Une semaine s’écoula depuis le duel.
Les filles de l’agence Tentakool vinrent rendre visite à Jessica qui n’avait pas vraiment subi de blessures graves pendant le duel, quelques brûlures légères tout au plus, mais qui demeurait malgré tout en piteux état.
Quelques blessures dataient encore de son combat contre Cassidy, normalement les mahou senjo restauraient et cicatrisaient très vite, mais ce n’était plus le cas de Jessica en fin de carrière.
— Tu vas mieux, Jessica-san ? demanda timidement Shizuka.
On pouvait aisément lire la pitié sur son visage, même si elle essayait de ne pas la rendre visible.
— Bien sûr, tu me prends pour qui ? Il me faut juste un peu de repos, c’est tout. C’est les médecins-là qui veulent faire des examens à longueur de journée… Tsss ! Je veux sortir moi !
Jessica tourna son regard vers l’infirmière, une de ses employées, comme pour lui faire passer le mot. En effet, elle avait été rapidement transférée dans l’hôpital de la corporation BioMagiTec une fois son état hors de danger. De fait, tout le personnel présent, dont ces fameux médecins, étaient ses employés, c’était sûrement la raison d’ailleurs de leur prévenance.
De leur côté, ses invitées séjournaient encore à la villa en attente sûrement d’un vol de retour. Les filles de NyuuStore avaient été à son chevet tout au long de la semaine, ce qui avait laissé à Vivienne le temps de marquer quelques points auprès de Shizuka (au grand damne d’Hakoto).
La plus présente à ses côtés avait été Gloria. Il y avait certes l’affection filiale que cette dernière portait à Gloria parmi les raisons de son assiduité, mais également le fait qu’elle ne parlait pas le kibanais et donc n’était pas utile à leurs invitées. Il y avait toujours au moins Sandy ou Hakoto pour s’occuper d’elles, mais Gloria n’était pas indispensable.
— Elieli m’a expliqué… Paraît que t’as tout fait péter, Jess ! Baaaamm Kabooommm !! T’avais deux canons à la place des bras, ça d’vait être oufissime !! Haha !
Il en fallait plus pour mettre à terre le moral d’Irina, dans les moments tristes la présence d’une personne optimiste pouvait avoir un effet bénéfique sur la guérison.
— D’ailleurs, pourquoi n’es-tu pas venue ? demanda Shizuka.
— En vrai, j’ai horreur des combats entre sœurs et entre mahou senjo… j’trouve ça trop stupide, avoua-t-elle sans arrière-pensées.
— Rien que d’y penser, j’ai envie de pleurer…, dit Hakoto en prenant un air triste. Jessica ne l’a pas vraiment voulu…
Hakoto n’avait pas pu y assister, elle avait simplement vu sa chef débarquer dans le même service qu’elle soudainement, sans rien connaître des circonstances qui l’y avaient amenée. Elle s’était inquiétée, elle s’était faite du mouron jusqu’à ce que les médecins lui eurent expliqué que Jessica avait simplement fait un surmenage magique. Elle avait trop puisé dans ses réserves et son corps avait besoin de repos. Ses organes, son cerveau et son squelette ne semblaient pas avoir été détériorés, mais elle devrait rester sous surveillance quelques temps.
— Nous vous présentons nos félicitations pour votre victoire, dit Vivienne en s’inclinant de manière aristocratique. Et de même, toutes nos condoléances.
Elle baissa la tête avec déférence et tendit à Jessica un chrysanthème qu’elle avait caché dans son sac à main. Même si son ton et son attitude paraissaient froides, en réalité elle était vraiment désolée pour elle. Elle connaissait bien la douleur de perdre de la famille, elle aussi avait eu un père remarquable qui l’avait fortement marquée.
Dans l’embarras de ne pas pouvoir lui exprimer clairement ses sentiments, elle n’avait pas trouvé mieux.
