ne remarqua aucune présence vivante. Gloria derrière elle se transforma à son tour et vint se placer à ses côtés.
— Personne…
— Possible, mais reste sur tes gardes Glory.
— Roger !
Elles progressèrent à travers les quelques pièces qui s’offraient à elles et confirmèrent leurs premières impression : il n’y avait pas personne.
Finalement, elles reprirent leurs formes normales et revinrent dans le salon principal.
— Gloria, tu t’occupes de fouiller ces pièces du fond, je vais m’occuper du salon et de la cuisine, OK ?
— Bien reçu !
Sans attendre, elles fouillèrent l’appartement à la recherche d’indices, mais, comme s’en doutait Jessica, Cassidy, qui avait monté toute cette imposture, n’était pas assez débutante pour en avoir laisser.
Toutefois, peut-être par inadvertance, il en demeurait un : les deux femmes trouvèrent dans la corbeille à papier une lettre avertissant d’un changement du montant de la location concernant un entrepôt de stockage sur les docks.
Lorsque Gloria le montra à Jessica :
— Un entrepôt privé de stockage… intéressant. Allons y jeter un œil ! On tient peut-être une piste.
— Jessica… c’est sûrement un piège. Ça m’étonnerait qu’elle ait laissé un indice aussi bêtement.
— Je sais, tu as raison. Mais un piège est aussi un indice assez souvent. Je compte sur toi pour me protéger.
Gloria acquiesça immédiatement. Même sans le demander, c’était là son intention.
Est-ce que Cassidy avait prévu que Jessica demanderait de l’aide à ses amies ?
Seule, elle ne pouvait plus s’en sortir, elle avait perdu bien trop de sa puissance d’antan. Cassidy donnait l’impression de penser que Jessica suivrait le jeu de piste seul. D’ailleurs, son premier piège n’avait été efficace que parce Jessica y était allée seule. Si cette nuit-là Hakoto, Sandy ou Gloria l’avaient accompagnée, les Chupacabras n’auraient pas réussi à fuir.
Elle baissa les yeux sur sa fausse poitrine,une douleur vive réapparut dans son cœur tandis que les larmes lui montèrent aux yeux.
— Je ne commettrai plus la même erreur, pensa-elle.
Gloria qui, en face d’elle, la fixait attentivement à travers ses lunettes, lui prit les mains et les posa sur sa propre poitrine. Ses doigts s’enfoncèrent dans cette douceur malgré les couches de vêtements entre leurs peaux respectives.
— Cou… Courage, Jessica !
Jessica rougit alors que sa bouche forma un « O » parfaitement rond. Cette douceur était divine ! Elle était à même de lui faire oublier tous les malheurs du monde !! Qu’importait la guerre, les Anciens, les complots, tout cela était futile face à la beauté et le contact d’une poitrine bénies par la Création ! Celle de Gloria était de qualité premium ! C’était une poitrine masterclass !
— Whoooo〜 ! T’es une déesse, ma Glory !!
Si l’expression de Jessica exprimait tout son bonheur et ses yeux pétillaient, tandis que ses doigts s’agrippèrent à cette « parcelle de paradis », celle de Gloria était plus placide ; certes, elle avait un peu rougi, mais elle était calme.
— Cette poitrine sera à jamais ton alliée. Elle est acquise à ta cause, jusqu’à la fin.
Des larmes apparurent aux coins des yeux de Jessica : c’était des paroles si gentilles !
— Tu… tu vas mieux ?
Jessica se ressaisit et acquiesça. La manœuvre de Gloria s’était avérée aussi efficace qu’escomptée.
Ayant trouvé le seul élément intéressant dans cet appartement, elles ne tardèrent pas à le quitter. Dans le couloir, elles passèrent à côté du concierge qui ne comprenait pas la situation :
— Appelez ce numéro pour les dégâts de la porte. Nous sommes des magical wargirls. Nous n’avons pas le temps.
Elle remit sa carte de visite dans la main du brave homme et poursuivirent leur marche vers la sortie.