Jessica prit la fleur et la porta à son nez pour en respirer son agréable odeur. Le spectacle qu’elle offrait en cet instant n’était pas sans rappeler certains tableaux de la période classique : sa silhouette assise sur son lit se dessinait devant un ciel ensoleillé mais triste.
Même si elle était vêtue d’une blouse de patiente inélégante au possible, elle avait pris le soin de se maquiller et de nouer ses cheveux avant l’arrivée des filles. Son pendentif brillait de mille éclats sur sa poitrine.
Les yeux d’Elin se perdirent un instant sur ce bijou plutôt modeste considérant la richesse de celle qui le portait, elle se souvenait qu’il s’agissait du pendentif porté par Wynter Whitestone le jour de sa mort. Elin s’en souvenait parfaitement, sa mémoire eidétique faisait revivre la scène sous ses yeux à cet instant.
Après avoir terrassé les monstres, Elin, qui n’était pas beaucoup plus petite qu’à présent, avait décroché le pendentif du cou, sans aucune malice ou mauvaise pensée. Jessica pleurait à n’en plus finir. À cette époque, elle était plus petite et son corps moins développé.
Dans une tentative de la consoler elle l’avait tendu à cette fille inconsolable.
— Je pense qu’il t’ira bien. Elle aurait sûrement désiré que sa fille le porte…
Il avait fallu un peu de temps à Jessica pour accepter sans motivation l’objet dans le creux de sa main, les larmes n’avaient fait que redoubler, l’effet inverse de ce qu’avait cherché à atteindre Elin. Elle se gratta l’arrière de la tête et s’assit simplement aux côtés de la victime en silence, en attendant l’arrivée des renforts et des ambulances qui allaient la prendre en charge.
— Nous savons qu’à Kibou, cette fleur est le symbole de l’Empereur et qu’aux US Reborn elle a une signification positive, mais dans notre pays d’origine, la France, elle est la fleur des morts. C’est la plus indiquée pour exprimer le deuil. Nous nous permettons cette explication pour qu’il n’y ait pas de malentendu qui nous serait imputé.
Elin n’était pas sans l’ignorer, mais ce n’était pas le cas de toutes les filles présentes.
Motivé par son exemple, Shizuka présenta ses condoléances également et Irina fit de même. Seule Elin resta assise à califourchon sur une chaise, sans rien dire.
— Merci à vous toutes. Vous me rendez toute chose…, dit Jessica avec des yeux humides et un sourire bienveillant. Ne vous inquiétez pas, tout va bien. Je ne l’ai jamais vraiment connue de toute manière… Je… je ne peux pas dire que nous étions proches.
Mais elles auraient pu le devenir, c’était ce qu’elle pensait réellement à cet instant.
D’ailleurs, elle l’avait dit avant de presser sur la détente qui avait oblitéré l’existence devenue impie de Teresa.
À l’opposé de ses bons sentiments, la haine de cette dernière n’avait été qu’absurde, irrationnelle : elle avait reportée la haine envers son père sur sa demi-sœur, sans même la connaître. Elle l’avait enviée, méprisée, elle avait finalement ourdi sa mort sans jamais lui avoir adressé la parole. La vengeance était devenu le seul moteur de son existence malheureuse. Mais tout aurait pu être différent avec de simples mots…
— Vous allez repartir à Kibou ? demanda Jessica en se tournant vers Elin.
— Il va falloir, on peut pas s’éterniser ici, même si ta villa commence à me priver de toute envie de partir, j’avoue.
— Graveeee !!! s’écria Irina. On dirait que le canap’ m’a dévorée toute crue ! Hahaha !
— N’importe quel canapé ferait de même, senpai…, marmonna à basse voix Shizuka.
— Des êtres malheureux et pitoyables ont besoin de notre aide à Kibou, dit Vivienne sur un ton un tantinet hautain. Nous vous sommes infiniment reconnaissantes pour votre accueil des plus cordiaux, mais il va être temps pour nous de rentrer.