Elles arrivèrent sur les docks près d’une heure plus tard en raison de la lenteur de la circulation. Elles ne tardèrent pas à trouver le numéro de l’entrepôt que louait Cassidy.
Cette fois encore, elles n’avaient pas les clefs, mais après s’être transformées elles forcèrent la serrure et se tinrent prêtes au combat.
C’était un petit édifice tout en longueur, avec un toit en tôle et aucune fenêtre.
Si jusque là, il pouvait demeurer quelques doutes quand aux motivations de Cassidy, en entrant ils disparurent totalement.
Le lieu empestait et était des plus malsains : une dizaine de cages s’y trouvaient ; du sang séché et d’autres secrétions avaient marqués le sol métallique ; des morceaux de cordages et autres liens traînaient de-ci de-là. À l’intérieur des cages se trouvaient des gamelles semblables à celles des chiens.
Il n’y avait plus âme qui vive dans l’entrepôt.
— Qu’est-ce… ? s’indigna Jessica.
— Un élevage d’humains ? Quelle idée de mer…
— On dirait plutôt des sacrifices ! s’indigna Jessica en l’interrompant. Ou alors… Peut-être était-ce les pauvres filles destinées à devenir des magical wargirls malgré elles.
Elle se mordit la lèvre, elles étaient arrivées trop tard. Si seulement Jessica s’était rendue compte plus tôt de la trahison de son employée, elle aurait évité toutes ces souffrances aux filles détenues dans cet lugubre endroit (à ce stade, elle était persuadée que les prisonnières étaient des jeunes femmes).
— Jessica, des traces de pneus…, fit remarquer Gloria en désignant le sol en béton. Tu devrais essayer de vérifier si c’est la même camionnette.
— Bonne idée ! Faisons le tour et je m’occupe de ça après.
Elles firent rapidement la visite. Mis à part les cages et les chaînes, il y avait un bureau avec quelques affaires de torture et un ordinateur détruit ; nul doute qu’il avait dû détenir des informations compromettantes.
— Merde ! Encore trop tard !! s’énerva Jessica en frappant du poing contre le mur voisin qui s’enfonça aussitôt. Quelle idiote je suis !!
— Jessica… fais-moi confiance. Il me faut un peu de temps…
Gloria reprit sa forme normale, puis chercha quelque chose dans son sac à main : une boîte avec des petits tournevis. Elle commença à démonter ce qu’il restait de la tour de l’ordinateur.
— Tu as toujours ça avec toi ? Tu comptes faire quoi ?
— Oui, c’est utile. Si je peux récupérer le disque dur, je peux retrouver les données… peut-être…
— Tu peux vraiment faire ça ?
Gloria cessa un petit instant sa tâche, tourna sa tête vers Jessica et acquiesça. Cette dernière se sentit un peu plus rassurée soudain, elle avait résolument bien fait de faire équipe avec Gloria. En plus de ses compétences de combat, elle était une aubaine dès qu’il s’agissait de systèmes informatiques.
Elle ignorait comment Gloria comptait s’y prendre, mais elle lui faisait entièrement confiance.
Après avoir démonté la tour de l’ordinateur, Gloria fit la moue et expliqua :
— Une des balles qui a été tiré à toucher le disque dur. Je ne suis pas certaine de pouvoir récupérer l’ensemble des données. En fait, si tu peux m’avoir un laboratoire de police, je pourrais m’en occuper : ils ont le matériel pour ce genre d’opération.
— Vraiment ? On peut en tirer quelque chose ?
Gloria acquiesça avant de remonter ses lunettes.
— Beaucoup pensent à tort que formater un disque dur efface à jamais les données, mais c’est faux. La marque électrique reste jusqu’à ce que d’autres données soient imprimées dessus.
— Je l’ignorais…
— Cassidy devait le savoir par contre… ou alors elle était énervée. Sinon, je ne pense pas qu’elle aurait pris la peine de tirer dessus.
— Elle n’en savait sûrement rien, sinon nous n’aurions même pas des fragments à analyser, non ?
Gloria acquiesça une nouvelle fois et rangea le disque dur endommagé dans son sac.
Pendant que Jessica passait des coups de fils pour emprunter un laboratoire de la police, Gloria prit en photo les traces de pneus. Elle se mit aussitôt à chercher sur son ordinateur portable.
Quelques instants plus tard :
— C’est bon, on peut y aller. J’ai réussi à nous avoir cette faveur.
— Jessica, t’es la meilleure !
— C’est gentil ! Mais c’est trois fois rien, je t’assure, dit Jessica en se grattant fièrement l’arrière de la tête. Tu fais quoi au juste ?
— J’ai trouvé pour les pneus. Je confirme, ils appartiennent bien au même modèle de fourgonnette.
Jessica resta interdite. Elle se demanda sincèrement qui d’entre les deux était la plus à complimenter.
Gloria tourna l’écran dans sa direction et lui montra en affichant deux photographies côte à côte que les motifs étaient identiques.
Jessica afficha un sourire satisfait et caressa la tête de Gloria, qui se laissa faire une fois de plus.
Fort de tous ces nouveaux indices, elles retraversèrent la ville en direction du commissariat central.
Après quelques heures de recherches en recomposant le disque, Gloria, avec l’aide d’un laborantin plus expert qu’elle en chimie, parvint à accéder aux données protégées ; le cryptage, un peu simple, ne résista pas très longtemps aux ordinateurs que le LAPD leur prêta pour le décryptage.
En raison des dégâts matériels, toutes les données n’étaient pas disponibles, juste des bribes. Le talent informatique de Gloria lui permet de réparer nombre de données corrompues et de naviguer dans cette mer de données à la vitesse de l’éclair. Elle extirpa rapidement ce qui pouvait les intéresser.
Parmi les informations qu’elle parvint à restaurer, il y avait des dossiers saisis lors du démantèlement de la secte Hellios. C’était surprenant qu’elle ait réussi à mettre la main dessus, ces documents classés étaient ceux de l’OSAC. Il y avait nombre de dossiers relatifs à des civils qui se révélèrent être des personnes disparues. D’autres traitaient des deux mahou senjo qui avaient pris part aux côté de Jessica au démantèlement de la secte.
Bien sûr, les données sur Jessica foisonnaient : photographies, enregistrements audios et autres. Il y avait également des informations corrompues qui traitaient de la machine d’Éveil de la corporation MagiBioTec Inco.
Grâce à divers fichiers cachées dans les profondeurs de la mémoire de la machine, Gloria parvint à retrouver les différentes adresses mail, ainsi que les mots de passe qu’utilisait Cassidy, ce qui lui permet en l’espace de quelques instants d’y accéder.
C’est là qu’elle parvint à retrouver une correspondance entre Cassidy et une certaine Teresa avec qui elle discutait parfois de la corporation ChangeLife. Elle découvrit également que Cassidy avait loué récemment un appartement en ville sous le nom d’une des personnes qu’elle avait séquestrées.
De plus, elle avait fait déposer des cartons dans une ville à Hesperia en recourant à une entreprise de déménagement. Après recoupement, il s’agissait d’une demeure secondaire attestée à son nom propre.
— Hesperia ? Qu’est-ce qu’elle va faire là-bas ? se demanda Jessica.
— Elle compte peut-être enlever les filles de là-bas pour recomposer la secte… Vu que c’est assez loin des casernes de magical wargirls, ce n’est pas très patrouillé : c’est un endroit rêvé, n’est-ce pas ?
— En effet…
Jessica grimaça et se massa les tempes. C’est alors que son téléphone de Jessica se mit à sonner : elle venait de recevoir un message.
« Jessica. Je détiens actuellement l’une de vos employées. Si vous ne voulez pas la retrouver dans un piteux état, je vous conseille de venir me voir seule à 18 heures à la corporation ChangeLife. Je suis sûre que nous trouverons un terrain d’entente. Teresa. »
Les yeux de Jessica s’écarquillèrent tandis que ses traits s’endurcirent. Elle frappa du poing contre un mur.