— Ouais, comme elle vient de dire, dit Elin en désignant Vivienne du pouce. Et de votre côté, vous allez revenir à Tokyo ?
Les regards de Sandy et d’Hakoto se tournèrent vers leur chef, elles se posaient en réalité la même question. À la base, elles n’étaient revenues que pour une brève mission, mais cela faisait quelques semaines qu’elles étaient à Los Angeles à présent. Gloria, ne comprenant rien à le discussion, fixait l’écran de son ordinateur portable.
— Évidemment ! Je ne compte pas rester ici. Juste le temps de régler quelques affaires urgentes… Ne pense pas te débarrasser de moi comme ça, demi-portion !
Elin ne réagit pas à la provocation, elle demanda avec son expression habituelle :
— Et pour la corporation ?
— Ils arrivent à se débrouiller sans moi, tu sais ? De toute manière, c’est plus ou moins décidé de longue date : je donnerais un jour le commandement à Kiara lorsqu’elle s’en sentira prête. Nous en avons déjà parlé. Mais si l’une d’entre vous veut la place…dit-elle en se tournant vers ses trois subalternes.
Hakoto fut la première à réagir, elle agita les mains paniquée :
— Euh… Non, merci… Je préfère vivre à Kibou. Sans façon !
— J’ai pas encore décidé de mon avenir…, expliqua Sandy. Mais tant qu’il me restera des forces pour me battre, je ne vais pas m’enfermer dans un bureau, ça s’est sûr. Après, on verra…
Jessica sourit, elle avait plus posé la question sur le ton de la plaisanterie, elle ne s’attendait pas à une réponse sérieuse. Personne ne traduisit à Gloria, cela leur parut inutile, la réponse était évidente.
Elin se leva et soupira. Personne d’autre en ce monde ne savait aussi bien que Jessica percevoir les très légères nuances dans les mimiques, soupirs et les comportements gestuels de cette femme. Elle était énervée.
— Je vais être honnête : pour ton bien, il serait mieux que tu ne reviennes pas. Retire-toi du front et occupe-toi de la gestion de ta corporation.
— Hein ?! s’écrièrent simultanément Hakoto et Shizuka.
Vivienne et de Sandy ne cachèrent pas moins leur surprise suite à ces paroles mais on ne pouvait la voir que dans leurs traits.
Irina et Gloria n’étaient pas affectée, même si dans le cas de la seconde c’était uniquement parce qu’elle n’avait rien compris.
— C’est parce qu’elle ne sent presque plus de magie, Elieli ? demanda Irina.
— Ouais… Tu es complètement au bout, Jess. Normalement, même en sombrant dans l’inconscience, une mahou senjo ne passe pas autant de temps à s’en remettre. Ta réserve est encore à sec après une semaine. À ce stade, il se peut même qu’elle ne revienne plus jamais.
Ces paroles dures et cruelles résonnèrent dans la salle où nul n’osait plus parler. Même Gloria qui n’avait rien compris observait les filles avec un regard inquiet.
Jessica ne répondit pas, elle prit entre ses doigts son pendentif et baissa le regard tandis qu’Elin poursuivit :
— Je t’avais mise en garde, tu aurais dû t’abstenir d’utiliser le Juggernaut. Cette technique était trop puissante pour ton corps.
— Je ne voulais pas vraiment… mais il s’agissait de…
— Même si c’était ta demi-sœur, tu aurais dû penser à toi, idiote. Avec ton expérience et tes capacités, la tempête de cendres ne t’aurait pas arrêtée.
— Je… JE LE SAIS BIEN !! cria Jessica soudain en colère. C’est bon, je sais !