— Mais bon sang, c’est quoi cette histoire ?!
Gloria l’observa sans comprendre, elle se doutait juste que sa réaction était en réponse au message.
Plus ou moins en même temps, par le plus grand des hasards, les deux autres groupes la téléphonèrent pour leur faire leurs rapports.
Jessica, malgré la douleur qui lui enserrait le cœur, décida d’exploiter les quelques heures avant le rendez-vous à bon escient. Elle réunit tous les groupe dans un café en ville qui était le point convergeant de leurs localisations.
Quittant les locaux de la police pour la seconde fois de la journée, elle se rendit au café avec Gloria, le loua entièrement pour une heure et attendit ses alliées.
Pendant ce temps, Gloria qui n’avait plus dit mot pianotait sur son ordinateur portable. Elle continuait de recueillir des informations pour sa chef. En effet, elle savait que dans ces circonstances plutôt qu’essayer de la consoler et lui remonter le moral, il valait mieux lui apporter des choses concrètes par des actions.
Lorsque les autres filles finirent par se rejoindre, elles réunirent leurs indices respectifs et essayèrent de mettre de l’ordre dans tout cela.
Tout mettait en lumière un lien entre ChangeLife, plus précisément Teresa, et Cassidy, une ancienne victime de la secte Hellios. D’une manière ou d’une autre, elle semblait s’être octroyé l’aide de la corporation en vue de se venger de Jessica qui avait démantelé la secte. Pour ce faire, elle avait volé la machin d’Éveil et avait séquestré une des employées de Jessica. Elle avait également forcé des cultistes à travailler pour elle.
Jessica ne leur cacha pas le message qu’elle venait de recevoir, elle le lut à haute voix.
— Euh… ça ne pourrait pas être un piège de Cassidy pour mener à une guerre entre corporations ? demanda Shizuka tandis que toutes se mirent à la dévisager.
Manifestement, l’idée ne leur avait pas traversé l’esprit.
— En temps normal, je dirais que c’est possible, et d’ailleurs je pencherais pour cette hypothèse, dit Jessica en jouant nerveusement avec sa tasse de café, mais Gloria a trouvé des mails entre les deux femmes. Je pense qu’elles sont résolument de mèche.
— En plus, puisqu’il s’agit d’une affaire entre corporations, elle n’a pas vraiment besoin de tellement de tromperies, fit remarquer Hakoto. La police ne s’occupera pas de l’affaire…
En effet, les corporations avaient des territoires extraterritoriaux, ce qui voulait dire qu’il s’agissait de zone où elles régnaient en maître et pouvaient y affronter d’autres corporations par les armes.
— Par contre, la loi rebornienne ne saurait tolérer des enlèvements de civils extérieurs aux corporations. Nous tromperions-nous par hasard ? demanda Vivienne.
— Non, tu as raison, répondit Jessica. Si les victimes étaient toutes de Los Angeles, l’affaire tomberait sous la coupe du LAPD, mais d’après ce que j’ai vu elles viennent de différents état, donc ce serait pour les fédéraux ou l’OSAC. Toutefois, la police ignore tout ce que nous savons. Et puisqu’elle était une de mes employées, j’aurais une part de responsabilité dans l’affaire. Ça m’apprendra…
— Jessica ! Arrête voyons, tu es la victime de cette histoire ! Ne culpabilise pas ! s’indigna Hakoto avec une véhémence rare.
Elle était habituellement si calme mais lorsqu’on s’en prenait à des proches elle pouvait se transformer en tigresse.
— Jess, arrête avec ta morale. La fautive c’est uniquement l’autre salope de Cassidy. Tu lui as fait confiance et elle t’a trahi, elle mérite une bonne raclée, dit Sandy en serrant le poing avec rage.
— Merci les filles, vous êtes les meilleures…
Jessica se frotta les yeux pour endiguer les larmes qui menaçaient de s’écouler d’une seconde à l’autre.
Elle reprit une fois calmée :
— Fini l’enquête ! Nous passons à l’attaque ! S’ils veulent jouer avec nous, on va leur apprendre !
— Ouais !!! s’écria Irina en levant le poing. De la baston ! Jess, te prends pas la tête, mes poings vont apporter la lumière sur l’affaire ! J’ai toujours rêvé de dire ça ! J’ai l’air cool, pas vrai, Sandy ?
Mais Sandy l’ignora et croisa les bras en détournant le regard. Sous sa forme normale, elle n’avait pas la même complicité avec elle, évidemment.
Gloria tira la manche de Jessica pour attirer son attention et lui montrer quelque chose sur son écran. Aussitôt, un sourire apparut sur le visage de Jessica qui caressa la tête de Gloria en guise de remerciement.
Puis, elle frappa violemment ses mains sur la table.
— Nous allons à nouveau nous séparer en deux groupes ! L’un ira à Hesperia et l’autre à ChangeLife. Gloria a raison : il est possible qu’Hesperia soit sacrifiée dans les plans de Cassidy. Il faut agir vite et évacuer les civils.
— Nous souhaiterions travailler cette fois avec Shizuka-san, nous vous prions de prendre compte de notre volonté et de vous assurer que nos résultats ne seront que meilleurs si nous accueillons vos ordres avec sollicitude.
Vivienne était déterminée, son regard fixait celui de Jessica : elle ne voulait plus être séparée de sa bien-aimée, elle ne voulait pas se retrouver à nouveau avec le duo Sandy-Irina.
— C’est à Jessica, qui est notre aînée à toutes de choisir, protesta Hakoto. Mais il va de soi que je veux faire équipe avec Shizuka-chan également. Nous nous sommes entendues à ravir aujourd’hui.
Sur ces mots, elle tourna sa tête vers Shizuka et lui lança un regard complice qui ne manqua pas d’être intercepté par sa rivale amoureuse.
— Sans nul doute vous avez fait de votre mieux, mais êtes-vous sûre qu’elle ait apprécie votre présence ? Notre chère amie est une personne par trop polie, elle ne vous dévoilerait jamais ses réels impressions, voyez-vous ?
— Tu insinues que j’invente tout, c’est ça ? Je connais Shizuka-chan depuis plus longtemps que toi ! Même au collège quand…
— Calmez-vous les filles…, tenta de s’interposer Shizuka un peu trop timidement.
Elle fut ignorée. Hakoto et Vivienne se levèrent pour se faire face et elles commencèrent à jouter verbalement de manière aussi élégante et venimeuse que l’aconit tue-loup.
Pendant que la bataille faisait rage d’un côté de la table, Irina et Sandy les observaient avec une goutte de sueur sur le visage.
— Elles sont terribles les deux… J’ai de la peine pour Shi-chan…
— Ouais, pareil…
De son côté, Jessica essaya de s’interposer pour mettre fin à leur dispute : elles n’avaient pas vraiment de temps à perdre. Mais elles ne l’écoutaient plus. Elle prit sa tête entre ses mains puis soupira alors que son regard se perdit sur l’écran de son téléphone portable.
Un détail attira son attention : elle remarqua l’icône indiquant qu’une pièce jointe se trouvait attachée au message de Teresa. Elle cliqua dessus et une photographie s’afficha à l’écran.
Ses yeux s’écarquillèrent, puis elle sourit légèrement. Avant qu’elle ne s’en rendit compte son rictus s’élargit et elle finit par s’esclaffer.
Toutes cessèrent de parler ou se disputer et l’observèrent sans comprendre.
Comme si tout le stress que Jessica avait accumulé au cours de cette affaire ressortait d’un coup, elle se sentit plus légère et détendue.
Lorsqu’elle cessa, elle se leva brusquement et frappant à nouveau les mains sur la table :
— Écoutez-moi ! Voilà ce qu’on va faire ! Ça va vous paraître fou, mais…