Pendant un instant, le silence fit suite à ses cris. La situation était ce qu’elle était, elle savait avoir eu tort et savait qu’Elin avait insisté pour qu’elle n’employa pas sa carte maîtresse. Mais Jessica n’était pas une « miss perfection » comme Elin, elle n’était pas un robot sans sentiments…
Réalisant ce qu’elle venait de penser à cet instant, Jessica grimaça et retourna sa colère contre elle-même. Elle était injuste de penser ce genre de chose d’Elin, elle savait qu’elle avait raison…
— Si tu reviens sur le champ de bataille, tu vas finir par y laisser la vie. Je pense que personne ici ne le souhaite, c’est pourquoi je me permet de te donner ce conseil. J’espère que cette fois tu m’écouteras plus que la précédente.
Jessica se mordit la lèvre inférieur. Même si elle avait raison, ces paroles lui faisaient mal au plus haut point. Elle savait tout ça ! Elle ne le savait que trop bien ! Elle se préparait à cette situation depuis des années !
Le duel n’avait fait qu’avancer l’échéance, mais ce n’était pas pour autant qu’elle allait l’accepter sagement les mains dans les poches. Ce n’était pas le style de Calamity Jess !
— Si tu as fini de me faire des reproches, tu pourrais tout aussi bien partir…, dit froidement Jessica en fixant sa couverture. Je fais ce que je veux et je vais où je veux. Tu ferais mieux de rentrer à Kibou, Athanor des Flammes Noires, ta présence devient gênante.
Il était impossible de savoir comment Elin avait pris ces paroles ; elle jeta un coup d’œil à Jessica puis se dirigea vers la porte de sortie.
— On va utiliser ton jet privé pour rentrer, je suppose que ça te dérange pas, non ?
— Comme si j’étais le genre de perdante à ne pas respecter mes engagements. Vous avez travaillé pour moi, vous recevrez vos honoraires avec un bonus pour tout ce que vous avez fait en plus. Quant au voyage de retour, nous étions d’accord pour qu’il soit à mes frais.
— Garde ton bonus, nous n’étions pas sous contrat. On se reverra à Tokyo donc…
Sur ces mots, Elin sortit en saluant de la main.
C’était une situation inédite pour toutes, elles restèrent interdites quelques instants, ne sachant que faire.
Finalement, Vivienne la première salua Jessica et se retira.
Pour sa part, Irina se jeta dans les bras de Jessica :
— Faudra qu’on se revoit toutes, OK ! Fais pas gaffe aux paroles d’Elieli, elle est ronchon parfois. On s’est bien éclatées, j’espère qu’on bossera de nouveau ensemble ! Héhé !
— Euh… merci, Irina-chan…, répondit timidement Jessica en sentant la poitrine d’Irina collée à la sienne.
— J’espère que mon fanservice t’aidera à guérir ! Héhé !
Tel une tempête qui venait juste de passer, Irina quitta la chambre en riant et en courant.
— Me too !
Jalouse, Gloria vint poser ses seins sur la tête de Jessica qui était soudain au Paradis.
— Je vais les rejoindre, dit Sandy. Elles ont besoin d’un chauffeur… Prends ton temps, Shizuka, je fais chauffer le moteur.
À présent, elles étaient uniquement quatre dans la chambre. Shizuka baissait le regard, sa tristesse revint soudain à la charge : en plus de la tristesse quant à ce qui s’était passé, s’ajoutait à présent celle des séparations. Hakoto lui saisit tendrement la main pour la soutenir.
— Pas la peine de te forcer, ce ne sont pas des adieux. On va se revoir très rapidement.
— Mais je… je…
— Je sais que tu es une fille bien, Shizuka-chan, dit Jessica. N’en fais pas trop, toi non plus. Sinon ton ogresse de chef va te gronder à ton tour, dit-elle avant de se mettre à rire.
Il fallait une petite plaisanterie pour rendre l’ambiance moins pesante.
— Jessica-san… je… Merci pour tout ! J’espère te revoir prochainement !!
Même si le raisonnement d’Elin était juste, les vrais sentiments de Shizuka venaient de parler. Elle ne voulait pas que tout cela s’arrête, comme Irina elle voulait à nouveau s’amuser avec tout le monde.
Elle s’inclina en guise de salut et s’enfuit alors que les larmes s’écoulèrent de ses yeux.
— Je… Je suis désolée de t’avoir offert un spectacle si navrant, Shizuka-chan…, dit Jessica alors que son interlocutrice n’était plus là pour l’entendre. Nous nous reverrons…
Les larmes s’écoulèrent de ses yeux, Gloria et Hakoto vinrent simultanément l’enlacer pour la consoler.
— I don’t understand, but I love you all !!
— Tu vas me faire pleurer, Shizuka-chan… C’est juste un petit au revoir, dit Hakoto avec des yeux humides.
À les voir ainsi, on aurait réellement pu penser à des adieux.
Elles restèrent ainsi dans les bras l’une de l’autre, profitant de cette douce chaleur, pendant encore un long moment.
***
Quelques heures après cette séparation, il ne restait que Jessica et Gloria dans la chambre d’hôpital. Le silence régnait, on entendait juste les cliquetis du clavier sur lequel cette dernière tapotait à vive allure.
Soudain, on toqua à la porte.
— Madame ? Votre visiteur est arrivé, dois-je le faire entrer ?
— Oui, bien sûr. Merci Kate.
La porte s’ouvrit et l’infirmière laissa entrer un vieil homme à la chevelure grisonnante et au costume à la coupe démodée mais fort riche.
— Ma petite Jessica ! s’exclama le vieil homme à peine entré.
Il retira son chapeau et le posa sur une table voisine au lit, puis dans un élan de tendresse et d’émotion vint enlacer Jessica.
— Grand-père ! Tu as l’air en forme.
— Haha ! Comme si à mon âge je pouvais réellement l’être… En tout cas, c’est surtout toi qui m’inquiète, ma petite Jessica.
Elle avait beau avoir trente ans et un physique parfaitement adulte, elle demeurait toujours « petite » à ses yeux.
— Il n’y a vraiment pas de quoi s’inquiéter… Je vais bien, tu sais ?
Mais le vieil homme, Desmond Whitestone, ne semblait pas très convaincu : il la dévisagea, puis un peu rassuré, il soupira et s’assit sur la chaise à côté du lit.
Malgré son grand âge, on pouvait lire sur ses traits son ancienne grandeur, il était un homme digne, au port altier qui rappelait en un sens l’ancienne noblesse alors que la famille n’avait jamais eu le moindre quartier.
Gloria l’observa, mais ne dit mot. Desmond la salua respectueusement de la tête avant de rediriger son attention vers sa petite-fille.
— Tu as dit vouloir me parler. À quel propos ?
— Oui… C’est au sujet de Teresa.
Desmond porta la main à sa tête à la recherche de son chapeau qu’il comptait poser sur sa poitrine, mais il se trouvait un peu plus loin, sur la table.
— Tu étais au courant de tout, n’est-ce pas ? Pourquoi n’avoir rien dit ? reprit Jessica.
Desmond soupira, puis prit la main de Jessica entre les siennes et, avec son air calme et digne habituel, il commença à lui expliquer :
— C’était la volonté de feu ton père, mon cher fils. Je voulais t’en parler, bien sûr, mais les promesses sont sacrées tu sais bien. Et ma parole ne s’arrête pas à la mort…
Desmond était un homme de parole, c’était un trait que Jessica avait toujours respecté chez lui, enfant déjà, et dont elle avait hérité. Aussi cette explication lui suffit à comprendre et à l’excuser.
— À présent qu’il n’est plus et que je suis au courant, peux-tu m’en parler ?
Le vieil homme se tût un bref instant, puis acquiesça.
— Un secret qui est connu n’en est plus un, aussi je peux t’en parler à présent…
Il marqua une brève pause, puis il expliqua à son rythme serein et calme le drame derrière toute cette affaire :
— J’ignore ce que tu sais, mais je vais te raconter la vérité telle qu’elle est. Il se peut que tu finisses par me détester, mais j’ai confiance dans la capacité de jugement de ma petite Jessica.
Il lui raconta tout en détail.
Lashay Whitestone s’était épris d’Abby Elliot sept ans avant la naissance de Jessica. Dès le début de leur relation, Desmond y était opposé et il avait mis en garde Lashay quant à cette femme de basse extraction, qui selon lui ne faisait que viser sa fortune et une meilleure place sociale.
Lashay, comme tout jeune fils croyait avoir raison, il n’a pas cru son père et a continué à fréquenter Abby. Desmond finit par abandonner en espérant que l’histoire cesserait d’elle-même, naturellement.
— L’amour rend aveugle, tu sais ? Au fur et à mesure, même ta grand-mère, ma tendre Adelaide, finit par lui faire part de ses préoccupations…
Nombre de détails sur la manière d’agir d’Abby avait alerté l’entourage de Lashay. Non seulement, elle entachait sa réputation mais, pire encore, elle essayait de le manipuler pour obtenir sa richesse. Mais, Lashay ignora les mises en garde qui ne venaient plus seulement de son père et continua de la fréquenter.
Finalement, ils eurent un enfant inattendue, Teresa, c’était plus ou moins une erreur. Lashay comptait attendre le mariage pour concevoir leur premier enfant, mais il arriva plus tôt que prévu ; elle faisait partie du plan d’Abby pour piéger Lashay.
Peut-être à partir de ce moment-là, il commença à douter d’elle.
Un soir, il la surprit dans les bras d’un autre, alors même que le couple avait à présent une petite fille. Une dispute éclata et elle s’affirma insatisfaite de sa condition et se plaignit que Lashay ne lui proposait toujours pas le mariage. Par amour de sa fille, Lashay prit sur lui et ne sauta pas sur cette situation qui lui aurait donné une bonne raison de rompre avec la traîtresse. Néanmoins, il laissa le mariage en suspens, à ce stade il se rendait compte que les mises en garde étaient justifiée.
Desmond avait eu le récit de l’affaire par Lashay, des années plus tard, lorsqu’il avait épousé Wynter ; il n’y avait bien sûr pas assister en personne.
La question du mariage qui revenait sans cesse, ainsi que celle de l’amant qu’elle avait fréquenté. Finalement, malgré les efforts de Lashay, ils finirent par se séparer.
— Est-ce vrai que père ne donnait rien pour Teresa ? demanda Jessica.
— Bien sûr que non ! Ce pauvre Lashay a payé jusqu’à sa mort, mais Dieu seul sait ce que cette sorcière d’Abby faisait de cette riche pension… Car, oui, il ne se limita pas au minimum, il lui donnait assez pour vivre dignement. J’ai encore ses comptes, si tu veux voir les montants des versements…
Jessica lui fit signe de poursuivre. Comme elle l’avait pensé, son père n’était pas homme a abandonné son enfant, elle n’avait jamais douté de lui à ce propos.
— Mais Abby n’était pas satisfaite… Quelle horrible femme… En réalité, elle était complètement folle.
Après leur séparation, Lashay rencontra Wynter à qui il avait expliqué toute l’affaire dans un souci de sincérité. Cette dernière ne manqua pas de déclarer, même en présence de Desmond et Adelaide, qu’elle aurait souhaité prendre la charge de la petite Teresa, quand bien même elle n’était pas sa fille biologique, mais les démarches d’adoption n’aboutirent pas puisque Abby s’y opposait.
Lashay culpabilisait à cause de Teresa qu’Abby ne semblait pas traiter correctement, il était passé les voir nombreuses fois, mais Abby devenait de plus en plus folle et le rejetait avec violence. Craignant pour sa propre vie et celle de Wynter, voyant son ancienne compagne devenir de plus en plus étrange, il fut contraint de s’abstenir de ces visites.
Abby était douée pour mentir, les assistantes sociales que Lashay envoya en secret au cours des années ne découvrirent jamais ses mensonges.
Un soir, après une longue période sans nouvelle de la folle femme, alors que Jessica était encore petite, âgée tout au plus de 9 ans, Wynter avait manqué de se faire tuer par Abby. Sa haine se portait à présent contre la famille de Lashay également et plus seulement contre lui. Elle souhaitait le reprendre et l’aliéner à sa propre folie.
Lashay, qui avait le cœur tendre, préféra prendre la fuite au Japon, où la famille avait nombre d’affaires à gérer plutôt que rester aux USA et attaquer en justice Abby. C’est quelques temps après que l’Invasion eut lieu et que, par ce curieux coup du hasard, il sauva la fortune familiale en allant personnellement en prendre la gestion sur place, dans le nouvel état nommé Kibou. Desmond et Adelaide, de leur côté, ont préservé la fortune restée aux US Reborn.
Le récit de Desmond s’arrêta là. Ils avaient pensé l’affaire réglée, l’Invasion et le nouvel état du monde n’avait pas permis à Abby, quand bien même l’eut-elle voulu, d’aller chercher vengeance à Kibou.
Des points d’ombres demeureraient sur l’affaire d’autant que tous les acteurs avaient connus la mort. Néanmoins, après enquête, Jessica parviendrait à découvrir que la pension offerte par Lashay à Abby demeurait intouchée sur un compte que la femme avait refusé de toucher.
Pourquoi avait-elle donné plus d’importance à sa haine qu’à sa propre fille qu’elle aurait pu satisfaire avec tout cet argent ? Que se serait-il passé si Teresa était venu à connaître ce compte, preuve de la folie de sa mère et de l’innocence de son père ?
La pauvreté dans laquelle elle avait grandi n’avait jamais été que la décision d’Abby, au final. Lashay avait essayé de régler les choses paisiblement, en respectant Abby, mais peut-être aurait-il dû faire preuve de plus de force, estima Jessica en repensant à toute l’affaire. S’il avait utilisé sa richesse, il aurait pu séparer Teresa de sa mère et sauver au moins une des deux. Jessica aurait eu une grand-sœur et n’aurait pas eu besoin de la tuer de ses propres mains.
Malgré tout, Jessica ne parvenait à en vouloir à son père. Les paroles de Teresa et tout ce sombre drame qu’on lui avait caché ne parvinrent pas à l’empêcher de l’aimer et de le regretter. Elle ajouta une personne de plus à pleurer à présent, cette regrettée sœur qui avait été la réelle victime de toute l’affaire.
***
Lorsque l’agence Tentakool rentra à Kibou, il était déjà la Saint Valentin.
Le moral n’était pas au beau fixe, toutes sauf Irina semblaient encore affectées et agissaient un peu différemment de leurs habitudes.
Vivienne observait le cadeau qu’elle avait acheté à Los Angeles pour Shizuka, il était emballé mais elle ne lui l’avait pas encore donné. Elle avait abandonné ce projet une première fois et avait pensé le reporter à ce jour fatidique, le jour des amoureux et des couples. À Kibou, la tradition voulait que les femmes offrissent des chocolats à celui qu’elles aimaient. C’était un peu différent de celle d’Amarillys où il n’y avait pas cette distinction de sexe et il ne s’agissait pas de chocolats, mais de n’importe quel cadeau.
Pour exprimer ses sentiments envers Shizuka, c’était le meilleur moment, mais…
— Elle semble si triste…, pensait-elle en l’observant dans la salle de repos de l’agence. Ce sera pour une prochaine occasion du coup…
Shizuka était soucieuse au point de ne même pas avoir remarqué l’arrivée de Vivienne. Elle fixait la tasse de thé sur la table basse, tandis qu’Irina et Elin jouaient non loin.
Vivienne cacha le cadeau dans son sac à main, prit place autour de la table et, comme elle le faisait habituellement, elle se servit le thé.
Elle soupira avec mélancolie, une fois de plus elle avait été incapable de protéger Shizuka de ses propres sentiments pessimistes et de sa fragilité de cœur.
— Et moi qui lui l’avait promis…
Vivienne soupira à nouveau en observant le ciel bleu par la fenêtre.
***
Quelques temps auparavant, pendant la semaine de convalescence de Jessica.
Les filles de Tentakool logeaient dans la villa qui leur avait été mise à disposition. Elles dormaient dans leurs chambres respectives et Irina dans la salon où elle était tombée de fatigue à force de jouer.
Elin était la seule réveillée, elle ouvrit la fenêtre et, une fois transformée, s’envola en silence.
Prenant soin de ne pas être suivie, elle entra dans un ancien bâtiment à l’architecture néo-classique du 19e siècle dans un quartier assez malfamé. Il n’y avait pas de lumière mais ne paraissait pas gênée dans sa progression pour autant.
L’endroit était abandonné, il n’y avait que des débris et des toiles d’araignées, quelques rats également qui y vivaient et qui s’enfuirent à son approche.
Ses pas résonnèrent dans l’édifice, elle s’arrêta face à un escalier en ruines qui n’était éclairé que par la lumière provenant de l’extérieur à travers une fenêtre brisée.
Elle descendit en s’envolant, ne prenant pas le risque de poser le pied sur les marches qui menaçaient de s’écrouler.
Elle finit par arriver dans un sous-sol au plafond bas : un ancien dépôt de l’armée, déserté depuis fort longtemps.
Au centre de cet endroit se trouvait une table bien plus récente que le reste, en son centre une lanterne électrique diffusait une lumière blanche. Quatre chaises étaient installées tout autour et trois silhouettes y étaient assises.
— Ah, te voilà enfin ? lui reprocha la voix d’une des trois femmes, une voix douce mais autoritaire.
— Tu sais bien qu’elle n’arrive jamais à l’heure, expliqua une autre. D’ailleurs, c’est pour ça que je lui avais donné rendez-vous un peu plus tôt.
— Oui et malgré ça, elle arrive quand même avec dix minutes de retard. Tsss ! maugréa la première fille.
La discussion se faisait en anglais, en y prêtant attention on pouvait distinguer les différents accents : l’une parlait à l’« anglaise », tandis que l’autre avait un léger accent irlandais.
— Ça fait super looooongtemps, ma petite Maako ! Je voulais tellement te revoir ! Je me languissais. Hihihi !
La troisième voix avait un accent bien plus prononcé que les deux autre, elle ne venait pas d’un pays anglophone, sa prononciation était celle d’une Ukrytiyenne. Sa voix avait beau être lente, chantante et enjouée, elle avait un côté effrayant.
— Ouais, désolée, s’excusa Elin sans conviction. Bon, on s’y met ? Si déjà nous sommes toutes là, je suppose que c’est une affaire importante.
Elin vint s’asseoir sur la dernière chaise et mit les pieds sur la table nonchalamment. La première fille qui avait parlé repoussa les pieds en faisant claquer sa langue.
— Tu n’as pas changé, Maako-tan〜, dit la troisième fille dans un très bon japonais.
Elin l’ignora et posa sur la table ses coudes à la place de ses pieds.
— Bon, qu’est-ce qu’elle a fait, Lyra ? Je ne la vois pas, c’est donc qu’il va être question d’elle, non ?
Celles qui se réunissaient là dans le plus grand des secret étaient cinq à l’origine. Elles étaient connues pour être les plus puissantes des mahou senjo, l’ultime espoir de l’humanité, celles qu’on nommait prétentieusement les Cinq Invincibles.
FIN DU TOME 7